Introduction
1 La sociocratie a été initialement formalisée aux Pays-Bas dans les années 1970 par G. Endenburg, un ingénieur hollandais, qui l’a appliquée dans sa propre entreprise. La sociocratie est conçue comme « un mode de gouvernance et de prise de décision permettant à une organisation de se comporter comme un organisme vivant, c’est-à-dire de s’auto-organiser » (Buck & Endenburg, 2004, p. 4). Cette définition souligne que la prise de décision, à tous les niveaux de l’organisation, est l’enjeu central du fonctionnement sociocratique. La sociocratie suscite l’intelligence collective et vise une prise de décision sans objection, ce qui doit garantir son efficacité. Les résultats attendus, tant pour l’organisation que pour les individus, sont multiples : augmentation de la créativité à tous les niveaux de l’organisation, accroissement de la vitesse d’adaptation aux changements, augmentation de la qualité des services, renforcement du sentiment d’appartenance et du degré d’engagement du personnel, amélioration de la sécurité et du bien-être au travail (Buck & Endenburg, 2004).
2 La sociocratie est à situer dans le cadre plus large du management participatif. Visant à surmonter la crise du taylorisme, le management participatif s’est répandu en Europe dans les années 1970-1980 à travers des pratiques telles que la direction participative par objectifs, les équipes semiautonomes, les cercles de progrès ou de qualité. Ces pratiques visent surtout à responsabiliser les travailleurs autour des objectifs de l’entreprise, à les inciter à prendre des initiatives dans la réalisation de leur travail et à les mobiliser à travers la culture organisationnelle. Axées sur l’amélioration des processus grâce à des solutions originales, d’autres pratiques sont apparues, comme les « boîtes à idées ou à suggestions ». La plupart de ces approches ont été critiquées essentiellement à cause de leurs difficultés (parfois insurmontables) de mise en place sur le terrain. Ces critiques ont été assez radicales dans le chef de certains auteurs qui voient dans le management participatif une intention de récupérer, au seul profit des directions, des logiques de fonctionnement informel, devant renforcer l’efficacité productive (Boltanski & Chiapello, 1999). Cette analyse rejoint celle qui a souvent été réalisée par les syndicats. Ceux-ci associent en effet le management participatif à un recul dangereux des marges de manœuvre pour les travailleurs, à un contrôle accru de leur autonomie et in fine, à une contradiction profonde avec la défense de leurs intérêts (Horman, 1991). Pour d’autres, les difficultés sont plus contingentes et les critiques sont plus nuancées. Même si le constat sur l’implémentation est le plus souvent négatif, le management participatif n’est pas complètement rejeté et une réflexion portant sur les conditions nécessaires au développement d’une véritable participation des travailleurs dans l’entreprise est menée (Chevalier, 1999 ; Martin, 1994 ; Thévenet & Vachette, 1992).
3 Ainsi, Martin (1994) montre qu’une première difficulté est d’ordre culturel. Le passage à une culture participative est un véritable « choc culturel ». Les travailleurs, y compris la hiérarchie, se retrouvent obligés de prendre des responsabilités dont ils n’avaient pas l’habitude. Une autre difficulté renvoie au retrait de certains travailleurs. Ceux-ci ne s’opposent pas ouvertement à la participation, mais ils rechignent, font traîner, s’impliquent le moins possible. Ils comprennent peu à peu que si leur participation est sollicitée, ils en tirent rarement des bénéfices. La participation est surtout un moyen utilisé pour augmenter la performance de l’entreprise. Elle est souvent perçue par les travailleurs comme une tentative de capter leur expérience, ce qui a pour conséquence de fragiliser leur position. Une troisième difficulté identifiée comme un « conflit de l’élitisme » (Martin, 1994, p. 210) renvoie au rapport tendu entre les participants et les non-participants aux cercles. Les premiers, valorisés parce qu’élus par la hiérarchie pour participer, dénigrent les seconds et se replient sur eux. Les nonparticipants jalousent les participants et leur reprochent de collaborer à leur propre exploitation. Enfin, l’auteur observe que les cercles de qualité restent le plus souvent « inféodés » aux directions. L’organisation ne permet finalement aux participants de ne s’occuper que de problèmes marginaux ne remettant pas en cause l’autorité hiérarchique.
4 À la fin du siècle dernier, il convient de noter que l’échec du management participatif est aussi lié à l’apparition d’un management de plus en plus individualisé (management par la performance) qui a intensifié la pression sur le travail et renforcé la compétition entre les travailleurs. Depuis le début des années 2000, la persistance de la crise et les effets délétères du management individualisé (cf. montée en puissance des risques psychosociaux et de la souffrance au travail) ont remis à l’avant-plan la nécessité de travailler ensemble de manière solidaire. On assiste à un renouveau du management participatif, de plus en plus qualifié de coopératif, pouvant revêtir différentes formes telles que l’autogestion, la coopérative ou encore l’entreprise libérée. C’est dans un tel contexte que la sociocratie connaît actuellement un regain d’intérêt.
5 L’attention que nous portons à la sociocratie est à relier au cadre qui vient d’être brièvement décrit. En analysant la mise en œuvre actuelle de ce mode de gouvernance participative dans un centre de recherche, à travers ses apports mais aussi ses difficultés d’implémentation perçus par les travailleurs, nous nous interrogeons aussi sur les enjeux sous-jacents. Plus de trente ans après l’émergence du management participatif sur le terrain, dans un contexte économique et social différent, l’enjeu reste-t-il fondamentalement de provoquer des comportements surtout bénéfiques à la direction ou peut-il, si des conditions favorables sont présentes, produire un nouvel équilibre de la participation et du pouvoir des collectifs sur leur travail ?
