Notes
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[1]
Voir Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, La Découverte, 2012 (postface inédite).
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[2]
Michèle Nani, « Mouvement ouvrier », in Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Olivier Christin (dir.), Paris, Métailié, 2010, pp. 297-312. Voir également le n° 203 des Cahiers Jaurès, janvier-mars 2012, consacré à « Georges Haupt, l’Internationale pour méthode ».
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[3]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986.
-
[4]
Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991.
-
[5]
Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.
-
[6]
Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1970.
-
[7]
Jean-Claude Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Paris, Revue française de sociologie, vol. 31, n° 31-1, 1990, pp. 3-22.
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[8]
Sans négliger l’apport de l’Oxford Dictionary of National Biography (Oxford University Press, 2004, 60 volumes), qui compte aujourd’hui quelque 58 000 notices, et du Dictionary of Irish Biography (Cambridge University Press, 2009 ; 9000 notices).
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[9]
Joyce Bellamy, David Martin, John Saville, adaptation et introduction de François Bédarida, traduit de l’anglais par Renée Bédarida, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international : La Grande-Bretagne, tome 1, Paris, Éditions de l’Atelier, 1979, tome 2, 1986.
-
[10]
Avec Laurent Colantonio, Olivier Coquelin, Michel Rapoport, Marie Terrier et la complicité de Michel Cordillot.
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[11]
José Gotovitch et Mikhaïl Narinski (dir.), Komintern : l’histoire et les hommes. Dictionnaire biographique de l’Internationale communiste, Paris, Éditions de l’Atelier, 2001.
-
[12]
Dernière publication : René Gallissot (dir.), Algérie : engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l’indépendance, de 1930 à 1962. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier Maghreb, Paris, Éditions de l’Atelier, 2006.
-
[13]
Ainsi récemment la thèse soutenue par Paul Boulland, Acteurs et pratiques de l’encadrement communiste à travers l’exemple des fédérations de banlieue parisienne (1944-1974), Université Paris 1, 2011.
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[14]
Seront développés ailleurs les travaux portant sur les autobiographies communistes d’institutions conservées au RGASPI de Moscou (Cf. Claude Pennetier, Bernard Pudal, Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002). Les travaux de Michel Christian ou ceux de jeunes chercheurs comme Isabelle Gouarné et Paul Boulland sur les « transferts » et la « circulation internationale » auraient pu être mobilisés. Les études localisées du politique ont été fortement renouvelées par Frédérick Sawicki pour les socialistes et par Julian Mischi pour les communistes.
1« Mouvement ouvrier » ? Après une éclipse due sans doute à la fois à l’invisibilisation des groupes ouvriers [1] et à la crise symbolique des organisations « ouvrières », dont la crise du segment communiste est évidemment la plus éclatante, il n’est peut-être pas inutile de réhabiliter cette catégorie de la pratique politique qui désigne, qu’on le veuille ou non, une séquence historique longue et un complexe de relations qui fait sens au-delà des fluctuations de ses usages politiques.
2 Le concept de « mouvement ouvrier » s’est généralisé selon Georges Haupt à la fin du XIXe siècle : « On peut être tenté par une hypothèse », écrivait-il : « Lié au renforcement des partis et des syndicats ouvriers dans le cours des années 1889, le terme de “mouvement ouvrier” était également le signe de la jonction entre organisations de classe et idéologies socialistes [2]. » Il faudrait ajouter l’ambition des ouvriers en mouvement, et/ou de ceux qui parlaient en leur nom, d’organiser un ensemble de mouvements sociaux en les redéfinissant à partir d’un « foyer » politico-syndical à dominante ouvrière. Après sa généralisation militante, l’expression a pénétré le monde académique comme en témoigne suffisamment pour la France le Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier initié par Jean Maitron. Son dépassement dans une autre catégorie, au demeurant plus floue, celle de « mouvement social », qu’enregistre d’ailleurs le nouveau « Maitron » devenu Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, signifie vraisemblablement la clôture historique d’une époque du « mouvement ouvrier », au moins dans le monde occidental, tout en interrogeant les recompositions à l’œuvre, et les « héritages », eux-mêmes pris dans une histoire de plus longue durée encore, celle de l’avènement des classes populaires sur la scène politique comme acteurs légitimes, une histoire dont il n’est pas interdit de penser qu’elle risque fort d’avoir plus d’avenir que de passé.
