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Article de revue

Pour une sociobiographie des militants alsaciens

Pages 43 à 48

Notes

  • [1]
    Léon Strauss : Réfugiés, expulsés, évadés d’Alsace et de Moselle, 1940-1945, Jérôme Do Bentzinger Éditeur, 2010.

1Attachés à l’histoire d’une région bouleversée à plusieurs reprises, nous avons pris le parti de nous interroger sur les distorsions qui ont surgi dans le mouvement social alsacien par rapport au mouvement national français en général. Le local et le national suivent-ils la même pente ? Non, car la langue, l’histoire et la culture politique alsaciennes présentent des traits particuliers. La période qui les cristallise manifestement est celle qui court des années 1930 aux années 1960, lorsque les passages de générations s’effectuent après les guerres.

La langue

2 La langue est la première grande barrière entre le local et le national pour tous les mouvements de gauche. La langue maternelle des Alsaciens est en effet le dialecte alsacien pour tous à l’oral et l’allemand à l’écrit pour la plupart, jusqu’à la fin des années 1960, du moins pour les générations qui n’ont pas accompli toute leur scolarité à l’école française.

3 Le bilinguisme est rare dans les couches populaires en 1918 et il ne se répand que lentement. Certes chez les socialistes, il y a dès le départ quelques cadres bilingues, du fait du recrutement sociologique de la SFIO, (un journaliste, quelques avocats juifs, 7 ouvriers du livre, dont Jacques Peirotes, le futur maire socialiste de Strasbourg, des poètes et des auteurs en dialecte dont le professeur d’École normale Naegelen, fils d’optant de 1870 arrivé en 1919 ou Charles Hincker), mais les militants socialistes parlent spontanément le dialecte et ceci pendant longtemps, puisque Gilbert Gonand, Vosgien francophone et col blanc, secrétaire fédéral du Bas-Rhin de 1953 à 1955 est remplacé par un secrétaire dialectophone, Eugène Haegel.

4 Les communistes, d’origine plus populaire, sont très peu francophones. Devant les entreprises, les prises de parole ne se font qu’en dialecte. Toutes les réunions se tiennent en alsacien et les Français de l’intérieur sont regroupés dans une cellule à part jusque dans les années 1950. Les membres du comité central qui suivent les fédérations se font traduire les interventions et sont traduits. L’autobiographie de Thorez traduite en allemand est la seule édition disponible et proposée à la diffusion. Le livre que les cheminots CGT de Bischheim et de Montigny-lès-Metz, écrivent à la Libération sur la résistance du rail en Alsace et Lorraine, Heimat unterm Hakenkreuz, est rédigé en allemand.

5 Au moment du Front populaire, qui s’appelle Rot Front (Front rouge) pour éviter la confusion avec la coalition autonomiste Volksfront (Front populaire), les discours se font dans les deux langues : Joseph Mohn (CGT) parle en allemand, Edmond Rothé (universitaire, président du Rassemblement populaire) parle en français, mais toutes les photos de grèves de 1936 montrent des pancartes en allemand. Lorsque les volontaires alsaciens s’engagent dans les Brigades internationales, nombreux sont ceux qui sont versés dans un bataillon allemand. Cela a pour conséquence collatérale que l’historien perd vite leur trace.

6 Les rapports avec Paris sont difficiles. C’est le drame du mineur de potasse communiste Xavier Knecht, nommé conseiller de la République en 1946, qui démissionne en 1947, car il ne peut suivre les débats ni participer aux commissions du Sénat sans la présence d’un interprète. Les militants communistes qui suivent des écoles centrales en région parisienne sont la plupart du temps disqualifiés par les commentaires des instructeurs qui déplorent leur incapacité à suivre les cours et leur manque de culture.

7 La CGT est traversée elle aussi par cette question en 1952, lors de l’affaire Erb, qui agite les cheminots de Bischheim : le camarade de Paris, Tournemaine, a besoin d’un interprète pour comprendre et se faire comprendre. Il est très mal à l’aise d’être obligé de passer par cette médiation.

