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Article de revue

L’entreprise et les managers face à la radicalisation religieuse au travail

Pages 39 à 59

Notes

  • [1]
    Lionel HONORÉ : Professeur des Universités, Directeur de l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise, Directeur du département Droit-Economie-Gestion de l’UPF, Université de la Polynésie Française (UPF) - Tahiti - lionel.honore@upf.pf
  • [2]
  • [3]
    Le Journal du Dimanche, 22/11/2015, « La dérive de Samy Amimour chauffeur de bus et terroriste du Bataclan ». Le Parisien, 17/11/2015, « Inquiétante montée religieuse à la RATP ».
  • [4]
    Le Figaro, 17/11/2015, « La RATP confrontée à la poussée du communautarisme islamiste ».
  • [5]
    Affaire Deepinder Loomba au Canada.
  • [6]
    Affaire Gurbaj Singh Multani au Canada.
  • [7]
    Affaire Paul Rivera Nuñez au Costa Rica.
  • [8]
    Affaire M& S en Grande-Bretagne.
  • [9]
    Affaire Lalieux en Belgique.
  • [10]
    Notamment mais pas uniquement religieuse.
  • [11]
    Fréquente : plusieurs fois par jour, par semaine ou par mois. Problématique : les questions ont-elles pu être résolues par une action managériale habituelle ou ont-elles nécessité un dispositif particulier en raison de blocages ou de conflits.
  • [12]
    Personnes encadrant des équipes de cinq personnes minimum à plus de cent cinquante.
  • [13]
    Ce que permet la Loi Travail au travers du règlement intérieur de l’entreprise.

1Depuis quelques années plusieurs évènements ont donné une actualité forte à la question du fait religieux au travail. En France, l’affaire Baby Loup du nom de la crèche dans laquelle une salariée musulmane est revenue travailler voilée après un congé maternité a donné lieu à une véritable saga judiciaire et de nombreux commentaires et réactions (Calvès, 2015). En Grande Bretagne les affaires Eweida et Chaplin ont été jusqu’à provoquer des arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Dans les deux cas il s’agissait de salariées chrétiennes portant des croix visibles au travail : l’une dans une compagnie aérienne, l’autre dans un hôpital. La première a obtenu gain de cause contrairement à la seconde (McCrea, 2014). Aux Etats-Unis le cas Nur est remonté jusqu’à la cour suprême. Cette salariée musulmane qui portait un foulard frappé du logo de l’entreprise et noué de manière non rituelle avait été licenciée après le 11 septembre 2001. [2] Le concept clef mobilisé par la justice est celui d’accommodement raisonnable (Cromwell, 1997 ; Foblets, 2013 ; Howard, 2013 ; Fowler-Hermes & Gierbolini, 2014). En France il est demandé au salarié de s’accommoder des contraintes de l’entreprise et de sa pratique professionnelle en aménageant sa pratique religieuse ; inversement aux USA il est demandé à l’entreprise d’adapter son mode de fonctionnement pour prendre en compte la pratique religieuse des salariés. Dans les deux cas il s’agit de chercher une articulation entre les contraintes liées à l’exercice de la liberté religieuse et au bon fonctionnement de l’entreprise en acceptant de part et d’autre des accommodements raisonnables qui ne remettent pas fondamentalement en cause cette liberté et ce bon fonctionnement (Estreicher & Gray, 2006 ; Bosset & Pierre, 2009 ; Henrad, 2012 ; Alster, 2013 ; Foblets, 2013 ; Hunter-Henin, 2015).

2Les attentats de novembre 2015 à Paris ont sensiblement changé la perspective. Parmi les terroristes figurait un ancien chauffeur de la RATP. Cette personne était fichée « S » par les services secrets et donc considérée comme potentiellement dangereuse et à surveiller. Rapidement la presse a mis en lumière des fonctionnements hors normes dans certaines équipes de cette entreprise : prières collectives organisées sur le lieu de travail et pendant les horaires de travail, mise à l’écart des femmes et de non-coreligionnaires, installation de lieu de prières dans des locaux professionnels, etc. [3] Les syndicats eux-mêmes (CFDT et CGT) ont rapidement dénoncé ces situations en n’hésitant pas à mettre en cause les sections syndicales et les délégués syndicaux locaux comme partie-prenantes de ces dérives. [4] Trois éléments sont marquants. Le premier est qu’il s’agit de phénomènes de groupe et non de comportements individuels. Des équipes entières sont concernées avec, dans certains cas, une implication d’acteurs institutionnels tels que des représentants syndicaux ou des managers. Le deuxième est qu’il ne s’agit plus de chercher à articuler la pratique religieuse avec la pratique professionnelle mais d’organiser le travail, au moins partiellement (horaires de travail, compositions des équipes, etc.), en fonction de prescriptions religieuses. La troisième est que ces phénomènes ne sont plus appréhendés à travers les idées et concepts classiques de liberté religieuse, d’accommodements raisonnables ou encore de laïcité et de neutralité, mais en faisant référence à la notion de radicalisation.