6 Avant de présenter l’étude de cas, nous allons décrire brièvement les règles de fonctionnement de la sociocratie ainsi que les principales conditions favorables à sa mise en œuvre sur le terrain.
Les règles de fonctionnement de la sociocratie
L’organisation en cercles
7 Chaque unité de travail est pilotée par un cercle de discussion qui regroupe tous les membres de l’unité. Au sein de ce cercle, sont prises les décisions stratégiques de l’unité de travail. Selon Romme (1996), le cercle est une structure semi-autonome qui prend les décisions relatives à son domaine d’activités. En principe, tous les membres de l’organisation appartiennent à au moins un cercle. Ceux-ci y sont considérés comme équivalents (leur responsable inclus). Les décisions au sein du cercle sont prises par consentement. On y discute de l’organisation du travail dans l’unité, des meilleures façons d’atteindre les objectifs et de l’évaluation des décisions passées. Le cercle se réunit typiquement entre une fois par mois et une fois tous les deux mois. Pour des raisons pratiques, il est difficile d’imaginer des cercles comprenant plus de vingt personnes.
8 À chaque réunion, on distribue des rôles à certains membres du cercle. Par exemple, l’animateur est le garant du respect du tour et du temps de parole. Il n’est pas nécessaire que ce rôle soit pris par le responsable de l’unité. Au contraire, il est bon que ce rôle soit donné à chacun des membres tour à tour au fil des réunions (Buck & Endenburg, 2004). On peut également donner un rôle de secrétaire pour la communication et l’archivage des décisions, et un rôle de gardien du temps (Marenne & Merckelbach, 2012). Tous ces rôles sont attribués par élection sans candidat, autre règle de la sociocratie que nous présentons plus loin.
9 Romme (1999) considère que l’organisation en cercles permet une synthèse harmonieuse de la distribution du pouvoir entre la domination traditionnellement rencontrée dans les organisations hiérarchiques et l’autodétermination rencontrée dans les auto-organisations. Il estime en particulier que le contrôle exercé par le feed-back donné par les travailleurs permet une prise de décision plus adaptée à la situation à tous les niveaux de l’entreprise mais qu’en même temps, la présence d’une hiérarchie permet d’éviter que les intérêts personnels des travailleurs prennent le pas sur les intérêts de l’organisation.
Le consentement
10 Cette règle stipule qu’une décision n’est prise que quand une proposition ne soulève plus aucune objection argumentée au sein du cercle de discussion. Ce principe relève donc plus de l’absence de refus que de la présence d’un accord dans le chef de tous les participants. Comme le précise Romme (1996, p. 70), « le consensus est constaté quand tout le monde a dit oui, tandis que pour qu’il y ait consentement, il suffit que personne ne dise non ». La différence est qu’une personne ne s’opposant pas à une décision peut ne pas adhérer à l’idée mais être capable de « vivre avec ». Lorsque qu’une objection apparaît, il est prévu que les arguments qui la justifient soient examinés et utilisés soit pour aménager la proposition, soit pour l’éliminer (Buck & Endenburg, 2004). Pour arriver au consentement, des discussions doivent donc avoir lieu et cela prend du temps. En conséquence, toutes les décisions quotidiennes ne peuvent pas être prises de cette manière. C’est pourquoi il est précisé que seules les décisions politiques ou stratégiques doivent être prises par consentement. Ces décisions sont celles pouvant affecter l’organisation du travail ou les objectifs d’une unité. En ce qui concerne les décisions opérationnelles, elles sont laissées à la libre appréciation de chaque travailleur au moment où il doit les prendre, dans la mesure où « elles sont généralement prises à l’intérieur de politiques déjà convenues dans le cercle » (Buck & Endenburg, 2004, p. 6).
11 Une conséquence de la règle de consentement est qu’il y a une différence entre sociocratie et démocratie. En effet, en sociocratie, bien que tout le monde ne soit pas forcé d’être d’accord (ce qui conduirait au consensus), il faut au moins que personne ne s’oppose à la décision. En démocratie, c’est la majorité qui permet la prise de décision, même si une minorité y est opposée. La majorité peut ainsi imposer son point de vue à la minorité. Ce qui n’est pas possible en sociocratie puisque, potentiellement, chaque personne possède un droit de veto. C’est l’obligation morale d’argumenter son objection qui doit permettre d’éviter les blocages. Cela demande donc que les membres fassent preuve d’un état d’esprit constructif. Buck et Endenburg (2004) et Romme (1995) pensent que cela conduit également à ce que les coalitions et les luttes de pouvoir au sein des cercles deviennent beaucoup moins nécessaires que dans un mode de fonctionnement plus classique où la formation de coalitions permet de créer des majorités. Pour eux, les énergies ainsi libérées peuvent mieux contribuer à l’atteinte des objectifs communs et donc à l’organisation dans son ensemble.
