Notes
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[1]
Debord à Branko Vucicovic le 5 janvier 1966, in Guy Debord, Correspondance, vol. 3, 2003.
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[2]
Groupe new-yorkais qui publie dix numéros entre novembre 1966 et mai 1968. Il est animé notamment par Ben Morea, figure de la contre-culture new-yorkaise de la fin des années soixante. Le groupe devient Up Against the Wall, Motherfucker en 1968
-
[3]
Ben Morea, « The total revolution », Black Mask, New York, n° 2, décembre 1966.
-
[4]
Charles Radcliffe et Frankin Rosemont (éd), Dancin’in the streets! Anarchists, IWWs, surrealists, Situationists & Provos in the 1960’ as recorded in the pages of the Rebel Workers and Heatwave, Chicago, Charles H. Kerr Publishing Compagny, 2005, p. 60.
-
[5]
Lettre de Guy Debord à J. V. Martin du 22 décembre 1967, in Correspondance, vol. 3, op. cit, p. 249.
-
[6]
Fédération panjaponaise des associations étudiantes autogérées.
-
[7]
Jean-Marie Bouissou (dir.), Le Japon contemporain, Fayard/Ceri, 2007, p. 243.
-
[8]
Lettre de Guy Debord à Chatterji du 7 janvier 1965, in Correspondance, vol. 3, op. cit., p. 15.
-
[9]
Les théoriciens socialistes du XIXe siècle sont répartis en deux familles par Michel Winock : le socialisme par le bas et le socialisme par le haut (par la prise du pouvoir politique), in Michel Winock, Le Socialisme en France et en Europe XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1992, coll. « Point Histoire ».
-
[10]
Huizinga, Homo ludens, Amsterdam, Pantheon Akademische Verlag, 1939, Paris, Gallimard, 1951.
-
[11]
En juillet 1960, Guy Debord rédige avec un des membres de Socialisme ou Barbarie, Daniel Blanchard, un texte : Préliminaires en vue de définir un programme unitaire révolutionnaire.
-
[12]
Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
-
[13]
Raoul Vaneigem, Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris. Gallimard, 1967.
-
[14]
Selon René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations. Paris, Gallimard, 1968.
-
[15]
Yves Le Manach, ouvrier, activiste à Paris dans les années 1960, militant de la Ligue communiste révolutionnaire, collaborateur des Informations Correspondance Ouvrières, installé à Bruxelles depuis 1970. Il a déposé ses archives à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam.
-
[16]
Lettre d’Yves Le Manach à Henri Simon le 5 février 2002, IIHS, Amsterdam.
-
[17]
René Viénet, op. cit., p. 275.
-
[18]
Les situationnistes contestent les interprétations qui varient des leurs : c’est le cas du Mouvement social [Jean-Claude et Michelle Perrot, Madeleine Rébérioux, Jean Maitron (documents rassemblés par), « La Sorbonne par elle-même. Mai-juin 1968 », Mouvement social, n° 64, juillet-septembre 1968, Paris, Les Éditions ouvrières]. René Viénet et René Riesel se rendent au domicile de Jean Maitron pour l’intimider.
-
[19]
René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard, 1968.
-
[20]
René Viénet, op. cit., p. 40.
-
[21]
Guy Debord à Guy Buchet le 21 février 1969, in Correspondance, vol. 4, Paris, Fayard, 2004.
-
[22]
Archives de l’Internationale situationniste, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam.
-
[23]
Robert Chasse à Bengt Ericson, Archives de l’Internationale situationniste, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam.
-
[24]
La Véritable scission dans l’Internationale, Paris, Champ Libre, 1972, Fayard, 1998, pp. 13-14.
-
[25]
Nouvel Observateur, 8 novembre 1971.
-
[26]
Guy Debord, Society of the spectacle, Radical America, Madison and Black and Red, Detroit, Mich., traduit par Black and Red, Detroit, 1970.
-
[27]
Christopher Gray, (translated and edited by), Leaving the 20th century, the incomplete work of the situationist international, Free Fall Publications, 1974, 167 p.
-
[28]
L’Américain Jon Horelick et le Danois J. V. Martin, soutenus par les Allemands Heimrad Prem et Helmut Sturm.
-
[29]
Animé notamment par Daniel Denevert et Jeanne Charles, localisé dans le XVIIIe arrondissement de Paris. La revue du Centre, Chronique des secrets publics, commença à paraître en 1975.
-
[30]
Son Bureau of Public Secrets publie de nombreux documents et, en 1981, il publie une anthologie importante de documents situationnistes : Knabb, Ken (ed. and trans.), Situationist International Anthology, Berkeley, Bureau of Public Secrets, 1981.