3 Les études réunies dans ce dossier ont en commun de s’inscrire dans cette histoire du « mouvement ouvrier », ici saisi principalement en France et en Grande-Bretagne, dans des perspectives bien différentes mais qui participent toutes au renouvellement des recherches sur l’histoire ouvrière. Une deuxième propriété, d’ordre méthodologique cette fois, est aussi au principe de ces études, le sociobiographique qui inclut la prosopographie et ouvre à l’observation de petits groupes, ainsi qu’à la biographie individuelle confrontée à celle du groupe. Il est sensible non seulement à la mise en rapport statistique, mais à l’ego-document (journal personnel, carnet, correspondance, autobiographie). En refusant « l’illusion biographique [3] » pointée par Pierre Bourdieu, elle se dote des outils sociologiques et historiques du dépassement de l’exceptionnalité. Elle postule à la découverte, dans les entrelacs des itinéraires, des logiques qui éclairent les positionnements des militants. Ce sont très précisément les recherches biographiques construites contre les « facilités » du récit biographique qui, depuis vingt ans, ont été les plus novatrices. Elles ont suivi une ligne de pente caractérisée par une critique généralisée des fictions qui avaient retrouvé droit de cité dans la période de « redécouverte » de « la » biographie. Tout se passe comme si les problèmes de construction d’objet que pose l’analyse d’une trajectoire singulière avaient imposé qu’on se déprenne progressivement des impensés du récit biographique, de telle sorte que les modalités différentielles d’individuation, en devenant objet d’analyse, rendent possible l’analyse renouvelée de trajectoires singulières, comme l’atteste, par exemple, le Mozart, sociologie d’un génie, de Norbert Elias [4]. La préface du Saint Louis de Jacques Le Goff [5] est à cet égard édifiante. Récusant, à la suite de Jean-Claude Passeron, « l’excès de sens et de cohérence inhérent à toute approche biographique », une « chronologie ordonnée, une personnalité cohérente et stable, des actions sans inertie et des décisions sans incertitudes », il opte pour un récit biographique qui doit rendre visible « les opérations intellectuelles et scientifiques » dont il est le produit.
4 Comme l’illustre l’article introductif que Bruno Groppo consacre à l’analyse comparée des dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier, ceux-ci, bien que parfois régis aussi par des logiques mémorielles, ne peuvent être réduits à cette seule dimension sans manquer ce qui est au principe désormais des études biographiques, qu’elles soient individuelles ou collectives (prosopographies), le nécessaire travail préalable de constitution de banques de données biographiques, seules à même de rendre possibles les études sociobiographiques. Les principes qui ont guidé ces banques diverses de données biographiques (qui prennent souvent la forme de dictionnaires biographiques papier ou électroniques) sont évidemment variables et plus ou moins compatibles avec leur exploitation sociohistorique, qu’on la labellise « socio-histoire » pour affirmer le primat de la sociologie, ou « histoire sociale » pour réaffirmer celui de l’histoire. Au-delà des tensions que manifestent ces différents étiquetages, plus vraisemblablement fondés sur des différences institutionnelles et des habitus professionnels (l’« atelier » de l’historien versus le « laboratoire » du sociologue) que sur des différends épistémologiques, il reste que la visée sociobiographique s’impose de plus en plus dans le champ scientifique à la fois comme tentative de dépassement de la biographie traditionnelle et des « portraits » de groupe. Le domaine de recherche qu’on peut inscrire dans la sociobiographie oscille entre deux pôles apparemment opposés : d’un côté l’ensemble des recherches qui relèvent de la biographie collective, de l’autre, celles qui visent le singulier, non dans son irréductible singularité (« la » biographie) mais dans sa capacité à accroître notre connaissance des variations individuelles, selon le principe épistémologique formulé par Georges Canguilhem : « Le singulier acquiert une valeur scientifique quand il cesse d’être tenu pour une variété spectaculaire et qu’il accède au statut de variation exemplaire [6]. »
5 C’est, à sa manière, ce qu’exprime Ludmilla Jordanova que cite ici Malcom Chase : « Dans la vie d’un individu nous voyons plusieurs facteurs à l’œuvre — les facteurs politiques, sociaux et économiques, auxquels on s’attend, naturellement, mais aussi l’éducation, les réseaux familiaux et d’amitié, les activités de loisir, les lectures, le travail, et ainsi de suite. De cette manière, reconstruire une vie peut être une forme d’histoire totale à une échelle limitée. » La sociobiographie fait par conséquent jouer des jeux d’échelle qui ne s’opposent que si on leur superpose indûment deux philosophies de l’histoire, l’une actée sur le « choix » et la « liberté », que « révélerait » le plus individuel, l’autre sur les « déterminations », qu’appréhenderait le plus « collectif ». Dans le champ des études sociobiographiques, le « biographique », « individuel » ou « collectif », peut relever d’un même régime épistémologique dont le plus petit dénominateur commun est au moins celui que définissait ainsi Jean-Claude Passeron : « qu’un savoir du devenir s’astreigne à ne jamais reposer sur la seule loi du récit est ici le seul exorcisme [7] ».