L’élection sans candidat
12 L’élection sans candidat est utilisée lors du choix d’une personne pour tenir un rôle dans la réunion, pour préparer un sujet particulier entre les réunions ou pour représenter le cercle dans une autre instance de l’organisation (Buck & Endenburg, 2004). Cette élection particulière se déroule selon la procédure suivante. L’animateur décrit le rôle ou le mandat qui a besoin d’être attribué. Ensuite, chacun inscrit le nom de son candidat favori sur un bulletin et le remet à l’animateur. L’animateur dévoile alors les choix et donne à chaque membre l’opportunité d’exposer ses arguments. Une fois que tous les arguments ont été entendus, l’animateur donne à chacun l’opportunité de modifier son vote, à condition de l’argumenter. Le groupe est alors prêt à discuter d’une première proposition émergente. Chacun donne son consentement ou ses objections à la proposition. Le « candidat » s’exprime en dernier. Il a bien sûr la possibilité de refuser la responsabilité. Au besoin, d’autres propositions sont alors dégagées puis discutées jusqu’à l’obtention du consentement de tout le cercle à l’élection d’une personne (Delstanche, 2014 ; Marenne et Merckelbach, 2012).
13 L’application de ces trois premières règles (l’organisation en cercles, le consentement et l’élection sans candidat) permet à l’organisation de mettre en place une partie de la sociocratie, à savoir la « dynamique participative » (Marenne et Merckelbach, 2012). À ce niveau, les unités de travail appliquent un nouveau mode de gestion mais l’ensemble de l’organisation n’est pas articulé et la coopération entre unités dépend du bon vouloir des individus. Pour dépasser cette limite, il faut introduire une quatrième règle : le double lien. L’organisation entre alors dans la « gouvernance participative » (Marenne et Merckelbach, 2012). Le terme de gouvernance se justifie alors car une conséquence de l’implémentation du double lien dans toute l’organisation est que les décisions stratégiques de l’organisation sont influencées par tous les membres, y compris ceux de la base.
Le double lien
14 Le double lien est la représentation du cercle de niveau inférieur dans le cercle du niveau supérieur non pas par une seule personne, mais par un binôme. Celui-ci est constitué du responsable de l’unité (désigné en raison de sa fonction hiérarchique) et d’un membre élu par les membres du cercle inférieur (Romme, 1998).
15 Selon le principe du fonctionnement en cercles, le responsable hiérarchique fait naturellement partie du cercle représentant son unité. Mais il y a un statut légèrement différent de celui des autres membres de l’organisation puisqu’il a été désigné comme chef de son unité par sa propre hiérarchie.
16 Si on considère sa position dans l’organigramme, il appartient aussi à une unité de niveau supérieur regroupant tous les responsables d’unités de son département. On peut donc tout à fait concevoir qu’un cercle soit également organisé à ce niveau. Ce responsable hiérarchique participera dès lors à deux cercles. Il en sera le premier lien. À ce titre, il participera à la circulation des informations entre le cercle de niveau supérieur et le cercle de niveau inférieur. Il garantit aussi aux membres du cercle de niveau supérieur que leur point de vue sera représenté dans le cercle de niveau inférieur.
17 Mais du point de vue sociocratique, ne conserver que cet unique lien pose problème. Même si les décisions du cercle supérieur sont prises par consentement, les membres du cercle inférieur peuvent toujours douter que leur point de vue a bien été pris en compte. En effet, le supérieur hiérarchique a été désigné par la direction, il ne les représente donc pas totalement. C’est pourquoi les membres du cercle inférieur élisent par consentement une autre personne que leur responsable, pour les représenter dans le cercle de niveau supérieur. Cette personne est le second lien entre les deux cercles (Charest, 2007). Chaque cercle de niveau inférieur est ainsi représenté par deux personnes dans le cercle de niveau supérieur.
18 Répétant ce schéma, il peut y avoir des cercles à tous les niveaux de l’organisation, même le plus élevé, articulés entre eux par des doubles liens. Non seulement le double lien permet l’articulation des cercles entre eux, mais il le fait en respectant la structure hiérarchique de l’organisation, ce qui devrait en faciliter l’implémentation (Buck & Endenburg, 2004 ; Delstanche, 2014).
Les conditions favorables à la mise en œuvre de la sociocratie
19 Certaines conditions sont nécessaires pour qu’une organisation puisse fonctionner en mode sociocratique. Ainsi, Buck et Endenburg (2004) mentionnent que l’implémentation de la sociocratie exige une planification minutieuse et qu’elle nécessite la formation du personnel à de nouveaux concepts.
20 La sociocratie peut entraîner des réactions émotionnelles vives car elle entraîne une modification des relations de pouvoir dans l’organisation. De plus, cela peut créer de l’inconfort chez ceux qui n’ont pas l’habitude d’endosser la responsabilité de participer à des décisions difficiles. Cette frilosité de prendre des responsabilités est également soulignée par Delstanche (2014). Ceci requiert un accompagnement lors de la mise en œuvre des premiers cercles et une gestion des émotions engendrées par le changement.
21 Parmi les conditions de mise en œuvre, il convient aussi d’ajouter une implication forte de la direction. Celle-ci doit considérer la sociocratie comme une méthode adéquate pour réaliser sa vision d’entreprise (Buck et Endenburg, 2004).
