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Article de revue

Economie sociale et solidaire et développement durable : pensée et actions en conjonction

Pages 31 à 71

Notes

  • [1]
    Union Internationale pour la Conservation de la Nature et de ses ressources.
  • [2]
    Si on traduit « embedded » (Polanyi, 1983) par « enchâssé ».
  • [3]
    On s’appuie ici sur la démonstration de Passet (1979, Partie II, ch. 1), bien que son approche des relations entre l’avoir et l’être et des conséquences sur le plan de l’analyse économique ait un peu vieilli.
  • [4]
    Sur le lien entre la montée de la solidarité internationale et la conception d’un développement durable par le bas, cf. Crétiéneau (2009).
  • [5]
    Le guide édité par le Conseil de l’Europe en 2008 intitulé Repenser l’acte de consommation pour le bien-être de tous. Réflexions sur la responsabilité individuelle des consommateurs a été initié avec les membres de l’Inter-réseau des initiatives éthiques et solidaires (Iris).
  • [6]
    Les années 2000 ont vu se multiplier de telles initiatives. Par exemple, s’est tenu en décembre 2001 à Lille une première assemblée mondiale de citoyens, à l’initiative de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, où était représentée la diversité socioprofessionnelle et géoculturelle du monde.
  • [7]
    Voir l’exemple donné par Carrel (2005) à propos des quartiers d’habitat social.

1L’objectif de ce texte est de s’interroger sur le lien évident entre l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) et le Développement Durable (DD). Les deux partagent la même vision de l’économie, ou plutôt réfutent la pertinence de définir l’économie comme obéissant à ses propres lois. L’adoption de la définition substantive s’apparente facilement au choix d’un modèle de développement intégrant les préoccupations sociales et environnementales. Et en pratique comme en terme de pensée, tout semble les réunir ; on a des principes et des actions qui apparaissent bien plus qu’en conjonction. Or ce n’est pas si simple, comme nous allons le montrer. De plus, nous verrons que les enjeux sont primordiaux autant pour le DD que pour l’ESS.

2Des phénomènes tels que la responsabilisation croissante de tous les acteurs, qui est devenue une nécessité dans l’objectif d’un développement durable, la persistance de caractéristiques fortes de l’ESS, comme sa grande diversité (structures et activités) et son évolution en ordre dispersé, et enfin, les nouvelles formes de la concurrence des autres secteurs, liées notamment au recul de la sphère publique (activités et type de management) et au mouvement de privatisation/marchandisation ainsi que le déplacement subséquent des frontières entre les trois économies (publique, marchande et sociale/solidaire) ont provoqué un bouleversement du rapport entre ESS et DD, et une inversion même, observable aujourd’hui, au niveau des apports mutuels et des opportunités respectivement offertes.

3Notre démonstration s’attachera d’abord à rappeler pourquoi l’ESS a pu sembler un cadre évident pour la mise en œuvre du DD, en quoi elle s’est présentée comme une des voies possibles de DD, pour ensuite montrer que plus que jamais c’est le DD qui peut offrir un mode de développement, unifier et « visibiliser » cette économie.

1 – L’économie sociale et solidaire : un cadre privilégié évident pour le développement durable

4L’économie sociale est un mouvement de longue période qui articule une tradition de pensée et un agir, donnant ainsi un mouvement d’entreprise qui se doit de rester animé, inspiré, modélisé par les aspirations sociales alternatives (Draperi, 2007). Le DD quant à lui est une préoccupation récente ; la définition généralement admise est celle du rapport Brundtland en 1987. Il s’agit d’un développement cherchant à répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs. Le décor planté alors en termes de solidarité (horizontale et verticale), va retentir dans un secteur relativement ancien qui est mû par le principe de solidarité et qui mène le « même combat » (Laville, 2008).

1.1 – Le développement durable d’une part…

5Depuis le rapport Brundtland, la notion de DD n’a cessé de gagner en popularité dans les organisations (publiques, privées et internationales), et auprès des diverses instances de décisions, en importance également dans les débats publics ; elle est devenue un principe fortement mobilisateur et légitimateur de décisions déjà prises ou d’actions qu’il serait inéluctable de mener. Mais sa portée pratique (processus réels de décision et modalités de mise en œuvre des actions, formes concrètes d’organisation) comme ses implications théoriques sont encore loin d’être claires, sauf peut-être pour les tenants d’une acception néo-classique qui voient dans l’internalisation le moyen de réconcilier environnement et économie.

Une conception tripolaire

6Le développement durable n’est pas un problème comme les autres parce qu’il oblige l’économie à « sortir de son splendide isolement », selon les termes de Passet (1998), pour se penser dans sa relation avec deux sphères qu’elle doit « appréhender dans leur propre logique » :

  • Logique de la biosphère à cause de la dimension physique (matérielle et énergétique) des flux de l’activité économique ;
  • Logique de la sphère humaine où se forment les valeurs socioculturelles qui doivent orienter l’ensemble des activités humaines ; le nier, c’est substituer à ces valeurs les préceptes d’optimisation concernant le champ limité des activités économiques et en faire les valeurs suprêmes des sociétés.
Cette conception tripolaire du DD, proche de celle de l’UICN [1] en 1980, est devenue la plus communément admise. Elle porte en elle deux bouleversements majeurs. D’une part, la reconnaissance d’une dimension sociale autonome en conjonction avec les dimensions économique et écologique permet désormais de définir l’aire du développement (la société), et en prenant en compte d’emblée les besoins fondamentaux et l’équité, cette conception est la plus progressiste (Gendron, Reveret, 2000). D’autre part, cette proposition de « réenchâsser » l’économie [2] dans la biosphère et dans le social exige un projet éthique et politique avec redéfinition de l’intérêt général (la précision notamment des objectifs sociaux et environnementaux à long terme), et du (ou des) critère(s) d’efficacité qui concrètement le promeut(vent). Cette dimension politique renforce le caractère utopique de ce qui apparaît finalement comme une conception alternative de la société.

La rupture théorique entre « l’économique et le vivant »

7Théoriquement la problématique de départ du DD se justifie par ce qu’est la conception dominante de nos jours de l’économie : autonomisée et assimilée au marché. Dans L’Economique et le Vivant, Passet (1979) rappelle que cette confusion résulte d’un long « repliement » :

  • le modèle physiocratique reste inspiré de la biologie, en proposant une vision globale, « holistique », où la reproduction de la sphère économique n’est pas dissociée de celle du milieu naturel ;
  • l’école classique libérale, dans le prolongement d’A. Smith, conserve le raisonnement en termes de reproduction, mais limite celle-ci aux facteurs du marché, et le système trouve en lui-même sa propre cohérence, son équilibre ;
  • la contestation socialiste, notamment la critique de Marx et Engels, souligne les contradictions internes du système capitaliste ;
  • l’école néo-classique y répond en adoptant la théorie de la valeur utilité-rareté, et le schéma de l’économie pure, en réduisant donc encore le champ de l’analyse : on s’intéresse désormais à l’équilibre a-temporel du marché, sur le modèle de la mécanique rationnelle, et on exclut les phénomènes hors marché.
Lorsque la science économique en arrive à abstraire explicitement « tout ce qui concerne le vivant », on peut affirmer qu’alors « la rupture est totale » (Passet, 1979, page 45). On assiste à une inversion : désormais, « c’est dans la logique des choses mortes (les marchandises, le profit monétaire) que le système trouve sa justification ». Or qu’impliquent les lois de cette logique ? D’une part, un asservissement des hommes dont la survie matérielle dépend de ce système qui s’auto-justifiant, sans finalités humaines, connaît un ajustement pour l’équilibre comportant par contre des coûts humains ; d’autre part, une exploitation des richesses naturelles gratuites (la houille par exemple) logiquement justifiée, valorisée puisque c’est « l’obstacle », le coût pour obtenir l’avantage (le travail pour l’extraction et le transport) qui fondent les valeurs donc les prix auxquels s’échangent les produits.

8Ce mouvement de la pensée économique, décrit par Passet, peut s’expliquer par la grande métamorphose qui s’est produite de 1 400 à 1 700 environ à la fois technique, économique, sociale et politique. En même temps que les techniques se développaient dans l’agriculture, les mines, la métallurgie, etc., une nouvelle élite s’est constituée, a accédé au pouvoir et a suivi les mots d’ordre de profit, d’efficacité et de domination de la nature. Pour l’extraction des minerais, indispensable au développement des nouvelles techniques, on a besoin d’une légitimation idéologique que va fournir la philosophie mécaniste qui conçoit la nature non plus comme un organisme mais comme une machine.

Une réaction au développement économique non soutenable

9Comme le montre l’enquête historique de l’Américaine Merchant (1980), le système technoscientifique soumet totalement les hommes en même temps que la nature : il promet de les libérer « des incommodités de l’état d’homme » en forçant la nature à révéler ses secrets, ce qui implique une exploitation systématique. Toutes les activités humaines vont s’appuyer désormais sur le monde matériel, et en particulier l’action et la pensée pour construire durablement un monde commun. L’économie, secteur séparé de la vie sociale, traîne tout « dans son sillage » : la pratique sociale de l’échange est étendue à tout, incluant la force de travail et la terre (Dupuy et Robert, 1976). Mais « à mesure que se renforcent les interdépendances liées au développement, l’explication par le marché se révèle de plus en plus nettement partielle et insuffisante » (Passet, 1979, page 50), des phénomènes importants en réalité, comme les biens collectifs et les effets externes, n’étant pas pris en compte.

10D’un côté, on a détruit le mode de vie de subsistance qui constituait un rempart contre l’exploitation intensive de la nature : pour vivre les hommes doivent désormais vendre leur force de travail au secteur dominant de la production dont le développement technique et l’expansion apparaissent en retour comme la condition sine qua non de la survie du plus grand nombre. L’hégémonie de la rationalité économique et de la logique productiviste est soutenue par le puissant dogme d’un minimum vital, matériel et croissant. Si on suit le raisonnement de Mumford (1950), sur la base de cette croyance le système techno-économique capitaliste doit se développer tant que tous les hommes n’ont pas accès à ce minimum (croissant).

11D’un autre côté, le caractère non soutenable de ce développement économique est considéré tardivement relativement aux mises en garde formulées et aux problèmes écologiques mentionnés il y a fort longtemps déjà. Dans son Traité en 1556, Agricola qui prêche pour le développement des activités minières et métallurgiques parle des problèmes écologiques (terres stérilisées, eaux polluées,…) et du fait que selon certains les destructions entraînées par l’exploitation minière excèdent la valeur des métaux obtenus. En 1820, Lamarck attire l’attention sur le risque que l’homme ne s’extermine lui-même après avoir rendu la terre inhabitable (d’après Passet, 1999). Et Marx dans Le Capital (1867) souligne le fait que la production capitaliste à cause notamment du développement technologique qu’elle suppose « ne fait qu’épuiser les sources originaires de toute richesse : la terre et les travailleurs ».

