Notes
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[1]
Pour un historique du « cause lawyering » en France, voir L. Israël, « From Cause Lawyering to Resistance : French Communist Lawyers in the Shadow of History », in Austin Sarat and Stuart A. Scheingold (eds.), The Worlds Cause Lawyers Make : Structure and Agency in Legal Practice, Standford, Stanford University Press, 2005.
-
[2]
Pierre Bourdieu, « L’Opinion publique n’existe pas, » Les temps modernes, n° 318, 1973, p. 1292-1309, sur < http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/questions/opinionpub.html >
-
[3]
Droit et Liberté, n° 226, nov-déc 1963, p. 5.
-
[4]
Le Pasteur protestant Etienne Mathiot fut arrêté pour atteinte à la sécurité extérieure de l’État pour avoir hébergé et conduit à la frontière suisse un responsable politique du Front de Libération national en fin 1957 durant la guerre d’Algérie. Mathiot sera condamné, lors du procès en mars 1958, à huit mois de prison. Voir Pierre Croissant, L’affaire Mathiot, épisode montbéliardais de la guerre d’Algérie, Extrait du Bulletin de la Société d’Emulation de Montbéliard, n° 132-2009 (2010) ; et Paul Ricoeur, « Le cas » Etienne Mathiot » Foi-Education (1958), n° 28, p. 45-47 et « Le procès d’Etienne Mathiot et de Francine Rapiné » Cité nouvelle (1958), n° 268, p. 1, 4.
-
[5]
A l’époque, Christianisme social était parmi les groupes œcuméniques de tendance Tiers-mondiste à la recherche d’une articulation entre théologie de libération et théorie marxiste révolutionnaire qui permettraient aux chrétiens de gauche de travailler avec des marxistes en une « action commune » contre les ravages du capitalisme mondial dont les symptômes les plus virulents étaient l’Apartheid et le néocolonialisme. Voir, par exemple, Arthur Rich, « La revolution, un problème théologique », Christianisme social (1967), n° 1-2 ; Giulio Girardi, « Chrétiens et Marxistes face au problème de la paix », Christianisme social (1967), n° 3-4, p. 225-44 ; Leopoldo J. Niilus, « Les causes de la révolution dans la République Populaire Chinoise » (1968), n° 1-2, p. 5-18.
-
[6]
BDIC, Archives de Félice, Dossier Afrique du Sud, Ewald Katjivena à Jean-Jacques de Félice, Alger, le 24 mars 1967.
-
[7]
BDIC, Archives De Félice, Jean-Jacques de Félice à Jean-Paul Sartre, 26 octobre 1966.
-
[8]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Comité français de liaison contre l’Apartheid, « Quelques précisions sur le Comité, sa nature, ses objectifs, ses moyens d’action… », s.d. [1968].
-
[9]
Ce texte parait dans la revue Christianisme social. Voir Jean-Paul Sartre, « L’Apartheid », Christianisme social, n° 11-12 (1966).
-
[10]
Jean-Paul Sartre, « Le colonialisme est un système », Les Temps Modernes, n° 123 (mars-avril 1956).
-
[11]
Voir Benetta Jules-Rosette, « Jean-Paul Sartre and the Philosophy of Négritude : Race, Self, and Society », Theory and Society 36, n° 3 (2007) : p. 265-285 pour une description du parcours philosophique et intellectuel de Sartre vers le Tiers-Mondisme.
-
[12]
Voir le Supplément à Cité nouvelle du 26 janvier 1967 pour l’exposé de Sartre ainsi que les communiqués de Daniel Mayer, John Collins, André Philip, etc.
-
[13]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Comité de liaison contre l’Apartheid en Afrique du Sud : Conférence de Presse et Réunion publique organisées à Paris le 9 novembre 1966, Supplément à Cité nouvelle du 26 janvier 1967.
-
[14]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Message de Jean-Paul Sartre à la Conférence européenne contre l’Apartheid – Paris 6 et 7 mai 1967.
-
[15]
Déjà en 1964 il avait rédigé un exposé sur la situation juridique pour la revue Christianisme social : Jean-Jacques de Félice, « La législation de l’Afrique du Sud, » Christianisme social (1964), n° 7-8, p. 457-65.
-
[16]
Christopher Hitchens, « Christiaan Barnard’s Doctored Past », The Guardian, 5 septembre 2001.
-
[17]
Stanley Uys, « Apartheid and the Surgeon’s Knife », Globe and Mail, 9 janvier 1968.
-
[18]
Donald McRae, Every Second Counts : The Extraordinary Race to Transplant the First Human Heart, Londres, Simon & Schuster, 2006.
-
[19]
Louis Dombrowski, « US at Heart of First Transplant : Barnard », Chicago Tribune, 30 décembre 1967.
-
[20]
Benjamin Pogrund, « Political Knives out for Barnard », The Times, 9 novembre 1969.
-
[21]
« Extreme Right Politics Denounced by Barnard », Globe and Mail, 10 novembre 1969.
-
[22]
« Professor Barnard in Protest over Colour Bar », The Times, 16 décembre 1970.
-
[23]
Lawrence K. Altman, « Christiaan Barnard, 78, Surgeon for First Heart Transplant, Dies. Obituary », New York Times, 3 septembre 2001.
-
[24]
« Apartheid not the answer », Washington Post, 4 août 1969.
-
[25]
« South Africa Puts a Crimp in Dr. Barnard’s Lifestyle », Globe and Mail, 6 septembre 1979.
-
[26]
« A Celebrity of World Medicine. Interview with Doctor Christiaan Barnard », Frontline : India’s National Magazine, Vol. 14, n° 21, p. 18-31, Octobre 1997 : < http://www.frontline.in/static/html/ fl1421/14210890.htm >
-
[27]
Margaret M. Lock, Twice Dead : Organ Transplants and the Reinvention of Death, Berkeley, University of California, 2002, p. 89.
-
[28]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Conférence, 6 et 7 mai 1967, de Félice, « L’Afrique du Sud d’Aujourd’hui, » s.d. [1967].
-
[29]
Jean-Jacques de Félice, « Merci docteur d’avoir accepté ce cœur », Témoignage chrétien, 11 janvier 1968, p. 14.
-
[30]
Ces lettres ne figurant pas dans les archives, on ne peut que supposer qu’il l’ait fait.
-
[31]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Coeur, Communiqué, 27 décembre 1967.
-
[32]
Le Figaro, 25 décembre 1967.
-
[33]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Comité français contre l’Apartheid, Communiqué, 2 janvier 1968.
-
[34]
Pour les citations de ce passage, J.-J. de Félice, « Merci docteur » op. cit.
-
[35]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, s.d.
-
[36]
Sur Hoffenberg, voir ci-dessous et Raymond Hoffenberg, « Christiaan Barnard : His First Transplants and Their Impact on Concepts of Death » British Medical Journal n° 323 (2001) : p. 1478-80.
-
[37]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, 6 février 1968.
-
[38]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, de Félice à Vernant, 6 février 1968 ; Pierre Mendès France à de Félice, 31 janvier 1968.
-
[39]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Rapport du Dr Pierre Vernant remis au Comité contre l’Apartheid le 10 février 1968.
-
[40]
Communiqué du Comité français contre l’Apartheid, 19 février 1968.
-
[41]
Le Monde, 21 février 1968, p. 12.
-
[42]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur. De Félice à M. Beuve-Mery, Directeur du Monde, 26 février 1968.
-
[43]
De Félice le remerciait d’avoir bien voulu s’associer « à ce combat qui nous paraît extrêmement important ». BDIC, Archives De Félice, lettre à Monsieur le Pasteur Marc Boegner, 16 novembre 1966.
-
[44]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur. De Félice à M. Beuve-Mery, Directeur du Monde, 26 février 1968.
-
[45]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Bernard Lauzanne à de Félice, 28 février 1968.
-
[46]
« Dublin — Effort to Depict Barnard as Vulture », Globe and Mail, 12 novembre 1968.
-
[47]
Sur ce point, voir Adrian Kantrowitz, « America’s First Human Heart Transplantation : The Concept, the Panning, and the Furor », ASAIO Journal 1998, p. 244-252.
-
[48]
Margaret M. Lock, Twice Dead : Organ Transplants and the Reinvention of Death, Berkeley : University of California Press, 2002, p. 81.