22 Dans la pratique, il est recommandé de procéder par étapes : annonce par la direction de l’implémentation de la méthode (et de la durée des différentes étapes), installation d’un ou de plusieurs cercle(s)- test(s), évaluation et décision de généraliser, installation du cercle de décision, démarrage des autres cercles. Pour fonctionner selon le mode sociocratique, une organisation ne doit pas être complètement transformée. Les responsables hiérarchiques conservent leurs missions et leur rôle mais ils ne sont plus les seuls à assumer les responsabilités décisionnelles. Chaque membre de l’organisation, au niveau des cercles, a la possibilité de s’exprimer et de prendre part aux décisions. La sociocratie permet de faire circuler la parole et de prendre des décisions collectives. Un des attraits de ce mode de gouvernance est la flexibilité possible quant à son implémentation. Le processus peut s’arrêter à n’importe quelle étape. Il est aussi possible d’implémenter la sociocratie sur une partie seulement de l’organisation : pour gérer la sécurité ou pour gérer l’informatique, par exemple (Buck et Endenburg, 2004).
Étude de cas
Contexte de l’étude et questions
23 Comme nous l’avons déjà mentionné, nous nous sommes intéressés à la mise en œuvre de la sociocratie dans un centre de recherche. Celui-ci mène en étroite collaboration avec des entreprises, des activités de recherche et de développement axées sur les nouveaux matériaux et le traitement des surfaces. Ce centre est initialement une spin-off universitaire qui s’est progressivement développée (notamment par la fusion avec d’autres centres de recherche). Depuis environ trois ans, la sociocratie a été introduite dans ce centre afin de mieux responsabiliser les membres du personnel et retrouver une situation financière plus saine. Le moment de cette implémentation est aussi à relier à un processus de renouvellement d’une certification ISO.
24 Au moment de l’étude, le centre regroupait 88 personnes (essentiellement des chercheurs et des techniciens) réparties sur 3 sites géographiques dans le Hainaut belge. Il convient toutefois de noter que tous les membres du centre ne participent pas aux cercles : 29 font partie d’au moins un cercle et 59 n’en font pas partie.
25 Les principales questions qui ont guidé notre étude sont les suivantes :
- - comment la sociocratie est mise en œuvre dans le centre de recherche ?
- - quels sont les apports de la sociocratie perçus par les travailleurs ?
- - quelles sont les difficultés de la sociocratie du point de vue des travailleurs ?
Méthodologie
27 Plusieurs questions d’ordre méthodologique se posent lorsqu’on étudie une pratique de management participatif. Ces questions renvoient notamment à la quantification de la mesure, à la prise en compte de points de vue différents et à l’empan temporel concerné. Dans cette perspective, compte tenu de contraintes rencontrées sur le terrain, notre approche présente des limites. Nous n’avons pas en effet récolté d’indicateurs quantitatifs. Nous n’avons pas multiplié le recueil de points de vue différents sur le système mis en place (c’est principalement le point de vue des travailleurs qui a été investigué) et enfin, le laps de temps de l’étude est assez limité. Nonobstant ces limites, nous pensons que la prise en compte du point de vue des travailleurs est importante. En effet, comme l’ont montré plusieurs travaux sur l’échec des cercles de qualité, ce ne sont pas les cercles en tant que tels qui sont en cause mais plutôt la façon dont ils ont été mis en œuvre sur le terrain. Or, cette dynamique ne peut se comprendre sans tenir compte des logiques des acteurs concernés.
28 Notre méthodologie repose sur une approche qualitative, combinant des observations et des entretiens semi-directifs. De nombreuses observations libres ont été réalisées. Des observations plus systématiques ont eu lieu durant trois réunions plénières de trois cercles différents. Les résultats de ces observations ont notamment servi à la conception d’un guide d’entretien. Celui-ci vise à : présenter succinctement l’étude aux participants et à leur demander un accord pour l’enregistrement audio de leurs réponses, recueillir quelques données personnelles (telles que la position dans l’organigramme et l’ancienneté dans le centre), récolter des données sur la perception des participants quant à la mise en œuvre de la sociocratie dans le centre de recherche, les bénéfices qui en découlent, les difficultés rencontrées et les éventuelles pistes d’amélioration pour dépasser ces difficultés. Ce guide a été testé auprès de trois travailleurs volontaires. Quelques modifications (principalement terminologiques) ont été apportées.
29 14 personnes ont répondu, sur base volontaire, aux entretiens semi-directifs de face à face. Pour constituer cet échantillon, nous avons décidé de tirer au sort 10 travailleurs parmi ceux qui participaient à au moins un cercle au moment de l’étude et 10 travailleurs parmi ceux qui ne participaient à aucun cercle. Après sollicitation par mail et relance, 8 personnes du premier groupe ont accepté de participer ainsi que 6 personnes du deuxième groupe. Cependant, dans ce deuxième groupe, il faut noter que 3 personnes avaient déjà participé à au moins un cercle dans le passé. L’échantillon se compose donc de 8 femmes et 6 hommes, âgés en moyenne de 37,3 ans (σ = 6,3 ans) et présents dans le centre de recherche en moyenne depuis 8,2 ans (σ = 4,4 ans). Ces travailleurs sont répartis sur les 3 sites. Il y a 2 administratifs, 1 technicien, 6 chercheurs et 5 coordinateurs.
30 Les entretiens ont eu lieu sur le lieu de travail, durant les heures de bureau, dans une salle de réunion isolée. Ces entretiens ont été enregistrés et ensuite retranscrits dans le but d’en faire une analyse de contenu particulière : une analyse thématique transversale. Chaque entretien a duré entre 1h et 2h30. Un entretien complémentaire avec le directeur du centre de recherche a également été réalisé. Cet entretien s’est déroulé dans le bureau du directeur, au cours de deux séances ayant duré respectivement 1h30 et 2h.