12La question de la soutenabilité de ce développement n’est pourtant réellement posée qu’à partir des années 1980, lorsque l’on prend conscience du fait que les mécanismes régulateurs de la biosphère sont affectés, et donc que ce n’est plus seulement le problème d’une ressource qui s’épuise ou d’un milieu qui se dégrade, mais que les effets néfastes sont globaux : trou de la couche d’ozone, effet de serre, biodiversité en danger, entre autres. On aura donc attendu que le développement de la vie sur terre s’annonce compromis pour s’interroger sur le mode de développement. Toutefois, le rapport Brundtland, s’il dénonce les dégâts engendrés par la logique productiviste, préconise « une nouvelle ère de croissance ». Il ignore le fait que le rapport d’une société à la nature est toujours une construction historique : il part de la situation historiquement constituée, dont il a été question supra, pour affirmer que les pauvres motivés par leur propre survie sont poussés à dégrader leur environnement. Cette conception antagoniste légitime une écologie scientifique dans la mesure où les intérêts de l’environnement ne sont pas portés par une représentation sur la scène politique comme ceux des acteurs économiques ; ce sont des intérêts supérieurs que la science doit préciser.

13Ceci montre qu’alors que le concept de développement durable est construit par réaction au paradigme productiviste, il n’induit pas nécessairement une désidéologisation économique s’il abstrait l’homme de la biodiversité, le projette dans la réalité sous la forme d’un homo oeconomicus animé exclusivement de mobiles économiques, pour mieux l’opposer au vivant. A réduire l’homme à un acteur économique dont la finalité ne serait que l’avoir, on en oublie les implications de la vraie finalité supérieure de l’homme qui est l’être, et, pour les humains, être ne signifie pas seulement l’existence physique, mais il s’agit aussi d’être socialement[3]. Une certaine vision de l’homme est associée à la conception de l’économie restreinte aux seules forces du marché. L’histoire économique et sociale fournit de nombreuses illustrations contredisant cette vision ; ce qui laisse entrevoir une problématique de développement durable débouchant plutôt sur une écologie politique/citoyenne.

1.2 – … L’économie sociale et solidaire d’autre part

14De son côté, l’économie sociale et solidaire regroupe un vaste ensemble d’activités qui montrent que la réalité économique et sociale ne saurait se réduire à la projection que fait habituellement la pensée économique sur elle. Non seulement, l’hégémonie de l’économie marchande n’est pas totale, puisque l’économie non marchande existe bel et bien, mais elle doit aussi composer avec une économie dite non monétaire. Pour certains de ses aspects, la théorie économique peut justifier l’existence d’une économie où l’allocation des biens et services s’exerce essentiellement par la redistribution. Mais l’économie non monétaire la prend à contre-pied, et cela à deux niveaux : en appliquant le principe fondamental de réciprocité qui implique des rapports humains, et en ce sens, s’oppose à l’échange marchand ; en rompant avec les valorimètres du marché et donc la prédominance des variables monétaires, théoriquement stratégiques pour l’équilibre, sur les variables relevant de la ressource humaine qui « justifie la subordination de l’ordre des hommes à l’ordre des choses » (Passet, 1979, page 57). L’économie sociale et solidaire constitue un mouvement social ancien. Elle est d’abord un « secteur » d’une économie prioritairement marchande, avant de devenir une véritable économie. Elle est apparue naturellement comme la voie d’un développement durable, au moins à petite échelle.

Un mouvement ancien et de grande ampleur

15L’économie sociale est un mouvement relativement ancien puisqu’il a bien plus d’un siècle. Traditionnellement composé de coopératives, mutuelles et associations, c’est un secteur qui a souffert, surtout dans la période de l’après-guerre, de son image d’ « infirmerie du libéralisme » (Jeantet, 1999), à cause de sa fonction d’insertion, mais qui a connu une renaissance depuis les années 1970 et surtout les années 1980 par la poussée de l’économie solidaire. Pour intégrer dans ce secteur les formes d’organisation très diverses qu’a inspirées et générées le principe de solidarité, on parle d’abord de « nouvelle économie sociale », puis aujourd’hui de « l’économie sociale et solidaire ».

16« L’économie sociale représente un mouvement social qui articule un mouvement de pensée et un mouvement d’entreprise, le second trouvant dans le premier un lieu d’inspiration et de modélisation de ses aspirations alternatives ». Selon Draperi (2007), il s’agit d’une « tradition de pensée à part entière », mais qui a adopté une posture épistémologique originale par rapport à la pensée dominante. Celle-ci est formée de deux traditions reconnues : la pensée dite « fonctionnaliste » d’une part, parce qu’elle s’intéresse d’abord au fonctionnement interne des organisations et surtout en fait à la grande entreprise capitaliste ; la pensée critique inspirée de l’œuvre de Marx d’autre part, qui se fonde sur les rapports sociaux de production et la lutte des classes. Succinctement, cela signifie qu’il existe un modèle de développement économique dominant, avec un Etat intervenant plus ou moins dans la régulation, et que rejeter ce modèle, c’est alors militer pour un changement social mené par l’Etat et un système économique dominé par l’entreprise publique. Or les multiples pratiques de l’économie sociale ne se sont jamais situées ni reconnues comme relevant de l’un ou l’autre de ces courants d’analyse. « L’objet central de l’économie sociale est le groupement de personnes, simultanément pensé comme lieu de production et/ou de distribution, lieu d’éducation et lieu d’un changement social non-violent » (Draperi, 2007, page 67). Il est donc éminemment politique. Cette forte dimension politique transparaît nettement dans les travaux des penseurs tels Charles Gide, Jean-Baptiste André Godin, Bernard Lavergne, et d’autres (Ernest Poisson, Georges Fauquet, Georges Lasserre, Claude Vienney, Henri Desroche), où il est question de valeurs, de projet collectif, ou d’exercice démocratique du pouvoir. On est bien dans le domaine de la recherche-action, mais le chercheur n’est pas au service d’une cause au sens de l’unité théorie-pratique que l’on trouve dans la tradition critique ; on a le souci de la cohérence entre la pensée et l’action mais cela suppose un engagement libre et volontaire et une responsabilité personnelle, que l’on ne retrouve pas dans les pratiques imposées par une théorie ou une praxis. En économie sociale, la tradition coopérative veut que ce soit les mêmes individus qui agissent socialement et produisent les connaissances en travaillant sur leurs propres pratiques. Sur ces quelques aspects fondamentaux, cette tradition datant du 19ème siècle fait encore la spécificité de l’économie sociale : elle n’érige pas des règles pour un homme nouveau, mais vise un meilleur fonctionnement de l’entreprise et de l’économie respectant les valeurs démocratiques de la société civile et politique. C’est ainsi que se trouvent reliés l’éthique et l’économie, le social et l’économie, à travers une démarche expérimentale et une interaction particulière entre théorie et pratique. Ce mouvement qui s’appuie sur l’entreprise collective dessine un long processus et vaste projet à la fois éducateurs et émancipateurs.

17En pratique, c’est un mouvement d’entreprises originales qui est né. Une particularité de l’entreprise sociale est qu’elle permet de dépasser la séparation marchand/non marchand, en mobilisant des ressources à la fois marchandes, non marchandes et non monétaires (bénévolat), et ceci fait aujourd’hui de ce concept un outil de refondation de l’économie sociale (Fourel, 2001, page 90). Quatre familles d’entreprises sociales composent traditionnellement ce secteur : les coopératives, les mutuelles, les associations et les fondations.

18Une coopérative est une association volontaire de personnes dans le but de réaliser une activité de nature économique, sociale ou éducative au moyen d’une entreprise fonctionnant de façon démocratique et collective. Dans les coopératives de production, apparues au début du 19ème siècle, les coopérateurs unissent leurs efforts pour se doter d’outils ou de moyens de production ou de distribution communs. Les coopératives de consommation permettent aux clients de s’unir pour obtenir de meilleurs prix. La coopérative touche de très nombreux secteurs de l’économie, notamment l’agriculture, la pêche, le commerce de détail, l’artisanat, les transports, les professions libérales et le crédit, et emploie 295 000 salariés en France en 2006. Le régime juridique et fiscal diffère selon le type de coopérative : la SCOP (société coopérative ouvrière de production) par exemple vise la suppression du bénéfice de l’entrepreneur sur le travail, et non celui de l’intermédiaire. Les CAE (coopératives d’activités et d’emploi), créées en 1995, offrent à des personnes désireuses de tester leur projet de création d’entreprise un lieu d’accueil et un statut. La CAE réunit des entrepreneurs salariés dont les activités peuvent être différentes alors que la SCOP traditionnelle réunit des salariés associés autour du même projet. La SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), créée en 2001, est une nouvelle forme de coopérative ayant pour objet la production ou la fourniture de biens et services d’intérêt collectif et présentant un caractère d’utilité sociale (tourisme social, recyclage des déchets, entretien du patrimoine naturel, commerce équitable…). Sa particularité est de réunir au moins trois catégories d’associés : les salariés, les usagers et les collectivités locales ou les financiers selon le type de projet.

19Au niveau européen, le statut de SCE (société coopérative européenne) est adopté en 2003, afin de permettre aux entreprises coopératives d’exercer sur l’ensemble du marché intérieur. Ce statut-cadre réaffirme les principes coopératifs (la « double qualité », les principes démocratique et altruiste, et le non-partage des réserves) mais ne se substitue pas au droit national des Etats membres. On dénombrait, en 2005, 235 000 coopératives en Europe.

20Au niveau mondial, l’OIT (Organisation internationale du travail) votait en 2002 une recommandation concernant la promotion des coopératives, première reconnaissance officielle du concept de coopérative dans le monde entier depuis le début du 19ème siècle. Cette recommandation reprenait la définition, les principes et les valeurs coopératifs de l’ACI (Alliance coopérative internationale). Celle-ci, fondée en 1895, a pour objectif de mettre en relation les coopératives du monde entier. Elle rassemble aujourd’hui 225 organisations qui fédèrent des coopératives comptant plus de 800 millions d’adhérents issus de 88 pays. Les principes formulés par l’ACI rejoignent ceux qui sous-tendent le développement durable : la solidarité intergénérationnelle, la gouvernance impliquant les différentes parties prenantes, la lutte contre la précarité. Cela ne peut qu’encourager la redécouverte et le renouvellement de la coopération.