6 Les trois études anglo-saxonnes témoignent des usages actuels de la sociobiographie mise au service d’enjeux historiographiques importants : le comparatisme chez Kevin Morgan, le « transnational » chez Neville Kirk et le tournant biographique de l’histoire ouvrière britannique par Malcolm Chase. Les trois études de cas françaises s’inscrivent aussi dans l’exploitation sociobiographique mais sur des corpus régionaux qui concernent trois régions (Provence, Alsace, Bretagne). L’enjeu est de rendre compte des « spécificités » du mouvement ouvrier saisi ici sous l’angle de ses écarts par rapport au mouvement ouvrier national tels qu’ils informent les biographies militantes.
7 Les trois contributions anglaises (Neville Kirk, Malcolm Chase et Kevin Morgan) réunies ici apportent, chacune à leur manière, des réflexions originales et stimulantes au débat sur la sociobiographie. Leurs auteurs se situent dans une tradition historiographique, celle de l’histoire sociale anglaise, qui à partir des années 1960 a fortement contribué — sous l’impulsion de Edward et Dorothy Thompson, Eric Hobsbawm et d’autres — à renouveler en profondeur les études sur le monde des travailleurs et à accélérer le passage d’une labour history essentiellement institutionnelle, centrée sur les organisations (partis, syndicats) et leurs dirigeants, à une histoire sociale et culturelle des travailleurs eux-mêmes en tant que sujets de leur histoire. Même si d’autres historiens, surtout français (Jean Maitron, Michelle Perrot, Rolande Trempé, Yves Lequin) et étatsuniens (David Brody, Herbert Gutman, David Montgomery), ont fortement contribué à cette transformation, l’influence des historiens sociaux britanniques a été probablement la plus importante.
8 En France, l’une des principales manifestations de ce tournant historiographique vers l’histoire sociale du monde ouvrier fut le développement de l’approche prosopographique, grâce à l’impulsion déterminante de Jean Maitron, idéateur et maître d’œuvre du monumental Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (DBMOF). Cette approche se développa aussi dans plusieurs autres pays, d’Europe et d’ailleurs (voir l’article de Bruno Groppo dans ce numéro), mais à une échelle plus modeste qu’en France. En Grande-Bretagne, en particulier, les travaux socio-biographiques sur le monde ouvrier ont eu une ampleur non négligeable. Le Dictionary of Labour Biography (DLB) (10 volumes publiés à partir de 1972 sous la direction de John Saville, Joyce Bellamy et David Martin, et trois volumes de la nouvelle série publiés à partir de 2003 sous la direction de Keith Gildart, David Howell et Neville Kirk [ce dernier pour le seul volume XII]) est la principale réalisation dans ce domaine et ce qui s’approche le plus du DBMOF, mais il est construit sur des principes très différents (chaque volume contient une série de notices allant de la lettre A à la lettre Z) [8]. L’expérience sociobiographique britannique, justement en raison de ses particularités, offre des éléments de comparaison intéressants avec celles d’autres pays, à commencer par la France. La version française du Dictionary of Labour Biography établie par Renée et François Bédarida [9] vient d’être mise en ligne sur maitron-en-ligne, sous le titre Dictionnaire Grande-Bretagne et Irlande, dans une version revue et corrigée par une équipe animée par Fabrice Bensimon [10]. À l’occasion du lancement de ce programme avait été organisée une demi-journée d’études d’où sont extraits les articles de Malcolm Chase et Neville Kirk.