Résultats
La mise en place des cercles dans le centre de recherche
31 Au moment de l’étude, 5 cercles sont actifs dans le centre de recherche : EQOTEAM qui fait office de cellule qualité, SOCIOTEAM qui est centré sur le bien-être du personnel, COPLATEC qui organise la gestion des équipements, SPIN qui s’occupe des infrastructures et de la sécurité, et 5S qui organise le maintien de l’ordre dans les laboratoires et les bureaux selon une technique inspirée du Lean Management.
32 Le premier cercle créé est EQOTEAM. L’objectif de cette création était le renouvellement d’une certification ISO. Le succès de ce premier cercle a débouché sur sa pérennisation et sur la création des quatre autres cercles. Dès le départ, la démarche est soutenue par le directeur du centre et par la DRH.
33 Chaque cercle se compose d’un ou deux membres de chaque unité du centre (selon sa taille), ce qui représente entre 7 et 15 personnes par cercle et ce qui donne aux cercles une dimension transversale. On y pratique le consentement et l’élection sans candidat. Les membres sont élus pour un mandat de deux ans. Comme nous l’avons déjà mentionné, tous les membres du centre ne participent pas à un cercle. Seule une minorité est concernée. On peut donc avancer qu’on se trouve ici dans une première phase de la sociocratie. Par ailleurs, la règle du double lien n’est pas (encore ?) d’application. On constate donc que seule une dynamique participative (et non une gouvernance participative) est mise en place.
34 Néanmoins, nous avons repéré plusieurs indices d’une évolution de la culture du centre de recherche vers plus de sociocratie. Puisque les mandats sont de deux ans et qu’au moment de l’étude le premier cercle avait un peu plus de trois ans, le centre de recherche a déjà connu deux « générations de cercles ». Si la constitution des cercles s’est réalisée pour le premier mandat sur un mode purement volontaire ; lors du deuxième mandat, le processus suivi a été beaucoup conforme à celui de l’élection sans candidat. À cette occasion, le directeur a fait passer le mot d’ordre de favoriser l’élection d’un nouveau représentant afin d’augmenter la participation. Ce mot d’ordre a été relativement bien suivi. Ce qui fait que la « deuxième génération » de chaque cercle est un mélange « de grands frères et de petits nouveaux » (Participant 9).
35 Mais l’évolution ne concerne pas que la procédure d’élection. Le consentement se pratique de plus en plus au sein des cercles, comme en atteste la comparaison des discours des membres des deux générations de cercles. Ainsi, pour les personnes qui ont participé à la première génération et qui ne participent pas à la deuxième, c’est le doute qui prédomine : le consentement, « ce n’est pas toujours le plus simple et […] ça n’aboutit pas toujours à la meilleure décision. Je ne suis pas certaine que ce soit vraiment la meilleure façon de prendre la bonne décision. Mais c’est applicable » (Participant 10). Ou encore : « les objections n’étaient pas encore assez argumentées, assez constructives » (Participant 5), « ça prend du temps et c’est long à mettre en place » (Participant 4). Par contre, le discours des membres de la deuxième génération des cercles est plus optimiste : le consentement, « ça marche tant qu’on reste en petit comité […] Il y a aussi une notion de compromis. Quelque chose de très juste, très bon, et très transparent, mais à petite échelle. Et encore une fois, dans les cercles, il suffit qu’il y ait un pinailleur autour de la table et on ne s’en sort plus » (Participant 9). Selon un autre membre, « On y arrive en pratique. Il n’y en a jamais un qui repart sans être content » (Participant 2), « on finit toujours par y arriver » (Participant 1).
36 Un autre indice d’évolution de la culture au sein du centre est la position favorable de la grande majorité des travailleurs interrogés (12 sur 14), qu’ils soient membres ou non, vis-à-vis des cercles. Ces résultats sont néanmoins contrastés selon les groupes puisque tous les membres actuels de cercles se déclarent « assez à très favorables ». Deux anciens membres sur les 3 interrogés y sont encore « assez favorables ». Le troisième déclare « qu’on pourrait très bien fonctionner sans » (Participant 10). Mais de toute façon, « le système d’avant n’était pas meilleur » (Participant 5). Enfin, 2 des 3 travailleurs interrogés qui n’ont jamais participé à un cercle sont également « assez favorables » à la présence des cercles dans leur organisation. Par contre, le troisième y est opposé à cause des « risques de manipulation » (Participant 12). Sur base de ces résultats, on peut avancer l’hypothèse que plus on participe aux cercles, plus on y est favorable.
37 Cependant, aucun des travailleurs interrogés, qu’ils participent ou non à un cercle, ne souhaite un retour en arrière, ce qui montre que la sociocratie fait maintenant partie de l’organisation. Pour les deux travailleurs défavorables aux cercles, c’est la forme actuelle de la dynamique participative qui pose problème et pas son principe : « je crois qu’il ne faut pas aller en arrière. Par contre, il faudrait pouvoir se poser, c’est-à-dire se demander on est où aujourd’hui. Capitalisons sur ce qui a bien fonctionné » (Participant 12) ; « À mon avis, il faut réorganiser la structure. Je ne dis pas qu’il faut tout supprimer. Mais il faut repenser à avoir une organisation efficace » (Participant 10).