21Le code de la mutualité de 1945 en France définit les mutuelles comme des sociétés qui « dans l’intérêt de leurs membres ou de leurs familles, mettent en œuvre une action de prévoyance, de solidarité et d’entraide… ». Les mutuelles de santé visent souvent un public cible (fonctionnaires, étudiants, travailleurs indépendants…) ou proposent leurs services sur une base territoriale. Elles proposent également des services d’épargne et de retraite complémentaire. Contrairement aux assureurs commerciaux avec lesquels elles sont en concurrence, elles ne sélectionnent pas leurs adhérents en fonction de leur état de santé, fixent les cotisations selon le niveau de revenu, et visent la recherche désintéressée de la prévoyance et de l’assurance au profit des adhérents. La Fédération nationale de la mutualité française rassemble 2 000 mutuelles protégeant 38 millions de personnes et gérant des centres d’optique ou dentaires, des cliniques et pharmacies, des services pour handicapés, personnes âgées ou de petite enfance. Conformément aux directives européennes d’assurance, un nouveau code de la mutualité a été adopté en 2001 et sépare les activités d’assurance (Livre II) des réalisations à caractère sanitaire et social (Livre III). Les mutuelles d’assurance sans intermédiaires sont réunies au sein du Groupement des entreprises mutuelles d’assurance : 18 groupes d’assurances y rassemblent plus de 20 millions de sociétaires et garantissent les risques des particuliers aussi bien que des associations et professionnels. La MAIF (Mutuelle d’assurance des instituteurs de France), est l’une des plus anciennes. Les sociétaires sont à la fois assurés et assureurs. L’originalité des mutuelles est de fonctionner avec les seuls capitaux apportés par les sociétaires. La finalité n’étant pas la recherche du profit, les excédents éventuels sont mis en réserve ou redistribués aux adhérents sous forme de ristourne. Depuis plus de vingt ans l’offre concernant l’assurance des personnes s’est élargie (prévoyance, dépendance, retraite…), des filiales ont été créées et les mutuelles se sont rapprochées des banques de l’économie sociale (Caisse d’épargne et Banques populaires par exemple) pour diffuser ces nouveaux produits. Malgré leur succès, les mutuelles sont menacées par les directives européennes qui tendent à aligner leur statut sur celui des assureurs privés.

22La loi de 1901 en France marque la véritable reconnaissance de la libre-association. Elle stipule que « les associations de personnes peuvent se former librement sans autorisation, ni déclaration préalable » et définit l’association comme « la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager les bénéfices ». La réalisation de bénéfices n’est pas interdite, à condition qu’ils soient consacrés à l’objet social de l’association. Les associations regroupent plus de 35 millions d’adhérents et emploient quelque 1,676 million de personnes, soit 80% de l’emploi salarié total de l’économie sociale (INSEE, 2009).

23La fondation, enfin, est définie, dans la loi de juillet 1987 sur le développement du mécénat, comme « l’acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif ». Ces deux critères, intérêt général et non-lucrativité, placent les fondations dans l’économie sociale, bien que leurs conseils d’administration restreints ne soient pas nécessairement représentatifs de l’ensemble de leurs membres et contributeurs, à la différence des autres organisations. On dénombre près de 2000 fondations en France.

24Au début des années 1980, c’est un cadre juridique qui rassemble ces institutions de l’économie sociale. Les entreprises sociales comme les pratiques multiformes de l’économie solidaire sur lesquelles nous reviendrons infra montrent qu’il peut exister grâce au caractère non lucratif de l’organisation un compromis entre la logique marchande et la logique civique. Les intérêts privés sont en quelque sorte socialisés c’est-à-dire placés sous le contrôle démocratique des membres. C’est l’opposition entre intérêts particuliers et intérêt général, entre privé et public, qui se trouve ainsi dépassée (Maréchal, 2008, page 223).

Une économie à part entière qui offre un cadre évident pour la mise en œuvre du développement durable

25C’est d’abord l’éthique de toutes ces activités qui les différencie des autres entreprises, car en ayant une finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit, elles instaurent la primauté des hommes et des femmes sur le capital. Si l’autonomie de gestion à laquelle elles sont contraintes ne les distingue pas des autres, elles adoptent par contre formellement un processus de gestion démocratique qui favorise la participation et la responsabilité collective des personnes membres et qui y travaillent. Enfin, plus que le statut juridique de la propriété, la règle prévalant dans la répartition des revenus fait l’originalité de ce secteur, puisqu’il ne peut y avoir appropriation par une personne ou par un groupe de personnes des surplus dégagés par l’activité.

26Avec ses valeurs humanistes de solidarité et de démocratie, son potentiel d’innovation dans la réponse aux besoins qu’elle offre sur le terrain, le poids qu’elle représente dans l’économie, en activités comme en emplois, et le développement qu’elle connaît, l’ESS s’affirme comme une économie à part entière et d’avenir ; elle n’est plus ce « tiers secteur », intermédiaire entre privé et public, là uniquement pour colmater les défaillances du marché et de l’Etat (secteur public). Certes, elle se recompose en permanence au gré des circonstances qu’impose le système économique environnant, mais c’est pour mieux répondre aux besoins de la société :

  • la territorialisation des activités face à la globalisation des marchés ;
  • les relations de proximité face aux contacts médiats et informatisés de la société ;
  • la réappropriation par les citoyens de la « chose publique » face à la bureaucratisation de nos institutions.
L’idée d’un tiers secteur d’ESS ou d’un « tiers secteur d’utilité sociale, environnementale et culturelle » est apparue en même temps que la crise de la dualité sectorielle marchand/public (Lipietz in Fourel, 2001, page 27), parce que l’on compte désormais sur le développement de ce tiers secteur pour répondre à des besoins non satisfaits et au problème du chômage. Mais « il est historiquement faux de lier trop étroitement l’économie solidaire à la lutte contre l’exclusion comme d’en faire une réalité récente » (Laville in Frère, 2009, page 389).

27On ne peut parler de secteur, au sens de l’acception traditionnelle du terme en économie, à propos de l’économie solidaire, puisqu’il s’agit d’activités diverses dans l’agriculture, l’artisanat, les services de proximité,… D’un côté cette particularité de ne pas coller aux catégories de l’analyse économique accentue le besoin de reconnaissance, de l’autre tout projet de reconnaissance à travers une loi-cadre, un label, un statut (« utilité sociale » ou « société sans but lucratif ») peut freiner les initiatives et les projets innovants. Le rapport Lipietz (2000, sur une éventuelle réforme de la loi 1901 sur les associations) a privilégié un aménagement des statuts existants en économie sociale, pour intégrer des fonctions microrégulatrices, importantes dans une société individualiste et complexe. D’autres propositions ont porté sur de nouveaux statuts. Dans tous les cas, il s’agit toujours d’un filtrage des initiatives en amont (Bélorgey in Economie et Humanisme, 2000). Or c’est le cadre légal ouvert qui permet le foisonnement d’initiatives, et rien n’empêche d’offrir une plus grande reconnaissance a posteriori une fois l’activité observée. De la même manière, la notion d’entreprise sociale est utile pour désigner une activité de production continue avec travail rémunéré et prise de risque qui concilie en même temps initiative et service rendu à la collectivité, mais la création du statut d’entreprise sociale présente le risque de gommer les spécificités de ce type d’organisation, en poussant à un fonctionnement soit sur le mode de l’entreprise de marché, soit sur le mode de l’entreprise publique (Maréchal, 2008, page 228). A cet égard, certaines activités pourraient apparaître comme des services publics de second ordre, relativement coûteux pour la collectivité.

28L’ESS propose une économie alternative dans le sens où le lien social, et non plus le « contrat » (néo-classique), vient fonder l’activité économique (rentable). Sensible aux projets collectifs plutôt qu’individuels, à l’entreprise sociale plutôt que lucrative, l’ESS offre un cadre évident pour la mise en œuvre d’un développement durable. Et par sa production dans les domaines culturel, environnemental et social, elle œuvre déjà dans ce sens. Cette évidence repose sur un constat : il s’agit d’une économie qui n’est pas « désencastrée » car elle applique des principes et règles en cohérence avec les valeurs qu’elle met en avant, par opposition à l’économie capitaliste ; celle-ci est décrite alors comme « désencastrée » du social, sans lien avec l’éthique, sollicitant le cynisme et l’égoïsme des individus et aboutissant aux maux sociaux (chômage, pauvreté,…) et aux dégâts environnementaux. Comme le souligne Draperi (2007), cette façon de poser le problème des valeurs débouche sur l’idée qu’il faut changer la nature humaine pour valoriser la solidarité et l’altruisme alors que l’économie sociale propose « de définir les règles qui permettent aux hommes de vivre en société et en paix ». Et l’ESS agit dans ce sens : à travers la création d’emplois, par sa contribution à une répartition plus équitable des revenus et à la constitution d’un capital social, par la création et la dynamisation du lien social, par les réponses concrètes qu’elle apporte à des problèmes d’importance croissante liés à l’allongement de l’espérance de vie ou aux risques que l’économie fait peser sur la biosphère par exemple, l’ESS participe activement et positivement au processus de développement économique. Partant des trois principes à respecter suivant l’Agenda 21, soient la solidarité, la précaution et la participation démocratique, Naïri Nahapétian (in Alternatives Economiques, 2006, pages 73-74) rappelle d’abord que: Faisant une place à la société civile, le développement durable entérine l’idée que les acteurs de l’économie sociale doivent participer à la construction d’un autre mode de développement. Puis il affirme simplement : Les structures de l’économie sociale n’ont pas de difficulté à se glisser dans une démarche de développement durable, en ce sens qu’elles assurent une solidarité entre les personnes, disposent de statuts propres à assurer leur pérennité et s’efforcent de défendre des objectifs en cohérence avec l’intérêt général. Sur le site du Réseau 21 L’Economie Solidaire, s’adressant aux porteurs de projets on affirme que « la majeure partie des activités développées par les acteurs de l’économie solidaire s’inscrivent dans le champ du développement durable ». On y précise les filières d’activité : traitement des déchets, traitement de l’eau, services de proximité, économies d’énergie dans le bâtiment.

29Par conséquent, il est certain que l’ESS offre par ses modes de production et de gouvernance une réponse à la problématique du développement durable. Et cette réponse est observée autant a posteriori à travers les réalisations passées qu’actuellement en raison du développement dynamique de ce secteur. De surcroît les perspectives sont a priori très favorables eu égard au potentiel de développement qu’il présente, que celui-ci soit de nature endogène ou spontané ou qu’il soit impulsé voire fortement encouragé par les pouvoirs publics.

2 – Le développement durable : un mode de développement pour l’économie sociale et solidaire

30On ne peut évaluer précisément la justesse de la réponse qu’apporte l’ESS à la problématique du DD. Mais il est possible de s’appuyer sur quelques tendances lourdes de son évolution qui donnent des indications sur la qualité de cette réponse. Ce rapide examen montre que c’est plutôt le développement durable qui présente maintenant une opportunité à saisir en offrant à l’ESS un mode de développement en accord avec ses principes, ses modes de production et de régulation. Ceci ressort nettement de l’observation de son histoire récente, et plus encore quand sont passées en revue ses propres perspectives de développement dans le contexte socio-économique actuel. D’où les deux points successivement traités : un développement socio-économique suivi autre que le mode dominant ; un mode de développement économique alternatif à saisir.