9 Malcolm Chase s’est affirmé comme un spécialiste du chartisme, le mouvement en faveur du suffrage universel masculin qui se développa en Angleterre entre 1838 et 1848, et des questions relatives à la biographie ouvrière. Ses recherches sur le chartisme l’ont conduit à conclure que les femmes avaient joué un rôle essentiel dans ce mouvement et que le chartisme était centré sur la famille. C’étaient les familles entières, en effet, qui participaient à l’activité militante ; de plus, être chartiste signifiait vivre selon certaines valeurs, partagées par l’ensemble de la famille. En étudiant les biographies de nombreux chartistes, hommes et femmes, Chase est parvenu à remettre en discussion un certain nombre d’idées reçues de l’historiographie traditionnelle du chartisme. Il souligne que la biographie permet d’éclairer en partie le rôle, autrement invisible, des femmes et des familles dans le chartisme ; mais seulement en partie, car en général les femmes ont laissé peu de traces dans les documents d’archives et occupent généralement une place marginale dans les dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier, focalisés presque exclusivement sur les hommes. Chase développe également une série de réflexions sur les spécificités de la biographie des femmes, sur la nécessité de prendre en compte, dans une biographie, non seulement le travail et l’activité militante, mais aussi les dimensions plus personnelles et intimes du sujet biographié, et enfin sur l’opportunité de faire intervenir, dans l’écriture biographique, une part d’imagination et de spéculation pour essayer de montrer à quoi ressemblait vraiment la vie du personnage. Développées à partir d’exemples et de travaux britanniques, ces réflexions présentent un intérêt qui dépasse largement le cadre britannique. Elles invitent à revoir la manière de concevoir l’écriture biographique concernant les militants ouvriers.
10 Neville Kirk a beaucoup travaillé sur les biographies ouvrières et a été l’un des éditeurs de la nouvelle série du DLB. Dans l’article publié dans ce numéro de Matériaux il s’est penché sur un aspect très spécifique du mouvement ouvrier britannique, qui, à notre connaissance, n’a pas d’équivalent ailleurs : les contacts, les échanges et les influences réciproques entre militants des mouvements ouvriers de différents pays de l’empire britannique, en l’occurrence l’Australie et la Grande-Bretagne. Le cas australien est particulièrement intéressant, entre autre parce que l’Australie fut l’un des premiers pays au monde où le mouvement ouvrier, organisé sur le modèle britannique, arriva au pouvoir déjà avant 1914, d’abord dans quelques États de la Fédération et ensuite au niveau fédéral, le premier chef de gouvernement travailliste australien, Andrew Fisher, étant un militant du syndicalisme minier britannique émigré aux antipodes. À partir de cet exemple, Kirk insiste sur la nécessité, pour l’histoire ouvrière, de sortir du traditionnel cadre national et d’intégrer la dimension transnationale. Il plaide pour une histoire ouvrière globale, comme celle préconisée par les historiens de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam (Marcel Van der Linden, Jan Lucassen) : une histoire qui, sans abandonner pour autant le terrain national, prendrait en compte non seulement les aspects économiques du transnationalisme, mais aussi la dimension culturelle, religieuse, identitaire. Dans le cas des deux mouvements ouvriers étudiés dans l’article, celui de Grande-Bretagne et celui d’Australie, l’insuffisance d’une approche de type exclusivement national est immédiatement évidente, compte tenu de l’importance des liens et des influences réciproques, ainsi que du va-et-vient des militants entre les deux pays. Le transnationalisme, toutefois, n’est pas une particularité de l’empire britannique, mais concerne aussi d’autres réalités, impériales ou non, surtout à travers le phénomène des migrations. Pour saisir ces réalités, l’approche biographique, et plus spécifiquement l’approche prosopographique, sont essentielles. Kirk note dans son article que « la biographie et la prosopographie devraient devenir des composantes centrales du transnationalisme en tant que méthode pour mieux éclairer les expériences individuelles et collectives et les relations réciproques entre l’action humaine et le conditionnement social ».