-
[49]
L. S. Smith, M. B., « The Acquisition of Human Tissue for Transplantation Purposes : Legal Requirements in South Africa », South African Medical Journal 30 décembre 1967, p. 1274-1276.
-
[50]
Donald McRae, Every Second Counts : The Race to Transplant the First Human Heart, New York, Putnam, 2006, p. 192.
-
[51]
Raymond Hoffenberg, « Christiaan Barnard : His first transplants and their impact on concepts of death », British Medical Journal 2001, 323 (7327), p. 1478-1480.
-
[52]
Rapport du Dr. Vernant. C. N. Barnard, M.D. « The Operation : A Human Cardiac Transplant : An Interim Report of a Successful Operation Performed at Groote Schuur Hospital », Cape Town, South African Medical Journal 30 décembre 1967, p. 1271-1274.
-
[53]
Jean-Marc Théolleyre, « Les prélèvements d’organes et l’évolution du droit », Le Monde, 17 avril 1968, p. 1. Sur Théolleyre, voir Jean-Paul Jean, « Jean-Marc Théolleyre, l’observateur engagé 1945-1960) », Histoire de la justice n° 20 (2010/1), p. 119-137.
-
[54]
« Le Dossier des Greffes : Les chirurgiens français pourront bientôt prélever des organes sur les morts de la route », France-Soir-Paris-Press-L’Intransigeant, 26 avril 1968.
-
[55]
Lock, Twice Dead, op. cit. p. 88.
-
[56]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, E. Mathiot à de Felice, 20 décembre 1967.
-
[57]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, s.d.
-
[58]
« Barnard Stops Using Organs From Blacks », The Globe and Mail, 3 février 1975.
-
[59]
A l’occasion du Conseil International des Organisations et des Sciences Médicales (CIOMS) qui s’est tenu à Genève, les 13 et 14 mai 1968.
-
[60]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, s.d.
1 Une des singularités de l'activité de Jean-Jacques de Félice est qu’il savait orchestrer des campagnes d’opinion, à partir de centres névralgiques – presse, organisations – qu’il pouvait contacter et mettre en mouvement. Il savait choisir le moment précis lui permettant de s’en servir au maximum pour mobiliser simultanément autant de réseaux que possible et ainsi téléguider, comme un montreur de marionnettes, une mobilisation collective autour de la cause qui le préoccupait – entre autres, la cause de l’abolition de la peine de mort, la cause anti-Apartheid, la cause des détenus politiques, et la cause tiers-mondiste. Ainsi, de Félice était un avocat engagé (cause lawyer), [1] réputé, et bénéficiant de nombreux contacts grâce à ses relais personnels et professionnels dans une multitude d’arènes politiques, sociales et religieuses. Il était un avocat engagé dont les causes débordaient les tribunaux où il plaidait. L’activisme de de Félice s’accorde avec le propos de Pierre Bourdieu en 1972 – à l’apogée de la carrière de l’avocat – que « l’opinion publique n’existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence. J’ai dit qu’il y avait d’une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d’un système d’intérêts explicitement formulés ; et d’autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l’on entend par là […] quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence ». [2] L’expérience militante de de Félice l’avait amené à comprendre, comme Bourdieu l’a analysé, que les opinions étaient à constituer et à mobiliser et il arrivait d’une façon habile et efficace à les diriger. Comme Bourdieu l’a également analysé, de Félice comprenait certainement que « dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l’hypothèse qu’il y a un consensus sur ces problèmes… qu’il y a un accord sur les questions qui méritent d’être posées » et que « la formulation répétitive et constante de ces questions pourrait éventuellement produire un effet de consensus ». Dans son essai, Bourdieu démasque le processus de l’orientation des opinions – de Félice était de ceux qui les guidaient.
2 Cet article examine l’activité professionnelle et politique de de Félice au travers de la cause anti-Apartheid qu’il défendait, cause qui se situe à la fois au centre et aux marges de son activité professionnelle d’avocat. Au centre car l’analyse de son rôle de Secrétaire et ensuite Président du Comité français contre l’Apartheid de 1963 à 1975 nous permet de comprendre l’enchevêtrement des causes de l’avocat-défenseur dans celles de l’homme politique. Aux marges car il s’agit d’un milieu géographique qu’il connaissait peu, l’Afrique australe, une région du monde qui, comparativement à l’Algérie, à la Palestine, au pays Basque pour ne s’attarder que sur ces exemples contemporains, se situait bien loin de la conscience publique française. Une indignation contre la discrimination raciale officielle du gouvernement de l’Apartheid sud-africain tarde à s’enraciner en France. Dans le cas de l’Afrique du Sud, de Félice joue un rôle actif et essentiel dans la conception et la direction d’une campagne d’opinion destinée à sensibiliser le public français à la cause anti-Apartheid.
3 En analysant la campagne d’opinion que le Comité français contre l’Apartheid mobilise autour de la question des premières greffes du cœur qui ont lieu au Cap fin 1967 et début 1968, cet article montre comment de Félice jouait de plusieurs réseaux pour sensibiliser l’opinion publique, qu’il appelait parfois « la conscience mondiale », à une cause précise, en l’occurrence la cause anti-Apartheid. Au moment même où le gouvernement sud-africain cherche à exploiter à son profit les premières transplantations cardiaques réussies par le chirurgien sud-africain Christiaan Barnard en donnant l'image d’une Afrique du Sud moderne, développée et faisant partie des pays les plus technologiquement avancés de l’époque, de Félice et Elisabeth Mathiot, secrétaire du Comité, instrumentalisent une première médicale faisant les gros titres pour dénoncer l’Apartheid. Tout en soulignant le manque de protection juridique qui expose les populations noires et métisses sud africaines à une transformation en banque involontaire d’organes, le Comité propose un projet de loi internationale contre le prélèvement d’organes des prisonniers politiques. En jouant sur sa notoriété et ses relations, de Félice situe la question du régime de l'Apartheid et de l’inégalité juridique qui le soutenait au carrefour des débats religieux, juridiques, et médicaux qui tournent autour d’une redéfinition juridique de la mort, et fait ainsi émerger la cause anti-Apartheid du Comité.
LES RÉSEAUX POLITIQUES, LAÏCS, PROFESSIONNELS ET ASSOCIATIFS DU COMITÉ FRANÇAIS CONTRE L’APARTHEID
4 Le Comité français de liaison contre l’Apartheid a été créé en 1963 dans l’intention de former une base d’action commune à toutes les organisations – politiques, syndicales, religieuses, humanitaires, antiracistes, étudiantes – désirant sensibiliser l’opinion française à la gravité de la situation en Afrique australe où l’économie politique, le système juridique, et la structure sociale étaient fondés sur une notion de la suprématie de la race blanche appuyée par un racisme officiel et juridique. [3] Jean-Jacques de Félice et Elisabeth Mathiot, l’épouse du Pasteur Mathiot [4] et membre actif du groupe humanitaire de gauche Christianisme social, sont tous deux au Secrétariat du Comité et travaillent en tandem. [5] L’œuvre du Comité prend rapidement de l’ampleur. De Félice crée un relais avec le Comité Spécial des Nations Unies chargé d’étudier la politique d’Apartheid du Gouvernement de la République sud-africaine. Il entre en contact avec des militants contre l’Apartheid comme John Collins du Defence and Aid Fund for Southern Africa, Raymond Kunene, représentant à Londres du African National Congress, et Ewald Katjivena, représentant de l’Organisation populaire Sud-Ouest africain (SWAPO) en Algérie. [6] Durant l’année 1966, le Comité cherche à sensibiliser le public français à l’aide que la France accorde au gouvernement sud-africain, notamment en ce qui concerne la fourniture d’armes de guerre.