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Heimat unterm Haken-Kreuz [Dieses Werk wurde herausgegeben anlässlich des 10. Todestages unseres Martyrers u. Helden der Widerstandsbewegung in Elsass-Lothringen, Georges Wodli, am 2 April 1943... durch die Union des Syndicats des Cheminots A.L.C.G.T. und seiner Kameraden], Schiltigheim, B.R. imp. A. Zentner, 1953, Coll. BDIC.

8 À la Libération, Henri Meck, leader de la CFTC, demande explicitement qu’on lui envoie un collaborateur qui sache l’allemand et le français. Ce sera Théo Braun, venu de Moselle. C’est, de toute évidence, un grand atout pour le syndicat.

9 La situation change à la fin des années 1960, lorsque la jeune génération des militants est celle qui n’a connu que l’école française, mais un bon nombre de vieux militants se retirent alors des réunions. Ils disent avec amertume qu’ils ne peuvent suivre ce qui se dit.

10 Le PSU, qui se crée dans les années 1960, ne connaît pas ces difficultés : son aire sociologique est complètement francophone. Le mouvement de retour à la culture régionale après mai 68 est par la suite le fait de militants bilingues et, en général, très cultivés.

11 La presse politique est en allemand : Die Freie Presse/La Presse libre, journal socialiste qui paraît jusqu’en 1960 ; Die Neue Welt, organe repris par les communistes autonomistes de 1929 à 1939 ; l’Humanité d’Alsace et de Lorraine, dont à peu près seuls le titre, la page des sports pour la jeunesse et la publicité sont en français, et cela seulement depuis la Libération puisque la réglementation l’impose alors. La littérature syndicale également, et encore plus systématiquement puisque non soumise aux lois de la presse : Der Freie Gewerkschaftler, Der Kali Kumpel, Der Proletarier pour la CGT, l’Arbeiterjugend pour la JOC.

12 La langue de la scolarité ajoute à la difficulté initiale : c’est l’allemand avant 1919 et de 1940 à 1945. Pour plusieurs générations, le français devra être appris en dehors d’une structure scolaire.

13 La question de l’enseignement de l’allemand comme seconde langue dès l’école primaire est un point de crispation dans toutes les formations, syndicales et politiques au lendemain de la Libération. Avant 1939, l’allemand était enseigné en plus du français dans les dernières années d’école primaire. En avril 1947, la fraction MRP du Conseil général du Bas-Rhin demande la réintroduction de l’allemand à l’école primaire, comme avant 1939. Le PCF en fait lui aussi une revendication prioritaire par la voix du député Marcel Rosenblatt. Le Parlement la vote en 1951. La SFIO, par la voix du député Marcel-Edmond Naegelen, y est hostile. Le SNI, minoritaire en Alsace, y est aussi violemment opposé, au nom du développement de la langue nationale et contre une politique particulariste. Le Sgen prend acte de la diversité des opinions et s’y résout. Une circulaire du recteur l’introduit timidement en 1955, par des auxiliaires itinérants. La généralisation de l’enseignement de l’allemand est réalisée dans les années 1970, mais est entravée par des questions de méthodes pédagogiques. La langue reste ainsi pendant plusieurs décennies une question très douloureuse, un handicap pour de nombreux militants.

L’aspect confessionnel de la vie politique

14 L’appartenance confessionnelle est un trait de l’identité alsacienne, d’autant que la séparation de l’État et de l’Église n’existe pas en Alsace, non plus que celle de l’École et de l’Église. Il y a des partis religieux, surtout chez les catholiques : l’UPR avant la guerre et le MRP ensuite sont catholiques et le revendiquent haut et fort. Cependant le MRP préfère après 1945 faire référence au christianisme et faire état de ses quelques élus protestants. Les protestants sont nombreux dans certains villages et dans les professions libérales en ville. La rivalité séculaire entre protestants et catholiques se traduit jusque dans les années 1960 par un vote protestant contre le candidat catholique, quitte à favoriser la gauche. Les votes ne sont donc pas toujours une marque d’adhésion à un programme.

