Notes
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[1]
Ce temps est standardisé par l’Agence National d’Appui à la Performance (ANAP) et s’élève à 10 minutes par opération.
Introduction générale
1Avec plus de 20 salles opératoires, 300 intervenants et plus de 100 patients opérés par jour, le nouveau bloc opératoire de l’hôpital Z bat tous les records de performance et transporte l’activité chirurgicale dans une toute nouvelle dimension. Issu d’un regroupement de la quasi-totalité des différents blocs présents dans divers sites de l’établissement, sa conception et son fonctionnement ont été régis par l’application des principes du Lean Management (LM). Alors que les grèves se multiplient dans les services hospitaliers suite à ce que d’aucuns interprètent comme un durcissement des méthodes de management pour faire face à l’injonction de l’État de réduire les déficits, le Lean peut être considéré comme ouvrant une nouvelle ère au management de la santé, une ère où l’efficacité est obtenue grâce à la normalisation, la mécanisation et l’optimisation constante des procédures et des processus de prise en charge.
2La question fondamentale ainsi soulevée par le Lean est celle du défi d’une meilleure qualité en situation de contrainte financière forte, défi auquel les établissements hospitaliers sont désormais confrontés. Cette situation fait écho au message envoyé par Uber au secteur de la santé aux États-Unis, pour lequel Detsky et Garber (2016) arguent que la seule issue est une sortie par le haut, quitte à encaisser le prix de changements radicaux dans les processus de production. Depuis plusieurs décennies en France, les réformes inspirées des principes du Nouveau Management Public (Hood, 1995) enjoignent aux hôpitaux d’optimiser leur fonctionnement. La généralisation de la tarification à l’activité et la course effrénée dans laquelle elle plonge les établissements (Angelé-Halgand et Garrot, 2014) poussent les grands hôpitaux à adopter de nouvelles approches organisationnelles. Outre la rhétorique liée à l’amélioration de la qualité des soins qui accompagne ces réformes, nul ne peut ignorer la prééminence qu’elles accordent à l’augmentation de l’efficience par la productivité. Ainsi, les frappantes synergies entre les évolutions que connaissent aujourd’hui les hôpitaux et celles vécues il y a plus d’un siècle dans le secteur industriel sous l’influence du Taylorisme semblent préfigurer l’arrivée d’un nouveau paradigme de production industrielle dans le monde la santé, comme l’annonçait Rastegar il y a près de 15 ans aux États-Unis. Cet auteur rappelait la finalité principale de cette démarche, à savoir l’augmentation conjointe de l’efficience (par la productivité) et de la qualité, qui, au final, a permis une élévation du niveau de vie de la population (Rastegar, 2004, p. 79).
3Dans ce contexte d’industrialisation de la santé, l’adoption du LM n’est guère surprenante à première vue, dans la mesure où elle participe à l’atteinte des objectifs poursuivis par les méthodes issues de l’industrie. En effet, cette approche est reconnue pour avoir contribué à améliorer la performance des hôpitaux qui l’adoptent (Collar et al., 2012 ; Dickson et al., 2009 ; Mazzocato et al., 2010 ; Raab et al., 2006). Le Lean permet d’éliminer, dans un processus, toutes les phases ne contribuant pas à la création de valeur ajoutée pour le client final. Le développement de cette approche a été abondamment traité dans la littérature (Clark et Fujimoto, 1989 ; Hines, Holweg et Rich, 2004 ; Holweg, 2007 ; Womack, Jones et Roos, 1990). Néanmoins, il semble difficile de retenir une caractérisation simple et unique des dispositifs que recouvre le Lean en raison des larges divergences entre les définitions des différents auteurs. Ceci nous amène à retenir une conception globale de ce modèle de production en utilisant la définition de Radnor, Holweg et Waring (2012) considérant le LM comme une « pratique de gestion basée sur une philosophie d’amélioration continue des processus à travers l’augmentation de la valeur pour le client final ou la réduction des activités non créatrices de valeur ajoutée, des variations de processus et des mauvaises conditions de travail ».
4Pourtant, au-delà du partage des mêmes finalités, le Lean se différencie de l’industrialisation par les moyens retenus, qui semblent opposés, au point de positionner l’approche du LM comme une alternative radicale aux méthodes de production inspirées du taylorisme. Les écarts portent notamment sur les attentes formées à l’endroit des équipes, qui sont fondées sur une grande polyvalence permettant de s’adapter aux incertitudes de l’environnement, par opposition à la spécialisation des postes d’une chaîne de production. C’est une philosophie radicalement différente qui se profile, privilégiant une valorisation du personnel et accordant une grande importance à la qualité de vie au travail, contrastant avec les conséquences déshumanisantes du travail posté.
5Au-delà de ses promesses liées à un travail moins morcelé, moins répétitif, plus épanouissant et valorisant la polyvalence, le Lean Management dans les blocs opératoires échappe-t-il aux écueils des méthodes traditionnelles associées à l’organisation scientifique du travail (OST) qui ont procédé à l’industrialisation de nombreux secteurs avant celui de la santé ? Ouvre-t-il la voie à un management plus performant parce que plus respectueux de l’humain et de son intelligence collective, ou bien assiste-t-on à une simple recolorisation des Temps modernes ? Dans quelle mesure peut-on durablement surimposer des logiques concurrentielles généralement associées à l’industrialisation et qui prévalent aujourd’hui dans le monde de la santé à la faveur des principes du Nouveau Management Public, à un secteur où le prendre soin et la logique du don qui le sous-tend constituent le principal moteur des soignants dans leurs choix professionnels ? Qu’en est-il dans la partie de l’hôpital où le cure l’emporte le plus nettement sur le care, de par la nature même de l’activité qui se déroule dans les blocs opératoires ?
