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Article de revue

Réponse à Ulrich Johannes Schneider

Pages 15 à 17

Notes

  • [1]
    Margherita Palumbo, Leibniz e la res bibliothecaria. Bibliografie, historiae literariae e cataloghi nella biblioteca privata leibniziana, Roma, Bulzoni, 1993.
  • [2]
    G.W. Leibniz, Philosophische Schriften, IV, B (Sämtliche Schriften und Briefe), Berlin, Akademie-Verlag, 1999, pp. 1005-1012.
  • [3]
    Hadrianus Junius, Nomenclator, omnium rerum propria nomina variis linguis explicata indicans, Antverpiae, 1567. (J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque universitaire de Bologne, côte A.V.Y. X. 6, qui faisait partie de la bibliothèque privé du naturaliste Ulisse Aldrovandi. À la dernière page, on lit la remarque suivante : « totum perlegi die 20 novembris 1599 ego Ulisses Aldrovandi. »)
  • [4]
    J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque universitaire de Bologne, côte : A.V. Y. XVI. 4.
  • [5]
    G.W. Leibniz, Philosophische Schriften, IV, B, p. 1006.
  • [6]
    E.R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen-âge latin, Paris, Puf, 1956.
  • [7]
    M. Palumbo, Leibniz, op. cit., p. 46, note 12.
  • [8]
    Codex jurisgentium diplomaticus, in quo tabulae autenticae actorum publicorum... continentur, edidit G.G. L[eibniz], Hannoverae, 1693.
  • [9]
    G.W. Leibniz, Consilium de Encylopaedia nova conscribenda methodo inventoria, in Opuscules et fragment inédits, éd. L. Couturat, Paris, 1903, réimpr. Hildesheim, 1966, p. 30.
  • [10]
    G.W. Leibniz, Nouvelles ouvertures, in Opuscules, pp. 224-29.
  • [11]
    À côté des réflexions de Leibniz sur l’Encyclopédie, il faudrait analyser ses notes concernant l’Encyclopedia universa de J.H. Alstedt (œuvre gigantesque que j’ai consultée dans l’édition de Lyon de 1649, en 4 volumes in-folio) : cf. Leibniz, Philosophische Schriften, IV, B, op. cit., pp. 1122 sgg.
  • [12]
    M. Palumbo, Leibniz, op. cit., p. 38.
  • [13]
    La référence à Leibniz relève de la conjecture. Dans un compte-rendu publié en 1938, Borges fait allusion au système de numérotation binaire dont Leibniz aurait trouvé l’inspiration dans I Ching (J.L. Borges, Testi prigionieri, ed. T. Scarano, Milano, 1998, p. 243). La bibliothèque de Babel fut publiée en 1941.

1 J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le résumé du papier de Ulrich Schneider : soit pour ce qu’il nous dit, soit pour ce qu’il nous fait entrevoir. Le rapport entre penser et classer (pour citer George Perec) est au cœur de notre colloque ; il était aussi au cœur de la pensée de Leibniz. On peut ajouter que le grand essai de Durkheim et Mauss, De quelques formes primitives de classification, paru en 1901, nous a appris à placer ce sujet dans une perspective comparée très large — ce que Leibniz aurait sans doute apprécié.

2 L’engagement de Leibniz dans la Res bibliothecaria (c’est le titre d’un livre de Margherita Palumbo dont je me suis beaucoup servi) touche à la fois l’organisation de la recherche, donc la politique au sens large du mot, et la métaphysique [1]. Puisque j’ai l’impression que ce dernier élément a été quelque peu sacrifié dans la présentation que nous avons entendue, je voudrais dire quelque chose à ce sujet.