11 Kevin Morgan, spécialiste du communisme britannique, a appliqué à l’étude de ce sujet la méthode prosopographique, en s’inspirant surtout des travaux français dans ce domaine, en particulier du DBMOF. Prenant comme élément de référence et de comparaison le cas du Parti communiste français, il insiste sur les différences entre les deux Partis dans le domaine sociobiographique. Il note, par exemple, que « bien qu’un système de contrôle biographique ait été mis en place en Grande-Bretagne conformément aux mêmes impératifs de discipline qu’en France, et ce sans intervention directe du Komintern, cette pratique demeura de tout temps moins systématique et moins intrusive, avant de disparaître rapidement après la crise de 1956 ». L’une des raisons : « le petit Parti britannique n’était pas doté d’un appareil lui permettant de veiller au bon fonctionnement du contrôle biographique ». Mais intervenaient également des différences de culture politique, qui faisaient, par exemple, que « la pratique de l’autocritique ne fut jamais intégrée en Grande-Bretagne ». Le Parti britannique, à la différence de beaucoup d’autres partis communistes, n’était pas une organisation repliée sur elle-même. Pour expliquer les spécificités de ce Parti, Morgan emprunte à l’anthropologue Max Glucksman la notion de multiplexité, qui « cherche à comprendre dans quelle mesure différents types de relations peuvent concourir à souder un groupe donné d’individus, de telle sorte que les influences exercées par les liens de parenté, de voisinage, de travail ou en rapport avec les associations politiques et religieuses tendent à se renforcer mutuellement ». Il considère que « le PCGB ne bénéficia pas, pour l’essentiel, des liens de renforcements mutuels résultant de la multiplexité », mais que « les communistes se virent rarement empêchés d’exercer les rôles et fonctions multiples qui étaient les leurs au-delà des cercles communistes et des milieux qui leur étaient directement liés. Au plan intérieur, l’anticommunisme fut bien plus faible en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis et vraisemblablement dans de nombreux autres pays. La conséquence en fut que la discipline résultant de la mentalité d’assiégés du Parti s’en trouva allégée de manière tangible ». L’une des conclusions auxquelles Morgan aboutit à partir de ses travaux prosopographiques est que « de façon progressive à partir des années 1940, les dirigeants communistes qui comptaient en Grande-Bretagne ne furent plus ceux qui dirigeaient le Parti, mais ceux qui avaient acquis un rôle leur conférant influence et prestige au-delà du milieu de ses membres et proches sympathisants ».
Mouvement ouvrier et focale régionale
12 Si le Maitron ose la dimension internationale avec l’Internationale communiste [11] et s’il tente de couvrir l’empire français [12], il attache une grande importance à l’apport régional qui représente, à une autre échelle sociobiographique, l’une des voies du renouveau historiographique sur le mouvement ouvrier français. Grâce à un important réseau de correspondants départementaux et d’équipes régionales, il peut conduire à l’analyse d’ensembles géographiques, les décrire, les spécifier, au besoin les comparer. Le colloque La sociobiographie des militants : autour des chantiers du Maitron, fut l’occasion de faire place, entre autres communications, aux recherches sur cette diversité régionale. Paris et la banlieue rouge, déjà bien présents dans l’historiographie adoptant la méthode sociobiographique [13], ont été laissés à part au profit de l’Est, de l’Ouest et du Sud-Est.
13 Sur les 130 000 notices figurant dans la base maitron-en-ligne, la province se taille la part du lion. Pour chacune des cinq périodes du Maitron (1789-1864, 1864- 1871, 1871-1914, 1914-1939, 1940-1968) les sources locales et nationales ont été dépouillées, sans que le résultat soit exhaustif (les volumes publiés par les Éditions de l’Atelier n’y auraient pas suffi). Les notices de la période 1940-1968 sont établies sur la base d’un questionnaire de 27 questions, autorisé par la CNIL. Si les notices du Maitron ne forment pas, en soi, une base prosographique, elles en constituent un matériau incontournable comme l’ont compris de nombreux chercheurs.
14 Avec les contributions de trois auteurs parmi les plus impliqués dans la dernière période, nous proposons ici des exemples d’études régionalisées.
15 Les chercheurs alsaciens, organisés dans l’association Alsace mémoire du mouvement social (Almemos) créée par Léon Strauss et aujourd’hui présidée par Françoise Olivier-Utard, publient un bulletin éponyme et des ouvrages issus de leurs colloques. L’Alsace a une place particulière en raison de son histoire s’inscrivant dans l’Empire allemand de 1871 à 1918. Très urbaine, très industrielle, elle dispose d’un mouvement ouvrier puissant écartelé entre tradition social-démocrate à l’allemande, autonomisme et internationalisme, et bien sûr la République française. La langue représente dans ce contexte un révélateur des tensions et un enjeu pour les acteurs. L’alsacien fut très longtemps la langue courante des ouvriers, y compris des militants, le français, celle des fonctionnaires et des enseignants, même associés au mouvement ouvrier. Françoise Olivier-Utard montre l’importance de la fonction sociale de la langue dans le destin des trajectoires militantes.