-
[31]
François Châtelet, « La dernière internationale », Le Nouvel Observateur, 3 janvier 1968 ; Claude Lefort, « Le parti situationniste », La Quinzaine littéraire, 1er-15 février 1968.
-
[32]
André Bercoff, « La contre société », L’Express, 1er-7 mars 1971 [illustré avec la reproduction d’un tract situationniste].
-
[33]
Milan, où le comics laisse entendre que c’est Interpol qui a posé la bombe, le 12 décembre 1969, à la place Fontana.
-
[34]
Paris, éd. Denoël, 2001].
1Mai-68 porte en son sein des contestations à teneur très différente les unes des autres. Parmi elles, s’exprime le courant situationniste.
2Au début des années soixante, Guy Debord, le chef de file de l’Internationale situationniste, cherche à l’extraire du milieu artistique européen dans lequel elle est née en 1957. Organisation internationale, l’IS est tournée vers l’étranger. D’une part, les situationnistes y cherchent les signes d’une révolution qui, dans leur perspective marxiste, doit prendre une dimension mondiale. D’autre part, ils sont en quête de contacts avec des groupes radicaux pour diffuser leurs idées, voire établir des collaborations. Toutefois leur réseau stricto sensu demeure volontairement étroit, et, à Paris, en mai 1968, le poids numérique de ces théoriciens est faible. Pourtant, dans la relecture du Mai parisien qui est faite en France et à l’étranger dans « les années 68 », l’Internationale situationniste est omniprésente.
3Pour éclairer ce paradoxe, nous reviendrons dans un premier temps sur les correspondances qui existent entre l’IS et divers groupes radicaux à l’étranger, en marge des trotskistes et des maoïstes. En mai 1968, les situationnistes sont moins présents dans l’action que dans l’analyse quasi immédiate des événements. Après 1968, alors que l’IS disparaît, son impact ne cesse de grandir en Europe et aux États-Unis.
Un milieu de contestation international en marge
Un réseau de radicalismes
4Dans les années qui précèdent mai 68, les situationnistes sont des observateurs attentifs des manifestations de la contestation dans le monde.Guy Debord écrit à un correspondant à Prague : « Nous ouvrons en fait le dialogue partout où cet état d’esprit se manifeste dans un sens radical [1]. » Les liens tissés par l’IS décrivent donc la géographie d’une certaine forme de radicalisme international dans la seconde moitié des années soixante.
5On trouve la trace de contacts entre la France, l’Angleterre et les États-Unis dans une revue new-yorkaise de décembre 1966. Le groupe Black Mask [2] à la revue éponyme se présente comme un gang de rue anarchiste, héritier de Dada. Son leader, Ben Morea [3], rapproche leur action de celle des Rebel Workers de Chicago et du Resurgence Youth Movement new-yorkais mais aussi de celle des situationnistes parisiens et du groupe Heatwave de Londres.
6Les Rebel Workers sont de jeunes « drop-out », qui se revendiquent à la fois de l’anarcho-syndicalisme des Industrial Workers of the World et du surréalisme. Ils sont en contact avec des groupes étrangers : Solidarity de Londres, les Zengakuren au Japon, les Provos hollandais, les Écossais Against War. En 1965-1966, deux de ses représentants, Penelope et Franklin Rosemont, viennent en Europe. À Paris, ils réalisent leur rêve : rencontrer André Breton. Leur admiration pour le surréalisme ternit leur image auprès de Guy Debord qui cherche alors à établir une section situationniste aux États-Unis. Franklin Rosemont témoigne qu’ils ont vécu leur rencontre avec le leader situationniste comme un véritable entretien de recrutement [4], qui échoue.
7Si la collaboration de l’IS avec les Rebel Workers achoppe sur la question surréaliste, elle est engagée en revanche pendant un an avec Charles Radcliffe et Christopher Gray du groupe Heatwave. En effet, ils deviennent membres d’une nouvelle « section britannique » situationniste, d’octobre 1966 à décembre 1967. Le n° 1 de Heatwave, sorti en juillet 1966, se définit comme une revue expérimentale libertaire, en quête de théories remettant en cause l’exploitation et l’autoritarisme. Charles Radcliffe y montre son intérêt pour le mouvement Provo, les avant-gardes artistiques et la Pop music.