3Or la radicalisation est une notion qui doit être mobilisée avec prudence car elle renvoie à des comportements hors normes. Elle peut être définie comme le parcours qui amène un individu ou un groupe à adopter des idées et des doctrines et à mettre en œuvre des comportements extrêmes et intransigeants (Hairgrove et Maclead, 2008 ; Sedgwick, 2010 ; Crettiez, 2011 ; King & Taylor, 2011 ; Brunet, 2015 ; Koomen & Van der Pligt, 2015). La notion de radicalisation renvoie à une dynamique et un cheminement suivi par des individus et des groupes ainsi qu’au contexte particulier dans lequel ils se mettent en place. Sedgwick (2010) repère trois domaines classiques de recours à cette notion : la sécurité, l’intégration et la politique étrangère. Il souligne que chacun a son agenda, ses problématiques et ses situations. Bartlett J. et Miller C. (2011), en s’intéressant à la radicalisation religieuse, montrent que même avec un contexte de départ identique, les individus ou les collectifs qui se radicalisent n’aboutissent pas toujours aux mêmes types de comportements ou d’actions. Dans le même sens, King et Taylor (2011) qui s’intéressent à la radicalisation religieuse de jeunes occidentaux s’engageant dans l’action djihadiste, soulignent la diversité des parcours et des trajectoires de radicalisation. Les travaux de Brunet (2007) comme ceux de Hatzfeld (2003) soulignent que la radicalisation possède une dynamique qui lui est propre. Elle dépasse les individus pour prendre corps dans le fonctionnement de groupes.

4La notion de radicalisation renvoie également à l’idée que l’individu ou le groupe définit son comportement en fonction d’une doctrine transcendante qu’il considère comme la seule référence légitime (Sedgwick, 2010 ; Crettiez, 2011 ; Brunet, 2015). Il ne s’agit pas de ce que Reynaud nomme une régulation autonome qui, dans le contexte d’une organisation, est définie par le groupe en s’adossant à la régulation de contrôle institutionnelle (Reynaud, 1998). Il ne s’agit pas non plus d’une sous-culture déviante qui permettrait à un groupe de définir son mode de fonctionnement par les écarts à la norme officielle qu’il s’autorise (Trice et Beyer, 1993). La radicalisation renvoie à l’idée de soumettre le fonctionnement de l’organisation à une norme nouvelle et extérieure (religieuse dans le cas qui nous intéresse) que le groupe impose.

5Dans cet article nous nous intéressons au processus de mise en place d’une dynamique de radicalisation religieuse dans l’espace de travail. Comment, au sein d’une organisation un groupe peut développer un fonctionnement définit en fonction des prescriptions religieuses et chercher à l’imposer au détriment du fonctionnement organisationnel défini par l’entreprise et ses règles ?

6Dans une première partie nous nous appuyons sur les travaux portant sur le fait religieux au travail et sur la radicalisation pour bâtir une démarche d’analyse. Dans une seconde partie nous nous appuyons sur les résultats d’une étude empirique qualitative réalisée auprès de cadres et de salariés d’entreprises françaises pour identifier les caractéristiques des situations de radicalisation au travail et analyser les implications pour le management.

1 – Le fait religieux au travail : du comportement banal à la radicalisation

7Porter un vêtement, un bijou ou un autre objet, s’isoler pour prier, lire un livre saint dans une salle de repos, prendre un jour de congé pour assister à un rite, refuser de travailler avec des collègues de confessions différentes, tenir un discours prosélyte, etc. Les faits religieux au travail ont une grande diversité tant de formes que de sens (Debray, 2002 ; Weaver & Bradley, 2002 ; King, 2007). Il est difficile de les classer ou les catégoriser. Il est pourtant classique dans les travaux sur la religion au travail de distinguer deux types de comportements : ceux qui transgressent les règles de l’organisation et qui cherchent à transformer son fonctionnement à partir des prescriptions religieuses, ceux qui sont simplement l’expression de faits personnels non transgressifs (Weaver & Bradley, 2002 ; King, 2007 ; Bowens, 2014 ; Lund Dean & al., 2014). Notre objectif dans cette première partie est de construire une grille d’analyse des situations marquées par le fait religieux radicalisé. Tout d’abord, nous appréhendons les questions que pose le fait religieux individuel avant de poser la question des fonctionnements de groupe.

