Couverture de MATE_094

Article de revue

L'écho du Mai français en Angleterre et Irlande du Nord

La London School of Economics et le mouvement étudiant britannique

Pages 53 à 59

Notes

  • [1]
    Le Comité des 100 était un groupe britannique anti-guerre. Il a été constitué en 1960, à partir d’un appel de cent signataires, par le Révérend Michael Scott et par Bertrand Russell qui abandonna la présidence du Campaign for Nuclear Disarmament (CND) afin de former ce groupe davantage militant. Les membres du Committee of 100 utilisaient et prônaient la désobéissance civile non-violente afin de défendre leurs revendications.
  • [2]
    Mike Gonzales, interview avec l’auteur, 22 janvier 2008.
  • [3]
    The Times, 31 mai 1968, p. 4.
  • [4]
    Alain Geismar, correspondance avec l’auteur, 28 novembre 2007.
  • [5]
    The Times, 10 juin 1968, p. 4.
  • [6]
    Ibid, 28 mai 1968, p. 1.
  • [7]
    Ibid., 14 juin, p. 8.
  • [8]
    Ibid., 25 octobre, p. 1.
  • [9]
    Student Power, Alexander Cockburn et Robin Blackburn éds., Londres, Penguin, 1969.
  • [10]
    Ibid., p. 17.
  • [11]
    Ibid., p. 324.
  • [12]
    A student generation in revolt, Ronald Fraser, éd. 1968, Londres, Pantheon, 1988, p. 232.
  • [13]
    Ibid
English version

1Pour comprendre le mouvement étudiant de l’époque, il faut apprécier l’expansion de l’enseignement supérieur et des universités dans l’après-guerre en Grande-Bretagne. Avec la croissance du nombre d’étudiants et la diversification des couches sociales entrant dans le supérieur, on s’éloignait de ce qui avait été une élite traditionnelle de la société britannique. Dès 1965, il y avait presque cinq fois plus d’étudiants qu’en 1940. La contestation estudiantine évolua vers les thèmes du fonctionnement des universités, du système d’examens et des liens qu’entretenaient certaines administrations universitaires avec the Establishment, composé de figures colonialistes et xénophobes. La question de la représentation étudiante dans les comités universitaires fut parmi les premières revendications. Mais les premiers pas dans le militantisme universitaire que firent les étudiants, furent souvent liés à des sanctions disciplinaires ou au refus des autorités de les consulter.

2La politique de ce nouveau mouvement était façonnée par des activistes, d’abord ou simultanément associés aux campagnes anti-guerre, antimilitaristes de CND et du Committee of 100[1]. Les longues marches et meetings, fort médiatisés, organisés au tournant de la décennie, incarnaient l’évolution de la nouvelle gauche réunissant travaillistes de gauche, communistes, libertaires et pacifistes. Il y avait une ligne droite entre la critique de la politique néo-impérialiste — surtout de l’apartheid sud-africain dans ces premières années des « sixties » — et l’internationalisme puissant qu’exprimaient les militants de 1968.

3C’était à la London School of Economics (LSE), en mars 1967, qu’eut lieu la première occupation universitaire. À l’origine ce cette action il y avait eu une campagne initiée un an auparavant par la nouvelle Socialist Society, de mouvance trotskiste, contre la nomination à la direction du collège d’un représentant du régime néo-colonialiste en Rhodésie (maintenant Zimbabwe), David Adams. Le déclenchement de l’occupation fut la suspension des leaders du syndicat étudiant du collège. Ce sit-in dura neuf jours, entraîna une bonne moitié des 3 000 étudiants de la LSE et attira ceux d’autres institutions et culmina avec une marche à travers Londres dont le texte de la banderole de tête était « Gare à la gérontocratie pédagogique ». Ce fut donc la jonction entre maints thèmes contestataires et de nouvelles formes d’action, provenant notamment des États-Unis et d’Allemagne.