2.1 – Le développement socio-économique suivi autre que le mode dominant

31Tant au niveau de la pensée que sur le plan pratique, l’économie sociale a suivi une évolution qui n’est pas sans évoquer un développement que l’on qualifierait aujourd’hui de durable. Ses principes sont en conjonction avec la philosophie d’un tel développement ainsi que nombre de ses réalisations. Et spontanément, longtemps avant que ne soit conçue la notion même de DD, de nombreux projets élaborés et menés en économie sociale relevaient d’un développement économique davantage orienté vers la satisfaction des besoins des populations. Par exemple, face à l’incertitude, la gestion collective du risque a été du ressort du mouvement mutualiste dans la société industrielle française. Que ce soit pour le financement des retraites ou l’organisation de la prévoyance santé, la protection des biens ou des personnes, l’organisation mutualiste parvient à tisser des réseaux de solidarité et, ceci, à une échelle appropriée.

Un développement autre mais pas indépendant : du tiers secteur à l’économie plurielle

32L’économie sociale change de profil et se présente donc comme une « nouvelle » économie à partir des années 1970 dans un monde lui-même en pleine mutation. Deux constats débouchent chacun sur une question fondamentale et cruciale également pour l’avenir de cette économie :

  • Sur le plan pratique d’une part, les formes nouvelles de la solidarité qui émergent depuis une trentaine d’années dessinent-elles une « nouvelle économie sociale », appelée le plus souvent aujourd’hui « économie sociale et solidaire » ? Au-delà, c’est un cap franchi dans cet autre développement socio-économique qui démontre la vitalité et le ressort de cette économie quand il s’agit de répondre à l’urgence des situations ; mais peut-on parler d’un mode de développement à propos de ce secteur ?
  • Sur le plan de la pensée d’autre part, la place qu’occupe la solidarité réciproque dans les systèmes socio-économiques contemporains pose la question de savoir s’il s’agit d’une logique complémentaire ou alternative au couple marché/redistribution. Le second cas implique l’idée d’un mode de développement propre à cette économie qui peut être indépendant du mode jusque-là dominant.
Toute approche de l’ESS est soumise à trois contraintes que rappelle efficacement Laville (in Merlant et alii, 2003, page 106) : « autonomisation de la sphère économique assimilée au marché, identification du marché à un marché autorégulateur, identification de l’entreprise moderne à l’entreprise capitaliste ». Il est difficile dans ces conditions de concevoir une place pour une économie sociale et solidaire, encore moins d’envisager qu’elle puisse connaître un développement indépendant. La terminologie est d’ailleurs symptomatique du problème (Laville in HERMES, 2003, pages 29-30). Très schématiquement, parler de tiers secteur revient dans les pays anglo-saxons à mettre en avant l’action volontaire dans le cadre des associations. Au niveau international, on recourra plus volontiers aux notions de société civile et d’organisations non gouvernementales. La notion d’économie sociale utilisée dans les pays francophones regroupe toutes les structures dont les statuts juridiques font obstacle à la pleine rémunération du capital, donc les associations, les mutuelles et les coopératives. Les termes ne sont pas neutres en terme d’approche. Les notions de tiers secteur et d’économie sociale sont privilégiées lorsqu’on désigne des activités d’ordre économique. A l’inverse, les ONG, la société civile et même les associations renvoient davantage au débat démocratique (national ou sur la scène internationale), et ne font pas référence à des activités économiques. Selon Laville (Ibid., page 30), considérant les phénomènes en question, « pour éviter (…) l’oubli d’une des deux dimensions économique et politique, l’économie solidaire tente de fonder une approche tripolaire à la fois politique (marché-Etat-société civile) et économique (marché-redistribution-réciprocité) qui intègre l’approfondissement des complémentarités autant que des tensions entre pôles ». La reconnaissance pleine et entière de pratiques multi-dimensionnelles n’est déjà pas facilitée par la confusion autour des différentes notions utilisées, mais de surcroît cette économie se cherche une légitimité en portant un projet, celui d’une économie plurielle (Passet, Roustang, Laville, etc.).

33La solidarité n’est pas l’apanage de l’ESS ; elle se décline en pratique dans nos sociétés démocratiques contemporaines selon les deux principes de redistribution et de réciprocité. Et l’ESS n’a pas vocation à se substituer à l’Etat, bien qu’elle doive parfois le suppléer. Dans un bref rappel historique, Dacheux et Laville (in HERMES, 2003, pages 12-13) explicitent la notion de solidarité démocratique, qu’ils opposent à la solidarité philanthropique. Alors que la seconde renvoie à un impératif de charité, la première à l’origine du mouvement associationniste du 19ème siècle est le fait d’individus égaux s’unissant librement dans une relation de réciprocité. A l’époque déjà, cette solidarité-là n’est pas coupée de l’économie puisqu’il est question autant de produire ensemble que de s’entraider mutuellement ou revendiquer collectivement. Puis avec le développement du capitalisme au 20ème siècle, l’autre forme de solidarité, la redistribution s’organise en même temps que les institutions de l’économie sociale se banalisent. La redistribution signifie qu’il y a dette sociale entre groupes sociaux et vis-à-vis des générations plus âgées. Elle induit un Etat-providence et, à travers également les droits sociaux acquis dans les entreprises, institue « le social », ce mode d’organisation qui doit permettre à l’économie marchande de s’étendre en apportant une certaine sécurité aux travailleurs. Après la Seconde Guerre mondiale, le couple marché-Etat avec la régulation de type fordiste développe ce social totalement coupé d’une interrogation politique sur l’économie. D’un côté, cela produit, dans certaines activités et par la création de services sociaux, un mouvement de démarchandisation. D’un autre côté, cette solidarité s’opère sur un espace national et avec une faible participation des intéressés (travailleurs, usagers). Selon Dacheux et Laville (Ibid.), les « nouveaux mouvements sociaux » qui apparaissent dans les années 1960 avec des revendications féministes ou écologistes par exemple, refusent les contreparties de ce « militantisme généraliste » supposant une action par délégation au sein de structures fédératives. Parallèlement donc à la crise du bénévolat dans les organisations d’économie sociale les plus institutionnalisées et les syndicats, l’engagement citoyen qui connaît un nouveau souffle ne vise pas un vaste projet social. Il s’agit d’un foisonnement d’initiatives ponctuelles insérées dans le concret visant la résolution de problèmes particuliers. Certaines touchent l’organisation de la production et donc comportent une dimension économique. On peut considérer que toutes ces expériences, menées dans un contexte idéologique parfois très défavorable, ont inspiré les pratiques ultérieures et actuelles de l’économie solidaire. Elles montrent que s’il y a dépendance du développement de l’ESS à l’égard de la redistribution, elle se situe moins dans la survenance du chômage et de la crise que dans la contrepartie politique qu’exige la solidarité sociale (nationale).

34L’économie solidaire suppose donc un questionnement politique sur l’économie par comparaison avec la solidarité redistributive. Mais pour les penseurs de l’ESS, il faut aujourd’hui une reconnaissance des dynamiques collectives qui lient économie et solidarité. Il faut substituer à la représentation dominante de l’économie de marché celle de l’économie plurielle, seule apte à prendre en compte l’existence d’une tierce logique et donc à faciliter l’expression des nouvelles demandes sociales, à favoriser la démocratie participative et l’engagement citoyen dans l’action économique que présuppose un DD. Les partisans de l’économie plurielle ne défendent pas seulement l’idée que les principes économiques sont pluriels, ils souhaitent également que soit reconnue la pluralité des formes de propriété, et en particulier les entreprises « sociales », dont la propriété est collective, où la rémunération du capital est limitée, où ce n’est pas la rentabilité des investissements qui prime aux yeux des entrepreneurs mais les effets positifs en termes sociaux ou environnementaux (accès aux services, cohésion sociale, énergies renouvelables, etc.).

35La tension due à la hiérarchisation des trois pôles de l’économie qui minimise le poids et l’intérêt de l’économie solidaire explique la démarche militante pour la reconnaissance d’une économie plurielle. Il s’agit de « proposer des formes de régulation politique cherchant en articulation avec les régulations publiques un réencastrement de l’économie dans un projet d’intégration sociale et culturelle » (Laville in Fourel, 2001, page 107). Roustang et al. (1996, page 68) expriment ainsi le projet : « introduire l’économie plurielle, c’est changer de perspective » ; c’est concevoir un Etat solidaire plutôt qu’un Etat-providence pour mieux concilier initiative et solidarité. Concrètement on veut impulser de nouvelles pratiques sociales en s’appuyant sur de nouveaux relais, dont des « élites de première ligne ». Il existe alors une économie marchande, à côté de celle tournée vers l’économie mondiale, qui cherche à être en symbiose avec l’environnement naturel et humain. Une économie plus respectueuse des territoires et des équilibres humains appelle des politiques et un mode d’intervention de l’Etat favorisant l’émergence d’espaces publics autonomes de libre débat (Ibid., page 129). Le soutien de la part des pouvoirs publics pour une économie plurielle est attendu dans l’articulation entre la solidarité institutionnelle abstraite et les solidarités actives de proximité reposant sur l’engagement citoyen volontaire.

Réciprocité et développement

36Le développement de l’ESS depuis un siècle et demi est celui d’une économie dont les relations sont immergées dans des relations institutionnelles autres qu’économiques que la culture occidentale pourtant sépare nettement. Inévitablement, ceci nous ramène à Polanyi, à sa grande transformation et avant tout à la place qu’il accorde à la réciprocité. Mais c’est surtout l’approche de l’économie solidaire qui pose une problématique polanyienne en introduisant la pluralité des principes économiques, alors que le courant antérieur de l’économie sociale se focalise plutôt sur l’existence d’entreprises non capitalistes (Servet et al., 1998, page 584).

37S’interrogeant sur les liens entre la démocratie et le marché, Caillé (2005, pages 126 et suiv.) recourt à la distinction entre la « petite » et la « grande » démocratie. Pour lui, le processus de constitution historique du marché est d’ordre politique avant d’être économique, et il faut opposer la démocratie-réciprocité, celle des « petites sociétés », à la dynamique démocratique produite par le marché qui étend toujours davantage celui-ci.

38La grille polanyienne des trois processus de manipulation et de réception des produits est incontestablement la plus performante pour saisir l’ESS et son évolution. La réciprocité d’abord suppose des relations entre des partenaires ayant des positions explicitement prédéterminées et liés par ailleurs (par la famille, par la communauté, ou par une forme de lien culturel). La redistribution ensuite crée un double mouvement : un flux de produits d’un grand nombre de participants vers le centre (l’Etat dans la société moderne), suivi d’une distribution par celui-ci aux divers participants. L’échange marchand ou marché, enfin, ne comporte aucune obligation vis-à-vis d’un partenaire particulier ou d’un centre ; donc chacun peut occuper la position centrale et celle-ci est sans lien avec les institutions autres que le marché lui-même. Bien que ces trois processus s’inscrivent dans des logiques relationnelles a priori peu compatibles, ils ne constituent pas selon Polanyi des modes successifs et alternatifs de circulation des produits, mais coexistent au contraire, particulièrement la réciprocité et la redistribution, dans toute société. L’exception historique semble être l’échange sous la forme du marché auto-régulé et, avec le développement des relations marchandes, l’économique « émerge » véritablement en tant qu’univers autonome indépendant des autres institutions sociales (Servet et al., 1998, pages xv-xvi).