« Du classement des choses »

3 Je vais commencer mes remarques par un texte latin qui s’appelle De rerum classibus : titre ambigu, qu’on pourrait traduire soit par « Du classement des choses », soit par « De l’ordre des choses » [2]. Ce texte faisait partie de la masse des manuscrits qu’on a retrouvés à la mort de Leibniz. On pense pouvoir le dater entre 1677 et 1680, c’est-à-dire après la fin du séjour de Leibniz à Paris. Leibniz venait d’être nommé directeur de la bibliothèque de Hanovre ; auparavant il avait été responsable d’une bibliothèque privée, celle du baron Johann Christian von Boineburg. Le De rerum classibus commence en rappelant rapidement le classement proposé par Aristote dans ses Catégories : substance, quantité, etc. Le texte continue avec des notes tirées d’un groupe de livres assez hétérogènes. Le premier de la liste est le Nomenclator, omnium rerum propria nomina variis linguis explicata : un véritable best-seller, imprimé à Anvers pour la première fois en 1567, et réimprimé vingt-quatre fois dans le demi-siècle suivant [3]. Il s’agit d’un dictionnaire où on trouve d’abord le mot latin (et parfois aussi son équivalent grec) suivi par une traduction dans plusieurs langues modernes : allemand, français, flamand, italien, espagnol, anglais. Tout cela est présenté selon un ordre qui n’est pas l’ordre alphabétique des dictionnaires modernes. L’auteur, le médecin et humaniste néerlandais Hadrianus Junius (Aadrian DeJonghe), choisit un ordre systématique, dont il expliqua les passages les plus importants. Il commence avec la « res libraria et librorum materia », c’est-à-dire tout ce qui se rattache aux livres ; il continue avec l’homme, les bêtes (quadrupèdes, oiseaux, poissons, etc.) ; la nourriture, les boissons ; les vêtements (ecclésiastiques, masculins, féminins, etc.) ; les couleurs ; les bâtiments ; les prisons ; les navires, les monnaies, etc. Le deuxième tome du Nomenclator commence avec les éléments ; ensuite viennent les métaux, les maladies, Dieu et les esprits, les arts et métiers. En ce qui concerne cette dernière section, Leibniz note qu’il n’y a pas de redites : dans le premier livre, on parlait des instruments, dans le deuxième livre des personnes.

4 Le Nomenclator de Junius est donc plusieurs choses à la fois : une liste de mots latins, tirés d’une myriade de textes lus dans une perspective antiquisante ; ensuite, une liste de traductions de ces mots dans les langues modernes, ce qui souligne apparemment la continuité et la persistance de la tradition latine ; finalement, un inventaire systématique de tout ce qui existe, annoncé dans le titre : Nomenclator omnium rerum. Un siècle plus tard, le jésuite François Pomey fit quelque chose de semblable, à une échelle plus modeste, dans un petit livre écrit pour les enfants qui commençaient à apprendre le latin. Ce livre, également commenté par Leibniz dans ses notes De rerum classibus, s’intitulait Indiculus universalis, rerum fere omnia quae in mundo sunt, scientiarum item, artiumque nomina, apte, breviterque colligens, titre traduit par l’auteur de la façon suivante : L’univers en abrégé, où sont contenus en diverses listes presque tous les noms des ouvrages de la nature, de toutes les sciences et de tous les arts[4]. La traduction française gardait le « fere », presque, du titre latin, mais supprimait le mot rerum (choses). Leibniz, dont le résumé du livre de Pomey est assez neutre, avait été plus critique à l’égard du Nomenclator de Junius : « notandum est nomina habere Nomenclatorem non verba : sed nec abstracta, nec adjectiva » (il faut signaler que dans le Nomenclator on trouve des noms ; on ne trouve ni des verbes, ni des mots abstraits, ni des adjectifs) [5].

Gottfried Wilhelm Leibniz

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Gottfried Wilhelm Leibniz

5 Soulignons cette prise de distance de Leibniz par rapport à une approche qui, non seulement postulait tacitement l’équivalence entre les noms et les choses, mais évitait de prendre en charge tout ce qui n’est pas nom dans la langue. Et pourtant la fascination de Leibniz pour ce genre d’ouvrages est évidente. Le problème de la classification des choses (il s’agit, rappelons-le, du titre qu’il donne à ses notes) l’obsède ; il va l’obséder pendant toute sa vie. Mais quel est le rapport entre la classification des choses et la classification des livres ?