Le mouvement anti-guerre

4Cette polémique préfigura une agitation croissante autour de la guerre du Vietnam, dont le fer de lance se composait de radicaux regroupés dans la Vietnam Solidarity Campaign (VSC). C’était l’aile militante du mouvement anti-guerre, se distinguant du British Campaign for Peace in Vietnam (BCPV) menée par les communistes, parce qu’elle était favorable à une victoire des Vietnamiens, plutôt qu’à un simple appel à la paix. La VSC était surtout scandalisée de l’appui politique qu’offrait le Premier ministre Wilson aux Américains. Un sondage contemporain révéla qu’en fait les trois-quarts de la première manifestation du VSC — qui avait rassemblé environ 10 000 personnes en octobre 1967 — étaient composés d’universitaires, indiquant que le milieu radical de la période était très estudiantin.

A womans right to choose, Affiche anglaise, 1975.

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A womans right to choose, Affiche anglaise, 1975.

5La contestation universitaire, elle aussi, évoluait vers des manifestations spontanées et vers l’action directe. Les revendications étudiantes étaient souvent mêlées au fort sentiment internationaliste. À Leicester, il y eut une occupation au début de l’année pour obtenir d’avantage de participation étudiante. En janvier, 3 000 personnes manifestèrent contre la venue du Premier ministre à Sheffield. En février, de la peinture rouge fut jetée sur un diplomate américain à l’Université de Sussex. En mars, le discours d’un ministre fut interrompu lors d’un meeting à Manchester University et, à Cambridge, la voiture du ministre de la Défense Denis Healey fut encerclée. À la fin du mois, une visite de Wilson demanda une importante présence policière à Oxford. Le 17 mars vit aussi la deuxième manif de la VSC, peu après l’offensive du Têt au Vietnam. Cette fois-ci, on vit 25 000 personnes descendre sur Grosvenor Square, siège de l’ambassade américaine. Parmi eux, un certain nombre de membres du SDS allemand qui impressionnèrent les Anglais par leur tactique manifestante. Chantant « Ho Ho Ho Chi Minh ! », les manifestants se heurtèrent à la police, puis furent repoussés par la police montée, ce qui entraîna un grand nombre d’arrestations. L’événement fut fort médiatisé, diffusé le soir même à la télévision et, en détail, dans le documentaire World in Action.

6En avril, le mouvement s’essouffla à l’occasion de manifestations spontanées de dockers soutenant Enoch Powell, un conservateur de droite qui avait déclaré qu’il coulerait « des fleuves de sang » si on ne stoppait pas l’immigration. L’impression était donnée aux militants de gauche que la classe ouvrière britannique était quasiment réactionnaire, bien qu’il y eut peu d’imitations des dockers parmi les autres travailleurs. Cependant, il y eut quelques actions étudiantes autour du thème de racisme à Leeds et à Enfield.

Les premiers effets de Mai

7La déprime des militants de gauche suite à l’affaire Powell fut presque aussitôt effacée par la révolte étudiante en France. En fait, c’était l’extase pour beaucoup. On sait qu’à l’Université d’Essex les premières assemblées générales furent très marquées par les événements parisiens. Ce fut le début d’une campagne défiant l’université entière, amorçant une occupation de six semaines. D’autant plus que certains quittèrent ces meetings pour la France, où « se déroulait la véritable action[2] ». Parmi les militants qui manifestèrent du Quartier latin vers Renault-Billancourt le 17 mai il y avait des étudiants venus d’Essex. L’Université de Hull vit le retour d’étudiants de Paris prêts à en découdre avec les autorités. L’un d’entre eux, Tom Fawthrop, déchira sa convocation d’examen ce qui déclencha une procédure disciplinaire, qui par la suite suscita une occupation démocratique de masse aux revendications très concrètes, d’au moins 500 étudiants. Tom Fawthrop indiqua à la Socialist Society que la manifestation précédant l’occupation « est en soutien au mouvement étudiant français ; on est au seuil d’une nouvelle société et j’espère que tous feront ce qu’ils peuvent pour la soutenir[3] ».