1.1 – Fait religieux et comportement individuel au travail

8Une des difficultés couramment rencontrées par les salariés Sikh est liée au port du turban, de la barbe ou encore du Kirpan. Il est en effet difficile de concilier le port du turban avec celui d’un casque de chantier [5] comme il est difficile dans certains contextes de se soumettre à des mesures de sûreté tout en portant un poignard rituel [6]. Les adventistes ne doivent pas travailler le samedi ce qui n’est pas toujours conciliable avec un planning qui tient compte de contraintes de production ou commerciales. [7] Certains pratiquants musulmans s’interdisent la manipulation de l’alcool ou du porc et parfois même les contacts directes avec des femmes, ce qui peut rendre difficile la réalisation de certaines tâches [8] et l’interaction avec des collègues féminines. [9] Nous ne mettons pas sur le même plan le fait de vouloir porter un turban et celui de ne pas vouloir travailler avec une femme. Toutefois, le point commun entre ces différentes situations est qu’elles confrontent les individus à des situations de tension entre des comportements possibles qui ne sont pas toujours perçus comme immédiatement compatibles avec leur pratique professionnelle. Les travaux interactionnistes, notamment ceux de Goffman, mettent au cœur de leur analyse cette tension entre plusieurs comportements difficilement conciliables. Ce qui dans l’analyse de Goffman (1961, 1970) produit une différence entre deux situations est la possibilité de prendre de la distance. La possibilité pour l’individu d’aménager la prise en compte d’une contrainte ou d’adapter des prescriptions à sa situation particulière est déterminante. Chez Goffman cette prise de distance a pour moyen l’interaction. Elle est perçue comme un moment de négociation d’écarts acceptés à la norme qui échappent ainsi à un étiquetage de déviant et au phénomène de stigmatisation qui peut l’accompagner.

9Dans cette perspective nous distinguons deux types de situations. En premier celles dans lesquelles une prise de distance négociée, par rapport aux contraintes, aux règles et aux normes religieuses et/ou de l’entreprise, est possible. En second celles qui se caractérisent par une impossibilité d’adapter les contraintes à la situation rencontrée par le ou les individus. La distinction renvoie à la possibilité ou non, laissée par les intervenants dans une situation particulière (le salarié et son manager par exemple), de définir par l’interaction des accommodements raisonnables des normes (religieux et d’entreprise) auxquels ils se réfèrent. Nous tirons de ces éléments une première proposition pour guider notre démarche :

10Proposition 1 : la possibilité de construire dans l’interaction des arrangements et des accommodements raisonnables est un élément déterminant du processus d’empêchement ou à l’inverse de déclenchement de la radicalisation. Qu’est ce qui permet ou à l’inverse bloque la possibilité de construire dans l’interaction des arrangements et des accommodements raisonnables ? Cela revient à intégrer dans l’analyse la question des rapports interindividuels au sein des collectifs de travail. Nous y consacrons le point suivant et cela nous permettra de compléter notre démarche de problématisation par trois autres propositions.

1.2 – Fait religieux et effet de groupe au travail

11Hairgrove et Maclead (2008) analysent les mécanismes d’une radicalisation [10] qui aboutit à l’action terroriste. Leurs conclusions rejoignent celles d’autres travaux comme ceux de Hatzfeld (2003), McCormick (2003), Brunet (2007), King et Taylor (2011) ou Koomen & Van der Pligt (2015). Ils montrent la prédominance des effets de groupe et des trajectoires individuelles et collectives sur les profils personnels. À la suite des recherches de MacAdam (1986) sur les processus de recrutement dans les activités violentes à haut risque, ils montrent que l’élément déterminant pour l’engagement dans ce type d’action est l’entrée et l’intégration dans un groupe. Le fonctionnement de ce groupe permet aux individus de donner du sens à leur situation et à leur environnement. Il devient pour chacun de ses membres l’outil de cadrage de la situation. Pour Snow et Bendford (1988) ce cadrage permet aux différents acteurs d’établir un consensus sur le sens à donner à la situation. Il permet d’identifier le problème central et ses responsables. Ces derniers sont le plus souvent les services de l’Etat, l’armée, la police, une religion et ses adeptes, un groupe ethnique, etc. Alimi et al. (2012) analysent les cas de plusieurs groupes radicalisés d’époques différentes : le mouvement Enosis-EOKA à Chipre (1950-1959), l’Irish Republican Army en Irlande du Nord (1969-1972), et le Fatah-Tanzim en Palestine (1995-2001). Ils montrent l’importance des interactions avec l’environnement pour la définition de ces groupes et de leur mode de fonctionnement. Dans les trois cas l’interaction avec les institutions présentes dans l’environnement immédiat (gouvernement, armée, police, services publics, etc.) et la désignation de groupes ennemis jouent un rôle central dans le processus de radicalisation. Dans le même sens, Sefer (2013) étudie la radicalisation de groupes de salariés des arsenaux dans l’ancien empire Ottoman. Il montre le rôle joué par la désignation d’un ennemi, l’Etat, dans la constitution du groupe et son orientation vers l’action radicale. Dans le contexte de l’entreprise et en suivant cette logique, ces ennemis seraient le management, les services RH ou juridiques, la direction, les syndicats ou les salariés n’appartenant pas au groupe. Ce cadrage permettrait de donner une dynamique d’action au collectif en rendant urgente la nécessité d’agir pour résoudre le problème et contrer les ennemis identifiés (Crettiez, 2011 ; Pratt, 2015 ; Fergusson et Binks, 2015).