15 Les juifs sont relativement nombreux, en ville comme à la campagne, jusqu’en 1940. On les retrouve aussi bien à la SFIO qu’au parti communiste, au parti radical et au parti démocrate. Il y a en outre ceux qui sont arrivés dans l’entre-deux-guerres, étudiants et familles de commerçants chassés de Pologne et de Roumanie par les régimes antisémites. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’antisémitisme est latent dans sa forme populaire, héritée du Moyen-Âge. La SFIO n’est pas touchée par cette idéologie, mais le parti communiste, dans ses premières années, n’est pas exempt de remarques antisémites, en particulier dans la bouche de Hueber. Enfin il y a les juifs de l’intérieur, en particulier des professeurs d’université. Les militants d’origine juive ne sont pas des religieux. Ils sont pour la plupart athées et profondément laïques et républicains. Mais ils revendiquent leurs origines.

16 Les libres penseurs sont très peu nombreux.

17 Nous avons recherché systématiquement l’origine religieuse des militants : elle ne semble pas peser vraiment dans le choix militant en dehors des mouvements confessionnels. On retrouve à gauche tout l’éventail de sociologie religieuse présent en Alsace.

18 Par contre, le combat pour la laïcité est très inégalement mené. La SFIO se prononce clairement pour l’introduction des lois laïques de la République, dès 1919. Au moment de sa création, le parti communiste hésite sur ce terrain. Dans L’Humanité du 9 mars 1926, Charles Hueber précise la nature d’un Front unique avec les autonomistes : « Nous déclarons aujourd’hui encore que la séparation de l’Église et de l’État, l’introduction des lois laïques sont et demeurent des revendications communistes. Nous les reléguons cependant au second plan, car dans la lutte actuelle, elles ne nous intéressent pas en premier lieu. » Il avait déclaré en 1924 préférer l’école confessionnelle « à une école laïque qui glorifie les généraux et la guerre ». C’est donc la lutte des classes qui prime. Il faudra attendre la Libération pour que le parti communiste prenne la défense de la laïcité, en particulier à l’école. Les « Français de l’intérieur » n’ont pas réussi à jouer un rôle déterminant dans le combat pour la laïcité. Le rapport à la religion reste bien une affaire régionale.

La culture politique

19 Le socialisme alsacien se développe en 1918 grâce à ceux que la Presse Libre des années 1950 appelle « la vieille garde ». C’est la génération des premiers Alsaciens à entrer dans un SPD fondé par d’autres qu’eux : quand le jeune Peirotes rentre à Strasbourg de sa Gesellenfahrt (tour d’Europe des compagnons) en Autriche, où il est devenu socialiste, il trouve un SPD formé surtout de tailleurs, de cordonniers, de tailleurs de pierre souvent originaires des régions d’outre-Rhin. Ce sont eux qui vont faire vivre le parti et l’aider à surmonter le cap difficile de 1918 qui, comme ailleurs en Alsace, provoque tout d’abord la fuite des Altdeutschen, anciens cadres du Parti englobés dans l’expulsion massive des Allemands de souche.

20 Les métiers du Livre émergent dans un groupe typique de ce qu’on pourrait appeler l’aristocratie ouvrière. De plus, l’appartenance au parti va toujours de pair avec la syndicalisation, l’appartenance aux syndicats allemands très spécialisés (Buchdrücker, Relieurs), puis la CGT après 1918. C’est, déjà, une particularité locale : l’adhésion au parti ne va pas sans l’entrée dans le mouvement ouvrier. Héritage allemand, les relations syndicat-parti sont fondées sur un lien organique. C’est vrai pour toutes les formations, à droite comme à gauche.