6Aujourd’hui, la majorité de la littérature existante sur l’adoption du Lean dans la santé se concentre principalement sur l’évaluation des avantages de cette approche sans véritablement décrire la façon dont elle a été mise en œuvre (Curatolo et al., 2014). La plupart des cas étudiés se contentent de l’évaluation technique du LM en mettant en avant ses conséquences relatives à la réingénierie des processus, en abordant peu ses portées organisationnelles (Mazzocato et al., 2010). De plus, les études portant sur l’utilisation du LM dans les blocs opératoires restent encore relativement rares (DelliFraine, Langabeer et Nembhard, 2010). Dans cet article, nous tentons de répondre à la question de savoir en quoi le Lean Management participe ou non au processus d’industrialisation de l’hôpital. Pour ce faire, nous analysons de manière approfondie comment le déploiement du Lean Management impacte l’organisation du travail dans un bloc opératoire, en mettant en avant ses conséquences sur le personnel soignant et les patients.
7Après avoir présenté nos choix méthodologiques retenus pour étudier l’industrialisation de l’hôpital comme objet de recherche, nous exposerons les changements structurels et organisationnels apportés par la mise en place du LM dans le bloc Z, pour dans un dernier temps, mettre en évidence et analyser des signes de réification des soignants et des patients qui les ont accompagnés.
1 – L’industrialisation de l’hôpital comme objet de recherche : une démarche exploratoire et compréhensive
8L’objectif de notre recherche est de comprendre comment se déploie le processus d’industrialisation à l’hôpital, par l’introduction du Lean, et ce qu’il génère comme effets auprès des acteurs du soin. Compte tenu du peu de littérature existant sur le Lean sous l’angle organisationnel et de la complexité des phénomènes à l’œuvre, la nature de notre travail apparaît largement exploratoire. Nos choix méthodologiques et épistémologiques visent donc un matériau riche ne réduisant pas la complexité. Ceci nous a conduits à opter pour une méthodologie qualitative autour de l’étude d’un cas unique, celui d’un regroupement de blocs opératoires orchestré en introduisant les principes du Lean Management. Nous avons adopté une approche abductive tout au long de notre processus d’analyse en permettant au matériel empirique de nous guider dans le choix de notre approche théorique.
1.1 – Une collecte des données axée sur des méthodes qualitatives
9L’observation non participante (Groleau, 2003 ; Journé, 2012) est la source principale de collecte de données de ce travail. Notre lieu d’observation, le bureau de l’infirmière de programmation, a été sélectionné à la suite d’une première phase d’entretiens et d’une visite exploratoire du bloc. Au total, 90 heures d’observation ont été effectuées au cours de cette étude.
10Conscients du fait que la fiabilité des données recueillies à travers l’observation dépend en grande partie de notre acceptation sur le terrain (Groleau, 2003), nous avons veillé à organiser notre dispositif d’observation en vue de favoriser cette acceptation. Ainsi, l’accès au cas a été permis grâce à une relation de confiance établie sur plusieurs années par l’un des chercheurs et auteurs de l’article, qui avait travaillé auparavant avec la directrice des soins ayant conduit le regroupement des blocs, ainsi qu’avec la cadre supérieure de santé en charge du nouvel ensemble, et la directrice d’hôpital référente du pôle. Nous avons par ailleurs procédé à la collecte de données à travers des périodes d’immersion au sein du bloc, ce qui permettait aux acteurs de s’habituer à notre présence et facilitait la création d’un lien de confiance avec eux. La transparence vis-à-vis de notre prise de notes a également joué un rôle important à cet égard. En effet, nous n’avons pas cherché à dissimuler notre carnet, ni son contenu, un comportement susceptible d’éveiller des soupçons. Notre prise de notes codifiée s’est donc avérée très utile dans la mesure où elle permettait d’assurer l’anonymat des sujets tout en permettant une certaine transparence vis-à-vis de la démarche.
11Notre dispositif d’observation a été complété par la réalisation de plusieurs entretiens semi-directifs. Ainsi, notre guide d’entretien composé de cinq questions ouvertes nous permettaient de s’adapter de manière flexible aux réponses de la personne interrogée (Beaud, 1996). Au total, 17 entretiens d’environ une heure chacun ont été menés avec des membres du personnel travaillant dans le bloc Z : infirmières de bloc, aides-soignantes, infirmières anesthésiste, cadres de santé, cadres régulateur.
12Outre l’observation in situ et les entretiens, nous avons entrepris un véritable travail d’analyse documentaire pour assurer la triangulation des données.
1.2 – L’analyse des données : l’utilisation de NVivo pour faire émerger les principaux thèmes
13Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits puis codés à l’aide du logiciel NVivo. Le premier cycle de codage nous a permis d’identifier les thèmes et les sujets récurrents et nous a conduits au cadre théorique de Boltanski et Thévenot (1991). Pour confirmer la pertinence de ce choix, nous avons procédé à un deuxième tour de codage en mobilisant la liste de descripteurs sémantiques utilisés par Boltanski et Thévenot (1991) pour caractériser les différents mondes. 88 % des 502 passages codés ont au moins fait une référence au monde industriel tel qu’il a été décrit par les auteurs. Seulement 60 passages ont été associés à des attributs du monde domestique. La forte récurrence du champ lexical industriel met en avant le phénomène d’industrialisation du bloc opératoire que nous exposerons en détail dans la partie suivante.