5 Le Comité bénéficiait du soutien de partis politiques (Parti Communiste, Section Française de l’Internationale Ouvrière, du Parti Radical, du Parti Socialiste Unifié), de syndicats (la Confédération Générale du Travail, l’Union Nationale des Etudiants Français et la Fédération des étudiants d’Afrique noire), de mouvements antiracistes (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), d’associations soutenant les droits de la personne comme la Ligue des droits de l’Homme, ainsi que de différentes organisations confessionnelles y compris Pax Christi, les éditeurs et contributeurs au journal catholique de gauche, Temps Présent, Témoignage Chrétien (tous catholiques), les Associations chrétiennes d’étudiants, et Christianisme social (protestant). Le Comité, suivant les réseaux de de Félice et de Mathiot, qui étaient les plus actifs de ses militants, travaillait en étroite collaboration avec Christianisme social dont le Pasteur Jacques Lochard — le seul des représentants que de Félice tutoyait en correspondance — était le Secrétaire général ; ainsi qu’avec la Ligue des droits de l’Homme à laquelle de Félice adhérait comme membre du Comité central. De Félice comptait sur le soutien d’un certain nombre de ses confrères, et notamment des avocats « engagés » comme lui-même à l’exemple de Joë Nordmann de l’Association internationale des juristes démocrates, ainsi que Renée Stibbe, Pierre Kaldor et Leo Matarasso. De Félice comptait également sur la solidarité des représentants de la CGT et du PCF, André Tollet et Pierre Villon notamment. Le Comité mobilisait des anciens Résistants devenus par la suite anti-colonialistes ou tiers-mondistes à l’exemple des « prêtres rebelles » Robert Davezies et Alexandre Glasberg. En périphérie se situaient des associations auxquelles de Félice faisaient appel lors d’un événement précis, mais qui ne s’engageaient pas d’une façon constante dans l’activité du Comité, à l’exemple du MRAP, de la LICA et de la FEANF. L’hétérogénéité des organisations constituant le Comité de liaison contre l’Apartheid représentait un défi pour la cohérence de son fonctionnement. De Felice écrit à Sartre en 1966 que le nombre d’organisations en liaison avec le Comité était à la fois « une garantie de sérieux, mais également une source de difficultés ». [7]
6 Le Comité suit la formule activiste de l’époque : la création d’une action commune à travers des réunions et une correspondance volumineuse, l’intervention auprès des autorités étatiques et de l’ONU, la sensibilisation de l’opinion publique et l’analyse juridique de la situation. Il « s’efforce d’informer l’opinion française sur la situation réelle dans le Sud du continent africain » en organisant de nombreuses activités qui coïncident avec des événements de l’actualité. [8] Lorsqu’en janvier 1966, Abram Fischer – avocat défenseur de Nelson Mandela, Walter Sisulu et d’autres dirigeants du Congrès national africain lors du Procès de Rivonia – est poursuivi devant la Cour suprême pour son action contre l’Apartheid, de Félice organise une délégation d’avocats français qui a pour mission une visite à l’Ambassade de l’Afrique du Sud à Paris. Le 9 novembre 1966, le Comité organise une conférence de presse mettant en vedette Jean-Paul Sartre à qui de Félice, ouvrant la conférence, donne la parole en premier. [9] Sartre, qui, déjà en 1956, a créé le terme « néocolonialisme » pour prédire que le système colonial survivrait vraisemblablement à la décolonisation, [10] perçoit le néocolonialisme à l’œuvre à la fin des années soixante, non seulement dans les anciennes colonies autrefois sous domination française, mais aussi en Afrique du Sud. Si en 1956 Sartre se déclarait contre un néocolonialisme anticipé, au cours des années soixante il progresse intellectuellement vers le Tiers-Mondisme, un qualificatif qui regroupe toute une variété de militants de gauche de l’époque, intellectuels, laïcs, militants politiques, anticolonialistes, universitaires, étudiants, maoïstes, communistes et socialistes non-conformistes des années soixante. [11] Sartre devient l’un des porte-paroles du Tiers-Mondisme dont l'objectif, plus ou moins bien défini, est de mettre fin à l’exploitation économique et impérialiste du Tiers-Monde par les grandes puissances mondiales. C’est sans doute la raison pour laquelle il s’engage dans l’action du Comité et le soutient dans plusieurs démarches. Daniel Mayer de la LDH, le Révérend John Collins, le Président de l’Organisation internationale d’aide aux prisonniers politiques d’Afrique du Sud (International Defence and Aid Fund), et bien d’autres personnalités prennent également la parole à la Conférence de presse en novembre. [12] Elle fut l’occasion de dénoncer publiquement l’Apartheid devant plus d’une quarantaine de journalistes, et notamment, la position « coupable et complice » de la France aux Nations Unies vue à travers son « mépris de toutes les résolutions adoptées sur la question de l’Apartheid ». À cette occasion est annoncée l’intention du Comité de tenir à Paris, en mai 1967, « une conférence internationale, dont le but essentiel sera […] de favoriser le développement et la coordination de la lutte contre l’Apartheid en Europe. » [13]
7 C’est ainsi que, les 6 et 7 mai 1967, les mouvements anti-Apartheid d’Europe se rencontrent pour la première fois à Paris pour la Conférence Internationale organisée par le Comité. De Stockholm, Jean-Paul Sartre, retenu par la session du Tribunal Russell, envoie un message dénonçant l'Afrique du sud comme un « pays qui proclame juridiquement l’inégalité de ses habitants en fonction de la couleur de leur peau, organise ouvertement dans tous les domaines de la vie, la domination d’une minorité sur l’immense majorité, l’exploitation de celle-ci par celle-là. » [14] En préparation de la Conférence, de Félice rédige un document d’une douzaine de pages intitulé « Aspects juridiques récents de l’Apartheid » dans lequel il retrace l’évolution, depuis l’arrivée au pouvoir du National Party en 1948, du « racisme légalisé ». [15] Ce document juridique examine de près les lois sur les déplacements des Bantous de 1952, sur l’Education bantoue de 1953, sur le travail des indigènes de 1953, sur les réserves de 1953, sur l’immoralité de 1957, et le Group Areas Act de 1957 et le Bantu Laws Amendement de 1963, dévouant des paragraphes entiers à chacune des lois étudiées. De Félice conclut que « le commentateur ne peut que constater l’injure douloureuse et directe faite à l’être humain. » Sur cette étude juridique sera basée l’allocution de De Félice à la Conférence Internationale sur « l’Afrique du Sud d’aujourd’hui ».
LA GREFFE DE CŒUR ET L’APARTHEID : UNE JUXTAPOSITION DIFFICILE EN 1967
8 Jusque-là, il n’y rien de très extraordinaire dans l’activité du Comité : c’est un Comité anti-Apartheid dynamique et bien connecté, capable de rassembler journalistes, hautes personnalités, intellectuels et militants lors des conférences. C’est à l’occasion de la greffe du cœur effectuée par le docteur Christiaan Barnard, Sud-africain blanc, au Cap le 3 décembre 1967 que l’habilité de de Félice à constituer et mobiliser l’opinion publique se manifeste. Christiaan Barnard est né dans la province du Cap et il a grandi dans le village de Karoo. Il est l’un des quatre fils d’un pasteur de l’Eglise réformée hollandaise, donc Afrikaner d’origine. Il achève sa formation médicale aux Etats-Unis par une résidence sous la direction du chirurgien C. Walton Lillehei à l’Université du Minnesota à la fin des années cinquante. Par coïncidence, Barnard effectue ce séjour en compagnie de Norman Shumway et de Christian Cabrol qui réussiront les premières transplantations cardiaques aux Etats-Unis et en France en 1968 : respectivement le 6 janvier pour Shumway au Stanford University Hospital, et le 27 avril 1968 à l’hôpital de la Pitié à Paris pour Cabrol.
9 Pour comprendre l’importance de cette première médicale, il faut commencer par noter à quel point l’opinion mondiale se montrait particulièrement sensible et réceptive aux premières greffes du cœur humain ; et le gouvernement sud-africain en était conscient. Le Premier ministre Balthazar John Vorster, du National Party, le parti officiel du régime de l’Apartheid, verra en Barnard « le meilleur ambassadeur que l’Afrique du Sud ait jamais eu ». [16] Le gouvernement sud-africain subventionne le tour d’honneur mondial du chirurgien au cours de l’année 1968, et continue à financer ses voyages à l’étranger jusqu’à la fin des années soixante-dix. Barnard, que le Globe and Mail décrit en janvier 1968 comme un sympathisant du gouvernement de tendance « éclairée », [17] ne refuse pas le rôle d’ambassadeur officieux. Au contraire, il en profite pour faire rayonner son profil professionnel - c’est lui, après tout, qui avait été victorieux dans la course à la transplantation cardiaque. [18] Aux États-Unis, Barnard apparaît sur la couverture du Time Magazine le 15 décembre 1967, passe à l’émission télévisée Face of the Nation le 24, et est reçu par le Président américain, Lyndon B. Johnson à son ranch du Texas le 29. [19]
10 Une analyse en survol du discours du Dr Barnard lors de ses interviews à l’étranger comme en Afrique du Sud permet d’éclairer sa position sur l’Apartheid. Dans un premier temps, lors de ses interviews médiatisées fin 1967 et début 1968, Barnard semble manifester une certaine indifférence envers l’Apartheid - l’accent que mettaient les journalistes sur la question semblait l’ennuyer. Mais sa position évolue lorsqu’il est confronté sans cesse à des questions auxquelles il se trouve incapable de répondre. [20] Le 31 octobre 1969, Barnard se déclare publiquement pour le United Party, parti d’opposition officiel alors que le African National Congress, le Pan-African Congress et le South African Communist Party étaient proscrits. Le United Party fut le parti émergent dans l’entre-deux-guerres, favorisant une suprématie blanche et unifiée d’Afrikaners et descendants britanniques, sous la direction de J.-B. Hertzog, le fondateur du National Party qui prend le pouvoir en 1948 pour instaurer la politique officielle d’Apartheid. L’aile gauche du United Party, après 1948, s’en écarte pour fonder le Parti Progressiste en 1959. En 1969, lorsque Barnard se déclare opposant au National Party en militant pour le United Party, il s’agit d’un parti divisé qui sera entièrement démantelé en 1977.