21 Cela ne posera aucun problème à la CFTC : Édouard Fuchs, militant de la CFTC dans le Haut-Rhin est aussi secrétaire départemental de l’UPR (parti catholique de droite). Il est élu député en 1936. Henri Meck, secrétaire régional de la CFTC adhère à l’UPR (parti catholique) dans l’entre-deux-guerres puis au MRP. Il est élu député dès 1928. Autre exemple de continuité entre JOC-CFTC-MRP, celui de Charles Arbogast, secrétaire de la fédération JOC de Strasbourg avant son service militaire, puis, à la Libération, permanent CFTC de la métallurgie du Bas-Rhin, secrétaire général de l’UD de la CFTC et de la Fédération des syndicats chrétiens d’Alsace et de Lorraine (1945-1956). Il était membre du MRP depuis 1945, conseiller municipal de Bischheim, conseiller général de Strasbourg (1951-1970), député du Bas-Rhin de 1956 à 1958. Pierre Egler est syndicaliste CFTC depuis 1950, conseiller général MRP en 1963. Il passe ensuite au CDS puis à l’UDF.

22 La CGT est concernée aussi par l’héritage allemand en 1919 au moment de sa constitution : les syndiqués revendiquent la liaison organique avec le parti socialiste. Après la scission, la question se pose des liens avec le parti communiste. Il faut une intervention de l’échelon national de la CGTU pour convaincre les syndiqués alsaciens d’admettre la Charte d’Amiens. Il y a par contre très peu d’élus communistes qui soient aussi leaders syndicaux : Joseph Mohn, secrétaire de la CGT du Bas-Rhin, est élu conseiller municipal de Strasbourg, son remplaçant Georges Martin aussi. C’est à peu près tout.

23 On perçoit encore des restes du lien organique à la SFIO au moment de la scission CGT-FO de 1947 : les socialistes sont sommés de quitter la CGT. La CGT du Haut-Rhin perd ainsi son secrétaire général, Joseph Walliser, mais garde Eugène Jolly, secrétaire du syndicat des Métaux, qui est alors exclu de la SFIO. Walliser sera remplacé en 1954 par Antoine Faesch, permanent FO depuis 1953 et militant SFIO, secrétaire régional à la propagande pour la SFIO, secrétaire confédéral après 1966.

24 La culture politique passe aussi par les traditions ouvrières. En Alsace, les mouvements de loisirs associatifs sont très développés : chaque parti, syndicat, association a son bistrot attitré, avec le plus souvent un Biergarten (un jardin d’été attenant) où les familles se retrouvent le dimanche. Les associations sportives ou les sociétés de musique se reconnaissent à leur nom : Liberté ou Aurora pour les communistes, Égalité pour les socialistes, Avant-garde du Rhin pour les catholiques. Le phénomène des coopératives se développe particulièrement chez les socialistes, qui font de l’économie sociale un mode de militantisme majeur : la Coopé, la gestion des assurances sociales. De l’aristocratie ouvrière, on est passé, chez les socialistes, aux nouvelles couches sociales de Gambetta, aux classes moyennes.

25 Chez les communistes, le recentrage sur la classe ouvrière est permanent. Il y a peu d’instituteurs ou d’avocats avant la Libération. On note, surtout dans le Haut-Rhin, un phénomène « dynastique » très visible chez les mineurs : on devient militant de père en fils, de mère en fille, comme chez les mineurs Hoffer, Hipp, Haffner, Hégy, Hugel, ou les cheminots Schneider et Uhmann. Cette tendance est renforcée par le fait que les militants habitent la même cité. Le brassage des catégories socioprofessionnelles n’interviendra qu’à la fin des années 1950.

Le rapport à la République

26 C’est une question récurrente en Alsace. Elle se manifeste pour la première fois dans les Comités de soldats de 1918 : des soldats alsaciens de retour de Kiel où ils avaient été en contact avec les révolutionnaires allemands tentent d’instaurer à Strasbourg une sorte de soviet, comme à Weimar. La réintégration politique dans des instances françaises se fera rapidement, sous l’influence du socialiste SPD/SFIO Jacques Peirotes, qui vit « l’éblouissement tricolore ». La SFIO échappe alors et de façon délibérée à la tentation régionaliste : elle se déclare d’emblée solidaire des options politiques françaises. Elle est définitivement jacobine. Après 1950, le mouvement anticolonial en Alsace sera même un temps ralenti par une sorte de réflexe hyper-patriotique chez les socialistes, influencés par Marcel-Edmond Naegelen, qui avait été gouverneur général en Algérie.