14L’absence de reconnaissance est également apparue comme un thème principal à l’issue de notre premier cycle de codage et cela nous a guidés vers l’exploration du travail de Honneth et Haber (2007) sur la reconnaissance et la réification. Dans nos 17 entretiens, 60 passages exposant des situations réifiantes ont été identifiés.
1.3 – Présentation du cas : des blocs opératoires regroupés à l’hôpital Z
15L’hôpital Z est un établissement hospitalo-universitaire considéré comme un pôle d’excellence sur le plan régional et interrégional, disposant d’un personnel compétent et d’un matériel de pointe.
16En accord avec les politiques nationales et régionales en matière de santé et dans un contexte financier de plus en plus contraint, l’hôpital s’est engagé dans une restructuration profonde de son organisation tout en faisant évoluer ses modalités de prise en charge des patients pour une plus grande efficacité.
17Face à l’éclatement des blocs opératoires l’établissement crée un pôle pour accompagner le développement de l’activité opératoire dans le cadre d’une harmonisation des pratiques professionnelles, d’une mutualisation et d’une optimisation des ressources humaines et matérielles. La première étape du processus de consolidation consiste à regrouper au sein d’un même bâtiment nouvellement construit plus de 20 des anciens blocs. Ce nouveau plateau que nous nommerons le bloc Z et sur lequel porte notre recherche, abrite aujourd’hui 60 % du total des interventions chirurgicales effectuées dans l’établissement et regroupe 350 salariés. Il est considéré comme une structure pilote dans laquelle l’hôpital expérimente de nouvelles méthodes de gestion, telle que le Lean Management, avant de les appliquer aux derniers blocs non encore regroupés. Les enjeux sont de taille puisque l’objectif est d’amortir pleinement le coût de cette structure (65 millions d’euros) en moins de 10 ans.
2 – Le Lean Management, puissant vecteur d’industrialisation des blocs opératoires
18L’amélioration de la performance du bloc Z s’est faite suivant une démarche inspirée du Lean Management. La reconfiguration de l’espace, la mise en place d’une programmation opératoire plus rigoureuse et la redéfinition des tâches ont formé les pierres angulaires de la nouvelle organisation. Dans cette partie, nous verrons comment ces restructurations ont fait du bloc Z une véritable usine de production de soins. Nous proposerons une typologie reliant les mesures mises en place par l’hôpital aux sources de gaspillage qu’elles adressent exposant ainsi les contours d’une nouvelle ère de chirurgie industrialisée.
2.1 – Reconfigurer l’espace pour gagner du temps
19L’introduction du Lean va se traduire par une reconfiguration des espaces et notamment de stockage, allant jusqu’à l’externalisation partielle de la stérilisation afin de réduire les déplacements inutiles, sources de gaspillage de temps soignant.
2.1.1 – Une reconfiguration des zones de stockage
20Dans un souci d’optimisation de l’espace, l’hôpital Z a progressivement mis en place une nouvelle stratégie d’approvisionnement éliminant le besoin de zones de stockage à l’intérieur du bloc opératoire. Aujourd’hui, les commandes d’achats de dispositifs médicaux sont passées de façon individuelle pour chaque patient et elles sont livrées un jour ou deux avant les interventions chirurgicales. En adoptant cette stratégie, l’hôpital met en œuvre une stratégie de flux pseudo-synchros (Womack, Jones et Roos, 1990) avec les fournisseurs de rang 1, empruntée au juste-à-temps. Ceci permet d’allouer de l’espace supplémentaire aux salles opératoires, mais aussi de réduire les coûts inutiles autrefois générés par l’achat et le stockage de dispositifs qui n’étaient pas utilisés, conformément à la démarche d’éradication d’activités non créatrices de valeur ajoutée, prônée par le Lean Management. La mise en œuvre de cette nouvelle approche s’est concrétisée par la professionnalisation des tâches d’approvisionnement historiquement réalisées par les infirmières de bloc. Aujourd’hui, trois infirmières de dispositifs médicaux (IDM) sont responsables de la gestion quotidienne des stocks provisoires et de sécurité, du suivi et de la réception des commandes de matériels.
21Le nouveau bloc opératoire a également intégré dans son architecture des éléments favorisant une circulation optimisée du personnel, notamment en réduisant les temps de déplacements pour accéder aux équipements (scanners, chariots, etc.). Ces derniers sont désormais localisés dans des espaces dédiés qui se trouvent à proximité des salles opératoires. Le nouveau bâtiment regroupant les blocs opératoires a été conçu et construit en tenant compte de l’efficience temporelle. Par exemple, pour réduire le temps consacré au transport des équipements (scanners, chariots, etc.), des espaces de stockage ont été prévus à proximité des salles opératoires.
2.1.2 – La stérilisation partiellement externalisée
22Toujours pour optimiser l’usage de l’espace, l’hôpital a externalisé la stérilisation des dispositifs réutilisables à une installation hors site. Une petite zone de pré-désinfection a été maintenue sur site pour des raisons de sécurité et de qualité. Dans cette zone, des automates de lavage et de désinfection ont été installés, réduisant ainsi le besoin d’effort, de main-d’œuvre et de temps. Cette mécanisation a grandement amélioré l’efficience du processus de pré-désinfection mais elle a également généré de nouveaux défis pour l’organisation du bloc. Pour être opérationnelles, les infirmières devaient être formées à l’utilisation et au dépannage de ces machines. Compte tenu de la taille du bloc et du nombre de dispositifs qui transitent par la zone de désinfection, l’hôpital a créé un nouveau poste à plein temps pour une infirmière spécialisée. Elle est responsable de la gestion au quotidien du processus de désinfection, mais aussi de l’emballage et de l’envoi des dispositifs réutilisables à l’installation, hors site, en vue de les stériliser.