39La transformation correspond à l’ensemble des changements institutionnels qui aboutissent à une large marchandisation des relations sociales au 19ème siècle. Le long processus de désocialisation de l’économique à travers la marchandisation de la terre, de la monnaie et du travail se traduit par de nouvelles normes de fonctionnement de la société, une suprématie des marchés auto-régulés assujettissant toute relation à la recherche du gain, à l’utilitarisme et aux fluctuations de prix. Mais cette vaste tentative d’ériger l’économique en système distinct dominant totalement le reste du social échoue, en pratique comme dans la pensée, car elle apporte aussi au 20ème siècle des crises graves sur les plans économique, politique, social, moral et environnemental. Pour faire face à ces catastrophes, on doit re-socialiser l’économie, la « réencastrer ». C’est ce mouvement-là, inverse, manifeste à partir des années trente que désigne la grande transformation. Toutes les tentatives visant à re-subordonner le marché à d’autres logiques ou à le marginaliser relèvent de la grande transformation (Servet et al., 1998, page xvii).

40Plus profondément, l’échec de l’extension du système des marchés jusqu’au Grand Marché unique (One Big Market) tient au caractère fictif de la marchandisation du travail, de la terre et de la monnaie. Au 19ème siècle, alors que les marchés de marchandises authentiques se développent et s’étendent sur toute la terre, le contre-mouvement fait de mesures et politiques érige des institutions sociales assez puissantes pour réduire l’action du marché sur les marchandises fictives. Ce mouvement résistant venant des profondeurs veut protéger des périls du mouvement autodestructeur. Parce que fondamentalement le travail, la terre et la monnaie ne peuvent être des marchandises, n’étant pas produits pour être vendus. Le travail n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même (…), et cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être entreposée ou mobilisée ; la terre n’est que l’autre nom de la nature, qui n’est pas produite par l’homme; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de pouvoir d’achat qui, en règle générale, n’est pas le moins du monde produit, mais c’est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d’Etat (Polanyi, 1983, page 107). Pourtant les marchés en question sont organisés en réalité et ils s’appuient sur la fiction de la marchandise qui constitue un principe organisateur puissant tel que rien n’est censé empêcher le fonctionnement du mécanisme de marché. Pour essentiels que soient ces marchés pour l’économie de marché, aucune société ne pourrait laisser le mécanisme de marché « diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat », sous peine de destruction de la société (Ibid., p. 108).

41S’interrogeant sur le double mouvement aujourd’hui, Berthoud (in Servet et al., 1998, page 377) note que bien que l’idée de protection soit fondamentalement contraire au mouvement capitaliste, au développement technoscientifique et marchand, « les protections bioéthique et écologique ne relèvent pas des seules revendications de contre-mouvements contestataires et même réactionnaires ». C’est en promettant un monde maîtrisable cette fois, pour sauvegarder l’homme et la nature maintenant, que le mécanisme de marché prétend devoir s’étendre : il faut ramener tout élément de la biodiversité à une ressource pouvant donner lieu à un échange ; tel est l’objet de l’internalisation à travers l’application du principe pollueur-payeur, le marché des droits à polluer par exemple. A côté de cela, dans les diverses formes que prend actuellement la résistance, il n’est pas certain qu’elle constitue un véritable contre-mouvement susceptible d’imposer limitation économique et protection de la nature, des hommes et de la société. Mais le débat reste ouvert à cause notamment du renouveau des associations qui s’est traduit ces dernières décennies par la montée du modèle apolitique (en terme d’affiliation) de l’acteur associatif et l’affaiblissement des réseaux verticaux de représentations citoyennes. Sans entrer ici dans le détail des argumentations développées de part et d’autre sur la question de savoir si ces nouvelles associations servent des intérêts particuliers ou l’intérêt général, notons que considérées globalement au sujet de leur portée politique, deux interprétations sont possibles. Soit elles sont dépolitisées au point peut-être de faire le jeu du capitalisme en contribuant à son « nouvel esprit » (référence à l’ouvrage de Boltanski et Thévenot) ; soit c’est l’inverse qui se produit : l’action est, malgré les revendications immédiates, les interventions disséminées, la dispersion apparente et la diversité, in fine globale et profondément politique. La vitalité associative dénote alors une résistance à la marchandisation des rapports humains, et cela sans nécessairement constituer un mouvement social organisé (Ion in Economie et Humanisme, 2000) : cela semble évident lorsque l’on vise à défendre des intérêts écologiques, mais ce peut être également le cas en protégeant manifestement des intérêts individuels (collectif NIMBY « Not In My Back Yard », par exemple).

La montée contemporaine de la solidarité et la multiplication des initiatives

42Il suffit d’observer la multitude d’expériences dans le monde cherchant à concilier solidarité et initiative, qui réunissent entreprise et partage, respectivement l’économique et le social dans la pensée orthodoxe, pour réaliser que cet autre développement existe bel et bien : se sont multipliés des groupes d’auto-assistance en Allemagne (santé et aide à domicile), des coopératives sociales en Suède ou en Italie, des organisations de développement communautaire dans les pays anglo-saxons, des groupes populaires au Canada ; en Amérique du Sud (Chili, Pérou, Bolivie, Brésil), on a assisté « à une lente structuration d’un mouvement parti de l’économie souterraine de survie et qui se transforme en un ensemble de véritables organisations économiques génératrices d’emplois et de revenus stables » (Roustang et al., 1996, page 96). En France également, depuis trois décennies, de telles initiatives ont produit des dynamiques du même type, et ce, dans des secteurs très divers qui vont de l’accueil des jeunes enfants à toute sorte de service solidaire (aide à domicile ou innovations dans l’environnement par exemple) en passant par les activités artistiques et culturelles et l’animation des quartiers.

43Que l’objectif initial soit de répondre aux besoins spécifiques d’une population, d’insérer des personnes sans emploi ou d’agir pour la préservation du milieu naturel, ces initiatives ont en commun de brouiller voire d’effacer la frontière en l’économique (marché) et le social (redistribution) en mettant la réciprocité au cœur du « passage à l’action économique » (Ibid., p. 99), de contribuer à la création d’activités et d’emplois en renforçant la cohésion sociale et en s’appuyant sur de nouvelles relations de solidarité. Ce n’est pas seulement l’émergence de telles actions économiques qui est spécifique, mais leur consolidation, le fait qu’elles parviennent à se pérenniser dans des conditions financières particulières, puisqu’elles combinent ressources marchandes (produit des ventes) et ressources non marchandes, monétaires (émanant de la redistribution) et non monétaires (temps, compétences, savoir-faire,…). C’est cette hybridation qui finalement fonde l’originalité de l’économie solidaire et en procure tous les avantages (cf. infra), dans la mesure où elle évite certains écueils : chercher l’autofinancement en totalité est illusoire ; recourir massivement à l’assistanat conduit à abandonner le projet ; le basculement dans une logique de programme en utilisant des statuts transitoires de salariés, à travers les emplois aidés notamment, les vulnérabilisent. L’expérience montre qu’il faut trouver l’articulation toujours adéquate entre les diverses formes d’engagement bénévole et les emplois professionnalisés au sein de la structure (Ibid.).

44Aujourd’hui, l’économie solidaire peut être définie, de la façon la plus large, comme étant « l’ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens » (Laville in Merlant et al., 2003, page 108). Bien qu’elle prenne en réalité des formes diverses, elle se développe actuellement surtout dans quatre domaines :

  • Le commerce équitable vise à sensibiliser les consommateurs du Nord aux conditions subies par les producteurs du Sud et à contribuer à améliorer le sort de ces derniers.
  • La finance solidaire recouvre tout un continuum d’activités qui va de l’accueil et conseils aux porteurs du projet jusqu’au suivi de l’entreprise en passant bien sûr par l’octroi du crédit ou la prise de participation. A la démarche réciprocitaire s’ajoute la dimension collective pour impulser des dynamiques de (re-) socialisation.
  • Les réseaux d’échanges non monétaires tels que les Systèmes d’Echange Locaux (SEL), les systèmes d’échanges réciproques de savoirs, l’autoproduction collective, sont des initiatives qui évitent que tous les échanges sociaux ne se réduisent à des échanges monétaires, en s’appuyant sur la proximité géographique et en valorisant liberté d’action et capacité d’initiative des acteurs locaux. Ces réseaux rappellent l’économie du rez-de-chaussée, la « civilisation matérielle » de Braudel.
  • Les initiatives locales et coopérations nouvelles dans les services de santé, soins et services aux personnes, les activités sportives et culturelles, etc. cherchent à améliorer la qualité de vie quotidienne, et mettent en avant des considérations humaines et sociales.
Certains besoins peuvent déboucher sur une demande solvable et donc offrent des marchés potentiels aux entreprises privées, comme les services ménagers, mais pour d’autres, il faut compter sur le développement des services dits de proximité : les services aux personnes liés à la dépendance ou à la situation familiale par exemple. C’est aussi pour répondre aux besoins d’emplois, et d’emplois moins précaires, que la dynamique solidaire s’est enclenchée. Le mouvement est toutefois multiforme et, même éclairé par ces pratiques, mal connu, mal identifié. Il est caractérisé par un engagement citoyen, une volonté et une capacité d’agir (initiative économique), dans le souci de l’autre (solidarité) et avec les autres (tisser des liens sociaux), dans le sens d’un renforcement de la cohésion sociale. Ce n’est donc pas seulement un refus de la marchandisation du monde qui relie toutes ces pratiques (Laville in Merlant et al., 2003, page 110) mais également les efforts convergeant pour créer les conditions sociales d’un développement durable. Vu l’importance de la dimension locale et des initiatives décentralisées, il s’agirait d’un développement durable « par le bas » avec mondialisation solidaire [4].

2.2 – Un mode de développement économique alternatif à saisir

45Il semble évident suite à l’évolution de l’ESS ces dernières décennies qu’un mode de développement durable apparaît naturellement adapté à cette économie. Mais il faut aller au-delà des apparences pour savoir sous quelles conditions l’ESS peut saisir au mieux cette opportunité de « se visibiliser » et de se prévoir les meilleures perspectives d’avenir.