27 Il n’en va pas de même pour le parti communiste, qui connaît un épisode autonomiste très mouvementé. À peine né, le parti éclate. La cause de la rupture est à chercher dans le malaise alsacien, fait de frustrations permanentes devant l’attitude « coloniale » des fonctionnaires français installés aux meilleures places en Alsace. Charles Hueber, son dirigeant, dénonce la « dictature française ». Il est élu maire de Strasbourg grâce à une alliance avec les autonomistes et grâce aux voix des catholiques. Il refuse le compromis proposé par la mission Doriot en juillet 1929, est exclu du parti communiste en août suivant, crée son propre parti, le KP-O (parti communiste d’opposition) et adhère à l’IVKO. Il entraîne avec lui un grand nombre de militants. Les « lignistes » ne sont plus que 12 à Strasbourg-ville. Dans un premier temps, Charles Hueber prend position contre le nazisme, mais en 1934 le KP-O est chassé de l’IVKO. Il abandonne alors toute référence au communisme pour devenir, de 1935 à 1939, l’Arbeiter und Bauern Partei (parti ouvrier et paysan). Le 27 juillet 1939, il fusionne en effet avec la Landespartei, parti acquis aux doctrines nazies. En 1941, Charles Hueber est admis dans la NSDAP. Il meurt en août 1942. Hirtzel revient au PCF après la Libération. Les autres sont morts de mort naturelle (Georges Schreckler, Ernest Haas, Michel Heysch) ou ont été exécutés (Jean-Pierre Mourer par les Français, Alfred Quiri par les Allemands).

28 Le parti communiste « ligniste » est lui-même très peu jacobin. L’idée que l’Alsace pourrait choisir son appartenance nationale et devenir allemande si la Révolution s’y produisait a toujours séduit les dirigeants communistes alsaciens. Les discours du parti sont longtemps encore ambigus et Maurice Thorez lui-même, en 1925, prononce à Strasbourg un discours qui évoque le droit à l’autodétermination. On peut ajouter que le premier tract appelant à la résistance contre le régime nazi, en février 1941, est un appel à la libération de « notre pays » et se termine par « Vive le Front alsacien-lorrain pour la libération de la honteuse dictature hitlérienne. Vive l’Alsace-Lorraine libre et indépendante ». Il est signé : « Le Parti communiste d’Alsace-Lorraine » ce qui sera utilisé pour refuser aux communistes alsaciens la carte de Combattant volontaire de la Résistance.

29 Au sein du PCF, la mise en œuvre des positions nationales ne se réalise pas toujours. Il y a des sujets de tensions, voire de conflits. C’est visible au sein du parti communiste à l’occasion du procès de Bordeaux en 1953 : la position du Comité central est loin de faire l’unanimité des militants qui ont connu eux-mêmes l’incorporation de force. Il y a menace de scission chez les cheminots des ateliers de Bischheim. Les contestataires sont exclus avant le procès. Puis le secrétaire fédéral, Léonard Keim, qui a enfreint la consigne et rejoint les élus municipaux strasbourgeois qui manifestaient devant le monument aux morts, est exclu à son tour.

30 Dans le mouvement syndical chrétien, on observe aussi une tendance à se démarquer des positions nationales. La forte implication de la religion dans la vie quotidienne entraîne des réticences à la déconfessionnalisation de la CFTC et à sa reconversion en CFDT : Henri Meck n’adhérera pas à la CFDT et Théo Braun ainsi que les autres dirigeants qui rejoignent la nouvelle centrale continuent assez longtemps à mentionner le premier sigle entre parenthèses : CFDT (CFTC). Les cheminots et les mineurs de potasse restent à la CFTC maintenue. Pierre Egler, responsable syndical du textile, accepte de passer à la CFDT, mais en 1982 retourne à la CFTC maintenue.