Bande dessinée, détail, Internationale Situationniste, 1967
Bande dessinée, détail, Internationale Situationniste, 1967
8L’IS n’entre pas en relation, a priori, avec le Resurgence Youth Movement. Quant aux Black Mask, l’IS voue aux gémonies leur leader Ben Morea pour son « confusionnisme [5] » : Raoul Vaneigem, en mission à New-York en novembre 1967 pour créer une section américaine, a rencontré un autre membre des Black Mask, Allan Hoffman, qu’il a condamné comme « mystique ». Dès lors les relations que les situationnistes britanniques continuent à entretenir avec les Black Mask sont un motif de rupture.
9L’IS échange avec des groupes d’autres pays. Depuis 1963, Guy Debord reçoit régulièrement chez lui des délégués du mouvement Zengakuren japonais [6]. Les situationnistes sont admiratifs de ces étudiants qui mobilisent leurs camarades casqués, masqués, armées de longues piques de bambou et manœuvrant au sifflet [7]. Mais ils dialoguent avec la fraction la plus radicale, la Ligue communiste révolutionnaire. Outre leurs longues discussions, les Japonais et les Français s’échangent des références bibliographiques et leurs textes qu’ils publient dans leurs revues respectives.
10Guy Debord évoque également en 1965 [8] l’intérêt qu’il porte à « certaines activités de minorités radicales » auxquelles il veut « faire passer [...] le niveau de critique » défini par l’IS. Il nomme le Frente de liberación popular (FLP) en Espagne ainsi que des étudiants congolais partisans de Pierre Mulele, un proche du défunt Patrice Lumumba.
11Enfin, l’univers situationniste est présent dans deux mouvements de contestation de la jeunesse qui préfigurent Mai-68 : les Provos à Amsterdam (mai 1965-mai 1967) et Kommune I à Berlin (janvier 1967-novembre 1969). En effet, deux anciens situationnistes font figure de passeurs auprès de la jeunesse néerlandaise et allemande. L’artiste néerlandais Constant a développé au sein de l’Internationale situationniste le concept et les projets d’urbanisme unitaire entre 1958 et 1960. Puis il a poursuivi seul son projet d’utopie urbanistique, nommé New Babylon, jusqu’en 1969. Il est une source d’inspiration pour les Provos. Dieter Kunzelmann, quant à lui, fut membre du groupe Spur, qui est intégré à l’IS entre avril 1959 et février 1962. Passé par le groupe munichois de gauche extra-parlementaire Subversive Aktion, il fait figure de patriarche dans la tentative de vie en communauté Kommune I.
L’horizon révolutionnaire commun
12Certes groupusculaires, tous ces mouvements dessinent pourtant un nouveau type de révolte, qui n’est pas basé sur la militance politique traditionnelle et qui développe des thèmes alternatifs à ceux de l’extrême gauche.
13Tout d’abord, la plupart des groupes avec lesquels l’IS entre en relation s’inscrivent dans la filiation des avant-gardes artistiques du vingtième siècle : les futuristes, Dada, les surréalistes. Dès lors, ils ont en commun d’envisager la révolution selon le mot d’ordre rimbaldien : « changer la vie ». Tous méprisent l’intellectualisme et sont à la recherche d’un nouveau langage révolutionnaire, entre art et politique. L’articulation entre théorie et praxis doit donc être réinventée. La militance politique est condamnée car elle conduit vers le dogmatisme et la bureaucratie. Ces groupes s’orientent donc vers des actions subversives, qui ont pour but de déranger l’ordre établi, de susciter un questionnement et, à terme, de libérer les individus de l’aliénation mentale qui les étreint. Leur critique porte sur la société de consommation qui détourne les hommes de la vie et qui les maintient dans la « survie ». Ainsi, les Black Mask font parler d’eux en dégradant le bâtiment de Wall Street, en introduisant des clochards aux cocktails de vernissages de galeries artistiques, en lançant des chiens affamés dans des restaurants chics.
14La révolution prônée par ces groupes n’est pas celle d’une prise du pouvoir étatique, mais relève davantage de ce que la presse ou la police rangent sous la catégorie anarchiste. Ils reviennent aux projets de « Socialisme par le bas [9] », développés au XIXe siècle par les utopistes, à l’instar du mutuellisme proudhonien ou des phalanstères fouriéristes. Dans cette nouvelle société, la vie au quotidien devrait laisser s’exprimer la créativité, les passions et le jeu. Les Provos, à la suite de Constant, mettent l’homos ludens et les écrits de Huizinga [10] au cœur de leur démarche.