Des atouts évidents

46De par ses actions réelles, la force de l’ESS sur le plan pratique de la mise en œuvre d’un DD s’impose comme une évidence, mais elle doit aussi se révéler à un niveau plus abstrait, celui de la philosophie du développement. Elle dispose d’atouts primordiaux, et le contexte lui est, vu les secteurs d’activités appelés à se développer, relativement favorable. En effet, parmi ce qu’exige un DD et que peut favoriser a priori l’ESS, on trouve :

  • l’évolution des modes de production, de consommation et d’échanges : des courants comme la décroissance conviviale, la sobriété ou la simplicité volontaire, l’agro-écologie ou l’agriculture biologique, l’économie de proximité, l’épargne éthique, le financement solidaire,… rencontrent déjà un écho particulier auprès d’un vaste public qui accueille favorablement les initiatives diverses et « micro-révolutions » auxquelles ils donnent naissance, les SEL, les AMAP (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne), les CIGALES (Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne Solidaire), par exemple :
    • des politiques de soutien et d’accompagnement aux initiatives et projets citoyens, et des politiques sociales et environnementales : les organisations de l’ESS peuvent être et sont déjà l’outil de telles politiques ; l’économie de la création culturelle, notamment dans les domaines des arts plastiques et de l’édition de livres, en fournit un bon exemple (Roustang et al., 1996, pages 104-105), et dans de nombreux domaines de la vie quotidienne (enfance, vieillesse, travail, précarité, éducation, santé, environnement,…) l’action publique, locale ou nationale, peut s’appuyer sur ces structures ;
  • un cadre, des structures et supports pour la sensibilisation et l’éducation à un DD : lié aux deux points précédents, c’est un terrain a priori socialement responsable au plus près des populations qu’offre l’ESS ; le changement dans les comportements économiques pour s’opposer au règne sans partage de l’avoir[5] s’appuie sur une éducation politique et le vécu intra-associatif est de toute façon « politisant » (Belorgey in Economie et Humanisme, 2000, page 20).

Un cadre ouvert pour des initiatives et l’action politiques

47Un avantage certain que présente aujourd’hui l’économie solidaire peut être résumé comme suit (Servet et al., 1998, page 584) : au-delà des communautés héritées comme la famille, l’instauration de la communauté politique et la reconnaissance de l’individu couplées dans la démocratie moderne rendent possible une liberté positive qui s’exprime dans le développement d’actions réciprocitaires et de pratiques coopératives à partir d’engagements volontaires. Dans de multiples formes d’associationnisme se révèlent la revendication d’un pouvoir-agir dans l’économie, la demande de légitimation de l’initiative indépendamment de la détention d’un capital. Le développement du secteur de l’économie solidaire constitue, eu égard aux besoins sociaux actuels, une réponse immédiate (Maréchal, 2008, pages 230 et suiv.) : il contribue à « endiguer l’individualisme de déliaison » ou de désengagement qui sape la démocratie et l’économie de marché; cette réponse à la demande de services de solidarité, en réactivant les pratiques citoyennes, procure un dividende social. Enfin, cela donne du sens et valorise la part du temps de travail libérée qui, sans les actions socialement utiles, serait de l’inactivité.

48En France, le cadre de la loi 1901 permet de fonder des associations diverses dans leur vocation : pour produire un service, pour affirmer des convictions dans une perspective d’intérêt général, pour faire des affaires, ou comme fin en soi. C’est un creuset d’initiatives qui impulse de la vitalité à la démocratie et qui s’accorde avec les autres formes de regroupement, comme les syndicats ou les mutuelles, pour le partage de l’espace public (Bélorgey in Economie et Humanisme, 2000). Le potentiel d’évolution des associations est important et leurs perspectives a priori ouvertes. Ainsi le projet peut s’affiner ou se préciser : l’association évolue alors par exemple vers une société commerciale ou à l’opposé vers la reconnaissance d’intérêt général. Il peut prendre une tournure totalement imprévue eu égard aux traditions politiques. Ainsi en fut-il d’associations, déclarées ou non, qui notamment pour porter la cause écologique se sont placées sur le terrain politique, en présentant des candidats et sans être dans la mouvance d’un parti (par exemple, l’écologiste radical Pierre Rabhi, candidat d’associations aux élections présidentielles de 2002). Cette nouvelle place des associations directement impliquées sur le plan politique s’ajoute au rôle déjà joué dans l’élargissement de l’espace public pour porter la parole des minorités, des groupes sociaux et des causes qui ne sont pas ou que trop peu entendus par les politiques. Les piliers social et environnemental du DD trouvent ici un cadre privilégié pour l’innovation et l’action qui vient consolider la démocratie.

49Au niveau mondial, les mouvements citoyens mobilisés, depuis le premier Forum social de Porto Alegre de janvier 2001, contribuent à l’émergence d’une communauté internationale. Au départ ce sont des associations (ATTAC, diverses associations brésiliennes) qui se sont rencontrées et qui ont été rapidement rejointes par des ONG, des organisations politiques et syndicales défendant également la primauté du développement humain sur les intérêts financiers, convaincues également de la nécessité de résoudre urgemment certains problèmes mondiaux, comme la dette des pays du Sud, et de « démocratiser la gouvernance mondiale ». Comme l’illustrent le slogan « Un autre monde est possible » et la Charte des principes qui conçoit le Forum comme « espace ouvert », on revendique un contrôle démocratique des décisions économiques. L’action du Forum social mondial en faveur d’un développement durable s’inscrit dans cette optique ; il montre la capacité de mobilisation de la société civile au niveau international, mais au-delà de la progression médiatique de tels mouvements ces dernières années [6], la question de leur légitimité démocratique reste posée.

Un moteur puissant de l’action à la fois individuelle et sociale

50Sur le plan de la transformation sociale, il est clair que la liberté politique et la vitalité démocratique s’expriment à travers le phénomène associatif. Belorgey (Ibid.) rappelle qu’en France longtemps avant la loi de 1901 sur la liberté d’association, les associations, non officielles donc, ont joué un rôle important dans le mouvement des idées, qui mena à la Révolution de 1789 ou à celle de 1848 en France. Par le fait même qu’elle met le citoyen en situation de choisir, puisqu’il est libre d’adhérer ou non au projet collectif, elle le fait œuvrer dans le sens de la transformation sociale qu’il juge souhaitable.

51Pour certains penseurs de l’économie plurielle, c’est l’hybridation des trois pôles de l’économie qui caractérise l’économie solidaire et lui procure différents avantages comparatifs. Sur le plan économique, cela permet de proposer des services à un coût inférieur à celui qu’il aurait si l’Etat en assumait la charge entièrement et à un prix inférieur aux services marchands donc accessibles à des populations à revenus plus faibles. Aussi recourir à la fois à du bénévolat, à des subventions publiques et au travail salarié dans une dynamique de projet instaure de nouveaux rapports entre l’économique, le social et le politique et autorise donc le dépassement d’un certain nombre de cloisonnements préjudiciables en matière de cohésion sociale :

  • La création d’emplois dans le cadre de ces activités économiques ne débouche pas sur des « petits boulots » sans sens autre que l’emploi lui-même, mais s’insère dans un cadre collectif où la qualité et l’implication sont mises en avant ;
  • Sur le plan social, les solidarités qui se nouent sont le fait d’acteurs libres et volontaires désirant s’appuyer sur des réseaux ou rapports personnels avec égalité des membres et rompant ainsi avec l’isolement des individus et le repli sur soi qui tendent à se propager dans la société moderne ;
  • Au niveau politique, de telles initiatives constituent à la fois « une contribution au lien civil, à la sociabilité démocratique et à la citoyenneté quotidienne » (Roustang et al., 1996, page 102). L’avantage réside précisément dans le fait qu’il y a création d’espaces publics de proximité, où la participation devient une dimension renforçant automatiquement la démocratie. L’économie solidaire se présente alors comme un nouveau modèle d’action collective : un engagement de la société civile et une action économique fondamentalement sociopolitique. Ce sont les pratiques, diverses et très nombreuses, de l’économie plurielle qui montrent que ce modèle est réalisable et qu’il peut fonder une stratégie de développement. Mais d’une part, les participants en question ne se pensent pas nécessairement comme acteurs d’une autre économie dite plurielle ni porteurs d’un véritable projet politique, et d’autre part, pour les observateurs, ces initiatives, ces nouvelles formes que peut prendre le « vivre ensemble », restent peu visibles, semblent marginales ou marginalisées et représenter peu à côté de l’économie marchande mondialisée.

Une crédibilité d’emblée et un capital confiance important et (presque) entier

52C’est par comparaison avec les groupements informels de citoyens qui rencontrent de grandes difficultés pour trouver un soutien auprès des acteurs publics que l’on mesure aujourd’hui la reconnaissance publique dont bénéficient les structures à statut formel traditionnel. Pour la politique dans les quartiers, celles-ci restent le cadre privilégié. Et peu importe alors que les représentants ou responsables soient plus ou moins légitimes sur le plan de la démocratie locale, ou que la demande sociale existe réellement ou non, la justification par les thèmes et préoccupations sociaux dominants rend la demande tout à fait crédible : le chômage, l’insécurité du quartier, la pénurie de services… Même connaissant ces limites, les décideurs politiques et les autorités publiques préfèrent encore s’appuyer sur ces interlocuteurs/acteurs relais que sur des collectifs de citoyens, des groupes d’habitants dont « la légitimité repose pourtant sur leur capacité à mettre en avant les demandes les plus largement partagées par la population, beaucoup plus que sur le statut formel » (Benattig, Kretzschmar in Economie et Humanisme, 2000). Et puis lorsqu’une activité est le fait d’une organisation non lucrative qui a passé un contrat avec l’Etat, elle est supposée être au service de l’intérêt général (Maréchal, 2008, page 223).

53En outre, le contexte global apparaît favorable à l’ESS : la croissance des services, les nouvelles exigences de qualité de la vie (santé, services aux personnes…), les mutations de l’emploi (sociétés informatisées, financiarisées, et nouvelles modalités d’affectation des temps, dont le temps de travail), le cadre de l’Union européenne et la solidarité internationale (pouvoir des ONG notamment).

Un certain nombre de faiblesses à surmonter

54L’ESS présente toutefois des faiblesses et un avantage comparatif fragile. Certaines tiennent à l’importance de la forme juridique de l’activité dans la définition des structures de l’ESS. En effet, elle représente l’autoorganisation formalisée des individus ; elle se présente comme incarnant le mieux dans notre société le « vivre ensemble », mais en réalité ce n’est pas si simple. D’une part, comme l’illustre l’exemple de la finance solidaire et des « formes » très diverses parfois informelles, elle n’est pas le lieu exclusif des innovations sociales et de l’émergence d’organisations qui renforcent le lien social ou promeuvent la solidarité, l’entraide, la justice ou l’égalité. D’autre part, il faut aller au-delà de la conjonction des objectifs pour poser directement la question de la dimension politique des actions et des initiatives décentralisées, et s’interroger sur l’empowerment et l’agency dans le fonctionnement réel de ces structures. Ceci invite à revisiter en quelque sorte l’histoire de l’ESS puisqu’elle n’a pas l’exclusivité de la solidarité, sa frontière s’arrêtant, comme les autres secteurs, aux limites du formel. Est-ce un problème au niveau de la définition de l’ESS, et plus précisément de l’économie solidaire ? Aucune réponse simple n’est possible dans la mesure où il n’y a pas unité des analyses et des vues au sein de l’ESS.