6 On trouve une première réponse à cette question au début du Nomenclator de Junius. Cet inventaire du monde s’ouvre sur une section dédiée aux livres, à l’univers des livres (« res libraria et librorum materia »). Junius explique à son lecteur la raison de son choix : les mots nous sont accessibles soit à travers la langue vivante, soit à travers les livres, mais ce sont ces derniers qui gardent une mémoire plus tenace. La bibliothèque est donc, littéralement, un aide-mémoire. Leibniz partageait sans doute cette idée : la majorité des livres dont il donne des extraits dans son De rerum classibus sont des livres sur l’art de la mémoire — un sujet qui le fascinait. Mais au-delà de l’explication donnée par Junius, on voit percer quelque chose de plus ancien et de plus profond : le livre peut nous donner accès au monde parce que, au fond, le monde est un livre. Le parallèle entre le livre de la nature et l’Écriture, le livre qui nous donne la Parole de Dieu a, on le sait bien, une longue histoire, qui traverse tout le Moyen-âge [6]. Vers le milieu du XVIe siècle, ce parallèle fut utilisé dans une perspective non religieuse, dans un ouvrage de Francesco Alunno qui eut beaucoup de succès : un dictionnaire formé par tous les mots utilisés par Dante, Pétrarque, Boccace — « les trois couronnes », comme on disait à l’époque. Le titre de ce dictionnaire, La fabbrica del mondo, dont la traduction serait à peu près « La fabrication du monde », comparait implicitement les mots consacrés par la renommée littéraire à des choses, des briques, des matériaux de construction.

Lecture diagonale

7 Le texte De rerum classibus jette quelque lumière sur l’attitude de Leibniz à l’égard du classement des bibliothèques, y compris celle de Wolfenbüttel. Ulrich Schneider a rappelé l’importance de la réorganisation du catalogue, voulue par Leibniz, selon l’ordre alphabétique des auteurs ; il a aussi souligné avec raison que ce classement était loin d’être une nouveauté. En fait, on le trouve déjà à la moitié du XVIe siècle, dans le premier volume de la grande bibliographie dressée par Conrad Gesner, Bibliotheca Universalis (1545-1548). Leibniz, dont on connaît l’immense curiosité, aimait la lecture diagonale — ce qu’il appelait lire « cursorie ». On n’est pas surpris lorsqu’on voit que Leibniz, dans un fragment qui s’appelle De vera ratione reformandi rerum literariam meditationes (méditations sur la vraie façon de réformer le littérature) insiste sur le fait que tout livre imprimé doit être pourvu d’un index avec les titres de chapitres, autant que d’un index alphabétique [7]. Plus surprenante est l’absence d’un index dans le Codex jurisgentium diplomaticus, le grand recueil de traités et de documents diplomatiques publiés par Leibniz en 1693 [8].

8 Mais à côté du souci pratique, l’index avait pour Leibniz une valeur métaphorique majeure. Il l’utilisa pour décrire, sur le mode de la complainte, le rapport entre le genre humain et son patrimoine intellectuel. Dans un projet d’encyclopédie écrit en latin en 1679, donc à peu près contemporain du texte De rerum classibus dont j’ai parlé auparavant, Leibniz écrit que le genre humain serait beaucoup plus heureux s’il pouvait surmonter la dispersion des connaissances qui le rend comparable « à un marchand qui n’a pas de livre de raison ou à une bibliothèque qui n’a pas d’index[9] ». Dans un fragment rédigé en français, qui date vraisemblablement de la même époque, Leibniz revient sur le même sujet en utilisant à plusieurs reprises des mots qui se rattachent à la res bibliothecaria : inventaire, liste, table, catalogue. « Deux choses, dit-il, seroient necessaires aux hommes pour profiter de leurs avantages... premièrement un INVENTAIRE exact de toutes les connaissances acquises mais dispersées et mal rangées [...] et secondement la SCIENCE GÉNÉRALE qui doit nous donner le moyen de se servir des connoissances acquises mais encor la Methode de juger et d’inventer, à fin d’aller plus loin, et de suppléer à ce qui nous manque. Cet inventaire dont je parle seroit bien éloigné des systèmes et des dictionnaires, et ne seroit composé que de quantité de Listes ou denombremens, Tables ou Progressions qui serviroient à avoir tousjours en veue dans quelque meditation ou deliberation <que ce soit> le catalogue des faits et des circomstances <et des plus importantes suppositions et maximes> qui doivent servir de base au raisonnement. »

9 Mais tout cela implique une « science générale ». C’est par elle qu’il faut commencer, dit Leibniz, pour « bien dresser l’inventaire, car elle est aux sciences particulières ce que la science de tenir les comptes est à un marchand ou à un financier[10] ».