31 Il y a aussi décalage entre les positions nationales du Sgen sur l’enseignement de l’allemand et la position alsacienne de refus de rendre l’enseignement de cette langue obligatoire à l’école primaire. La situation ne se clarifie que très tardivement.

L’annexion de fait et l’imposition de la nationalité allemande

32 La guerre est une plaie qui ne s’est pas refermée. Les statuts des Alsaciens ont été si extraordinairement variés que la compréhension de la situation a été brouillée durablement. Les enquêtes biographiques réalisées à l’occasion des notices du Maitron donnent une idée du foisonnement des cas. On connaissait les cas héroïques des internés, fusillés, le drame des incorporés de force. On perçoit maintenant ce que fut, selon l’expression de Léon Strauss [1], l’enfer répressif.

33 Il y a eu les évacués de 1939 : tous les habitants d’une zone de 15 kilomètres le long de la frontière allemande sont partis dans des départements du Sud-Ouest. L’université a été repliée à Clermont-Ferrand. Après l’armistice, il y a eu ceux qui sont restés, réfugiés en France, et qui ont, pour certains, rejoint différents groupes de résistance. Tous les résistants et une partie des réfugiés ont reçu un pseudonyme ou un faux nom, ce qui ne facilite pas le travail des historiens.

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L’Humanité d’Alsace et de Lorraine , édition spéciale bilingue, décembre 1960, Strasbourg, Coll. BDIC.

34 Le sort des Alsaciens rentrés après l’armistice a été très variable. Ils ont constaté l’annexion de fait. Ils se sont trouvés pris dans la poursuite de la guerre. Les nazis ont expulsé les indésirables, comme certains brigadistes (Jean Frasch), les opposants au régime (les maires socialistes Richard de Colmar et Wicky de Mulhouse, les communistes Robert Patat, Albert Gremmel et Griesbaum), puis ils ont déporté des familles entières dans d’autres régions allemandes ; ils ont imposé dès 1941 le service du travail (Reichsarbeitsdienst) à tous les jeunes, garçons et filles. En 1942, ils ont arrêté, interné et déporté les résistants et les anciens militants syndicalistes (ils sont 200 dans le camp de Schirmeck, ouvert dès 1940) ; ils ont ensuite, en août, imposé l’incorporation dans la Wehrmacht et la nationalité allemande à tous les mobilisés. La répression s’exerçait aussi bien sur le lieu de travail, qui était le plus souvent le lieu de la résistance contre le régime (les ateliers de chemin de fer de Bischheim ou de Mulhouse, les mines de potasse), que dans la vie privée : germanisation des noms et prénoms, arrestation des épouses de militants parallèlement à celle des maris, obligation de participer aux organisations nazies dès l’enfance. Le camp de rééducation de Schirmeck vit passer 15 000 Alsaciens, dont certains restèrent internés et mis aux travaux forcés plusieurs années sans procès.

35 Sur le front russe, les Alsaciens qui désertaient ou plutôt s’évadaient, ne connurent pas tous un sort enviable : ils furent regroupés par les Soviétiques dans des camps de prisonniers allemands et ne parvinrent pas à faire comprendre leur situation. Le souvenir du camp de Tambov servira de point de cristallisation à l’anticommunisme après la guerre, jusqu’à aujourd’hui.

36 Quand en 1945 l’épuration commença, la suspicion était générale. La très mauvaise gestion du procès de Bordeaux, où furent jugés puis amnistiés les seuls 16 Alsaciens auteurs du massacre d’Oradour-sur-Glane sans que les officiers allemands aient comparu, mit une fois encore l’opinion publique alsacienne en porte-à-faux avec l’opinion publique nationale. Rétablir ensuite du lien social fut difficile aussi bien dans la société alsacienne qu’entre la province qui venait de connaître l’annexion de fait pendant 4 ans et le reste de la nation.