55Quand on approfondit sur les acteurs de l’économie solidaire en France, on voit bien que deux courants coexistent : l’un relève de la solution alternative au capitalisme, dans le prolongement des idéologies révolutionnaires et projets de changement de la société du 20ème siècle ; l’autre du projet d’économie plurielle. Même s’ils apparaissent plutôt « réformistes », les tenants du second courant jugent excessive l’extension de l’ordre capitaliste marchand dans la sphère économique (activités de production, de consommation, d’échange et de financement) et revendiquent une démocratisation de l’économie, au niveau des organisations elles-mêmes et au niveau du mode de régulation des activités. Les tensions ou incompréhensions entre la position contestataire d’une part et la démarche « conciliante » qui favoriserait la banalisation de ce mouvement dans ses dimensions sociale et politique d’autre part, affaiblissent considérablement le mouvement d’économie solidaire. Toutefois Laville (in Frère, 2007, page 392) exprime la nécessité que les deux courants s’allient pour construire le projet alternatif, « pour penser un changement social démocratique », leur enrichissement mutuel constituant alors un atout. Mais la cause est profonde : « une conception étroite des frontières entre public et privé et entre politique et économique conduit à des sociétés fondées sur une disjonction entre une sphère économique supposée régulée par le marché et des mécanismes démocratiques réservés aux questions pensées comme politiques » (Hillenkamp, 2009, page 12). Or la revendication d’un « mode pluriel de régulation de l’économie », c’est-à-dire d’un système institutionnel permettant la redistribution et la réciprocité comme l’échange marchand, signifie qu’il faut « publiciser » les organisations d’économie solidaire : les rendre visibles, ouvertes aux autres acteurs de l’économie plurielle, et contribuant de façon manifeste à l’utilité générale. Le risque est de passer pour favorisant des intérêts particuliers depuis la sphère politique. « A la limite » comme le souligne Hillenkamp (2009, page 5), « aucune base partagée ne permet de réunir des mouvements d’économie solidaire au sein d’un projet commun ».

56Une autre faiblesse, qui paradoxalement correspond au revers prévisible d’une victoire tant attendue, est apparue plus récemment : la reconnaissance universitaire de l’ESS. La force de cette économie est d’être à la fois « une pensée et un agir » (Draperi, 2007). On ne peut donc dissocier le mouvement d’entreprise et le mouvement de pensée qu’elle articule. Si l’Université a commencé la décennie passée à reconnaître le premier à travers la mise en œuvre de formations et de recherches, elle n’a pas reconnu le second en tant que tradition de pensée originale, la production de connaissances étant intrinsèquement liée dans sa source et son mode à l’économie sociale depuis la naissance de celle-ci. Le risque est donc de séparer les deux et d’avoir d’un côté des pratiques sociales manquant de retour sur leur sens, de regard critique sur leurs actions, et de l’autre, une pensée quelque peu sclérosée par le défaut d’expérimentation. Le paradoxe provient du fait que c’est la marginalisation de cette économie jusque-là qui la protégeait en quelque sorte de ce danger.

57Cette faiblesse est à relier en outre à tout ce qui contribue en fait à banaliser tout simplement ces entreprises. La sortie de la marginalisation, la réussite sociale et la percée politique ont parfois comme contrepartie des lourdeurs de fonctionnement, des attitudes rigides et des blocages qui freinent les initiatives innovantes, y compris dans des grandes associations connues qui ont pourtant maintenu le cap sur le plan éthique. Etre écouté dans l’establishment politique signifie parfois être l’instrument de forces politiques (Bélorgey in Economie et Humanisme, 2000) qui en retour ne sont pas moralement engagées dans le sens du projet associatif en question.

58Mais à cela, s’ajoutent d’autres points faibles chroniques non négligeables.

  • Ces organisations entretiennent des relations complexes avec les parties prenantes et ont un rapport particulier à la concurrence. On peut constater qu’il y a singularité de la gouvernance économique et spécificité tenant à la mise en œuvre de la double qualité (Collette, Pigé, 2008). Ces questions se posent même pour les associations qui respectent apparemment l’objet social affiché et les procédures démocratiques. De ce point de vue, les mutuelles, les coopératives et les associations n’échappent pas à la nécessité de se développer, mais également d’évoluer. Dans la perspective d’une économie plurielle (Merlant et al., 2003, page 97), « elles vont devoir se décloisonner, explorer de nouveaux métiers, se professionnaliser, résoudre les contradictions » entre celles toujours plus nombreuses sans but lucratif et celles travaillant dans des secteurs concurrentiels, comme la banque, les assurances, la distribution, l’agriculture. Les liens avec le marché d’une part, avec tous les autres acteurs sociaux d’autre part doivent être clarifiés, ainsi que les choix faits en matière de revenus.
  • La liberté de se regrouper, de s’associer pour agir ensemble (« entreprendre autrement », « l’entrepreneuriat social ») doit être resituée dans le contexte d’une revendication plus forte du droit à l’initiative et de la liberté d’entreprendre en général dans notre société, de la loi de modernisation de l’économie et de la montée de l’auto-entrepreneuriat. Entre-prendre permet de « prendre ensemble », de créer ensemble. Si la supériorité du groupe sur l’individu pour accroître le bénéfice de ce qui est entrepris est acquise depuis longtemps, l’entreprise de façon générale joue un rôle fondamental dans la production de richesses, l’insertion sociale des individus, la distribution de revenus. L’entreprise de marché n’est pas intrinsèquement destinée « à détruire, sous prétexte de produire toujours plus, les hommes, leurs liens et la nature » (Merlant et al., 2003, page 94). Elle peut être amenée à rendre des comptes à la collectivité ou décider de s’engager volontairement dans une démarche socialement responsable, au-delà d’un greenwashing apparent.

La dépendance de cette économie vis-à-vis des deux autres logiques

59Cette dépendance se situe d’abord dans l’approche de l’ESS. On a en effet l’habitude d’analyser ces pratiques sociales à partir du paradigme fonctionnaliste de l’entreprise capitaliste et de l’économie marchande. On met donc en avant les fonctions régulatrices de ce type d’organisations. De plus en plus, les penseurs de l’économie solidaire justifient l’hybridation de ses ressources en s’appuyant sur l’articulation d’ensemble que doit trouver la société actuelle entre les trois principes marché/redistribution/réciprocité, et les trois acteurs correspondants acteurs privés (capitalistes)/Etat/acteurs de l’ESS. Il est impossible dans ces conditions de penser l’ESS « simultanément indépendante de l’Etat, marchande, solidaire et acapitaliste » (Draperi, 2007, page 69). Le problème ici est que, partant de la grille fonctionnaliste, la définition même de l’ESS reste dépendante de l’économie marchande (capitaliste), les concepts de base étant les siens. Et sans eux, on est incapable de donner les caractères propres de l’ESS. En outre, la confrontation à la réalité ne peut suffire pour résoudre ce problème. Peut-être faudrait-il partir d’abord des connaissances propres fournies par l’ESS, sans négliger surtout les valeurs, principes et règles qu’elle met en avant pour s’identifier elle-même. Pour stratégique et souhaitable que soit aujourd’hui ce travail sur la grille d’analyse fondamentale, il n’en reste pas moins lourd dans sa réalisation et incertain dans ses résultats.

60Une manifestation de la dépendance se situe dans l’affaiblissement du projet politique que représente la structure associative dès lors qu’elle s’appuie sur la coopération avec les pouvoirs locaux. La réalité politique des projets de l’ESS est dans leur mise en œuvre différente de ce que suppose la référence abstraite à l’Etat et les rapports formels avec l’instance sociale du pouvoir central. L’immersion de l’économie dans les liens sociaux, son inscription dans des logiques sociopolitiques et culturelles, l’insèrent dans l’ensemble des rapports de pouvoir que l’on peut appréhender au niveau local. Ce point ne ressort pas du schéma général de base qui permet théoriquement de saisir tout ordre social à l’aide des articulations : réciprocité/symétrie, redistribution/centralité et échange/marché. Quand on observe le fonctionnement effectif des diverses structures de l’ESS en France, il est toutefois impossible d’occulter concrètement cet aspect tant elles sont proches des pouvoirs locaux, sous leurs diverses formes : du point de vue des collectivités locales, elles sont nécessairement parties prenantes dans tout projet de redynamisation, vecteurs des politiques locales, économiques (emploi), sociales, environnementales et culturelles, et acteurs-relais auprès des citoyens. Intégrées, prises dans des relations fonctionnelles également avec les agences locales de l’Etat, et avec d’autres groupements institutionnalisés de citoyens (des syndicats par exemple), dépendantes financièrement, elles se plient à la realpolitik, perdent ainsi la dimension politique profonde portée par les idéaux originels, et se coupent parfois totalement de la communauté des citoyens. On en sait davantage sur ce rôle qu’elles sont amenées à jouer concrètement depuis que l’on connaît mieux ce que peut signifier et impliquer la participation citoyenne en réalité. En particulier, les nombreuses tentatives et expériences menées montrent que la participation est soit inutile soit impossible tant qu’il n’y a pas démocratisation de la démocratie à travers des procédures et institutions responsables [7]. L’intégration dans la structure de pouvoirs socio-politiques locale doit donc s’accompagner d’innovations dans le fonctionnement même des institutions concernées pour une réelle participation citoyenne (Crétiéneau, 2009). Au stade supérieur, la participation étant construite collectivement par les citoyens et les institutions, elle exige de rompre véritablement avec le schéma top-down qui domine encore dans la pensée et les actions, y compris au niveau local, et détermine les pouvoirs respectifs de décision et de contrôle sur les institutions. Prise à la lettre, par ses valeurs et idéaux, et ses soubassements théoriques, la dimension politique de l’ESS se situe à ce niveau-là : elle implique une démocratie directe et locale, donc un bouleversement dans le schéma de prise de décisions, et doit effectivement privilégier l’approche bottom-up dans l’action collective.

61L’enjeu est fondamental dans le contexte de la recherche de la meilleure stratégie pour un développement durable avec conscience écologique et préservation des libertés des citoyens. A la réflexion venue d’en haut (Sommet de la Terre par exemple), il faut opposer la conscience et la volonté d’agir d’en bas, une pensée qui place l’homme et les communautés locales au cœur d’un développement qui ne les perd pas de vue. Le concept non traduisible d’empowerment traduit cette capacité qu’ont théoriquement les citoyens à créer de nouveaux espaces institutionnels au sein desquels ils jouent un rôle décisif par le développement de stratégies socio-économiques. Mendell (2008) va jusqu’à parler d’empowered participation pour montrer les liens entre les dimensions politique et économique de l’action collective, l’importance des initiatives communautaires et de l’engagement des individus-citoyens, pour des transformations sociales réelles avec des innovations institutionnelles. L’application de cette analyse en France se heurte à la tradition d’un pouvoir central, qu’il soit national, régional ou local, à la confusion entre décentralisation et développement local ; et malgré le foisonnement d’initiatives tous azimuts pour un DD et l’existence d’une vaste ESS en France, on ne peut vraiment parler d’éco-localisme, de stratégies bottom-up ou de community-driven development, courants qui se développent pourtant rapidement au niveau international.