Les apports perçus
38 Les apports perçus des cercles renvoient principalement à un décloisonnement de l’organisation permettant le partage de bonnes pratiques, l’uniformisation des méthodes et des procédures, une meilleure circulation des informations, le développement de projets transversaux… Ces apports sont particulièrement précieux compte tenu de l’existence dans le centre de plusieurs unités très spécialisées, installées sur plusieurs sites géographiques.
39 De par leur nature transversale, les cercles se révèlent être de véritables voies de circulation de l’information entre unités. De ce fait, ils permettent aux travailleurs d’être « plus au courant de ce qui se passe : les nouvelles têtes et les nouveaux projets » (Participant 2), d’avoir « une vision complète du centre et de ce qui s’y passe, de son organisation » (Participant 5). C’est encore plus important pour les personnes travaillant sur les sites distants.
40 Dans le centre de recherche, les cercles ont facilité la mise au point et le déploiement du système qualité. De l’avis de la majorité des travailleurs interrogés (8 sur 14), le résultat le plus spectaculaire des cercles est l’efficacité du déploiement de la méthode 5S dans toute l’organisation : « Le 5S, ça, c’est vraiment la grande réussite des cercles » (Participant 12). La méthode 5S a d’abord été introduite par l’intermédiaire du cercle de la Socioteam. Il a ensuite été décidé que le 5S devenait un sujet trop important et qu’il devait faire l’objet d’un nouveau cercle indépendant. L’objectif principal de ce cercle est d’assurer le partage des bonnes pratiques et l’uniformisation des méthodes entre les différents services et les trois sites.
41 D’un point de vue plus personnel, les travailleurs interrogés mettent en avant l’opportunité de rencontrer des personnes d’autres services que le leur et qu’ils n’ont pas l’occasion de côtoyer dans leur activité quotidienne. Ainsi, une employée administrative qui n’a jamais participé à un cercle déclare : « Il n’y a pas beaucoup d’occasions de rencontres pour les travailleurs, on ne se côtoie pas habituellement » (Participant 6). Un membre d’un cercle, rapporte que le cercle lui permet de « rencontrer des personnes d’autres unités qu’on n’a pas l’occasion de voir tous les jours, de faire connaissance avec elles et d’avoir des échanges » (Participant 7).
42 Au-delà des occasions de rencontre qu’offrent les cercles, plusieurs participants soulignent qu’ils en tirent aussi des bénéfices professionnels : cela joue aussi sur leur efficacité voire leur créativité : « Je parle égoïstement, c’est que tu apprends à connaître d’autres gens, d’autres services, et après, ton travail est plus efficace » (Participant 8) ; « au-delà de l’aspect humain, ça peut aussi générer des initiatives scientifiques » (Participant 9).
43 Certains travailleurs relèvent une amélioration des conditions de travail et de leur bien-être grâce aux cercles ainsi que l’existence d’une certaine solidarité entre membres.
44 Enfin, chez certains membres interrogés (4 sur 8), on peut noter une utilisation stratégique des cercles. Pour certains, c’est la possibilité d’avoir plus de variété dans les tâches : « J’aime bien aussi travailler sur d’autres aspects que le purement scientifique, ça change un peu » (Participant 1) ou encore « c’est ma bouffée d’air » (Participant 4). Pour d’autres, c’est l’occasion de développer d’autres compétences dans l’objectif de les valoriser ultérieurement dans une autre fonction, que ce soit dans ou en dehors de l’organisation. Comme le déclare un chercheur : « je pense que d’un point de vue carrière personnelle, c’est qu’il faut que je me développe ici, et ça les cercles peuvent être utiles à ça, comme une ligne supplémentaire sur un CV en termes de polyvalence » (Participant 9). Une technicienne ajoute : « via les cercles, je développe des compétences en qualité et en environnement que je vais utiliser dans mon CV » (Participant 4).
Les difficultés perçues
Conflit de l’élitisme
45 Une première difficulté perçue renvoie à une tension entre deux groupes de personnes dans le centre de recherche : celles qui participent aux cercles et celles qui n’y participent pas. Du point de vue des personnes qui participent, les cercles sont perçus comme des groupes qui « fonctionnent bien… on avance et on obtient des résultats et on arrive à impliquer les gens extérieurs » (Participant 2), où il y a « beaucoup de travail abattu… et du travail compliqué » (Participant 4). Du point de vue de ceux qui ne participent pas, la perception est très différente. Certains voient les cercles comme « une sorte de secte interne où on croit que tout le monde s’amuse et prend des vacances, et on ne sait pas à quoi ça sert » (Participant 5), qui n’apportent « pas beaucoup de résultats » (Participant 6) ou alors « que de la paperasserie » (Participant 12). Cette situation peut être rapprochée de ce que Martin (1994) appelle le conflit de l’élitisme.
46 L’organisation semble donc divisée en deux. Comme le précise un travailleur, « on a un bateau, finalement, qui navigue à deux vitesses. Une partie qui est à fond dans le système et une partie qui se laisse bercer sans vouloir trop y toucher » (Participant 5). Un des travailleurs non-membre craint que la dynamique participative soit une façon pour la direction de manipuler le personnel et il reproche aux membres des cercles de collaborer : « il y a des gens qui, peut-être, n’ont pas l’esprit critique et ne se posent pas de question et sont manipulés sans s’en rendre compte » (Participant 12). Chez ce travailleur, on observe une véritable réaction de retrait : il refuse de participer non seulement aux cercles mais aussi aux élections car il « trouve que c’est un mauvais cadeau que je fais à un collègue de l’y envoyer [dans un cercle] » (Participant 12).