12Cette analyse de la radicalisation en termes d’enfermement du groupe dans une logique de fonctionnement qui lui est propre et qu’il développe contre les structures existantes rejoint celle développée dans les travaux sur le groupthink. Janis (1972) définit ce phénomène comme une dynamique de groupe qui amène un collectif à se détourner d’une analyse réaliste et rationnelle de la situation pour rechercher prioritairement un consensus. Cette notion a été mobilisée pour analyser les biais et les dérives affectant les mécanismes de prise de décision dans la gestion de situations telles que la crise des missiles de Cuba (Janis, 1972 ; Anderson, 1983 ; Gibson, 2012), des accidents nucléaires (Ross & Staw, 1993) ou encore des catastrophes spatiales (Vaughan 1996). Janis (1972) repère huit caractéristiques du groupthink : le sentiment d’invulnérabilité, la croyance en la supériorité morale du groupe, la présence de gardiens de la pensée, la pression de la conformité et l’autocensure, l’illusion d’unanimité, la rationalisation collective, la caractérisation de l’opposant. Le rôle des phénomènes de groupthink dans les dynamiques de radicalisation a déjà été mis en évidence. Tzintsadze-Maas et Maas (2014) en étudiant le fonctionnement du groupe Weather Underground montrent le rôle joué par ces mécanismes à la fois dans le maintien de la cohésion du groupe et dans l’incapacité de ses membres à remettre en cause son fonctionnement et ses buts.

13Il y a dans ces approches trois éléments dont nous nous servons pour formuler trois autres propositions qui complètent notre démarche d’analyse du développement des dynamiques collectives de radicalisation religieuse au sein des entreprises :

  • Proposition 2 : Il existe des conditions préalables au développement de la radicalisation au travail. Quelles sont les conditions présentes dans les situations de travail et dans le fonctionnement des organisations pour que la radicalisation religieuse se mette en place et se développe ? Quels sont les rôles de l’action managériale ? Quels sont ses leviers d’action et quels sont les freins ?
  • Proposition 3 : Le développement de la norme à laquelle se réfère le groupe joue un rôle moteur. Quel est le rôle de la dimension religieuse ? La religion est-elle un moyen au service d’autres buts ? La radicalisation est-elle réellement le moyen d’imposer un mode de fonctionnement fondé sur les principes religieux ? Quelle en est la conséquence pour l’action managériale de prise en charge de ces phénomènes ?
  • Proposition 4 : L’intégration et l’évolution des personnes au sein de ces groupes sont déterminants. Comment y entrent-elles ? Comment les rôles sont distribués ? Comment les individus se les approprient ? Comment s’articulent les comportements individuels et collectifs ?

2 – Les situations de radicalisation religieuse au travail

14Dans un premier point nous présentons le dispositif méthodologique mis en œuvre pour mener cette enquête empirique. Dans un second point nous mobilisons les éléments qui nous permettent d’étudier la radicalisation religieuse individuelle au travail et ses implications pour l’action managériale.

2.1 – Méthodologie

15L’étude empirique a été réalisée entre septembre 2012 et décembre 2015 auprès de salariés et de cadres d’entreprises françaises confrontées à la question du fait religieux au travail. L’objectif a été d’étudier les mécanismes de la radicalisation religieuse au travail dans une démarche de type grounded theory (Glasser et Strauss, 1976). La spécificité du sujet et son caractère sensible ont rendu difficile voire impossible un accès direct à une situation d’entreprise qui aurait pu permettre la réalisation d’une étude de cas. Les situations de radicalisation religieuse sont difficiles à repérer de l’extérieur et les entreprises concernées sont peu enclines à les laisser étudier. De ce fait notre stratégie d’accès au terrain a été modifiée au profit d’une approche par les acteurs en nous centrant, dans un premier temps, sur les encadrants de proximité impliqués dans ce type de situation, puis en intégrant à l’analyse des salariés. Le matériau est donc le discours des acteurs sur les situations de radicalisation dans lesquelles ils sont impliqués. Les outils mobilisés ont été des entretiens semi-directifs (85). Les entretiens ont eu des durées allant de 45 minutes à deux heures trente. À trois exceptions près ils ont été enregistrés. Les contenus ont été retranscrits de manière à permettre une analyse thématique à partir de méthodes de codage primaire puis de codage axial (Bardin, 1983 ; Strauss et Corbin, 1998). La démarche a consisté à établir des relations entre la manière dont les managers et les salariés percevaient les relations entre les comportements individuels et de groupe, l’action managériale et le fonctionnement organisationnel d’une part et les relations entre les différents registres de discours mobilisés dans le travail (religieux, opérationnel, institutionnel, etc.) d’autre part. Puis à partir de ces axes et des liens entre eux à repérer les éléments déterminants du processus de radicalisation.