8La troisième grande occupation de mai-juin en Angleterre se déroula au collège d’art à Hornsey, dans le nord de Londres. Celle-ci, par contre, évita une politique gauchiste-internationaliste prédominante ailleurs, en faveur d’une collectivité contestataire questionnant la direction et le contenu des cours d’art et de design. Ce manque d’ouverture au contexte général politique n’était pas sans critiques, mais une influence communiste existait dans le syndicat étudiant qui voyait moins la pertinence du mouvement étudiant international. La contestation à Hornsey se répandit à d’autres collèges d’art, notamment Guildford, Croydon et Birmingham. Mais, du fait de la gestion de ces collèges par des autorités municipales adoptant une ligne dure contre le militantisme, moins sensible que les directions universitaires aux revendications étudiantes, on vit pendant les vacances et dès la rentrée des exclusions de militants des collèges d’art et, également, de certains professeurs qui s’étaient solidarisés avec eux.

9Les occupations des collèges d’art furent moins imprégnées de l’esprit radical du mouvement français et, par ailleurs, les occupations qui fraternisaient ouvertement avec les Français, n’aboutissaient pas forcément à des réformes ou des victoires étudiantes. En général, on vit la révolte étudiante se dissoudre pendant les vacances, à part une réaction des groupes antistaliniens à la répression soviétique à Prague. Cependant, la France eut une plus grande force politique et symbolique qui souleva et infléchit les mouvements étudiants et de la gauche radicale en Grande-Bretagne.

L’extrême gauche : Paris à la une

10Ceci était très évident dès le début, dans les publications de la nouvelle gauche, en particulier Black Dwarf (BD), qui sortit fin mai son premier numéro en couleurs titré Paris, London, Rome, Berlin, we shall fight and we shall win. BD ressemblait en effet beaucoup au journal militant français Action, pouvant recueillir différentes orientations et perspectives de gauche ; de l’historien Eric Hobsbawm, aux groupes trotskistes et guévaristes. Les rédacteurs de BD, Tariq Ali et Clive Goodwin proches de la revue théorique New Left Review (NLR) et de l’International Marxist Group (IMG) de la IVe Internationale, se situaient dans la révolte internationale mais reflétaient aussi une certaine perspective estudiantine. En juillet, une couverture de la revue proclama « Les étudiants, la nouvelle avant-garde ».

11Socialist Worker, organe des International Socialists (IS), néo-trotskistes assez bien implantés dans les facultés et comprenant à peu près mille adhérents, célébrait le mouvement étudiant-ouvrier français et critiquait ceux qui avaient enterré la classe ouvrière comme force combative dans les pays industrialisés. Pour les IS, les étudiants ne pouvaient constituer une vraie classe sociale, ni changer la société seuls. Ils ne pouvaient qu’irriter le statu quo. Cependant, ils pouvaient agir comme facteur déclencheur dans la création d’une force révolutionnaire prolétarienne. En fin de compte, les IS croyaient que seule la classe ouvrière pouvait effectuer le changement social. Ian Birchall, un militant-historien de l’IS revenant de Paris livra le matériel d’enquête pour un pamphlet résumant les grèves et occupations intitulé La lutte continue ; c’était un ouvrage confirmant leur analyse de mai-juin, qu’on vendit à partir d’août dans le mouvement.

12Un petit groupe anarcho-syndicaliste du nom de Solidarity, ayant des affinités avec le courant Socialisme ou Barbarie, publia un pamphlet de témoignages et d’analyses personnels de Chris Pallis, qui tira au moins 6 000 exemplaires à partir de juin. Celui-ci s’identifia aux aspects libertaires de Mai, en opposition aux tendances centralistes des groupes léninistes.