15Loin des partis pris tiers-mondistes, l’ensemble de ces groupes adoptent l’analyse géopolitique que Socialisme ou Barbarie a faite du monde sous la guerre froide. L’IS, les groupes anglophones et les Zengakuren ont en effet lu les textes de Socialisme ou Barbarie, voire collaboré avec eux [11]. À leur suite, ils renvoient dos-à-dos les États-Unis, qui mobilisent contre eux tout un pan de la jeunesse mondiale opposée à la guerre au Vietnam et l’ensemble des pays socialistes. Ainsi, la Chine maoïste ou le Cuba castriste, qui suscitent l’espoir chez tant de jeunes révolutionnaires, sont dénoncés par eux, au même titre que l’URSS, comme des États bureaucratiques ayant instauré un « capitalisme d’État ».
16Les situationnistes, comme les Zengakuren, se raccrochent au modèle des conseils de travailleurs, qui seraient les garants d’une préservation de la révolution contre une bureaucratie. Le panthéon révolutionnaire de ces extrêmes gauches ne contient donc pas les icônes de Mao ou du Che, mais celles des Communards parisiens de 1871 ou celles des révolutionnaires hongrois de 1956.
Mai-68 : entre praxis et théorie
17Dans le Mai français, l’Internationale situationniste est un vecteur important de ces thèmes, qui sont présents dans leur revue éponyme, dans la brochure De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens d’y remédier largement diffusée à partir du 22 novembre 1966 et enfin dans les essais de Guy Debord [12] et de Raoul Vaneigem [13] parus en 1967.
L’étincelle du Mai parisien
18À la veille de mai 1968, les situationnistes sont peu nombreux : on compte Guy Debord (19311994), Mustapha Khayati, Raoul Vaneigem (né en 1934), René Viénet (né en 1944) et, au Danemark, Jeppesen Victor Martin (1927-1993).
19En mai, aux côtés des étudiants du groupe des « Enragés de Nanterre », ils occupent la Sorbonne. La collaboration entre Enragés et situationnistes se traduit par la fondation du Comité Enragés-Internationale situationniste le 14 mai.
20Ils diffusent leurs thèses avec un soin particulier porté à l’esthétique : l’inscription de slogans à même les murs — pratique qui se répand et dont ils revendiquent la paternité — ou des tracts mettant en scène des détournements d’images. Ainsi, René Viénet rapporte qu’au soir du 13 mai, il est l’auteur de la première inscription sur les murs de la Sorbonne occupée. Le phylactère : « L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste » soulève des remous puis la majorité décide de l’effacer. Le 14 mai, ils affichent une photo de charme détournée : une femme se tenant les seins susurrant : « ah l’Internationale situationniste » et « les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux inappréciables de la rupture des freins sociaux et du renversement de toutes les lois ? »
21Ils tentent de susciter la formation de conseils ouvriers en formant eux-mêmes à la Sorbonne un Comité pour le maintien des occupations (CMDO). Ce Comité fonctionne sur le modèle conseilliste et il est ouvert aux compagnons de route étudiants et travailleurs. Il compte une quarantaine de membres [14]. Ils cherchent à établir une liaison avec les ouvriers grévistes qui occupent leurs usines. Une dizaine de voitures est mobilisée pour ce faire. Par exemple, René Viénet entend parler d’Yves Le Manach [15] au sein du Comité d’action travailleurs-étudiants de Censier [16] et il vient le démarcher sur le piquet de grève de l’usine Sud Aviation.
22Ils inscrivent la contestation dans leur perspective internationale. Dès le 19 mars 1968, un tract des Enragés de Nanterre — déjà en étroite collaboration avec l’IS — établissait une correspondance entre leur combat et celui des étudiants japonais. Au-dessus de la photographie d’une manifestation au Japon de « 2 000 étudiants et ouvriers affrontant la police », leur texte dénonçait la tentative de « récupération » des Zengakuren par Henri Lefebvre.
23Le 17 mai, ils envoient au Bureau politique du Parti communiste chinois et à celui du Parti communiste soviétique un télégramme les avertissant qu’une révolution des conseils ouvriers menace leur pouvoir bureaucratique : « Tremblez bureaucrates stop Le pouvoir international des Conseils ouvriers va bientôt vous balayer stop L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste stop [17] [...] »
L’enjeu mémoriel immédiat
24Mais l’événement « Mai-68 » ne se joue pas tant sur les barricades que lors de l’immédiate mise en récit dont il fait l’objet dès l’été 1968. L’Internationale situationniste se lance dans cette bataille mémorielle avec des armes qu’elle maîtrise parfaitement : sa rhétorique tranchante et son esthétique subversive, voire la dissuasion physique [18].