16Conformément à la logique d’une démarche ancrée l’étude s’est réalisée au travers d’allers-retours entre le terrain et l’analyse. Les propositions présentées plus haut ont été formulées chemin faisant à l’occasion de ces allers-retours. Quatre campagnes de recueil de matériaux se sont ainsi enchaînées. À chaque étape la taille des échantillons a été déterminée selon le principe de saturation de l’information (Glaser et Strauss, 1967). Le choix des interviewés s’est réalisé de manière différenciée à chaque étape. Première campagne entre septembre 2012 et avril 2015 : 40 entretiens portant sur le fait religieux au travail avec une population de managers. Ce premier échantillon a été constitué en contactant des personnes s’étant déclarées confrontées à des situations de management marquées par le fait religieux à la fois fréquentes et problématiques [11] lors de la réalisation d’une enquête par questionnaire sur le fait religieux au travail réalisée préalablement auprès d’une population d’encadrants intermédiaires. [12] 139 personnes au total ont été sollicitées pour participer aux entretiens. Nous avons prioritairement ciblé les personnes travaillant dans des entreprises de taille intermédiaire et grande (plus de 200 salariés), dans des secteurs d’activité tels que l’industrie, le bâtiment et les travaux publics, le transport, la logistique ainsi que la propreté et localisées dans des zones urbaines importantes (région parisienne notamment). Les entreprises de ces secteurs dans ces aires géographiques sont réputées comme les plus marquées, en France, par les questions que nous étudions (Bouzar, 2009 ; OFRE, 2013-2015).

17Deuxième campagne entre septembre 2012 et avril 2015 : 15 entretiens portant sur les situations de radicalisation menés avec des personnes déjà rencontrées lors de la première série d’entretiens.

18Troisième campagne entre avril et décembre 2015 : 16 entretiens portant sur les situations de radicalisation. 11 entretiens avec des managers rencontrés une première fois lors de la première série, 5 avec des personnes jamais rencontrées auparavant. Nous sommes entrés en contact avec ces cinq personnes suite à des recommandations de managers rencontrés lors des campagnes précédentes.

19Quatrième campagne entre avril et décembre 2015 : 14 entretiens avec des salariés impliqués dans des situations de radicalisation. Nous avons systématiquement sollicité les managers rencontrés lors des trois premières phases de l’enquête pour pouvoir avoir accès à des équipes concernées par les phénomènes que nous étudions. Quatre entreprises nous ont donné un accès (limité) à leurs locaux et équipes. Nous avons pu réaliser trois entretiens avec des salariés dans trois de ces entreprises et cinq dans la quatrième.

20Le guide d’entretien pour la première campagne était structuré de manière à permettre d’aborder les thèmes suivants : types et fréquences des situations rencontrées, narration des situations, attitudes du ou des salariés, réactions du management et modes de prise en charge de la situation, interactions avec le ou les salariés, rôles joués par les services fonctionnels (GRH, service juridique) de l’entreprise, rôles joués par les syndicats et par le reste de la structure managériale, types de réponses ou de solutions apportées.

21Le guide d’entretien pour les trois campagnes suivantes était structuré de manière à permettre d’aborder les thèmes suivants : types et fréquences des situations rencontrées, narration des situations et de leur évolution, attitudes du ou des salariés et leur évolution, modes d’interactions avec les personnes concernées et leurs évolutions, identification de points de basculement entre deux étapes de l’évolution des situations et recherche des causes possibles, réponses apportées par le management et les différents services de l’entreprise à chaque étape.

22Nous nous appuyons sur les perceptions que des managers ont de situations auxquelles ils ont été confrontés pour étudier les mécanismes qui amènent à des situations de blocages marquées par une radicalisation des comportements des individus et des groupes. Cette approche nous permet de cerner comment ces situations posent problème aux managers et quels types d’actions managériales peut permettre d’y répondre. Nous nous appuyons également sur les visions de ces situations qu’ont les salariés que nous avons interrogés. Même si ici le nombre d’entretiens est plus réduit, ceux réalisés avec des salariés permettent de mettre en évidence certains éléments déterminants pour le processus d’évolution des situations dans le sens de la radicalisation.

2.2 – De l’individu au groupe : les situations de radicalisation dans l’espace de travail

23Nous nous concentrons tout d’abord sur les situations marquées par des faits religieux isolés (au sens de non-collectifs). Notre démarche consiste à caractériser ce qui permet au manager d’apporter une réponse qui évite le conflit et le blocage et inversement ce qui le provoque. L’analyse porte ensuite sur les situations impliquant des groupes.

2.2.1 – Les éléments déclencheurs et les types de situations rencontrées

24Les managers rencontrés distinguent les situations en fonction de deux éléments liés entre eux : la possibilité de traiter ces situations sans tenir compte de la dimension religieuse et la possibilité d’ouvrir un dialogue.