11 C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la position du Dr Barnard vis-à-vis de l’Apartheid. Ceux qui signalent à une presse internationale peu informée que Barnard s’oppose au régime de l’Apartheid ne veulent pas dire pour autant que ce dernier soutient la participation politique des « non blancs » à la gouvernance du pays. Devant un groupe d’entrepreneurs afrikaners le 31 octobre 1969, Barnard dénonce une politique d’extrême droite aussi nuisible à « la civilisation blanche » que le communisme et déclare que le seul moyen d’assurer un avenir « pour vous, pour moi, ou pour nos enfants » serait d’adopter une perspective progressiste. [21] Il condamne la politique raciale du pays dans des circonstances où une ségrégation raciale ne serait pas justifiée selon lui - à l’opéra, par exemple, ainsi qu’en salle d’opération où il considère que « le cœur n’est qu’un muscle ». [22] Mais il demeure contre l’idée d’un gouvernement majoritaire noir ou multiracial. [23] Au cours des années soixante-dix, sa position demeure tout aussi ambiguë. A l’étranger en 1969, il proclame que l’Apartheid n’est pas la réponse au problème que les Sud- Africains cherchent à résoudre. [24] Dix ans après, il se déclare « fortement opposé » à l’Apartheid, mais il exprime sa conviction que l’attitude de la communauté internationale envers l’Afrique du Sud est « injuste » car elle ignore le progrès accompli en matière de relations raciales. Il exprime l’avis que l’Afrique du Sud devrait être divisée en deux, et que l’une des parties devrait être « pour les noirs » et l’autre, « pour les blancs ». [25] Après la chute du régime de l'Apartheid, Barnard a déclaré dans une interview qu'il regrettait de ne pas avoir lutté plus fortement contre ce régime : « Je m’y opposais quand je le pouvais, mais je ne me suis pas mouillé. » [26] Vraisemblablement, la question qui comptait pour Barnard était celle des avancées chirurgicales qu’il effectuait à l’hôpital Groote Schuur du Cap. Il s’est très vite rendu compte que la politique de ségrégation raciale de son pays ternissait l’image de chirurgien cardiologue le plus réputé au monde qu’il désirait entretenir aussi bien en Afrique du Sud qu’à l’étranger. Ne cherchait-il pas, en s’écartant du National Party publiquement en 1969, à faire accroire à la presse étrangère qu’il était un héros de la lutte contre l’Apartheid ?
Photographie de la conférence-débat sur la greffe du cœur et l’Apartheid, Paris, 26 avril 1968.
Photographie de la conférence-débat sur la greffe du cœur et l’Apartheid, Paris, 26 avril 1968.
LA GREFFE DU CŒUR NÉCESSITE UNE REDÉFINITION DE LA MORT
12 Le chirurgien cardiologue Dr Shumway émettra rétrospectivement l’avis, à la mort de Barnard en 2001, que l’importance de cette première transplantation était sociale plus que médicale, car sa réussite provoque une redéfinition de la mort. En effet, la nouvelle de sa réussite aboutit, en moins d’un mois, à la formation d’un Comité ad hoc de l’Ecole de médecine à l’université de Harvard pour examiner la définition de la mort cérébrale. [27] En France, le député François Gerbaud dépose à l’Assemblée nationale le 19 décembre 1967 une proposition de loi « tendant à définir la mort clinique et à permettre le prélèvement d’organes en vue de greffes sur d’autres personnes ». L’image du Dr Barnard figure sur la couverture de Paris-Match le 20 janvier 1968 en dessous du titre : « La Bataille du Cœur : Les chirurgiens, ont-ils le droit ? » Au début de février, après sa réalisation d’une deuxième transplantation cardiaque, Barnard est invité comme conférencier à la Société de chirurgie thoracique et de chirurgie cardio-vasculaire à Paris, où, lorsqu’il monte à la tribune, plus de trois cents chirurgiens français lui rendent hommage en le saluant debout. Du point de vue de ces médecins, les réussites de Barnard représentaient une découverte médicale capitale. Mais pourquoi et comment avait-elle pu avoir lieu en Afrique du Sud ?
13 Pour qu’aient lieu les transplantations cardiaques, les médecins et les juristes ont dû parvenir à un consensus sur une nouvelle définition de la mort qui autorise – sur le plan juridique, scientifique, et moral – le prélèvement du cœur du « donneur ». Ainsi naîtra le concept de « mort cérébrale ». Pourtant, cette redéfinition ne précède pas la première greffe du cœur qui aura lieu le 3 décembre en Afrique du Sud. C’est plutôt la première transplantation cardiaque qui provoque les tables rondes et les débats entre juristes, médecins, religieux, professeurs qui sont suivis de près dans les médias. Parmi les militants européens contre l’Apartheid, Elisabeth Mathiot est la première à agir pour interrompre et défier les reportages élogieux qui servent de campagne publicitaire, non seulement au chirurgien qui a réalisé les transplantations, mais aussi au régime d’Apartheid en Afrique du Sud. Mathiot estime que ce n’est pas un hasard si la première transplantation cardiaque s’effectue dans un pays où la Loi dépossède une majorité de la population de ses droits, quoique l’infrastructure et la formation médicale soient des plus avancées. Lors de la Conférence de 1967, de Félice avait défini l’Afrique du Sud comme « le seul pays au monde qui proclame juridiquement l’inégalité de ses citoyens. » [28] Ces citoyens dont les droits sont bafoués par un racisme légalisé – et surtout les prisonniers politiques se trouvant complètement démunis de droits – constitueraient-ils involontairement une banque d’organes ? Dès que Mathiot soulève la question, de Félice entreprend de la reformuler et la faire circuler dans les milieux opportuns pour focaliser l’attention médiatique sur le problème de l’Apartheid, plutôt que sur l’avancée médicale en cardiologie.