25Il s’agit, d’une part, pour les situationnistes d’analyser les événements du Mai français dans une perspective mondiale. D’autre part, ils cherchent à valoriser leur rôle d’avant-garde dans ce moment d’étincelle révolutionnaire. Ce travail est mené à Bruxelles durant l’été 1968 et trouve son aboutissement dans l’ouvrage qui paraît à l’automne 1968 et qui est signé par René Viénet pour l’ensemble de l’organisation : Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations [19].
26Tout d’abord, les situationnistes font valoir leur analyse du capitalisme mondial. À la différence des « pseudo-penseurs modernistes de la contestation au détail », leurs outils d’analyse, réglés à l’échelle mondiale, leur avaient permis de prévoir l’éclatement de ce mouvement social. En effet, René Viénet relie un certain nombre d’événements : entre le soulèvement ouvrier à Berlin-Est en 1953 et le scandale situationniste à Strasbourg en 1966, les étudiants se sont soulevés au Japon, à Berkeley, à Berlin-Ouest, à Turin, en Tchécoslovaquie. Ce sont autant d’indices qui prouvent la marche téléologique de l’histoire mondiale vers son point d’explosion.
27Le scandale de Strasbourg avait en effet donné à l’Internationale situationniste une visibilité internationale qu’elle n’avait jamais acquise jusque-là. De novembre 1966 à avril 1967, la presse française et étrangère s’était fait l’écho des rebondissements politico-judiciaires qui suivirent la prise en main par des étudiants situationnistes de l’Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg. En revanche, la presse ne les évoque pas ou peu en mai et en juin 1968 : au mieux, ils sont confondus dans la tendance anarchiste. Dans l’ouvrage qu’il signe, René Viénet prend donc soin d’évoquer les journaux étrangers qui évoquent le rôle de l’IS dans la contestation, à l’instar du Sunday Times du 21 juillet 1968, qui, bien qu’exposant avec une parfaite incompréhension les thèses de l’IS, considère leur mouvement comme « probablement la plus avancée des fractions radicales [20] ».
28Ce travail de réappropriation de la mémoire de 1968 apparaît dans la proposition que Guy Debord fait aux éditions Buchet-Chastel, en février 1969, pour la réimpression de la Société du Spectacle. En effet, il leur soumet que son ouvrage soit présenté en librairie avec une « bande explicite » : « La théorie situationniste qui allait exploser en mai [21]. » Il se poursuit dans le n° 12 de la revue Internationale situationniste, qui sort en septembre 1969 et qui est consacré à Mai 68.
29Les situationnistes utilisent aussi les outils à leur disposition au sein de l’organisation : les sections américaine et scandinave diffusent dans leurs revues les photographies des slogans situationnistes, peints sur les murs en mai-juin 1968 à Paris, les reproductions des tracts émis par le CMDO. Ainsi, le télégramme envoyé aux Partis communistes chinois et soviétique est traduit en danois et reproduit en première page du supplément à Situationistisk Revolution 2 de mars 1969 [22]. Ils projettent de publier en mai 1970 une anthologie en anglais des textes situationnistes sur les conseils ouvriers [23].
30En 1972, Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti présentent le Mai français comme l’origine du mouvement révolutionnaire mondial en marche et l’Internationale situationniste comme son avant-garde éclairée : « La théorie, le style, l’exemple de l’IS sont adoptés aujourd’hui par des milliers de révolutionnaires dans les principaux pays avancés [...] Ses exigences sont affichées dans les usines de Milan comme dans l’université de Coimbra. Ses principales thèses, de la Californie à la Calabre, d’Écosse en Espagne, de Belfast à Léningrad, s’infiltrent dans la clandestinité ou sont proclamées dans des luttes ouvertes [24]. »
La postérité de Mai-68 : révolution politique, révolution contre-culturelle
31Les vecteurs de diffusion du « situationnisme » en France et à l’étranger empruntent deux voies : les cercles pro-situationnistes, d’une part, l’édition et la presse, d’autre part.
Les réappropriations pro-situationnistes
32Après la parution du n° 12 de sa revue, en septembre 1969, l’organisation situationniste se déchire. Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, les deux derniers membres, la dissolvent en 1972. Mais la culture situationniste est réappropriée par un réseau de sociabilité international, structuré autour de groupuscules « pro situationnistes », en Europe et aux États-Unis. D’un pays à un autre, les héritiers exploitent des pans différents de la théorie situationniste. À mesure que l’on s’éloigne de mai 1968, les thèmes changent également.