13Les journaux de contre-culture dont International times (It) et Oz célébraient aussi les événements. Oz prit une allure plus politique et publia une lettre de Cohn-Bendit soutenant le mouvement anglais et It sortit en mai un numéro spécial intitulé Paris, société alternative maintenant. Ce dernier passa l’annonce du premier meeting à la LSE d’une nouvelle organisation étudiante, la Revolutionary Socialist Students Federation (RSSF). Celle-ci se démarqua par son radicalisme du syndicat national étudiant, la NUS, et même de la récente Radical Student Alliance (RSA) dont l’objet était de contourner la NUS par la gauche. Cette réunion de la RSSF fut aussi l’occasion de la visite, le 12 juin, de Daniel Cohn-Bendit et d’Alain Geismar qui, le lendemain, passaient a la télévision pour une émission de la BBC réunissant différents leaders de mouvements étudiants à travers l’Europe. Geismar décrivit la réunion du RSSF comme « rien que du banal pour un Français à l’époque, discours gaucho à dominante trotskiste ambiant[4] ».

14En dehors du teach-in à la LSE en mai-juin, il y eut trois ou quatre initiatives de solidarité avec le mouvement français ; à part Hull, il y eut le 22 une marche de 200 étudiants à Manchester pour remettre une lettre de protestation au bureau de l’attaché commercial français, suivie d’arrestations. Le 24 mai, 200 étudiants de la LSE séquestrèrent un vigile pendant 24 heures dans le bâtiment principal. Le 10 juin, on vit 300 personnes manifester à l’ambassade française à Knights-bridge en soutien aux travailleurs et étudiants français. Cette action semblait être dirigée par le Parti communiste, dont le représentant condamna la violence policière en France contre les grévistes et appela à « la formation d’un gouvernement démocratique d’unité populaire formé de tous les partis de gauche[5] ».

Equal pay for women, affiche anglaise.

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Equal pay for women, affiche anglaise.

L’attitude du pouvoir britannique ?

15La réaction du gouvernement et de la classe politique à Londres aux événements français était fondée moins sur une peur de grève générale en Grande-Bretagne que sur la crainte d’une contagion sur les étudiants britanniques dans un contexte de contestation internationale. Les éditoriaux du Times au cours du mois de mai devinrent de plus en plus soupçonneux à l’égard de « l’anarchie », ou de la violence qu’ils estimaient intervenir de l’extérieur pour « infecter » les campus britanniques. Donc, dès la mi-mai, on repéra Cohn-Bendit et Geismar comme les leaders, provocateurs ou extrémistes, semant le désordre en France. On s’inquiéta aussi de la situation économique provoquée par la crise en France, puisque le gouvernement travailliste éprouvait ses propres difficultés financières. Dans un discours prononcé le 28 mai devant les syndicats, sur le besoin de contraintes salariales, Healey mit en garde contre l’anarchie et la violence venues d’outre-Manche : « Il n’y a point de raison d’arrêter le travail... pour prendre sa température ou courir au psychologue... le peuple britannique comprend la situation et peut faire face aux défis et aux difficultés[6]. » The Times entama une série d’articles intitulée « Les étudiants en révolte », essayant de comprendre le phénomène global, dont un texte du 1er juin qui mit le succès des étudiants français sur le compte de leur pouvoir d’attraction par rapport aux ouvriers. Mais, dans le même numéro, on reconnaissait bien que De Gaulle et son gouvernement prenaient le dessus.

16Lors de la visite de Cohn-Bendit et de Geismar le 12 juin, on vit l’opposition du Parti conservateur condamner de manière hystérique l’apparition des deux révolutionnaires français. Au Parlement, on accusa le ministre de l’Intérieur et de la BBC d’avoir ouvert la porte et donné la parole à Cohn-Bendit et autres, ce qui pouvait déclencher une « révolution instantanée. » Cohn-Bendit pouvait contaminer les étudiants britanniques, déclara-t-on. Le ministre de l’Intérieur Callaghan répondit qu’« une bonne dose de libéralisme britannique lui ferait du bien ». Cohn-Bendit voulait même visiter Buckingham Palace, disait-on, et « en fin de compte, il ne savait même pas les paroles de l’Internationale[7] ». Callaghan parlait peut-être d’une visite que rendirent Cohn-Bendit et Tariq Ali, entourés d’étudiants et de médias, au cimetière de Highgate où se trouve la tombe de Marx où on leva symboliquement le poing de la révolution prolétarienne et étudiante...