« IL FAUT CRAINDRE QUE NAISSE ET SE DÉVELOPPE UN IGNOBLE TRAFIC ». [29]
14 Lorsque le premier « receveur » de cœur greffé, Louis Washkansky, blanc, juif et diabétique, le reçoit d’une jeune femme blanche, Denise Darvall, le Comité français contre l’Apartheid est prêt à sonner l’alarme. Dans les jours qui suivent la première transplantation cardiaque, Mathiot prépare et fait circuler à de nombreux contacts du réseau anti-Apartheid un communiqué soulevant les « problèmes nouveaux et sérieux » que la greffe des organes pose « sur le plan des droits de la personne. » Mathiot l’envoie notamment à Joë Nordmann de l’Association des Juristes démocrates, au Secours populaire français, au Secours catholique, et à la Confédération des syndicats médicaux français. De Félice le fait suivre à la presse, entre autres Le Monde, Le Figaro, l’Humanité, l’Humanité-Dimanche et Combat. Mathiot lui recommande de l’envoyer également aux organisations que le problème peut concerner : la LDH, le MRAP et la LICA. [30] En particulier, le communiqué souligne le problème du prélèvement des organes dans un pays où « les prisonniers politiques [se] comptent par milliers, les personnes sont arrêtées et détenues arbitrairement et jugées sans garantie des droits de la défense, les exécutions capitales fréquentes » et dont la législation a été « maintes fois dénoncée et condamnée par les plus hautes instances internationales. » [31] Washkansky meurt dix-huit jours après, mais le 24 décembre lors d’une interview télévisée à Washington, le docteur Barnard annonce son intention de tenter une deuxième expérience en ajoutant que « la liste des personnes qui se sont portées volontaires non-originaires d’Afrique du Sud, pour subir l’implantation d’un cœur, dépasse d’ores et déjà quinze sujets. » Chose inquiétante pour les membres du Comité, le docteur déclare clairement « qu’il bénéficie d’assez de donneurs » et que seul « le manque de patients possédant les mêmes tissus organiques que les éventuels donneurs » pose problème. [32]
15 Le 2 janvier 1968, le docteur Barnard greffe le cœur d’un jeune métis, Clive Haupt, sur un sud-africain blanc, Philip Blaiberg. Le Comité redouble ses efforts de sensibilisation de l’opinion publique sur la réalité du régime sud-africain en insistant sur le rapport entre les greffes du cœur effectuées au Cap et les conditions dans lesquelles les organes risquaient d’être prélevés. Le jour même de la transplantation, Mathiot et de Félice font circuler un deuxième communiqué qui exprime le souhait du Comité « que le principe soit inscrit dans une législation internationale, qu’en aucun cas le prélèvement du cœur ne puisse être effectué sur une personne privée de sa liberté, condamnée à mort ou menacée de l’être, même si elle est déclarée volontaire ». [33]
16 Dans la semaine qui suit, de Félice fait publier un article intitulé « Merci docteur d’avoir accepté ce cœur » dans la revue œcuménique de gauche, Témoignage chrétien. Dans ce texte qui ne fait même pas une page, il cherche à persuader le public de s’engager pour agir à la fois comme juge et législateur. L’avocat accuse l’Etat sud-africain et il plaide pour les « 12 millions d’hommes de couleur dans une communauté sans défense. » Il en résulte un texte bien écrit (plusieurs ébauches, écrites à la main, corrigées et reprises se trouvent parmi les archives de l’avocat) à la fois juridique, logique, moral et humain destiné à convaincre de la justesse absolue des arguments. Le texte ne laisse aucun doute quant à la culpabilité de l’accusé – « pays de l’Apartheid, pays de la loi raciste, de l’oppression d’une majorité noire par une minorité blanche, au pays de la haine et du mépris légalisés » – à l’innocence des personnes pour qui il plaide : les « 12 millions d’hommes de couleur. » Il nous permet d’analyser les méthodes que de Félice emploie pour influencer, éclairer et diriger l’opinion.
17 Dans une lettre envoyée juste après la transplantation du 2 janvier, Mathiot avait remarqué « qu’il ne faut pas nous laisser trop ébranler par l’argument mis en avant ces jours-ci : l’utilité de l’opération (métis-blanc) dans la lutte contre l’Apartheid. […] En allant, sans réagir, dans ce sens, nous en arriverions à trouver que les « métis » et les noirs doivent se sentir très honorés qu’on veuille bien utiliser leur cœur… sans examiner les conditions dans lesquelles on risque de le leur prendre et que permettent malheureusement les formes de la justice en vigueur là-bas. »
18 Dans son article, de Félice reprend cette idée à coup de petites phrases qui circulent dans les médias (il les a relevées dans les coupures de presse qu’il accumule sur le sujet), petites phrases qui aident ses lecteurs à déchiffrer la réalité discriminatoire sud-africaine en les remettant dans le contexte du pays de l’Apartheid où « on vit en racistes, on réagit en racistes ou en victimes du racisme. L’air est imprégné, les mentalités sont marquées, » écrit-il. En voici quelques preuves : d’abord les paroles de la pauvre mère pleurant son fils dans un cimetière exclusivement réservé aux « coloured », des paroles qui font mal, terriblement mal : « À l’hôpital, … tout le monde était très gentil avec nous. Ils nous ont traités, moi et Dot (la veuve de Clive Haupt), comme si nous étions des Blancs ». « Preuve encore ? », persiste de Félice, « La question posée au Dr. Blaiberg : Voyez-vous un inconvénient à ce qu’un cœur de métis soit greffé à la place du vôtre ? […] Preuve aussi cette reconnaissance que les maîtres attendent comme un signe de sujétion « merci, docteur, d’avoir accepté ce cœur, vous luttez ainsi contre la ségrégation. »« Tout ceci, » conclut de Félice, « est odieux et inacceptable ». Il explique aux lecteurs qu’ils sont en danger, eux aussi, de se rendre complice de l’Apartheid en applaudissant les exploits risqués et sans conscience du Dr Barnard : « Nous sommes, en réalité, au milieu d’une vaste opération politique et publicitaire, montée par un gouvernement soucieux d’apparaître aux yeux du monde qui le condamne comme humain et progressiste. »
19 Ensuite, de Félice entraîne le Dr. Barnard lui-même au prétoire. Les circonstances devraient l’obliger à choisir : « S’il veut sauver l’homme, c’est-à-dire tout l’homme, il devra accepter l’exil, quitter […] le pays de l’Apartheid, ou bien continuer ses expériences avec la bénédiction, l’appui, la publicité que lui accordera un gouvernement trop heureux d’apparaître comme grand et généreux, face à une opinion publique internationale qui le condamne. » Le Dr. Barnard choisira la deuxième option, commentant plus tard que n’étaient sa nationalité et sa race, il aurait sûrement reçu un prix Nobel.
20 Son accusation achevée, de Félice passe à sa plaidoirie au nom « des hommes de couleur sans défense. Sans défense parce que les hommes de couleur n’ont là-bas ni le droit de réunion, ni le droit de grève, ni le droit d’expression. Ils ne peuvent être des hommes libres. En vertu de lois iniques (lois sur les indigènes, lois sur l’organisation bantoue, lois sur les zones de regroupement, lois sur l’immoralité, lois sur les réserves et le développement séparé, lois d’interdiction des mariages mixtes, etc), des hommes sont à tout moment arrêtés, condamnés. Des milliers de prisonniers sont là, disponibles, affaiblis, de nombreux condamnés à mort attendent… Alors il faut jeter un cri d’alarme… » De Félice conclut en introduisant le projet de loi internationale du Comité : « Il faut obtenir que jamais un prisonnier, même « volontaire » ne puisse faire don de son cœur, de ses reins ou de tout autre organe, car il est facile d’imaginer les pressions auxquelles ils peuvent être soumis. Là où les personnes suspectes sont arrêtées et détenues, sans jugement, pour une durée indéterminée, là où les exécutions capitales sont fréquentes, il faut craindre que naisse et se développe un ignoble trafic, sous couvert de prétendus « dons volontaires » ou grâce à une équivoque « banque d’organes ! » [34]
21 L’action du Comité pour sensibiliser le public français à la question des transplantations cardiaques, à travers débats et discussions, sera fondée sur cet article. De Félice et Mathiot recherchent « l’effet de consensus » en posant « la même question à tout le monde » de manière « répétitive et constante ». Au mois de janvier, Mathiot s’entretient avec Michel Riquet, prêtre jésuite et activiste de la LICA. Elle rencontre également le Professeur Pierre Vernant, chef de clinique à l’hôpital Broussais, « qui nous dirait ce qui est possible comme mobilisation des médecins ». Elle demande avec insistance à de Félice de « suivre cette affaire, et ne pas lâcher Barnard, qui vient prochainement en Europe ». [35] De Félice, de son côté, prépare trois questions à poser au Dr. Barnard lors de la rencontre, prévue pour le 3 février, de la Société de chirurgie thoracique et de chirurgie cardio-vasculaire :
- Si des condamnés à mort – en Afrique du Sud – l’acceptent, avez-vous l’intention de faire sur eux des prélèvements de cœurs et dans l’affirmative dans quelles conditions ?
- Dans l’affirmative… ne pensez-vous pas que les lois de l’Apartheid – et les inévitables réactions qu’elles suscitent (manifestations, terrorisme, sabotage, guérilla…) ne vous transforment en complice du bourreau ?
- ouvez-vous expliquer pour quelles raisons un de vos collègues les plus réputés, le Dr. Hoffenberg, [36] a-t-il quitté l’Afrique du Sud et a choisi l’exil ?
Caricature extraite de Anti-Apartheid News, février 1968.
Caricature extraite de Anti-Apartheid News, février 1968.