Bande dessinée, détail, Internationale Situationniste, 1967
Bande dessinée, détail, Internationale Situationniste, 1967
33En France et en Italie, le débat reste essentiellement politique. L’ouvrage de référence est La Société du spectacle, comme Le Nouvel Observateur le rappelle en 1971 : « La Société du spectacle [...] a nourri les discussions de toute l’ultra gauche depuis sa publication en 1967. Cet ouvrage qui prédisait mai 1968 est considéré par certains comme Le Capital de la nouvelle génération [25]. » Dans les années qui suivent 1968, il s’agit de faire la révolution dont Mai-68 n’a été que la répétition générale. Les pro-situationnistes français s’affrontent sur les modalités de formation des conseils ouvriers. Ainsi, le GRCA (Groupe révolutionnaire conseilliste d’agitation pour la formation de l’organisation), qui compte trois anciens membres du CMDO, dénonce dans son premier bulletin de juin 1970 d’autres organisations, qui manquent à ses yeux d’orthodoxie conseilliste : le « lamentable bulletin ICO », le Conseil de Nantes et la revue de Cazals, étudiants strasbourgeois « prétentieusement appelée Conseilliste ».
34Outre-Manche et outre-Atlantique, les héritiers situationnistes sont plus libres dans leur interprétation de la doxa situationniste et ils privilégient davantage les thèses du Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. Son exaltation des passions, du jeu, de la créativité, de la subversion sont mis en scène dans des tracts et des brochures, qui se distinguent de la somme des documents ronéotypés diffusés dans les milieux gauchistes par le soin apporté à l’esthétisation du message.
35Ainsi, un groupe radical de Détroit publie en 1970 une traduction de La société du spectacle [26]. Sur presque chaque page, une photo illustre le style aride de Debord. Cette édition a été condamnée par les situationnistes.
36Au Royaume-Uni et aux États-Unis, les deux principaux groupes fondent leur autorité sur la présence de situationnistes historiques.
37Le groupe King Mob est animé par Charles Radcliffe et Christopher Gray entre avril 1968 et 1970. Ils publient une revue éponyme qui s’inscrit dans la continuité de Heatwave. L’esprit situationniste souffle sur leurs écrits, mais il intègre aussi les références à Dada, il traite de courants musicaux : il s’éloigne donc de la ligne situationniste. En 1974, Christopher Gray édite une anthologie [27] de documents situationnistes qui inclut les propres productions post-situationnistes des Britanniques.
38Aux États-Unis, l’ex-situationniste Tony Verlaan crée en avril 1971 le groupe Create Situation. Ils travaillent beaucoup sur la création d’affiches, qui utilisent le procédé de collages et détournements d’images. Leurs textes, qui prennent la forme de phylactères ou de légendes, appellent à la grève sauvage, à la formation de conseils ouvriers et ils sont les critiques infatigables des régimes maoïste, castriste et soviétique.
39En Scandinavie, d’anciens situationnistes [28] tentent de recréer une Internationale. L’Antinationale situationniste est fondée en 1974, mais un seul numéro de leur revue parvient à sortir. Jorgen Thorsen y fait paraître un Manifeste dans lequel il dénonce les écueils idéologique, bureaucratique et hiérarchique, qui ont causé la chute de l’Internationale situationniste.
40Dans ce réseau, les polémiques portant sur l’interprétation de la théorie situationniste dépassent les frontières. Ainsi, le groupe français du Centre de recherche sur la Question sociale [29] répond en 1975 aux attaques d’un groupe californien, Point Blank, qui a publié une critique hargneuse de leurs activités. Les Français précisent alors qui sont leurs alliés et qui sont leurs ennemis sur l’échiquier international pro-situationniste. Ils collaborent, en particulier, avec Ken Knabb, pro-situationniste actif à Berkeley [30], qui a été initié au situationnisme par Tony Verlaan et Jon Horelick, deux anciens membres de la section américaine situationniste.
41Toutefois, demeure la question de l’impact de ces groupes sur l’opinion publique. Il est certes difficile de le mesurer, mais leur mode de diffusion témoigne de l’étroitesse du public concerné. En effet, les revues, les brochures, les tracts sont envoyés à quelques abonnés, mais l’essentiel est déposé dans les librairies spécialisées dans la presse d’extrême gauche. Ce sont l’édition et la presse « grand public » qui ont élargi les cercles de réception.
La réévaluation de l’IS à la lumière de la contre-culture
42La visibilité des situationnistes dans le champ culturel bénéficie clairement de l’explosion de Mai.