23Cette nouvelle reconfiguration des espaces et l’organisation du travail qu’elle permet réduisent considérablement les temps de transfert. Ainsi, les patients arrivent désormais au bloc 10 à 15 minutes seulement avant le début de leur chirurgie.
24Au cœur de ce gain en efficience se situe le système de la programmation opératoire.
2.2 – La programmation opératoire au cœur du Lean
25Selon Smolski (1999), une programmation efficiente consiste à faire coïncider à un instant « t » un malade, un chirurgien, un anesthésiste, du personnel infirmier, du matériel et des locaux. Ainsi définie, la programmation opératoire est directement issue d’un processus de planification opérationnelle de l’utilisation des ressources au sein du bloc visant à réduire les sources d’incertitude. Sa mise en œuvre nécessite une formalisation de processus normés et passe par une prise de décision centralisée et outillée, qui n’est désormais plus dans les mains des médecins.
2.2.1 – Une formalisation par informatisation alimentant un processus de standardisation par le temps
26L’articulation des logistiques pré-, per- et post-opératoire a été confiée à trois infirmières de programmation se consacrant entièrement à cette mission. La formalisation des processus et leur standardisation passent par le développement d’un nouveau système d’information. L’alimentation de ce dernier intervient au sein des unités cliniques, lorsque les secrétaires médicales soumettent leurs demandes de planification par voie électronique.
27Cette informatisation est allée de pair avec la réorganisation des blocs opératoires. Alors que chaque bloc opératoire était rattaché au pôle de la spécialité médico-chirurgicale dont il relevait, il est désormais localisé dans un pôle unique et dédié (que nous désignerons désormais par « PU »), qui centralise la gestion des prestations chirurgicales sur tout l’établissement. Cette nouvelle configuration rend obligatoire pour tout chirurgien de formuler au PU ses demandes d’intervention, sous peine de ne pas accéder à la salle opératoire, qui n’aurait pas été réservée. Le système d’information inclut une base de données recensant l’ensemble des actes chirurgicaux effectués au sein de l’hôpital. Dans le logiciel, une intervention chirurgicale est décomposée en quatre phases (installation, induction, incision, pansement). Pour chacune des phases, les services cliniques doivent fournir une durée théorique afin que leurs demandes puissent être acceptées. Les durées théoriques doivent tenir compte du temps nécessaire pour la remise en état de la salle opératoire et la réalisation du bio-nettoyage [1]. Lorsqu’elles sont additionnées, ces durées permettent au PU d’estimer le temps total qu’il faut réserver pour réaliser la chirurgie. Pour éviter les erreurs d’estimation, un temps d’occupation moyen par type de chirurgie et pour chacun des chirurgiens est calculé. Les estimations émanant des services cliniques sont donc automatiquement rejetées si elles sont inférieures à la moyenne calculée par le PU pour le chirurgien. Cette fonctionnalité a été ajoutée au système afin d’éviter les surcoûts relatifs aux débordements potentiels.
28Une fois les demandes d’interventions validées par le régulateur du bloc, les infirmières de programmation les examinent hebdomadairement, en les modifiant le cas échéant afin d’optimiser l’utilisation des ressources. Par exemple, les chirurgies qui mobilisent un même type d’équipement seront placées consécutivement dans la même salle opératoire pour éliminer les temps superflus de montage, démontage et de transport des équipements.
2.2.2 – Un contrôle centralisé et outillé pour une utilisation optimale des ressources
29Les infirmières de programmation jouent un rôle crucial de pilotage au quotidien de la sur- et sous-utilisation des ressources grâce à une vision globale et en temps réel de l’ensemble du processus. Une stricte traçabilité de l’avancement du programme opératoire est rendue possible grâce à l’équipement en ordinateur des salles et couloirs de l’ensemble des blocs. Avec un simple clic de souris, le personnel indique les déplacements des patients, ainsi que le niveau d’avancement des chirurgies. Ces informations sont ensuite traitées en temps réel et communiquées aux infirmières de programmation. La mission de ces dernières est d’assurer qu’il y ait peu ou pas de divergence entre le planning prévisionnel et le déroulement de l’activité en temps réel. L’enjeu est de taille dans la mesure où tout écart peut déboucher sur des débordements et générer des coûts évitables.
30Le taux de débordement est un indicateur clé de la performance du bloc qui, lorsqu’il est élevé, reflète souvent des dysfonctionnements organisationnels résultant d’une utilisation excessive des ressources. Cet indicateur est surveillé de près par les infirmières de programmation, ainsi que par les responsables du bloc et les organismes de règlementation et d’accréditation au niveau national. Selon le ministère français de la Santé, un bloc performant doit afficher un taux de débordement inférieur à 5 %. Historiquement très élevés, les taux de débordement de l’hôpital Z ont été considérablement réduits dans les deux années suivant l’ouverture du PU avec plus de 250 heures économisées et continuent de diminuer chaque année.