10 La « science générale », la science des sciences, c’est l’Encyclopédie : le grand projet non réalisé sur lequel Leibniz a travaillé toute sa vie [11]. Dans une lettre adressée à Johann Friedrich, duc de Braunschweig-Lüneburg, au mois de mai 1679, Leibniz écrivait : « Il faut qu’une bibliothèque soit une encyclopédie, c’est-à-dire qu’on s’y puisse instruire au besoin dans toutes les matières de conséquence et de pratique[12]. »

11 Pour Leibniz, le classement de la bibliothèque devrait correspondre à la limite au classement du savoir, lequel devrait correspondre à la limite au classement de tout ce qui existe. On n’est pas trop loin de la bibliothèque de Buenos Aires de Borges, transfigurée, peut-être en hommage à Leibniz, dans La bibliothèque de Babel[13]. C.G.


Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/mate.082.0015

Notes

  • [1]
    Margherita Palumbo, Leibniz e la res bibliothecaria. Bibliografie, historiae literariae e cataloghi nella biblioteca privata leibniziana, Roma, Bulzoni, 1993.
  • [2]
    G.W. Leibniz, Philosophische Schriften, IV, B (Sämtliche Schriften und Briefe), Berlin, Akademie-Verlag, 1999, pp. 1005-1012.
  • [3]
    Hadrianus Junius, Nomenclator, omnium rerum propria nomina variis linguis explicata indicans, Antverpiae, 1567. (J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque universitaire de Bologne, côte A.V.Y. X. 6, qui faisait partie de la bibliothèque privé du naturaliste Ulisse Aldrovandi. À la dernière page, on lit la remarque suivante : « totum perlegi die 20 novembris 1599 ego Ulisses Aldrovandi. »)
  • [4]
    J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque universitaire de Bologne, côte : A.V. Y. XVI. 4.
  • [5]
    G.W. Leibniz, Philosophische Schriften, IV, B, p. 1006.
  • [6]
    E.R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen-âge latin, Paris, Puf, 1956.
  • [7]
    M. Palumbo, Leibniz, op. cit., p. 46, note 12.
  • [8]
    Codex jurisgentium diplomaticus, in quo tabulae autenticae actorum publicorum... continentur, edidit G.G. L[eibniz], Hannoverae, 1693.
  • [9]
    G.W. Leibniz, Consilium de Encylopaedia nova conscribenda methodo inventoria, in Opuscules et fragment inédits, éd. L. Couturat, Paris, 1903, réimpr. Hildesheim, 1966, p. 30.
  • [10]
    G.W. Leibniz, Nouvelles ouvertures, in Opuscules, pp. 224-29.
  • [11]
    À côté des réflexions de Leibniz sur l’Encyclopédie, il faudrait analyser ses notes concernant l’Encyclopedia universa de J.H. Alstedt (œuvre gigantesque que j’ai consultée dans l’édition de Lyon de 1649, en 4 volumes in-folio) : cf. Leibniz, Philosophische Schriften, IV, B, op. cit., pp. 1122 sgg.
  • [12]
    M. Palumbo, Leibniz, op. cit., p. 38.
  • [13]
    La référence à Leibniz relève de la conjecture. Dans un compte-rendu publié en 1938, Borges fait allusion au système de numérotation binaire dont Leibniz aurait trouvé l’inspiration dans I Ching (J.L. Borges, Testi prigionieri, ed. T. Scarano, Milano, 1998, p. 243). La bibliothèque de Babel fut publiée en 1941.

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