43En effet, avant mai 1968, l’intérêt porté par les intellectuels aux travaux théoriques des situationnistes est mince. Certes, le journal italien L’Expresso reconnaît précocement à Guy Debord une place importante parmi les « prophètes » de la révolte étudiante. Ainsi, le 24 mars 1968, le journal établit une généalogie de cette pensée : Guy Debord y côtoie Herbert Marcuse, Rudi Dutschke, Theodor Adorno, Wilhelm Reich. En France, en revanche, la parution des deux essais situationnistes de Guy Debord et de Raoul Vaneigem, en 1967, n’est pas ignorée, mais la teneur des articles est sévère. Ainsi Claude Lefort et François Châtelet [31] jugent les thèses des situationnistes dogmatiques, obscures, voire creuses.
44En revanche, entre 1970 et 1972, alors que les activités situationnistes déclinent, on observe un regain d’intérêt pour cette petite Internationale. Dans la contre-culture qui naît de la recristallisation de Mai-68, la position de carrefour de l’Internationale situationniste, entre les avantgardes artistiques et le champ politique d’extrême gauche, lui donne un éclat particulier : elle apparaît a posteriori comme une synthèse de la contestation. En effet, elle conjugue plusieurs horizons d’attente hérités de Mai-68 : une autre manière de penser la révolution politique — les conseils ouvriers — et une nouvelle posture au quotidien — la liberté des mœurs, le rejet des institutions sociales (la famille, la religion, les forces de l’ordre, le travail : « Ne travaillez jamais »), l’hédonisme (« Vivre sans temps mort, jouir sans entrave »).
45L’Internationale situationniste peut même servir de faire-valoir français dans la compétition internationale que se livrent les cultures alors légitimantes : les contre-cultures. Ainsi, André Bercoff [32] agite l’avant-garde situationniste en réplique aux jeunes Anglo-saxons, qui réfutent l’idée qu’une contre-culture française puisse exister, notamment en raison d’une tradition militante trop rigide : « Enfin [après Fourier, Dada, Artaud], dix ans avant Marcuse, quelques jeunes gens posaient, dans une revue à couverture métallique et papier glacé, la première critique de la société du spectacle et de la marchandise, dénonçaient la nouvelle misère de la vie quotidienne dans les pays industrialisés : les situationnistes. »
46La nouvelle presse underground française intègre l’IS à son panthéon. Ainsi, dès son n° 3 de décembre 1970, Actuel consacre un article aux « grandes gueules de la petite Internationale situationniste ».
47À l’étranger, la référence situationniste dans l’émergence de la contre-culture est décelable à partir d’un premier indice : le crédit que les éditeurs étrangers accordent aux textes situationnistes. La première édition des douze numéros de la revue Internationale situationniste est réalisée par un éditeur néerlandais, Van Gennep. La sortie de l’ouvrage, en janvier 1971, est encadrée par un dispositif publicitaire qui utilise les moyens de communication situationnistes : ainsi, un comics met en scène, d’un côté, les situationnistes réunis dans un « bouge » , tandis que, de l’autre, Interpol recense tous les lieux où ils sont présents : la France, la Scandinavie, New-York, Milan [33]. Une version française et une version anglaise sont envoyés à des destinataires européens, américains, australiens et japonais. L’engouement pour le situationnisme se mesure également au nombre de traductions de l’ouvrage de référence, La Société du spectacle. Elles sont en effet menées dans neuf pays, pour l’essentiel dans la première moitié des années 1970 [34].
48Les idées et l’esthétique situationnistes prennent donc un essor au lendemain de mai 1968. Cela tient certes à un Zeitgeist, qui met à l’honneur les valeurs érigées sur les barricades et qui en cherche les formulations théoriques.
49Mais c’est aussi la tactique des situationnistes qui explique la place qui leur est reconnue, car ceux-ci ont su constituer, dans les années soixante, un réseau international de groupuscules politiques et de librairies. Par ailleurs, leur esthétique et l’image qu’ils ont façonnée d’eux-mêmes les distinguent des gauchistes.
50A. T.
Notes
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[1]
Debord à Branko Vucicovic le 5 janvier 1966, in Guy Debord, Correspondance, vol. 3, 2003.
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[2]
Groupe new-yorkais qui publie dix numéros entre novembre 1966 et mai 1968. Il est animé notamment par Ben Morea, figure de la contre-culture new-yorkaise de la fin des années soixante. Le groupe devient Up Against the Wall, Motherfucker en 1968
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[3]
Ben Morea, « The total revolution », Black Mask, New York, n° 2, décembre 1966.