23 Les questions étaient certainement conçues pour amener le Dr. Barnard à témoigner contre son gouvernement – chose qu’il s’empêche de faire, surtout que ses voyages « promotionnels » sont au frais de l’Etat. Lors de la conférence de Barnard aux médecins qui lui étaient en majorité très favorables, le Dr Vernant pose l’une des trois questions, « celle des critères de la mort du « donneur » et il a eu l’impression que celle-là même gênait B. » [37] De Félice écrit le jour même à Vernant pour le remercier de l’aide qu’il leur apportait et lui envoie une copie du dernier numéro de « Anti-Apartheid News » ainsi qu’une lettre qu’il a reçue de l’ancien Premier ministre et député Pierre Mendès France, dans laquelle ce dernier indique qu’il partage le point de vue du Comité sur les problèmes « très préoccupants » qui se posent à travers les « récentes expériences de greffe du cœur » en Afrique du Sud. [38] Une semaine après avoir assisté à la conférence de Barnard, le professeur Vernant remet un rapport au Comité qui met en question l’avis du seul neurochirurgien consulté lors de la première transplantation cardiaque au Cap. Quoique Vernant n’en fasse pas mention, le neurochirurgien en question ne fut autre que le Dr. Hoffenberg à qui la question numéro 3 fait référence. Le jour même de la transplantation, le gouvernement sud-africain décrète un ordre officiel de sanction conforme à la loi proscrivant le communisme, interdisant au Dr. Hoffenberg d’enseigner ou d’accéder à un quelconque établissement scolaire ou universitaire. Hoffenberg n’était pas communiste à l’époque, mais soutenait le Parti libéral et le Defence and Aid Fund de John Collins. Le rapport de Vernant conclut sur la nécessité « d’une législation internationale qui fixe les critères d’absolue certitude de mort cérébrale. » [39]
24 Le Comité ne lâche pas la pression, sélectionnant les moments les plus opportuns pour influencer l’opinion. Le 19 février, l’Académie des sciences morales et politiques entend une communication du Père Michel Riquet, avec qui Mathiot s’était entretenu en janvier, relative à « La greffe du cœur et la personne humaine ». Après l’allocution de Riquet, l’Académie parvient à un consensus moral et philosophique : tout en reconnaissant qu’au seul médecin revient la définition de la mort et les conditions selon lesquelles un cœur peut être prélevé, la greffe du cœur « permettra désormais de sauver des vies humaines jusque-là condamnées. » Le même jour, le Comité contre l’Apartheid diffuse un communiqué de presse annonçant que le délégué de la Tanzanie au Comité spécial des Nations Unies sur l’Apartheid exprime le vœu « qu’une législation rende officielle l’interdiction des prélèvements du cœur sur des personnes privées de liberté ou sur des condamnés à mort ». Par ailleurs, le communiqué laisse entendre que l’équipe du Dr. Barnard n’a pas pris en considération « les tests de l’encéphalogramme – jugés nécessaires par nombre de spécialistes pour déterminer la mort définitive du « donneur ». [40] Ce communiqué s’oppose à la position de l’Académie tout en rappelant le risque réel que courent des « donneurs » potentiellement involontaires, à l’exemple des condamnés à mort et des détenus politiques, face au désir de sauver des vies humaines « jusque-là condamnées. » En soulevant la question de la volonté du donneur sud-africain noir ou métis au pays de l’Apartheid, le communiqué contredit d’une façon précise la déclaration de Riquet à l’Académie : « Au Cap, rien ne permet d’insinuer que l’incontestable prouesse chirurgicale se soit accomplie aux dépens de ceux qui en avaient d’ailleurs volontairement accepté le risque. » [41]
25 Un article qui paraît dans le Monde deux jours après la réunion de l’Académie reprend l’exposé de Riquet, tout en mettant l’accent sur le fait que les représentants des trois religions représentées (le Père Riquet, le grand rabbin Kaplan, et le pasteur protestant Boegner) « s’étaient montrés d’accord sur l’essentiel du problème ». [42] Nous aurions pu considérer l’effet d’une voix de dissension venant du Père Riquet, membre de LICA, si Mathiot avait réussi, lors de leur rencontre en janvier, à le persuader de se soulever pour leur cause. Ou bien de la part du Pasteur Boegner avec qui de Félice avait échangé par correspondance lors de la conférence de presse qui s’était déroulée le 9 novembre 1966. [43] Dans les archives, aucun indice n’apparaît qui nous permettrait de comprendre pourquoi Riquet et Boegner se tenaient à l’écart de la position du Comité au sujet des greffes du cœur en Afrique du Sud. Pourtant, dans l’article est incluse une partie qui fait mention des inquiétudes du Comité français contre l’Apartheid, notamment son souhait de faire interdire des prélèvements du cœur sur des prisonniers et des condamnés à mort, mais l’article les rejette aussitôt tout en insistant sur le fait que « le Dr. Barnard a utilisé comme critère de la mort des « donneurs » un test beaucoup plus sévère que celui de l’encéphalogramme, puisqu’il n’a procédé au prélèvement qu’après avoir enregistré un électrocardiogramme plat durant cinq minutes. » De Félice n’hésite pas à écrire à Hubert Beuve-Méry, directeur du Monde, pour lui « faire part du mécontentement de certains de ses amis du Comité français qui constatent que Le Monde ne partage pas leurs inquiétudes devant les menaces que représentent les expériences du Cap . » [44] Du Directeur des services d’information du Monde viendra une réponse faisant écho à l’argument paru dans le journal : « Les critères choisis par l’équipe Barnard étaient plus sévères que ceux du Conseil de l’Ordre Français. » [45]
26 De l’autre côte de la Manche, les militants anti-Apartheid de l’Organisation d’aide aux prisonniers politiques d’Afrique du Sud mettent également en question les prélèvements de cœur des « donneurs » non-blancs pour amplifier leur campagne politique contre l’Apartheid. A la page de l’éditorial de l’Anti-Apartheid News de février 1968 se trouve une caricature du Dr. Barnard en vautour picorant le cœur d’un homme métis couché dans un lit hôpital, les yeux grand ouverts et visiblement paniqué. Au dessus du malade, une pancarte accrochée au lit sur lequel est écrit « Symptôme = mal au doigt ». Juxtaposé à cette caricature se trouve un texte soulevant le problème du prélèvement d’organes sur des personnes démunies de droits, et surtout des prisonniers politiques. L’initiative sert à appeler à des manifestations lorsque Barnard se rend à Dublin pour prononcer une conférence sur la chirurgie cardiaque aux cinq cents médecins rassemblés pour l’écouter. [46]
LA LÉGALITÉ DES GREFFES DU CŒUR EN QUESTION
27 Le Comité avait rapidement diffusé son message dans des milieux qui soutenaient la cause anti-Apartheid. Mais aussi, et plus remarquable encore, en moins de deux mois et dans un climat acclamant la greffe du cœur d’une manière quasi-unanime, le Comité réussit à pénétrer un quotidien centriste des plus réputés en France pour présenter le lien entre les critères de la mort du « donneur » de cœur et le sort des détenus politiques, des condamnés à mort, et d’une façon globale, de l’ensemble de la population « non-blanche » de l’Afrique du Sud. En se concentrant sur la question de la mort, ou pas, du « donneur », le Dr. Vernant et le Comité visent le point faible du Dr. Barnard et soulèvent l’aspect le plus ambigu des transplantations cardiaques. La popularité du Dr Barnard s’émiette petit à petit au fur et à mesure que les informations révèlent son attitude cavalière vis-à-vis des conventions médicales et juridiques. Ne serait-ce justement pas à cause de sa citoyenneté sud-africaine, son rattachement à un état « marron » s’ingérant dans la communauté des nations, qu’il se sent dégagé de toutes les restrictions éthiques, juridiques ou morales qui s’imposent à ses confrères chirurgiens ailleurs ? [47]
28 Ce genre de questionnement donne de l’élan à l’action du Comité. D’ailleurs, il n’était pas sans fondement. Lors de la première transplantation cardiaque, c’est Barnard lui-même qui déclare la mort du « donneur », Denise Darvall, [48] en violation de la Loi portant sur le prélèvement des organes : Removal of Human Tissues Act of South Africa (Act 49, 1961). [49] Pour ce faire, au lieu d’attendre l’arrêt cardiaque de Darvall, victime d’un accident de la circulation, Barnard injecte du potassium directement dans son cœur pour le paralyser, un fait que son frère Marius, qui l’assiste dans la salle d’opération n’avouera au public que quarante ans plus tard. [50] Lors de la deuxième transplantation, le docteur Raymond Hoffenberg suivait le traitement du « donneur » Clive Haupt, qui souffrait d’une hémorragie cérébrale. Malgré la loi sud-africaine qui stipule que le prélèvement d’un organe nécessite l’opinion favorable écrite de deux médecins, à Hoffenberg seul revenait la responsabilité de déclarer la mort – cérébrale – du malade, chose qu’il n’acceptera de faire que le lendemain malgré l’empressement de certains membres de l’équipe de Barnard. [51] Une fois la déclaration faite, la ventilation artificielle du « donneur » est arrêtée, « l’arrêt cardiaque du donneur survient » douze minutes après et « à ce moment l’incision thoracique du donneur est commencée ». [52] Pourtant, Hoffenberg, exclu le jour même par ordre officiel de l’établissement universitaire où se situait l’hôpital, n’est pas en salle à ce moment là. Il n’y a que l’équipe de Barnard. Hoffenberg partira en exil le même mois.