25

« Ce qui est important c’est de pouvoir répondre à une demande normalement, comme s’il n’y avait pas de raison religieuse. La plupart des salariés pratiquants qui me font une demande à caractère religieux, s’ils ne me donnaient pas la raison ce serait pareil. Il veut modifier ses horaires pour un truc religieux, bon moi que ce soit religieux ou non c’est pareil. Dans ce cas-là si je dis non ce n’est pas possible j’ai besoin de toi pour le travail, la personne comprend. Mais je ne dis pas non sans une bonne raison. Tant que la personne sait que le travail passe avant et qu’on peut discuter pour trouver une solution, il n’y a pas de problème ».
(Un chef d’équipe dans l’industrie)

26

« J’ai deux cas. La première personne il n’y a jamais de problème. Si je lui demande d’enlever son voile un moment ou si je refuse qu’elle s’absente pour aller prier, j’ai toujours de bonnes raisons c’est toujours pour des raisons de boulot, c’est ok. De mon côté bien sûr je suis conciliant. Je ne refuse rien sans raison et j’accepte dès que je peux. L’autre personne c’est tout de suite le clash. Si je dis non de toute façon je me fais traiter de raciste et d’islamophobe. Avec elle je ne peux même pas essayer de discuter pour trouver un arrangement. »
(Un chef d’équipe dans la distribution)

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« Il y a des choses acceptables. Quelqu’un qui veut porter un signe religieux dans son bureau, pourquoi pas ? S’il y a une fête religieuse, il demande à être absent c’est d’accord. Si ça ne gêne pas le chantier… Il y en a d’autres qui le sont moins. Pas vouloir bosser avec untel parce qu’il est juif ou musulman ça non. Pareil, si un salarié refuse de faire équipe avec une femme parce que sa religion soi-disant lui interdit, c’est non. »
(Un ingénieur dans le BTP)

28Les managers rencontrés distinguent deux types de cas. Ceux pour lesquels il est possible de discuter avec le salarié pour trouver une solution qui convient, compte tenu de sa demande mais aussi des contraintes de l’entreprise et de la réalisation du travail. Ceux pour lesquels il n’est pas possible d’engager un dialogue.

29Deux raisons qui peuvent se combiner expliquent qu’une situation corresponde à un cas plutôt qu’à un autre. La première renvoie au type de comportement ou de demande du salarié. Si certains faits religieux sont considérés par les managers comme légitimes, d’autres ne le sont pas ou le sont moins. Des demandes d’absences ou de modifications ponctuelles d’horaires pour des motifs religieux sont systématiquement considérées comme légitimes. Le port de signes ou de vêtements dépend de la situation et du manager. En revanche des prières sur le lieu de travail et pendant le temps de travail, le refus de travailler avec certaines personnes ou le refus de réaliser certaines tâches pour des motifs religieux sont systématiquement considérés comme inacceptables. Cette catégorisation des faits par le manager se traduit suivant les cas par une posture de discussion et de recherche d’arrangements ou, à l’inverse, de refus de dialogue et de fermeté.

30La seconde raison renvoie à l’ouverture à la discussion. À côté de l’acceptabilité de la demande ou du comportement, les managers mettent systématiquement en avant le refus de dialoguer du salarié pour expliquer les blocages et les conflits. Comme l’illustrent en partie les extraits d’entretiens avec des managers et avec des salariés retranscrits ci-dessous, les salariés qui refusent le dialogue mobilisent deux registres principaux : la stigmatisation du manager qu’ils accusent de racisme ou d’être antireligieux (ou les deux) et la dé-légitimation de l’entreprise et du manager à contraindre leur pratique religieuse.

31

« Avec certain je ne peux rien dire sans être accusé de racisme ou d’islamophobie. Si je refuse de changer les plannings ou si j’interviens pour interdire une prière au milieu de l’atelier je me fais tout de suite traiter d’islamophobe, que je suis contre la religion, etc. »
(Un manager dans l’industrie)

32

« Il m’a dit : « tu sais mon manager c’est la Bible, toi t’es rien, t’es personne pour me dire de ne pas suivre la Bible ». Sur le coup je n’ai même pas su quoi répondre… »
(Un manager de centre d’appels)

33

« Je suis croyant, je suis pratiquant, certains ne le sont pas, c’est leur choix, moi je le suis. J’accepte de travailler sous les ordres de mon chef, mais il y a une limite et cette limite ce sont les ordres de Dieu. Ce n’est ni mon chef ni l’ingénieur et sa cravate qui peuvent me dire s’il faut que je prie ou non, c’est Dieu, même ici, même au travail. »
(Un salarié dans l’industrie)

34Deux types de postures sont repérés par les managers. Nous les retrouvons également dans les discours des salariés.