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[4]
Charles Radcliffe et Frankin Rosemont (éd), Dancin’in the streets! Anarchists, IWWs, surrealists, Situationists & Provos in the 1960’ as recorded in the pages of the Rebel Workers and Heatwave, Chicago, Charles H. Kerr Publishing Compagny, 2005, p. 60.
-
[5]
Lettre de Guy Debord à J. V. Martin du 22 décembre 1967, in Correspondance, vol. 3, op. cit, p. 249.
-
[6]
Fédération panjaponaise des associations étudiantes autogérées.
-
[7]
Jean-Marie Bouissou (dir.), Le Japon contemporain, Fayard/Ceri, 2007, p. 243.
-
[8]
Lettre de Guy Debord à Chatterji du 7 janvier 1965, in Correspondance, vol. 3, op. cit., p. 15.
-
[9]
Les théoriciens socialistes du XIXe siècle sont répartis en deux familles par Michel Winock : le socialisme par le bas et le socialisme par le haut (par la prise du pouvoir politique), in Michel Winock, Le Socialisme en France et en Europe XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1992, coll. « Point Histoire ».
-
[10]
Huizinga, Homo ludens, Amsterdam, Pantheon Akademische Verlag, 1939, Paris, Gallimard, 1951.
-
[11]
En juillet 1960, Guy Debord rédige avec un des membres de Socialisme ou Barbarie, Daniel Blanchard, un texte : Préliminaires en vue de définir un programme unitaire révolutionnaire.
-
[12]
Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
-
[13]
Raoul Vaneigem, Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris. Gallimard, 1967.
-
[14]
Selon René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations. Paris, Gallimard, 1968.
-
[15]
Yves Le Manach, ouvrier, activiste à Paris dans les années 1960, militant de la Ligue communiste révolutionnaire, collaborateur des Informations Correspondance Ouvrières, installé à Bruxelles depuis 1970. Il a déposé ses archives à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam.
-
[16]
Lettre d’Yves Le Manach à Henri Simon le 5 février 2002, IIHS, Amsterdam.
-
[17]
René Viénet, op. cit., p. 275.
-
[18]
Les situationnistes contestent les interprétations qui varient des leurs : c’est le cas du Mouvement social [Jean-Claude et Michelle Perrot, Madeleine Rébérioux, Jean Maitron (documents rassemblés par), « La Sorbonne par elle-même. Mai-juin 1968 », Mouvement social, n° 64, juillet-septembre 1968, Paris, Les Éditions ouvrières]. René Viénet et René Riesel se rendent au domicile de Jean Maitron pour l’intimider.
-
[19]
René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard, 1968.
-
[20]
René Viénet, op. cit., p. 40.
-
[21]
Guy Debord à Guy Buchet le 21 février 1969, in Correspondance, vol. 4, Paris, Fayard, 2004.
-
[22]
Archives de l’Internationale situationniste, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam.
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[23]
Robert Chasse à Bengt Ericson, Archives de l’Internationale situationniste, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam.
-
[24]
La Véritable scission dans l’Internationale, Paris, Champ Libre, 1972, Fayard, 1998, pp. 13-14.
-
[25]
Nouvel Observateur, 8 novembre 1971.
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[26]
Guy Debord, Society of the spectacle, Radical America, Madison and Black and Red, Detroit, Mich., traduit par Black and Red, Detroit, 1970.
-
[27]
Christopher Gray, (translated and edited by), Leaving the 20th century, the incomplete work of the situationist international, Free Fall Publications, 1974, 167 p.
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[28]
L’Américain Jon Horelick et le Danois J. V. Martin, soutenus par les Allemands Heimrad Prem et Helmut Sturm.
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[29]
Animé notamment par Daniel Denevert et Jeanne Charles, localisé dans le XVIIIe arrondissement de Paris. La revue du Centre, Chronique des secrets publics, commença à paraître en 1975.
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[30]
Son Bureau of Public Secrets publie de nombreux documents et, en 1981, il publie une anthologie importante de documents situationnistes : Knabb, Ken (ed. and trans.), Situationist International Anthology, Berkeley, Bureau of Public Secrets, 1981.
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[31]
François Châtelet, « La dernière internationale », Le Nouvel Observateur, 3 janvier 1968 ; Claude Lefort, « Le parti situationniste », La Quinzaine littéraire, 1er-15 février 1968.
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[32]
André Bercoff, « La contre société », L’Express, 1er-7 mars 1971 [illustré avec la reproduction d’un tract situationniste].
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[33]
Milan, où le comics laisse entendre que c’est Interpol qui a posé la bombe, le 12 décembre 1969, à la place Fontana.
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[34]
Paris, éd. Denoël, 2001].