Prolongement du militantisme étudiant

17Le début de l’année 1968-1969 vit une agitation universitaire renouvelée, dont le zénith fut atteint lors du Week-end pour le Vietnam fin octobre. C’était la troisième grande manifestation contre la guerre. Pour héberger ceux qui se rendaient à Londres, parmi eux des étudiants venus de France et d’Allemagne, les étudiants de la LSE occupèrent le bâtiment. On aménagea un atelier d’affiches semblable à l’atelier des Beaux-Arts en mai-juin. Il y eut un grand intérêt pour les affiches qu’on ramena de Paris. En Grande-Bretagne, il n’y avait pas de marché, mais une reproduction d’affiches par certains groupes comme les IS. Ian Birchall, de ce mouvement, affirme qu’on pouvait voir les affiches partout dans les foyers et dans les chambres des étudiants. En fait, Gérard Fromanger, de l’atelier populaire des Beaux-Arts, arriva à Londres plus tard dans l’année 1968 pour négocier la publication d’un grand livre intitulé Les Affiches de la Révolution. Il se souvient d’avoir participé à une occupation étudiante. Pour ce qui est des affiches les plus impressionnantes, on parle notamment de la conjugaison « Je participe, tu participes... ils profitent » et de « La lutte continue », entre autres.

18La veille de cette manifestation, se tinrent à l’intérieur de la LSE le tournage d’un film antiguerre, une discothèque et une assemblée politique d’un millier de personnes. On y chantait « Nous sommes tous de sales étrangers », réplique à la presse tabloïd et aux quelques personnages politiques qui avaient proféré, avant la manifestation, l’accusation de débordements de la part d’étrangers. Même le gouvernement Callaghan menaçait d’exclure des « étudiants violents et autres indésirables étrangers[8] ». Une force de 15 000 policiers fut mobilisée pour l’occasion, mais on suggéra à la police de ménager les manifestants. La marche fut le plus grand des rassemblements anti-guerre, regroupant quelques 100 000 personnes, dont beaucoup de travailleurs ; une plus petite manifestation, menée par quelques maoïstes se détacha du groupe pour s’en prendre a l’ambassade américaine mais fut facilement bloquée.

19Malgré la nature irrégulière et spontanée des luttes étudiantes, beaucoup d’activistes pouvaient conclure que l’espoir d’une révolution britannique reposait sur les universités. En 1969, la maison d’édition Penguin books, en coopération avec l’équipe de la New Left Review — en particulier avec un enseignant à la LSE, Robin Blackburn — sortit un recueil d’articles et d’essais émanant d’étudiants radicaux et d’intellectuels, intitulé Student Power. Selon Tariq Ali, l’ouvrage se vendit à plusieurs milliers d’exemplaires. La quatrième de couverture du livre proclame : « En France les étudiants mènent une révolution nationale qui doit toujours trouver son compte », un diagnostic du même esprit que la perspective estudiantine de la NLR et de Black Dwarf[9]. L’introduction par G. S. Jones affirmait que les universités et les collèges pouvaient devenir « des bases rouges d’agitation et de préparation révolutionnaires[10]. » Le futur académicien Fred Halliday livra dans Student Power une vue d’ensemble des mouvements étudiants internationaux, y compris ceux de France, d’Allemagne et du Japon, concluant que « les étudiants sont le groupe internationaliste par excellence dans ces conditions[11] ».

20En effet, l’on assista à une montée des luttes d’étudiants au cours de l’année 1968-1969, marquées par des protestations, des meetings de Powell à Bath Cardiff et York, d’occupations à Manchester, à Bristol et surtout à Birmingham où on occupa le bureau du principal pendant huit jours. La direction de la LSE ferma en janvier 1969 le bâtiment suite à la « Nuit des portails », quand quelques centaines d’étudiants brisèrent des barrières séparant les différents lieux du bâtiment. Une longue campagne contre l’exclusion des étudiants, puis le renvoi de deux professeurs, aboutit à une défaite. En dépit de quelques perturbations étudiantes lors de la tenue de commissions parlementaires sur les relations à l’université, on vit au cours de la deuxième moitie de 1969 le calme se rétablir sur les campus, avant la résurgence du mouvement à l’Université de Warwick l’année suivante.