Le manque de réflexivité

62On observe un manque de réflexivité autant à l’intérieur des organisations qui pratiquent l’ESS que dans les travaux portant sur ces initiatives et pratiques ou militant pour un développement de cette économie. Quand il s’agit d’agir pour un DD, ce manque de réflexivité est accentué par le fait qu’entre les trois grandes façons d’envisager le DD, laisser faire l’économie capitaliste de marché ou la soumettre à des régulations ou passer à une logique de décroissance, il n’y ait pas moyen de trancher simplement. Pour les partisans d’un économie plurielle, agir pour un DD exige pourtant de se positionner clairement en tant qu’acteurs par rapport aux agents du marché, aux décideurs publics, aux populations. Sans ce positionnement et le questionnement qu’il induit, l’action en arrive à friser parfois la naïveté, parfois la contradiction, parfois l’irresponsabilité ! Peut-on soutenir à la fois le commerce équitable (producteurs au Sud pour des consommateurs au Nord) et l’éco-localisme qui invite à « produire et consommer local » ? Doit-on imaginer que les besoins humains pourraient être satisfaits avec une organisation sous la forme de petites communautés autonomes (les SEL par exemple) reliées par les règles du commerce équitable (Caillé, 2005, page 252) ? La lutte pour un « PIB vert » afin que soient prises en compte toutes les externalités environnementales est-elle compatible avec le choix de la décroissance conviviale ? Jusqu’où peut-on se fier aux informations et orientations délivrées par les experts, savants et penseurs, sachant que sur les questions écologiques celles-ci ne peuvent que dépendre du stade atteint dans le développement des connaissances ? Quelle place accorder aux débats scientifiques et techniques dans la démocratie directe et locale ? La fin justifie-t-elle les moyens quand il s’agit de développement durable ? La conversion à la simplicité volontaire ou à la sobriété à laquelle appellent de plus en plus d’associations ne présuppose-t-elle pas chez les sujets sociaux une conscience écologique ou une réflexion sur les besoins humains ?… On ne peut faire l’économie d’un tel questionnement quand on souhaite que tout citoyen ait la liberté et capacité de choisir et d’agir (dans le sens de la notion anglo-saxonne d’agency).

63Dans le prolongement, il reste à s’interroger relativement à la perception de l’intérêt général. Si celui-ci n’est pas conçu comme la somme des intérêts individuels, il sert alors des valeurs telles la justice, les biens environnementaux,… Concrètement le monde associatif permet de représenter la pluralité, utile ou même indispensable dans une perspective démocratique, en portant des intérêts supérieurs. On peut simplement s’appuyer sur l’intérêt mutuel pour, partant d’une cause particulière partagée, fonder un projet plus global : à partir, par exemple, de l’assistance humanitaire pour lutter contre la faim viser une action de solidarité internationale pour le développement économique. On peut observer la même ouverture quand il s’agit de défendre un secteur, un site, un métier, la qualité d’un environnement donné, … et qu’il se révèle des enjeux sociaux plus fondamentaux. A l’inverse, rien ne peut assurer que le groupement de citoyens, même reconnu d’utilité publique, agisse vraiment dans le sens de l’intérêt général. Et il est impossible de se fier aux seuls faits que ce sont des citoyens libres ainsi engagés et qui respectent une discipline pour que l’action collective soit possible, ou que cet engagement est enraciné localement, proche des populations et de leurs besoins, et donc des « oubliés » de la démocratie (Bernary in Economie et Humanisme, 2000). Les effets pervers ne manquent pas : la sur-représentation de certains groupes sociaux, le rôle croissant d’expert sur les questions technologiques et sociales (santé, patrimoine, environnement, transports, aménagements urbains,…), les actions au nom des déshérités et marginaux, catégorisés, avec des besoins et aspirations plus ou moins caricaturés, l’absence de réflexion sur le contexte social dans lequel s’insère leur action ou sur les différentes dynamiques à l’œuvre qui déterminent la place et l’avenir de la solidarité dans la société. Certains de ces travers sont considérés bien plus répandus ou accentués, donc problématiques, au sein d’instances de démocratie représentative, d’autres simplement acceptables relativement aux bienfaits apportés par ailleurs en terme de vitalité démocratique.

64Dans la mesure où les intérêts de la nature ne peuvent être directement représentés, où l’écologie scientifique ne fournit pas de critère indiscutable pour éclairer la voie à prendre dans le développement industriel, et où le débat démocratique se trouve le plus fondé à prendre en compte les intérêts des générations futures, et donc à orienter les décisions stratégiques de la société, il est nécessaire que ce débat puisse être intense, s’appuie sur les démarches participatives diverses y compris informelles, et bouscule l’ordre existant dont fait partie l’ESS.

Conclusion

65En conclusion, l’ESS présente des atouts incontestables en matière de DD que nous pouvons résumer comme suit. Elle offre la possibilité de définir et poursuivre des intérêts collectifs et de mobiliser à cette fin les énergies individuelles. Ses modes d’organisation et de gestion possèdent d’emblée un fondement social et démocratique. Elle présente l’atout historique de pouvoir représenter la société civile en cherchant à répondre directement à ses besoins non satisfaits par les deux autres économies. Son antériorité sur le terrain de la solidarité intra- et inter-générationnelle et du « devoir social » ; comme l’illustre l’extrait suivant d’un manuel de Droit privé et d’Economie politique, programmes officiels de 1920 (Grigaut, 1930) :

66Cette triple participation aux efforts sociaux, - Etat, individus et unions, - la doctrine solidariste la demande aussi en vertu d’une autre conception, celle de la solidarité : entre tous les hommes, il y a une solidarité de fait, tantôt bonne, tantôt fâcheuse, telle que nous bénéficions ou souffrons des actes des autres ; - cette solidarité nous fait profiter du travail d’autrui, travail présent et travaux du passé : de là une dette sociale d’autant plus grande que nous profitons plus du capital social, par la richesse, par l’instruction ; - la dette doit être payée : elle peut l’être par suite même des liens qui font que nos actes ont des répercussions sur les autres et qu’aucun effort ne se perd.

67Notre étude suggère un avantage comparatif d’ordre politique avant d’être économique ; spécialement c’est par la participation forte, la vitalité démocratique que se fait la conjonction entre ESS et DD, au niveau de la pensée comme dans les actions. L’initiative économique, sociale ou solidaire, n’est jamais dépolitisée, et elle se place sur le terrain d’un développement durable par le bas.

68Toutefois, l’ESS présente aussi des faiblesses « durables » que les débats actuels trop partisans parfois n’aident pas vraiment à surmonter. La première critique connue se situe au niveau de la propriété des actifs, car elle peut constituer une façon détournée de détenir des actifs, d’en tirer les fruits et de profiter indirectement des prélèvements obligatoires. Ainsi le dénonçait Charles Gide (cité par Grigaut, 1930), lorsqu’il parlait du dévouement nécessaire à l’œuvre coopérative : quand vous voyez les membres d’une société coopérative mesurer leur zèle uniquement à la mesure des dividendes distribués ; quand vous les voyez, lorsque le dividende tombe, ricaner et tourner le dos pour aller se fournir chez l’épicier du coin, alors vous pouvez dire que ce ne sont là des coopérateurs que de nom !

69Plus récemment, une défaillance apparaît nettement au niveau de la responsabilité des acteurs, car l’ESS constitue encore trop souvent un mode d’action pour les individus qui s’appuient sur l’organisation pour le jugement éthique de l’action, plutôt que sur leur conscience personnelle. Par ses principes fondamentaux l’ESS ne peut se contenter de réduire la question de la responsabilité à une question juridique et doit trouver les moyens de fonctionner et d’agir en accord avec ses principes. Enfin, deux autres faiblesses durables doivent être rappelées car elles sont renforcées dans les circonstances actuelles. Cette économie sous-évalue de façon importante et chronique le facteur travail ou la ressource humaine. D’une part, ceci induit un biais important et permanent dans l’évaluation de sa rentabilité globale, d’autre part, le bénévolat se trouve ainsi socialement « réservé » à certaines catégories. De sorte que ce secteur « original dans ses montages extérieurs », reste très « conservateur » pour ce qui est de l’organisation du travail interne et, paradoxalement, les efforts poussent à de fortes économies de moyens sociaux (Prades, 2000). Et, enfin, dernière réserve, cette économie connaît une vitalité apparente globale et à double tranchant, car beaucoup d’institutions naissent et meurent au terme souvent d’une courte vie, ce qui limite également la responsabilité dans le temps. Vu les atouts de cette économie, certaines faiblesses apparaissent comme le revers de la médaille et il semble impossible de séparer le bon grain de l’ivraie. Revisiter l’histoire de l’ESS à la lumière de la problématique du DD est peut-être déjà une étape vers la solution.

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  • LIPIETZ A., (2000), Rapport sur l’opportunité d’un nouveau type de société à vocation sociale, remis en septembre à Mme Aubry, Ministre de l’Emploi et de la Solidarité, et publié sous le titre Pour le tiers secteur aux éditions La Découverte/La Documentation française en 2001.
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  • MARX K. (1867), Le Capital, Livre I, ch. XV.
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  • SERVET J.M., MAUCOURANT J., TIRAN A. (dir.) (1998), La modernité de Karl Polanyi, Paris, L’Harmattan.

Notes

  • [1]
    Union Internationale pour la Conservation de la Nature et de ses ressources.
  • [2]
    Si on traduit « embedded » (Polanyi, 1983) par « enchâssé ».
  • [3]
    On s’appuie ici sur la démonstration de Passet (1979, Partie II, ch. 1), bien que son approche des relations entre l’avoir et l’être et des conséquences sur le plan de l’analyse économique ait un peu vieilli.
  • [4]
    Sur le lien entre la montée de la solidarité internationale et la conception d’un développement durable par le bas, cf. Crétiéneau (2009).
  • [5]
    Le guide édité par le Conseil de l’Europe en 2008 intitulé Repenser l’acte de consommation pour le bien-être de tous. Réflexions sur la responsabilité individuelle des consommateurs a été initié avec les membres de l’Inter-réseau des initiatives éthiques et solidaires (Iris).
  • [6]
    Les années 2000 ont vu se multiplier de telles initiatives. Par exemple, s’est tenu en décembre 2001 à Lille une première assemblée mondiale de citoyens, à l’initiative de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, où était représentée la diversité socioprofessionnelle et géoculturelle du monde.
  • [7]
    Voir l’exemple donné par Carrel (2005) à propos des quartiers d’habitat social.
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