2.3 – Une gestion capacitaire des salles et la polyvalence des soignants comme conditions de réussite
31Au-delà de ce pilotage au quotidien, le nouveau modèle d’organisation du PU doit ses résultats à une planification globale des salles d’opération visant à optimiser leur temps d’occupation et à la flexibilisation de la ressource humaine qui devient la principale source de slack.
2.3.1 – L’optimisation du temps d’occupation des salles par la planification et la redistribution des salles
32La sur-utilisation des ressources dans un bloc se traduit par l’ouverture d’une salle opératoire alors qu’il n’y a pas de patient à opérer. Afin d’éviter les gaspillages qui y sont associés, un processus de planification rigoureuse basée sur des estimations de l’activité vient compléter la programmation opératoire. La planification peut être définie comme un processus de réconciliation entre l’offre et la demande exprimés en temps opératoire. L’efficacité du processus de planification se mesure à travers les taux d’occupation des salles. Un taux d’occupation est calculé en comparant le temps d’utilisation d’une salle à sa durée totale d’ouverture. Selon les organismes de tutelle, les blocs doivent avoir des taux d’occupation supérieurs ou égaux à 85 % de leur temps d’ouverture.
33Pour atteindre cet objectif, un nouveau métier de « régulateur » a été créé. Celui qui est en charge de ce poste est responsable de trouver le bon équilibre entre les besoins des chirurgiens en termes de temps opératoire et la disponibilité des salles au sein du bloc. Une analyse approfondie de l’activité chirurgicale de l’hôpital a été faite pour créer une maquette dans laquelle du temps opératoire est pré-attribué aux chirurgiens en fonction de l’historique de leur activité. Cependant, les pré-attributions ne sont jamais définitives et sont toujours sujettes à modification. Si un chirurgien n’utilise pas ses heures, elles seront automatiquement proposées à d’autres chirurgiens dans le même département clinique. Si le service n’a pas de patient, les heures seront remises à disposition des autres unités cliniques. Le cas échéant, le régulateur peut fermer une ou plusieurs salles opératoires. La redistribution du temps opératoire est étroitement surveillée et une analyse annuelle est effectuée afin de mettre à jour la maquette de distribution.
2.3.2 – La polyvalence des soignants comme source de slack
34Pour maintenir des taux d’occupation élevés, une redéfinition de l’ensemble des postes au sein du bloc était nécessaire. Historiquement, les infirmières étaient spécialisées en fonction de leur appartenance clinique et parfois selon les types de chirurgie. Cette spécialisation s’est avérée être un obstacle dans le nouveau PU qui est partagé entre 7 spécialités cliniques. Pour surmonter ce défi, trois principaux secteurs chirurgicaux ont été créés, à l’instar du secteur Urologie et digestif. Les infirmières sont affiliées à un seul secteur et doivent désormais intervenir sur tous les types de chirurgie dans leur secteur. La mise en commun des ressources humaines permet d’augmenter les heures de fonctionnement du bloc et d’accueillir plus de patients. Pour accompagner les infirmières, des programmes de formation ont été mis en place afin d’assurer qu’elles aient les compétences nécessaires à la sécurité et la qualité des soins.
35La mutualisation est encore plus poussée en ce qui concerne les interventions ambulatoires, où les trois secteurs ont été combinés et les infirmières sont formées pour intervenir sur une large gamme de procédures chirurgicales. La flexibilité résultant de la polyvalence du personnel permet de simplifier la planification, d’augmenter les taux d’occupation et d’améliorer la performance globale du bloc. Le développement de la polyvalence est ainsi devenu une priorité pour l’hôpital Z. Les aides-soignants par exemple ont été historiquement divisés en différents groupes. Aujourd’hui, ils ne forment qu’un seul groupe et interviennent sur l’ensemble des salles. Les infirmières anesthésistes sont aussi encouragées à intervenir sur plusieurs secteurs pour permettre une plus grande flexibilité. Et enfin, les médecins anesthésistes sont de plus en plus amenés à intervenir sur des chirurgies en dehors de leur spécialité de référence. La mise en commun des ressources permet également une meilleure répartition de la charge de travail entre les différentes salles opératoires. En maintenant un niveau d’activité constant dans toutes les salles, l’hôpital évite les goulots d’étranglement résultant de la surexploitation de certaines ressources et de la sous-exploitation d’autres.
36Notre analyse montre que l’introduction du Lean à l’hôpital Z s’est traduite par une série de changements organisationnels participant à son industrialisation dont le Tableau 1 propose une ébauche de typologie. En réduisant les temps inutiles et en améliorant la synchronicité des opérations par un meilleur couplage des sous-systèmes en temps réel, le Lean Management améliore la productivité et, par ce biais, la performance du PU. Les scores en témoignent : le taux d’occupation dépasse les 80 %, le taux de débordement est inférieur à 5% et le flux de patients opérés augmente. En procédant par une standardisation accrue des rôles et des tâches, et par la montée d’une superstructure managériale – critères retenus par Rastegar en 2004 pour caractériser la manière dont la santé devenait une industrie aux États-Unis – s’appuyant sur de nouvelles fiches de poste, le Lean Management s’inscrit clairement dans le cadre d’une industrialisation de l’hôpital. Ces transformations menées à marche forcée (en 2 ans depuis la mise en service du bloc Z) se traduisent par des signes de réification que nous allons maintenant analyser.