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Autres suites

21En 1968-1969, la politique étudiante internationaliste semblait avoir un sens dans un contexte de calme relatif chez les ouvriers. Pour nombre d’intellectuels, l’attitude bornée des chefs des syndicats et leur attachement ambivalent au Parti travailliste se distinguaient clairement du progressisme des étudiants. En plus, on vit peu d’instances de solidarité étudiants-ouvriers en Grande-Bretagne, à part certaines pancartes dans la grande manifestation du VSC d’octobre 1968. Néanmoins, on peut rétrospectivement observer que la classe ouvrière britannique engageait une période de révoltes — dont les premiers signes se voyaient dès 1967 avec la grève des dockers de Londres et de Liverpool contre les contraintes salariales. En janvier 1969, le gouvernement proposa le plan « In Place of Strife » (En cas de discorde), qui visait à museler les syndicats et à éviter les grèves sauvages. On répliqua en janvier, à partir de la base intersyndicale (faite de délégués communistes et d’autres militants de gauche), par des grèves de 45 000 et 50 000 ouvriers, suivies en mai par des grèves sauvages parcourant le pays pendant des mois. Dans l’extrême gauche issue de 1968, les IS en particulier tentèrent de faire une intervention soutenue dans ces grèves. Leurs militants, très imprégnés de la révolte prolétarienne de mai 1968, témoignaient d’un tournant en direction de la classe ouvrière, vendant des journaux et distribuant des tracts devant les portes des usines, recrutant des travailleurs et s’implantant dans les milieux ouvriers.

Affiche irlandaise

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Affiche irlandaise

22L’auteur Jonathan Green affirme que des idées situationnistes s’enracinèrent sur le sol britannique à partir de 1968. On vit un petit groupe de militants de King Mob intervenir dans la manifestation de mars, ripostant ironiquement face aux cris de « Ho Ho Ho Chi minh ! » avec « Hot Chocolate, drinking chocolate ! ». King Mob était à l’origine d’une série d’actions spectaculaires contre les autorités, souvent accompagnées de formules inventées in situ. En citant trois étudiants d’Essex qui avaient été présents à Paris en mai 1968, Green établit une forte liaison entre cette expérience française « électrifiante », le King Mob et le procès quatre ans plus tard de ces ex-étudiants, membres de l’Angry Brigade. La « Brigade enragée » était un groupe quasi-terroriste qui installa jusqu’à 25 systèmes explosifs dans les maisons ou immeubles de hautes personnalités entre 1968 et 1971.

Irlande du Nord

23L’Irlande du Nord fut aussi touchée par la grande vague de révolte internationale en 1968. C’était une province où régnait depuis des siècles la Grande-Bretagne Malgré l’indépendance du Sud de l’Irlande en 1921, le Nord resta dominé par les unionistes. Le gouvernement « Orange » maintint une discrimination anti-catholique dans les emplois et le logement, soutenue par une gamme de lois policières et répressives. La situation fut mise en cause à partir de 1964 par la Campaign for Social Justice (CSJ) puis, plus ouvertement en 1967, par la Northern Ireland Civil Rights Association (NICRA), Association nord irlandaise pour les droits civiques inspirée de son homologue noir américain.

24Les étudiants de la province, principalement issus de l’Université de Queens à Belfast, ne se mirent à la contestation qu’à une occasion avant 1968, lors d’une manifestation pacifique au domicile du ministre de l’Intérieur en novembre 1967 contre les interdictions de groupes républicains. Il n y eut pas de réaction immédiate au Mai français ; même la guerre au Vietnam ne provoqua qu’une légère protestation. Future leader du mouvement étudiant, Bernadette Devlin, ne voyait à l’occasion des agitations à Paris et à Londres « que des bandes de zigotos[12] ».