35Le premier type (type 1) correspond à des salariés pour qui les demandes et revendications religieuses ont du sens et de l’importance mais qui donnent la priorité à leur pratique professionnelle. Ils cherchent à articuler leur pratique religieuse avec leur pratique professionnelle sans pour autant vouloir que la première prenne l’ascendant sur la seconde. Les extraits d’entretiens retranscrits ci-dessous sont exemplaires de cette posture :

36

« Je suis un salarié, je suis de confession musulmane ok, mais je suis un salarié comme un autre, quand on me demande ce que je suis je réponds je suis technico-commercial, je ne réponds pas je suis musulman ».
(un vendeur de grande distribution d’électroménager)

37

« Je suis très engagé dans ma paroisse, j’y suis très actif, mais je ne me trompe pas je suis médecin, ici en réa personne ou presque ne connaît mon engagement. Personne ne sait que je pratique l’adoration par exemple ou que je vais à la messe deux fois par semaine. Jamais ma religion n’a retenu ma main au moment de stopper des soins sur un bébé, à aucun moment c’est ma religion qui fait mon comportement. Ici je suis médecin, point final, rien d’autre ».
(Un médecin dans un service de réanimation néonatale)

38Le second type (type 2) correspond à des salariés pour qui la pratique religieuse doit primer sur la pratique professionnelle. Cette dernière doit s’adapter pour tenir compte des prescriptions religieuses. L’extrait d’entretien ci-dessous illustre cette posture.

39

« Mon guide c’est Dieu. Mon chef peut me donner des ordres, j’accepte ça, mais Dieu m’en donne aussi et il est tout de même plus important. Mon chef doit comprendre ça et il doit en tenir compte. Il ne veut pas, je sais bien, mais il doit tenir compte des règles que Dieu me donne. Ce n’est pas parce que c’est du travail que Dieu n’existe plus. »
(Un technicien d’une entreprise de logistique)

2.2.2 – L’équipe comme lieu de radicalisation

40Comme nous l’avons souligné dans notre première partie, les travaux sur la radicalisation ont montré le rôle déterminant des groupes dans ce type de dérive. La dynamique du groupe permet à l’individu de dépasser sa situation individuelle et de réaliser des actes ou de mettre en œuvre des comportements qui ne seraient pas les siens s’il restait isolé (Hatzfeld, 2003 ; Brunet, 2007). Il ressort de notre travail d’enquête que les situations de blocage liées à des faits collectifs dans lesquels un groupe est impliqué plutôt qu’un salarié isolé, sont marquées par des caractéristiques récurrentes. Nous en avons identifié quatre principales.

41Le premier élément déterminant est l’identité du groupe définie par la référence à la religion et la norme de comportement qui en découle. Le fonctionnement du groupe s’organise autour des prescriptions religieuses en termes de comportements. Le groupe exige que les rythmes de travail (journaliers, hebdomadaires ou annuels) soient calqués sur les rythmes religieux. Il revendique la possibilité d’organiser des évènements religieux dans l’espace de travail, par exemple des prières collectives, éventuellement pendant le temps de travail. Il demande à ses membres de respecter les codes vestimentaires ou physiques prescrits par la religion. Il revendique enfin que l’organisation du travail, et notamment la composition des équipes, tienne compte du critère d’appartenance à la religion concernée et exclut certains types de personnes (par exemple les non-coreligionnaires ou les femmes), etc. De plus, comme le montre l’extrait d’entretien ci-après, les membres du groupe désignent celui-ci en faisant explicitement référence à la religion :

42

« Nous sommes une équipe de musulmans, tout le monde dans l’équipe est musulman et pratique. De toute façon il n’y a pas le choix, pour bosser dans cet atelier il faut être musulman sinon ce n’est pas possible. Ils le savent dans l’entreprise, ils savent qu’ici c’est une équipe musulmane. »
(Un salarié d’une entreprise de logistique)

43En deuxième lieu est mise en place une pratique d’étiquetage qui permet d’identifier les individus perçus comme devant appartenir au groupe et avoir un comportement religieux. Les personnes qui sont identifiées par le groupe et ses leaders comme étant soit de la même religion soit devant l’être en raison, par exemple, de leur appartenance ethnique, font l’objet de sollicitations et de pressions pour intégrer le groupe. Les deux extraits d’entretien ci-dessous l’illustrent :

44

« Il faut se serrer les coudes. Un gars s’il est musulman il doit venir avec nous. On doit faire bloc si on veut exister et ne pas se laisser manger. Si on a un collègue qui devrait être avec nous parce qu’il est musulman même s’il n’est pas pratiquant on va le chercher. Il comprend assez vite que c’est mieux pour lui et après il nous remercie de l’avoir forcé un peu parce que grâce à ça, il retrouve Dieu. »
(Un salarié d’une entreprise industrielle)

45

« Quand tout le monde se met à faire la prière et qu’on te fait comprendre que tu devrais la faire aussi parce que tu es censé être religieux, c’est dur de rester seul dans son coin. On vient te chercher une fois, deux fois, bon ben tu finis par y aller et par rentrer dans le cercle. »
(Un salarié d’une entreprise industrielle)