Ébauche d’une typologie des transformations organisationnelles suite à l’introduction du Lean
Sources de gaspillage visées par le Lean | Nature de la transformation organisationnelle |
---|---|
Transport des équipements | Des espaces de stockage ont été créés dans les couloirs réduisant le temps nécessaire pour trouver et transporter les équipements dans les salles opératoires. |
Déplacements entre sites | La localisation en un seul site a éliminé le temps superflu de déplacement du personnel. |
Sur-utilisation des ressources | La nouvelle planification des salles et redistribution des salles disponibles La création du poste de régulateur du bloc |
Les débordements et le temps d’attente | Un nouveau système d’information pour centraliser et contrôler la programmation et la planification. La création du poste d’infirmière de programmation |
Utilisation inutile de l’espace | Une nouvelle logistique d’approvisionnement La création du poste d’infirmière de gestion de dispositifs médicaux L’externalisation partielle de la stérilisation et de nouvelles techniques de désinfection |
Ébauche d’une typologie des transformations organisationnelles suite à l’introduction du Lean
3 – Des signes de réification : utilitarisme et domination
37La réification se manifeste selon Honneth et Haber (2007) par un changement dans le comportement de l’individu affectant ses relations avec le monde qui l’entoure. Le calcul rationnel des avantages que les autres pourraient lui apporter conduit l’individu à adopter une position d’observateur détaché, plutôt qu’un participant actif dans la vie sociale (Honneth, 2005). La logique utilitariste induite par la mise sous pression des acteurs mène ainsi au déni de l’autre en tant que personne, et la fragmentation des tâches, composante de l’industrialisation, favorise une logique de domination générant mépris et humiliation.
3.1 – De la logique utilitariste au déni de l’autre
38Dans le bloc opératoire, les individus sont pris dans une course perpétuelle contre la montre dans laquelle leurs actions sont de plus en plus fragmentées, prédéfinies, mesurées et évaluées de façon continue. Les acteurs en deviennent émotionnellement détachés de leur environnement, adoptant une position d’observateurs passifs laissant les événements passer sans aucun investissement de leur part. Ce niveau de désengagement est le plus visible chez les médecins anesthésistes, qui refusent par exemple de rester dans les salles opératoires pour de longues périodes.
« Les médecins anesthésistes ont du mal à entrer en salle. Et ça c’est d’autant plus vrai dans les grands blocs que dans les petits. Dans les petits blocs, ils rentraient quand même, il y avait de la relation. Là, ils ont l’impression d’être prestataires, ils sont là pour pousser les seringues, et ils sont là si l’IADE (infirmière anesthésiste) appelle, mais ils ont du mal à être en salle et on n’avait pas ça dans les petits blocs avant. »
40Au-delà, la réification conduit l’individu à considérer les personnes de son entourage comme des choses négligeables. Il tend à évaluer les autres au regard de leur contribution à la réalisation de ses objectifs (Honneth, 2005). Celles-ci se transforment progressivement en objets observables et impassibles. Honneth explique que la réification des autres est le résultat de l’autonomisation d’un objectif par rapport à son contexte. Au cours de leur pratique, les individus perdent de vue le fait que leurs actes doivent leur existence à un rapport de reconnaissance avec les autres. Un chirurgien qui se concentre uniquement sur l’objectif d’opérer son patient en respectant le temps prédéfini, oublie que les infirmières qui travaillent avec lui sont en fait ses collègues, et pas seulement les moyens nécessaires pour l’atteinte de son but. Tous les professionnels que nous avons interrogés ont souvent fait référence à un sentiment d’anonymat et d’un manque de reconnaissance par leurs collègues au sein de la nouvelle organisation.
« Il y a des chirurgiens qui ne savent même pas qui on est. Ils ne savent pas notre prénom. Même des fois, les panseuses, on ne se connaît pas entre nous, des fois ça m’arrive de remplacer dans d’autres secteurs où je ne connais même pas les gens ».
42Puisque la réification implique le fait de voir les gens comme des objets inertes, plutôt que des sujets émotionnels, l’utilisation de listes de compétences au sein du bloc apparaît comme une pierre constitutive d’une voie conduisant à la réification du personnel soignant. Le classement des infirmières en fonction de leurs compétences reflète ainsi une certaine réduction phénoménologique des individus qui deviennent des moyens au service de la réalisation des objectifs de l’organisation. Tous les acteurs que nous avons interrogés ont évoqué la nouvelle relation utilitaire de l’hôpital vis-à-vis d’eux.
« Je pense qu’on n’est pas reconnus comme des personnes. On se sent plus comme des pions. C’est-à-dire qu’on va nous mettre quelque part parce qu’il manque quelqu’un et que nous avons les compétences pour le remplacer. Vu que je suis formée aux trois spécialités et qu’on n’est pas énormément à l’être, des fois dans la même journée, je vais faire les trois spécialités. C’est un peu bouche-trou. […] Je suis la personne qui va suppléer à un moment donné à des dysfonctionnements organisationnels, je rentre dans des cases. »
44En plus de l’utilisation des listes de compétences, la redéfinition des postes dans le nouveau bloc a également conduit à la réification du personnel en rendant obsolète une partie de leurs compétences déjà acquises. La réification par l’obsolescence des compétences a en fait été pointée par Honneth (2003) comme étant le résultat d’une approche instrumentale de la gestion des compétences. Dans le nouveau bloc, le besoin de polyvalence disqualifie une grande partie des compétences spécialisées que les infirmières ont tissées au cours de leurs carrières. Dans le bloc Z, la réduction des individus à leurs compétences produit une situation difficile :
« Certaines personnes sont passées d’experts à compétents. Ils sont experts dans leur domaine mais quand on leur demande d’aller sur un autre secteur ils ne le sont plus. […] Cette situation a quand même perturbé beaucoup de personnes ».