EN FRANCE, UN CONCEPT DE LA MORT ENCÉPHALIQUE NON-LÉGIFÉRÉ
29 Le 17 avril 1968, le Ministre des Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney, expose au Conseil des ministres « les intentions gouvernementales, un complément de réflexions morales et médicales, et un certain nombre de précisions d’ordre réglementaire et déontologique. » L’exposé est présenté au Monde dans un article intitulé « Les prélèvements d’organes et l’évolution du droit » écrit par Jean-Marc Theolleyre. [53] L’article souligne les difficultés « de bien réglementer un domaine encore mouvant » et cite un article de 1964 dans la Revue française d’études cliniques et biologiques qui développe d’une façon claire et nette les aspects légaux posés par la transplantation d’organes : « Aucune loi n’autorise aujourd’hui à accepter d’un donneur vivant volontaire le don d’un organe. » Dans la partie « courrier » du même journal figure une lettre du Dr. Vernant soulignant la nécessité d’une « législation très stricte » qui « fixe les critères de la mort et précise l’instant à partir duquel le chirurgien a le droit de prélever un cœur en vue de sa transplantation chez un « receveur ». Plus loin, Vernant fait écho à la campagne d’opinion du Comité contre l’Apartheid : « Il serait également souhaitable, contrairement au vœu exprimé par certains, que ne soit pas utilisé le cœur des condamnés à mort. Dans certains pays ou sous certains régimes, la nécessité de trouver des « donneurs » risquerait de peser sur les décisions de la justice ».
30 Mais plutôt qu’une loi, c’est une circulaire ministérielle qui émerge du Conseil des ministres le 24 avril et - autorisant les prélévements en salle d'opération - qui permet « aux chirurgiens de pratiquer des greffes d’organes en toute légalité ». [54] La circulaire ministérielle fournit une justification légale au concept de la mort encéphalique, sans toutefois légiférer. Le 27 avril 1968, un chirurgien français, Christian Cabrol, réalise la première transplantation cardiaque en France, à l’hôpital de la Pitié à Paris. L’identité du « donneur » est cachée, signalant la nouvelle convention de rendre les donneurs anonymes afin d’éviter d’attirer l’attention des médias sur l’ambiguïté de leur état physique. [55] Le « donneur » est décrit dans les médias comme un « mort à cœur battant ».
31 Dans le cas de la transplantation cardiaque, les communautés médicales et juridiques françaises semblent avoir guidé l’opinion publique plus habilement que le Comité contre l’Apartheid. Ceci ne signifie pas, pour autant, l’échec du Comité. L’histoire des greffes du cœur sud-africain n’était qu’un moyen parmi tant d’autres pour le Comité de pénétrer la conscience publique et de la sensibiliser aux problèmes de l’Apartheid en Afrique du Sud et au soutien matériel et diplomatique que l’État français accordait au régime. À travers les discussions et débats qui tournaient autour des premières transplantations cardiaques, le Comité réussit à rappeler que l’Afrique du Sud « n’est pas précisément et sur tous les plans, à la pointe du progrès » [56]. « Je sais qu’il est difficile d’être en avance, et que cela apparaît souvent comme être à côté ? Mais il faut courir ce risque, » écrivait Mathiot à de Félice au début de la campagne du Comité. [57] Leur action aboutit d’une façon limitée lorsque le Docteur Barnard se décidera en 1975 à cesser de prélever des organes de donneurs noirs car, expliquera-t-il, « à chaque fois que les organes d’un homme ou d’une femme noirs ont été utilisés, une publicité négative en résulte. » [58]
32 Mathiot et de Félice encourageaient Vernant à faire signer son rapport par plusieurs de ses confrères. Le Comité allait s'en servir pour constituer le dossier qu’ils avaient l’intention de soumettre à l’Organisation mondiale de la Santé [59] et aux Nations Unies. Mathiot estimait également qu’il « faudrait que les juristes rédigent de ce point de vue un document qui permette de poser la même question dans le domaine qui est le leur. » [60] En proposant une loi internationale pour éviter la transformation des populations privées de leurs droits en banque d’organes, chose que l’opinion dominante française de l’époque qualifiait « d’à côté », Mathiot et de Félice ont été, du point de vue de l’historien, visionnaires. Ils anticipaient une potentialité juridique qui se réalisera en Chine en 1984 lorsqu’une loi autorisa le prélèvement d’organes sur des prisonniers exécutés sans consentement préalable. Durant les années quatre-vingt-dix, des associations médicales et des groupes des droits de la personne dénoncent le prélèvement involontaire des organes des prisonniers et lancent des campagnes de sensibilisation au sujet de prélèvement d’organes en Chine. Le rapport Kilgour-Matas de 2006 informe la communauté internationale que des milliers de prélèvements involontaires et meurtriers ont été effectués sur les pratiquants de Falun Gong de 2000 à 2005 et que ces prélèvements persistent encore. Une pétition préparée pour le Haut Commissaire aux Droits Humains des Nations Unies par l’ONG Doctors Against Forced Organ Harvesting demandant l’arrêt immédiat des prélèvements forcés d’organes sur les pratiquants de Falun Gong en Chine circule et sera remis à la fin de l’année 2015. La stratégie complètement nouvelle dont le Comité français contre l’Apartheid s’était servi en 1968 pour éclairer les abus de droit de la personne en Afrique du Sud n’est plus, de nos jours, « à côté ». ■
Notes
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[1]
Pour un historique du « cause lawyering » en France, voir L. Israël, « From Cause Lawyering to Resistance : French Communist Lawyers in the Shadow of History », in Austin Sarat and Stuart A. Scheingold (eds.), The Worlds Cause Lawyers Make : Structure and Agency in Legal Practice, Standford, Stanford University Press, 2005.
-
[2]
Pierre Bourdieu, « L’Opinion publique n’existe pas, » Les temps modernes, n° 318, 1973, p. 1292-1309, sur < http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/questions/opinionpub.html >
-
[3]
Droit et Liberté, n° 226, nov-déc 1963, p. 5.
-
[4]
Le Pasteur protestant Etienne Mathiot fut arrêté pour atteinte à la sécurité extérieure de l’État pour avoir hébergé et conduit à la frontière suisse un responsable politique du Front de Libération national en fin 1957 durant la guerre d’Algérie. Mathiot sera condamné, lors du procès en mars 1958, à huit mois de prison. Voir Pierre Croissant, L’affaire Mathiot, épisode montbéliardais de la guerre d’Algérie, Extrait du Bulletin de la Société d’Emulation de Montbéliard, n° 132-2009 (2010) ; et Paul Ricoeur, « Le cas » Etienne Mathiot » Foi-Education (1958), n° 28, p. 45-47 et « Le procès d’Etienne Mathiot et de Francine Rapiné » Cité nouvelle (1958), n° 268, p. 1, 4.
-
[5]
A l’époque, Christianisme social était parmi les groupes œcuméniques de tendance Tiers-mondiste à la recherche d’une articulation entre théologie de libération et théorie marxiste révolutionnaire qui permettraient aux chrétiens de gauche de travailler avec des marxistes en une « action commune » contre les ravages du capitalisme mondial dont les symptômes les plus virulents étaient l’Apartheid et le néocolonialisme. Voir, par exemple, Arthur Rich, « La revolution, un problème théologique », Christianisme social (1967), n° 1-2 ; Giulio Girardi, « Chrétiens et Marxistes face au problème de la paix », Christianisme social (1967), n° 3-4, p. 225-44 ; Leopoldo J. Niilus, « Les causes de la révolution dans la République Populaire Chinoise » (1968), n° 1-2, p. 5-18.