Le rapport à l’Allemagne

37 Dès 1919 la question du rapport à l’Allemagne est un point de divergence assez radical entre les partis de gauche. La SFIO avait gardé des liens persistants avec les sociaux-démocrates allemands. Elle avait de cette façon une bonne connaissance de l’Allemagne. Les communistes étaient plus distants. Au moment de l’arrivée de Hitler au pouvoir, ils organisèrent à Strasbourg de nombreux points de contact pour faire transiter les réfugiés. Le Secours Rouge International, en général tenu par des femmes militantes, fut très actif. Après la Seconde Guerre mondiale, les relations reprirent entre les socialistes alsaciens et les sociaux-démocrates allemands. Les communistes se montrèrent beaucoup moins coopératifs. Le comité central, par l’intermédiaire de ses délégués dans les fédérations, reprocha d’ailleurs aux Alsaciens de ne pas s’impliquer suffisamment dans les contacts avec les communistes allemands. Il y eut bien quelques cheminots (Robert Hoffmann dans le Bas-Rhin) qui franchirent la frontière chargés de tracts lorsque le KPD fut interdit, mais ce fut épisodique. La partition de l’Allemagne ne poussa pas les communistes alsaciens à des contacts très étroits avec la RDA, malgré l’existence de l’association des Échanges franco-allemands. Le quotidien communiste alsacien l’Humanité d’Alsace et de Lorraine fut lié à la Sächsische Zeitung de Dresde, mais les liens semblent n’avoir été qu’épistolaires et financiers.

38 Le rapport à l’Europe sépare très tôt les partis de gauche. La SFIO se déclare favorable à l’Europe. Les communistes dénoncent dans le plan Marshall une mise en coupe réglée des nations européennes par les États-Unis. Le comité central du PCF reproche ainsi à la fédération du Bas-Rhin de ne pas s’être assez insurgée contre le choix de Strasbourg comme capitale européenne.

39 Les syndicats ne sont pas plus offensifs sur ce terrain. Ni la CGT ni la CFTC ne se concertent avec la DGB alors même que de très nombreuses entreprises allemandes installent des filiales en Alsace. À l’usine General Motors de Strasbourg, René Traber, de la CGT, lance les premières initiatives syndicales communes, mais c’est après 1968.

40 Cette étude, encore impressionniste, des spécificités du mouvement ouvrier alsacien, fondée sur la confection, l’analyse et la comparaison des notices biographiques, constitue une étape préliminaire sur la voie d’une prosopographie qui implique la standardisation et la saisie des données en vue d’un traitement sociographique et statistique plus élaboré. Elle montre néanmoins, d’ores et déjà, tout l’intérêt d’un raisonnement à visée sociobiographique. Les formes du militantisme alsacien, saisies ici sous l’angle de certaines propriétés des militants (langue, religion, etc.), se caractérisent par un ensemble d’écarts ou de différences qui en soulignent l’originalité dans le paysage social français. De ce fait, la vie syndicale et politique en Alsace ne pouvait s’intégrer à la vie syndicale et politique nationale sans tensions, conflits, réadaptations et maintien de certaines de ses spécificités. Les militants, élevés dans leur langue, formés à d’autres méthodes, habitués à d’autres pratiques se sentirent fréquemment moins légitimes et durent rechercher dans une forme de recentrement sur l’identité régionale les voies d’une légitimation. Cette situation s’est renouvelée à au moins deux reprises et a persisté. La place et le rôle des générations successives ne sont pas non plus celles qu’on retrouve en général dans les autres régions. Le cas alsacien tend à montrer qu’une comparaison systématique avec les courants militants nationalement dominants peut, seule, rendre compte des formes spécifiques du mouvement ouvrier alsacien et de son histoire. ?

Bibliographie

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  • Strauss Léon : Réfugiés, expulsés, évadés d’Alsace et de Moselle, Do Benzinger éditeur, 2010.
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  • Wahl Alfred et Richez Jean-Claude, L’Alsace entre France et Allemagne, Paris, 1994.

Date de mise en ligne : 13/08/2012.

https://doi.org/10.3917/mate.104.0043

Notes

  • [1]
    Léon Strauss : Réfugiés, expulsés, évadés d’Alsace et de Moselle, 1940-1945, Jérôme Do Bentzinger Éditeur, 2010.
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