3.2 – De la fragmentation des tâches à une logique de domination
46La réification est également promue dans le nouveau bloc par le manque de continuité entre les différentes tâches exécutées par le personnel. La discontinuité est le résultat de la modification constante des affectations du personnel qui se fait pour optimiser l’utilisation du temps opératoire. Par exemple, une infirmière anesthésiste qui prépare sa salle pour un remplacement d’une prothèse de la hanche peut se retrouver à faire une chirurgie de la cataracte à la dernière minute. Une autre qui attendait un patient âgé de 6 ans peut finalement accueillir un autre qui est âgé de 93 ans.
47En plus d’être une source d’inconfort et de stress, l’absence de continuité désincarne les actions individuelles de leur environnement faisant de l’individu lui-même la seule constante. Ce dernier se trouve donc déconnecté de toutes les associations sociales auxquelles il pourrait être impliqué dans le cadre de son travail. La primauté d’une vision des individus comme étant des pièces modulaires d’une grande machine, qui nie la dimension sociale du travail, contribue à réifier le personnel. Par ailleurs, la discontinuité paraît également avoir impacté la solidarité entre les acteurs dans le bloc opératoire. Tous les acteurs interviewés ont souligné le manque de solidarité entre les individus, ainsi que l’absence d’un objectif commun autour duquel les acteurs se fédèrent. Chacun semble fixer ses propres objectifs de façon isolée, perdant ainsi le sens de l’esprit d’équipe.
« Quand on travaille avec une petite équipe […] Il y avait de la solidarité et de l’entraide. Il n’y avait pas : “t’es aide-soignant, tu vas t’occuper du ménage et moi je m’occupe du malade. Je n’ai que les soins nobles”. Non. Chacun participait dans le nettoyage, l’installation, enfin chacun était impliqué, tout en restant dans ses compétences quand on était sur l’acte chirurgical […] tout le monde travaillait ensemble. On finissait la tâche complète, c’est-à-dire rendre la salle propre, ranger le matériel et le nettoyer. Et puis après […] on partageait un café. Mais ça c’est vachement compliqué dans une grande structure. Donc ça a scindé les équipes entre AS et infirmières. Plus on grandit, plus on se retrouve par corps de métiers. Dans les petites structures on a des équipes pluriprofessionnelles, alors que là, on a des équipes mais des équipes par corps de métiers. On crée des équipes par corps de métiers. Ce n’est pas une bonne chose pour l’entraide au quotidien, dans le travail. »
49Les mots de cette cadre soulignent également l’apparition de plusieurs sous-groupes fonctionnels au sein du nouveau bloc. Selon Honneth et Haber (2007), les divisions trouvent généralement leurs racines dans le manque de reconnaissance. Les stéréotypes, par exemple, sont considérés comme le résultat d’une forme de réification, dans la mesure où ils opèrent une réduction des individus à une seule dimension et nient leur capacité de transcender les caractéristiques de leur groupe (Honneth et Haber, 2007). Dans le nouveau bloc, l’apparition des groupes fonctionnels pourrait ainsi être perçue comme le reflet d’une attitude de non-reconnaissance envers les personnes qui se réunissent désormais en fonction de leur rôle, ainsi que leur position hiérarchique dans l’organisation.
50Les signes de réification sont également visibles dans une certaine mesure en ce qui concerne la relation avec les patients. Honneth et Haber (2007) estime que la réification pourrait être le résultat de facteurs externes qui influent sur les actions des acteurs dans des situations bien identifiées. En favorisant une certaine compréhension de la société par exemple, un système de valeur pourrait conduire les acteurs à adopter une position réifiante vis-à-vis d’eux-mêmes ou des autres pour éviter les préjugés ou les stéréotypes. Au sein du nouveau bloc, le fait de placer l’accent sur la productivité et la performance semble conduire certaines personnes à adopter une position réifiante envers les patients, afin d’éviter d’être considérées comme improductives ou inefficaces. Les patients sont de plus en plus considérés comme des ressources génératrices de revenus et le côté humain des soins semble être relégué au second plan.
« Vous n’avez pas assez de temps pour prendre soin d’eux (les patients) parce que vous savez qu’il y en a un autre à côté qui est en attente et un autre, et un autre… des fois ça arrive de prendre un peu plus de temps avec un patient qui est stressé ou anxieux, mais nous savons toujours que nous devons le faire très vite. Si je passe plus de temps avec mes patients, je sais que mon collègue derrière va devoir faire des heures supplémentaires pour terminer les siens… Il y a des fois par exemple tu sors de là tu te dis que tu n’as pas bien travaillé. Ce n’est pas forcement lié à toi, c’est lié à la structure qui fait que t’as eu pas mal de… (silence) ».