-
[6]
BDIC, Archives de Félice, Dossier Afrique du Sud, Ewald Katjivena à Jean-Jacques de Félice, Alger, le 24 mars 1967.
-
[7]
BDIC, Archives De Félice, Jean-Jacques de Félice à Jean-Paul Sartre, 26 octobre 1966.
-
[8]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Comité français de liaison contre l’Apartheid, « Quelques précisions sur le Comité, sa nature, ses objectifs, ses moyens d’action… », s.d. [1968].
-
[9]
Ce texte parait dans la revue Christianisme social. Voir Jean-Paul Sartre, « L’Apartheid », Christianisme social, n° 11-12 (1966).
-
[10]
Jean-Paul Sartre, « Le colonialisme est un système », Les Temps Modernes, n° 123 (mars-avril 1956).
-
[11]
Voir Benetta Jules-Rosette, « Jean-Paul Sartre and the Philosophy of Négritude : Race, Self, and Society », Theory and Society 36, n° 3 (2007) : p. 265-285 pour une description du parcours philosophique et intellectuel de Sartre vers le Tiers-Mondisme.
-
[12]
Voir le Supplément à Cité nouvelle du 26 janvier 1967 pour l’exposé de Sartre ainsi que les communiqués de Daniel Mayer, John Collins, André Philip, etc.
-
[13]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Comité de liaison contre l’Apartheid en Afrique du Sud : Conférence de Presse et Réunion publique organisées à Paris le 9 novembre 1966, Supplément à Cité nouvelle du 26 janvier 1967.
-
[14]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Message de Jean-Paul Sartre à la Conférence européenne contre l’Apartheid – Paris 6 et 7 mai 1967.
-
[15]
Déjà en 1964 il avait rédigé un exposé sur la situation juridique pour la revue Christianisme social : Jean-Jacques de Félice, « La législation de l’Afrique du Sud, » Christianisme social (1964), n° 7-8, p. 457-65.
-
[16]
Christopher Hitchens, « Christiaan Barnard’s Doctored Past », The Guardian, 5 septembre 2001.
-
[17]
Stanley Uys, « Apartheid and the Surgeon’s Knife », Globe and Mail, 9 janvier 1968.
-
[18]
Donald McRae, Every Second Counts : The Extraordinary Race to Transplant the First Human Heart, Londres, Simon & Schuster, 2006.
-
[19]
Louis Dombrowski, « US at Heart of First Transplant : Barnard », Chicago Tribune, 30 décembre 1967.
-
[20]
Benjamin Pogrund, « Political Knives out for Barnard », The Times, 9 novembre 1969.
-
[21]
« Extreme Right Politics Denounced by Barnard », Globe and Mail, 10 novembre 1969.
-
[22]
« Professor Barnard in Protest over Colour Bar », The Times, 16 décembre 1970.
-
[23]
Lawrence K. Altman, « Christiaan Barnard, 78, Surgeon for First Heart Transplant, Dies. Obituary », New York Times, 3 septembre 2001.
-
[24]
« Apartheid not the answer », Washington Post, 4 août 1969.
-
[25]
« South Africa Puts a Crimp in Dr. Barnard’s Lifestyle », Globe and Mail, 6 septembre 1979.
-
[26]
« A Celebrity of World Medicine. Interview with Doctor Christiaan Barnard », Frontline : India’s National Magazine, Vol. 14, n° 21, p. 18-31, Octobre 1997 : < http://www.frontline.in/static/html/ fl1421/14210890.htm >
-
[27]
Margaret M. Lock, Twice Dead : Organ Transplants and the Reinvention of Death, Berkeley, University of California, 2002, p. 89.
-
[28]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Conférence, 6 et 7 mai 1967, de Félice, « L’Afrique du Sud d’Aujourd’hui, » s.d. [1967].
-
[29]
Jean-Jacques de Félice, « Merci docteur d’avoir accepté ce cœur », Témoignage chrétien, 11 janvier 1968, p. 14.
-
[30]
Ces lettres ne figurant pas dans les archives, on ne peut que supposer qu’il l’ait fait.
-
[31]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Coeur, Communiqué, 27 décembre 1967.
-
[32]
Le Figaro, 25 décembre 1967.
-
[33]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud, Comité français contre l’Apartheid, Communiqué, 2 janvier 1968.
-
[34]
Pour les citations de ce passage, J.-J. de Félice, « Merci docteur » op. cit.
-
[35]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, s.d.
-
[36]
Sur Hoffenberg, voir ci-dessous et Raymond Hoffenberg, « Christiaan Barnard : His First Transplants and Their Impact on Concepts of Death » British Medical Journal n° 323 (2001) : p. 1478-80.
-
[37]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, 6 février 1968.
-
[38]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, de Félice à Vernant, 6 février 1968 ; Pierre Mendès France à de Félice, 31 janvier 1968.
-
[39]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Rapport du Dr Pierre Vernant remis au Comité contre l’Apartheid le 10 février 1968.
-
[40]
Communiqué du Comité français contre l’Apartheid, 19 février 1968.
-
[41]
Le Monde, 21 février 1968, p. 12.
-
[42]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur. De Félice à M. Beuve-Mery, Directeur du Monde, 26 février 1968.
-
[43]
De Félice le remerciait d’avoir bien voulu s’associer « à ce combat qui nous paraît extrêmement important ». BDIC, Archives De Félice, lettre à Monsieur le Pasteur Marc Boegner, 16 novembre 1966.
-
[44]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur. De Félice à M. Beuve-Mery, Directeur du Monde, 26 février 1968.
-
[45]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Bernard Lauzanne à de Félice, 28 février 1968.
-
[46]
« Dublin — Effort to Depict Barnard as Vulture », Globe and Mail, 12 novembre 1968.
-
[47]
Sur ce point, voir Adrian Kantrowitz, « America’s First Human Heart Transplantation : The Concept, the Panning, and the Furor », ASAIO Journal 1998, p. 244-252.
-
[48]
Margaret M. Lock, Twice Dead : Organ Transplants and the Reinvention of Death, Berkeley : University of California Press, 2002, p. 81.
-
[49]
L. S. Smith, M. B., « The Acquisition of Human Tissue for Transplantation Purposes : Legal Requirements in South Africa », South African Medical Journal 30 décembre 1967, p. 1274-1276.
-
[50]
Donald McRae, Every Second Counts : The Race to Transplant the First Human Heart, New York, Putnam, 2006, p. 192.
-
[51]
Raymond Hoffenberg, « Christiaan Barnard : His first transplants and their impact on concepts of death », British Medical Journal 2001, 323 (7327), p. 1478-1480.
-
[52]
Rapport du Dr. Vernant. C. N. Barnard, M.D. « The Operation : A Human Cardiac Transplant : An Interim Report of a Successful Operation Performed at Groote Schuur Hospital », Cape Town, South African Medical Journal 30 décembre 1967, p. 1271-1274.
-
[53]
Jean-Marc Théolleyre, « Les prélèvements d’organes et l’évolution du droit », Le Monde, 17 avril 1968, p. 1. Sur Théolleyre, voir Jean-Paul Jean, « Jean-Marc Théolleyre, l’observateur engagé 1945-1960) », Histoire de la justice n° 20 (2010/1), p. 119-137.
-
[54]
« Le Dossier des Greffes : Les chirurgiens français pourront bientôt prélever des organes sur les morts de la route », France-Soir-Paris-Press-L’Intransigeant, 26 avril 1968.
-
[55]
Lock, Twice Dead, op. cit. p. 88.
-
[56]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, E. Mathiot à de Felice, 20 décembre 1967.
-
[57]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, s.d.
-
[58]
« Barnard Stops Using Organs From Blacks », The Globe and Mail, 3 février 1975.
-
[59]
A l’occasion du Conseil International des Organisations et des Sciences Médicales (CIOMS) qui s’est tenu à Genève, les 13 et 14 mai 1968.
-
[60]
BDIC, Archives De Félice, Dossier Afrique du Sud – Greffe du Cœur, Mathiot à de Félice, s.d.