47 Cette situation est vécue de manière négative par les membres des cercles car ils ne se sentent pas reconnus par les autres : « Ceux qui sont en dehors des cercles pensent qu’on s’amuse et qu’on ne fait rien de concret » (Participant 11). Pourtant, « ça prend du temps sur la charge de travail et ce n’est pas considéré, je crois, par les autres personnes comme vraiment faisant partie du travail, de la tâche et des responsabilités » (Participant 7).
Manque de communication entre les cercles et le reste de l’organisation
48 Une autre difficulté perçue est liée à un manque de communication entre les cercles et le reste de l’organisation. Ce problème est reconnu de tous, qu’ils soient membres ou pas : « c’est vrai qu’il y a toujours le même problème, c’est la communication. Maintenant ça vient, on va dire, des deux côtés. […] On sent qu’il y a une mauvaise communication » (Participant 8).
49 Cela se traduit par des différences de vue entre les deux groupes sur la manière de communiquer. Par exemple, les membres des cercles ont le souci de ne communiquer que quand c’est utile, pour ne pas créer une surabondance d’informations. De l’autre côté, les non-membres se plaignent de ne pas recevoir suffisamment d’informations : « Ils [les cercles] ne communiquent pas du tout. Donc, ça, c’est un gros problème, […] on a l’impression qu’ils ne font plus rien. Même si ce n’est pas vrai » (Participant 10).
50 Un autre exemple est que les membres de cercles ont le souci de communiquer l’information le plus largement possible. Pour ce faire, ils utilisent des moyens comme l’email, l’intranet ou le journal d’entreprise. Du coup, les non-membres leur reprochent une communication trop impersonnelle et unidirectionnelle : « Le mail n’est pas satisfaisant, on n’est pas sûr qu’il est lu » (Participant 1). « Avant, on recevait les PV par mail, maintenant, ils sont dans l’intranet. On doit aller les chercher, mais on ne va pas les chercher, on n’a pas le réflexe » (Participant 6). « On n’a pas le réflexe d’aller consulter l’intranet. Ça demande un gros effort » (Participant 7). « On reçoit parfois un mail de notre représentant pour nous dire les décisions du cercle. Mais la communication dans l’autre sens n’est pas possible » (Participant 4). « Il y a certains e-mails que je ne lis jamais parce que j’en reçois trop » (Participant 5). « Il y a aussi la gazette, qui a été mise en place par la Socioteam, mais il faut la lire… et l’écrire » (Participant 5). « [La gazette,] c’était une bonne idée au départ, mais en pratique, elle ne sort pas assez souvent » (Participant 11).
Cantonnement aux décisions de moindre importance
51 Une autre difficulté perçue est liée à l’impression qu’ont les travailleurs que les décisions prises par les cercles sont surtout relatives à des sujets de moindre importance, qui ne demandent que peu de budget : « C’est des petites décisions : les fontaines à eau, les bancs. Bon, ça a changé le quotidien, maintenant, on a de l’eau gratuite et fraîche à disposition, c’est déjà pas mal […] c’est une question de budget, on n’a peut-être pas tous les facteurs en main » (Participant 8). « Je suis très déçue par les teams. On peut arriver à certaines choses, mais seulement des résultats avec des impacts faibles. Rien à voir avec ce que j’espérais au départ » (Participant 11).
52 Cette impression est probablement renforcée par le fait que la règle du double lien n’est pas appliquée dans le centre de recherche. Les travailleurs de la base ne participent pas à l’établissement des stratégies organisationnelles. On peut aussi se demander si cela n’est pas lié à une crainte de la hiérarchie de perdre du pouvoir. Les membres des cercles Socioteam et Eqoteam regrettent d’ailleurs le peu de pouvoir décisionnel réel qu’ont ces cercles. Selon eux, le dernier mot revient toujours à la direction. « Donc, l’idée, à la base, c’était qu’on leur propose quelque chose et qu’après ils disent oui ou non. Mais finalement, donc, quelque part, s’ils disent oui, c’est que ça les intéresse eux » (Participant 9). Le dernier mot de la direction est vécu comme un veto, difficile à accepter : « j’y ai passé beaucoup de temps, et au final, ça ne passe pas. Ce sont des aspects fort sensibles » (Participant 6). « J’ai vécu cette décision très mal parce que j’en ai conclu que finalement, cette dynamique participative, c’est un peu, euh, du perlimpinpin, qu’on jette un peu à la vue des gens » (Participant 10). « Ça ne m’intéresse pas de travailler pour rien. Si la Socioteam n’est qu’une vitrine, ça ne sert à rien » (Participant 8).