Conclusion
52Cette recherche visait à comprendre en quoi le Lean Management participe au processus d’industrialisation de l’hôpital, en étudiant comment il impacte l’organisation du travail dans un bloc opératoire, le personnel soignant et les patients. L’analyse montre que l’introduction du Lean dans le bloc Z apparaît comme un puissant vecteur d’industrialisation dans la mesure où elle s’est accompagnée d’une grande fragmentation des tâches, de l’apparition de nouveaux outils d’évaluation et de l’adoption de nouvelles procédures de plus en plus standardisées. Nous avons ainsi montré en quoi l’organisation, désormais conçue comme processus de production de soins, est l’objet de transformations visant une plus grande efficience. Pour ce faire, le Lean Management dans son déploiement au PU, a actionné plusieurs leviers d’action. La reconfiguration de l’espace, ainsi qu’une démarche formalisée de programmation opératoire ont ainsi permis de gagner un temps précieux. Ce resserrement des contraintes n’a été permis que par une gestion capacitaire des salles également axée sur le temps, rendue possible par la polyvalence des soignants, considérée comme la seule source de slack du système. Une typologie de ces transformations a été proposée avec l’identification de points critiques constituant des goulets d’étranglement (transport des matériels, déplacement des personnels) et une série d’actions qui se traduisent par des réductions de gaspillages tels que la maîtrise de la surproduction, des débordements du planning opératoire, du délai d’attente du patient à l’entrée au bloc et des activités périphériques au cœur de métier qui libèrent de l’espace après externalisation.
53Malgré la mobilisation de leviers d’action propres au Lean, tels que la polyvalence du personnel notamment, leurs modalités de mise en œuvre font primer l’efficience sur l’efficacité. En cela, nos résultats corroborent les observations de Rastegar (2004) sur l’industrialisation de la santé mettant en avant l’arrivée d’un paradigme de médecine à la chaîne véhiculé par les nouveaux modèles de gestion hospitaliers, le Lean en l’occurrence. Les conséquences de la mise en œuvre de ces derniers sont loin d’être neutres sur le personnel soignant et sur les patients, qui, dans le cas étudié, jouent clairement le rôle de variable d’ajustement de l’efficience. L’adoption du Lean peut ainsi fortement participer à créer un environnement réifiant à la fois pour le personnel et pour les patients. Les signes de réification ont été identifiés et caractérisés tels qu’ils se dégagent des ressentis des professionnels de santé. Ceux-ci témoignent de la colonisation d’un esprit utilitariste par la création de nouveaux rôles et l’utilisation d’outils et d’objets au service de l’efficacité, détruisant solidarités et esprit d’équipe, au point de conduire au déni de l’autre et de soi. Notre matériau empirique fait également apparaître l’émergence de logiques de domination générant mépris et humiliation. Dans le nouveau bloc, la réification est le résultat du surinvestissement de certains médecins dans la poursuite des objectifs institutionnels, qui les conduit à oublier la reconnaissance qu’ils doivent à leurs collègues. Au niveau de l’organisation, la réification est promue dans la réduction des individus à leurs compétences. Cette réduction génère une situation dans laquelle les individus sont soit instrumentalisés pour l’atteinte de certains objectifs, soit rendus incompétents et non productifs. La réification est le résultat d’une vision modulaire des individus qui deviennent des pièces d’une grande machine, les déconnectant de toute association sociale dans laquelle ils pourraient être impliqués dans leur travail. Enfin, la réification est visible lorsque les patients deviennent des ressources génératrices de revenus et que le côté humain des soins est relégué à l’arrière-plan. Ces dimensions réifiantes de la mise en œuvre du Lean Management l’inscrivent directement dans le cadre de l’industrialisation de la santé.
54Dans sa quête de rentabilité, l’hôpital Z semble ainsi avoir accordé moins de poids à certaines dimensions plus qualitatives de la performance. Ce travail nous invite ainsi à poursuivre la réflexion sur la mise en place de nouveaux modèles organisationnels qui allient à la fois l’efficience et l’efficacité, via la qualité des soins et la sécurité des patients notamment. Plus particulièrement, ces résultats nous incitent à porter une plus grande attention à la communication inter-hiérarchique et inter-professionnelle, la mise en œuvre du Lean ayant été accompagnée par une élimination des réunions dans le bloc Z. L’impact de cette démarche sur le personnel médical, et en particulier les chirurgiens et les médecins anesthésistes appelle d’ailleurs des analyses approfondies dans le cadre de futurs travaux.
55Les résultats de notre recherche rejoignent ceux de Monteiro, Meskens et Wang (2015) qui mettent en évidence la nature antagoniste entre la quête de la polyvalence du personnel et le développement d’un véritable esprit d’équipe au sein des blocs opératoires. L’hôpital Z semble avoir opté pour une stratégie de convergence rapide (Monteiro et al., 2015) visant la conciliation de ces deux objectifs en choisissant de développer la polyvalence du personnel à tout prix, voire au détriment de l’esprit d’équipe, comme nous l’avons démontré. Ces résultats nous invitent ainsi à approfondir le travail sur les mécanismes de conciliation entre ces deux objectifs. Nous nous inscrivons également dans la continuité des travaux de Bruère (2013) en considérant que ce sont plutôt les processus de mise en œuvre du Lean qui créent, dans certains cas, de mauvaises conditions de travail pour la santé des salariés. Dans cette perspective, l’utilisation du cadre d’Honneth se révèle être une approche particulièrement utile. Considérer la réification comme un acte d’oubli ou de négation suppose qu’elle n’est pas un état définitif, mais plutôt une situation réversible. Cette approche nous invite donc à poursuivre la réflexion sur les modalités d’application de l’industrialisation de l’hôpital en cherchant à réintroduire les valeurs de dignité et de reconnaissance qui sont au cœur même du management des organisations en général, des hôpitaux en particulier.
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Notes
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[1]
Ce temps est standardisé par l’Agence National d’Appui à la Performance (ANAP) et s’élève à 10 minutes par opération.