16 Robert Mencherini, quant à lui, choisit d’articuler les identités professionnelles et les éventuelles spécificités régionales méridionales. Plutôt que d’éventuels traits « culturels » provinciaux, il souligne la position géopolitique de Marseille qui confère une place importante à l’immigration dans l’histoire sociale. Les itinéraires ouvriers marqués par l’intensité des positionnements de classe et par la fermeté de la défense corporative marquent la place des dockers et des marins, et dessinent l’image d’une terre de la radicalité. Celle-ci coexiste avec des pratiques électoralistes et même clientélistes. Le carrefour provençal offre des parcours contrastés et marquants dont une des dimensions relève de la configuration régionale.
17 Enfin, le mouvement ouvrier en Bretagne représente un cas-limite de recompositions successives qui ne saurait être compris sans la prise en considération de cette échelle régionalisée. Rappelons que certains auteurs des notices ont profondément marqué l’historiographie de leur région par leurs quêtes biographiques. C’est le cas de Claude Geslin pour la Bretagne. Un de ses anciens étudiants, François Prigent, nous offre une réflexion sur l’application de la méthode prosopographique et son croisement avec l’analyse par réseau pour une région à forte identité régionale et à forte cohérence socio-culturelle. Si les militants laïques ont été les premiers acquis au socialisme, il faut s’interroger sur les voies qui les font converger avec les militants chrétiens. Le syndicalisme y a une grande part : le biographique est alors indispensable pour démêler l’écheveau et suivre quelques fils conducteurs. FO, CGT, CFTC, CFDT doivent être scrutées, sans négliger le syndicalisme agricole au pays de Tanguy-Prigent et peut-être aussi le syndicalisme étudiant.
18 Ce dossier ne prétend pas couvrir exhaustivement les multiples recherches en cours ou achevées qui recourent au « sociobiographique », ni ne prétend couvrir les différents jeux d’échelle que les approches sociobiographiques peuvent se donner comme objet [14]. Il témoigne d’un état de la recherche visant à terme à articuler à la fois différentes configurations territorialisées locales, nationales et internationales, mais aussi les échanges concurrentiels qui font le mouvement ouvrier. ?
Notes
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[1]
Voir Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, La Découverte, 2012 (postface inédite).
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[2]
Michèle Nani, « Mouvement ouvrier », in Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Olivier Christin (dir.), Paris, Métailié, 2010, pp. 297-312. Voir également le n° 203 des Cahiers Jaurès, janvier-mars 2012, consacré à « Georges Haupt, l’Internationale pour méthode ».
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[3]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986.
-
[4]
Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991.
-
[5]
Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.
-
[6]
Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1970.
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[7]
Jean-Claude Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Paris, Revue française de sociologie, vol. 31, n° 31-1, 1990, pp. 3-22.
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[8]
Sans négliger l’apport de l’Oxford Dictionary of National Biography (Oxford University Press, 2004, 60 volumes), qui compte aujourd’hui quelque 58 000 notices, et du Dictionary of Irish Biography (Cambridge University Press, 2009 ; 9000 notices).
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[9]
Joyce Bellamy, David Martin, John Saville, adaptation et introduction de François Bédarida, traduit de l’anglais par Renée Bédarida, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international : La Grande-Bretagne, tome 1, Paris, Éditions de l’Atelier, 1979, tome 2, 1986.
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[10]
Avec Laurent Colantonio, Olivier Coquelin, Michel Rapoport, Marie Terrier et la complicité de Michel Cordillot.
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[11]
José Gotovitch et Mikhaïl Narinski (dir.), Komintern : l’histoire et les hommes. Dictionnaire biographique de l’Internationale communiste, Paris, Éditions de l’Atelier, 2001.
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[12]
Dernière publication : René Gallissot (dir.), Algérie : engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l’indépendance, de 1930 à 1962. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier Maghreb, Paris, Éditions de l’Atelier, 2006.
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[13]
Ainsi récemment la thèse soutenue par Paul Boulland, Acteurs et pratiques de l’encadrement communiste à travers l’exemple des fédérations de banlieue parisienne (1944-1974), Université Paris 1, 2011.
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[14]
Seront développés ailleurs les travaux portant sur les autobiographies communistes d’institutions conservées au RGASPI de Moscou (Cf. Claude Pennetier, Bernard Pudal, Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002). Les travaux de Michel Christian ou ceux de jeunes chercheurs comme Isabelle Gouarné et Paul Boulland sur les « transferts » et la « circulation internationale » auraient pu être mobilisés. Les études localisées du politique ont été fortement renouvelées par Frédérick Sawicki pour les socialistes et par Julian Mischi pour les communistes.