La culture de certains travailleurs et le rapport à l’autorité
53 La participation dans les prises de décision (en particulier par consentement) n’est pas habituelle. C’est également vrai dans la culture universitaire dont est issue la majorité des travailleurs du centre de recherche. Et ceci peut constituer un frein au fonctionnement des cercles. Certains anciens membres se sont même sentis en perte de repère au moment de l’introduction des premiers cercles : « j’ai toujours été habituée, que ce soit au niveau de l’université ou au tout début […] de ma carrière à avoir un système classique, pyramidal. On a l’impression qu’on perd ses repères, en fait, on ne sait pas trop à quelle sauce on va être mangé, comment ça va évoluer » (Participant 10). Un autre membre ajoute : « je viens de l’université, du milieu scientifique, et donc la gestion des équipements, la participation, ça ne fait pas partie de ma culture de base » (Participant 7).
Conclusion
54 La mise en place de la sociocratie sur le terrain a été jusqu’à présent assez peu étudiée. A travers l’étude de cas rapportée ici, nous nous sommes intéressés à la manière dont la sociocratie est mise en place dans un centre de recherche. L’étude porte également sur les apports perçus de la sociocratie par les travailleurs eux-mêmes et sur les difficultés ressenties.
55 Les résultats montrent que la sociocratie implémentée depuis environ trois ans dans le centre de recherche n’est encore que partielle : seul un nombre limité de cercles est organisé. Tous les membres du centre ne participent pas à un cercle puisqu’ils ne sont qu’un tiers environ dans ce cas et qu’ils ne relèvent pas de tous les niveaux de la hiérarchie. De plus, la règle du double lien n’est pas d’application. Seule une dynamique participative (et non une gouvernance participative) est donc mise en place dans ce centre de recherche. Malgré ces constats, plusieurs indices d’évolution de la culture du centre de recherche vers plus de sociocratie ont été relevés : l’organisation d’élections sans candidat pour les deuxièmes mandats des membres des cercles, l’utilisation de plus en plus facile du consentement pour les prises de décision dans les cercles, une position plutôt favorable des membres du centre vis-à-vis des cercles (et cette position est d’autant plus favorable que la participation aux cercles est élevée), une position favorable des membres du centre vis-à-vis de la sociocratie (et la non-volonté déclarée d’un retour en arrière).
56 Plusieurs apports de la sociocratie déjà mis en avant dans la littérature, ont pu également être observés dans le centre de recherche étudié, à travers les dires des travailleurs interrogés. Il s’agit du décloisonnement de l’organisation permettant de développer des projets transversaux tels que la qualité, le bien-être au travail… D’un point de vue plus personnel, les travailleurs évoquent les opportunités de rencontrer des personnes d’autres services, les bénéfices professionnels qu’ils peuvent en retirer ainsi que l’utilisation stratégique qu’ils font parfois des cercles (afin de développer leurs compétences). Mais l’intérêt de notre étude réside surtout dans la mise en évidence de plusieurs difficultés perçues par les travailleurs : un conflit de l’élitisme, un manque de communication entre les membres des cercles et les autres, un cantonnement aux décisions de moindre importance, et un frein au fonctionnement de la sociocratie liée à la culture de certains travailleurs et à leur rapport à l’autorité.
57 Nous pensons que ces difficultés peuvent être reliées (du moins en partie) à une absence (ou à une présence trop limitée) de facteurs favorables à la sociocratie dans le centre de recherche. Pour dépasser ces difficultés, plusieurs pistes sont possibles. Nous en évoquerons deux. La première concerne la nécessaire gestion du conflit de l’élitisme. Celui-ci se nourrit d’une mauvaise connaissance de la dynamique participative en tant que mode de gouvernance d’une part et d’un problème de communication entre les cercles et le reste de l’organisation d’autre part. C’est pourquoi, en plus des recommandations habituelles de formation du personnel, il nous semblerait intéressant d’organiser régulièrement dans le centre de recherche, des temps formels d’échange d’informations entre les participants et les non-participants, du moins tant que tous les travailleurs de l’organisation ne participent pas à au moins un cercle. Une deuxième piste renvoie à l’indispensable implication de la direction. Celle-ci devrait en effet ne pas hésiter à rappeler fréquemment en quoi la sociocratie est une composante essentielle de sa vision de l’organisation. Mais au-delà des paroles, ce sont surtout les actes qui doivent convaincre des avantages de la participation. Nous pensons que permettre aux cercles de prendre des décisions sur des sujets importants est l’un de ces actes. Par ailleurs, la direction aurait probablement avantage à participer aux cercles plutôt que d’exercer un droit de veto extérieur.
58 Malgré l’intérêt de ces pistes, il n’est pas possible, sur la base des résultats obtenus, d’évaluer si la situation étudiée est encore évolutive ou si elle risque de se figer à cause d’enjeux sous-jacents en termes de partage de pouvoir dans le centre de recherche (comme peut le laisser penser le point de vue de certains travailleurs interrogés). Seule une approche longitudinale, confrontant de manière systématique différents points de vue (direction et travailleurs), permettrait d’apporter des éléments de réponse à cette interrogation.
59 Nous sommes bien conscients des limites de cette étude qui doit être vue comme exploratoire. Le nombre de travailleurs interrogés est assez limité et ne couvre pas toutes les catégories (les directeurs scientifiques notamment). Par ailleurs, un biais lié au volontariat des répondants ne peut pas être exclu. Enfin, les effets de la sociocratie n’ont été investigués qu’à travers des données subjectives (point de vue des travailleurs). Un croisement de ces données subjectives avec des données plus objectives telles que des indicateurs de production ou de bien-être au travail serait aussi particulièrement intéressant à réaliser.
Bibliographie
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