25Cependant, on soutint comme modèle le mouvement français lors de la rentrée à Queens en octobre 1968. Quatre jours après la manifestation de Derry, le 5 octobre 1968, contre les interdictions imposées aux manifestants de la Nicra et fortement réprimée par la police (RUC), se tint une deuxième et plus grande manifestation à Belfast, celle-ci étudiante, pour les droits civiques et la reconnaissance du mouvement. Il y eut le même soir une assemblée générale du nouveau mouvement, qui vit la naissance de People’s Democracy (PD), l’aile gauche de la Nicra. On compara ces assemblées générales, tenues jour et nuit à Queens, à celles de la Sorbonne.

26La politique de People’s Democracy reflétait l’influence ouvriériste et internationaliste des militants trotskistes comme Eamonn McCann et Michael Farrell. Mais cette tendance était peu répandue dans le mouvement. Farrell explique que « le Mai français se dressait dans nos têtes et, à ce moment-là, spontanéité et démocratie de masse nous semblaient naturelles[13] ». Malgré l’opposition que mena le parti contre les interdictions étatiques et la dénonciation de la brutalité policière, le mouvement des droits civiques ne pût empêcher un glissement de ce conflit vers une situation aux aspects plus sectaires et nationalistes, surtout après l’arrivée des troupes britanniques en août 1969.

27M. McG.

Note bibliographique

Il faut ajouter qu’une littérature plus approfondie apparut en 1968-1969 sur les événements français. Tom Nairn et Angelo Quattrochi, qui écrivaient pour Oz et la NLR publièrent The Beginning of the End: May 68, basé sur le témoignage personnel des événements de mai-juin par l’anarchiste Quattrochi.
On traduisit Les Animateurs parlent de Cohn-Bendit, Duteuil et Geismar ainsi que l’ouvrage polémique Obsolete Communism: the left wing alternative (Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme). Une compilation de reportages faite par deux journalistes de l’Observer apparut sous le titre Red Flag/Black Flag: French Revolution 1968, tandis que le journaliste Daniel Singer qui écrivit sur mai-juin dans les colonnes du prestigieux Economist, contribua avec un article plus partisan à la revue International Socialism en juillet 1968. Singer poursuivit sur ce thème de Mai l’année suivante dans son livre May ’68: Prelude to Revolution, décrivant les événements français comme le tournant historique en Europe, le rejet du capitalisme et du stalinisme annonçant la révolution sociale.
tableau im5

Date de mise en ligne : 01/11/2011

https://doi.org/10.3917/mate.094.0008

Notes

  • [1]
    Le Comité des 100 était un groupe britannique anti-guerre. Il a été constitué en 1960, à partir d’un appel de cent signataires, par le Révérend Michael Scott et par Bertrand Russell qui abandonna la présidence du Campaign for Nuclear Disarmament (CND) afin de former ce groupe davantage militant. Les membres du Committee of 100 utilisaient et prônaient la désobéissance civile non-violente afin de défendre leurs revendications.
  • [2]
    Mike Gonzales, interview avec l’auteur, 22 janvier 2008.
  • [3]
    The Times, 31 mai 1968, p. 4.
  • [4]
    Alain Geismar, correspondance avec l’auteur, 28 novembre 2007.
  • [5]
    The Times, 10 juin 1968, p. 4.
  • [6]
    Ibid, 28 mai 1968, p. 1.
  • [7]
    Ibid., 14 juin, p. 8.
  • [8]
    Ibid., 25 octobre, p. 1.
  • [9]
    Student Power, Alexander Cockburn et Robin Blackburn éds., Londres, Penguin, 1969.
  • [10]
    Ibid., p. 17.
  • [11]
    Ibid., p. 324.
  • [12]
    A student generation in revolt, Ronald Fraser, éd. 1968, Londres, Pantheon, 1988, p. 232.
  • [13]
    Ibid

Domaines

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