46

« C’est arrivé plusieurs fois sur la chaîne de production. Le gars bosse. Il ne demande rien à personne et les autres viennent le chercher pour qu’il aille prier avec eux. Il n’est même pas religieux, mais il n’a pas le choix. Pour eux il est algérien donc il est musulman donc il doit venir prier. »
(Un représentant syndical dans une entreprise industrielle)

47En troisième lieu le groupe se définit par rapport à une menace qui pèserait sur la religion et qui serait portée par des ennemis représentés par l’entreprise, son management et, éventuellement les syndicats. À l’extrême, la possibilité même de discuter avec l’encadrement est niée en accusant ce dernier de vouloir réorganiser le fonctionnement de manière à défaire le groupe et à fragiliser ses membres en raison de leur religion :

48

« C’est évident qu’ici ils rêvent que d’une chose c’est de casser les équipes. Mais ce qu’ils veulent vraiment c’est virer les musulmans. C’est l’Islam qu’ils ne veulent pas. C’est pour ça que les musulmans ont intérêt à se protéger les uns les autres. »
(Un salarié d’une entreprise de logistique)

49

« De toutes façons en tant que cadre je suis l’ennemi. Quoi que je dise c’est contre leur religion. »
(Un chef d’atelier industriel)

50

« C’est difficile pour nous. Soit on défend les revendications et on est toléré, mais parfois ce n’est pas faisable. On ne peut pas défendre le fait de ne pas vouloir bosser avec des femmes. Soit on est contre eux. Il y a pas de milieu c’est pour ou contre. »
(Un représentant syndical dans une entreprise industrielle)

51Dans son travail sur la radicalisation des groupes et en faisant référence à la notion de groupthink, McCormick (2003) met en avant le rôle du sentiment d’hostilité de l’environnement. Selon lui ce sentiment que l’extérieur menace le groupe et ses membres renforce pour ces derniers la nécessité de ne se référer qu’au groupe et de maintenir un fonctionnement solidaire. Pour Moghaddam (2005) ce mécanisme permet également de maintenir la discipline au sein du groupe. La menace que représente le monde autour et les autres groupes est ainsi un argument récurent dans les discours destinés à prévenir les défections et à maintenir l’implication.

52Enfin, en quatrième lieu, apparaît le rôle des leaders qui est déterminant pour maintenir la cohésion du groupe, mais aussi pour établir un rapport de force avec l’encadrement de l’entreprise.

53

« En face de moi j’ai un groupe, mais ce groupe il a des têtes. C’est toujours le même à qui j’ai affaire quand il y a un clash. Les autres sont là mais c’est lui qui parle. S’il décide que le travail s’arrête les autres suivent. Ils lui obéissent plus qu’à moi ou au chef d’atelier. »
(Un chef d’équipe dans l’industrie)

54

« On a un chef, oui, enfin un chef, ce n’est pas comme un imam mais c’est lui qui dirige la prière quand on prie ensemble. C’est important parce qu’il veille à la cohésion de l’équipe. Il sait repérer quand il y a des trucs qui se préparent contre nous. Ça, il n’est pas dupe. Et puis dans l’équipe il veille aussi à ce que chacun se comporte bien, à ce que chacun suive, comment dire ? Ben suive les règles du groupe ».
(Un salarié dans l’industrie)

55

« C’est lui qui donne les consignes. Il nous défend. Les cadres ils rêvent de voir l’équipe qui explose. Lui il maintient le groupe. D’ailleurs c’est lui qui parle avec eux, c’est notre porte-parole. »
(Un salarié dans l’industrie)

56Les travaux sur la radicalisation des groupes ont également mis en évidence ce rôle du chef. Ainsi Stern (1975) s’intéresse aux dynamiques de radicalisation de groupes terroristes non religieux. Il montre dans ses travaux le rôle du leader à la fois pour maintenir la force du discours et pour éviter les divergences et les défections. C’est lui qui rationalise l’action en faisant référence à l’idéologie. C’est également lui qui intervient auprès des membres les moins impliqués lorsque cela est nécessaire. Hofmann & Dawson (2014), s’intéressent au rôle des leaders dans les groupes religieux radicalisés. Ils soulignent l’importante de ce qu’ils nomment l’autorité charismatique du ou des leaders pour maintenir la dynamique de radicalisation et la cohésion du groupe. Le travail d’Hatzfeld (2003) porte sur les processus de radicalisation lors du génocide Ruandais. Il montre que le rôle du (ou des) leader est notamment de véhiculer le discours sur la justesse de la cause et la grandeur de l’idéologie de référence ainsi que le discours de dénigrement de ceux désignés comme extérieurs au groupe. Il permet aux individus à la fois de s’identifier à une cause qui transcende leur quotidien et de considérer sans remords ceux qui n’y adhérent pas comme des ennemis.

57Il ressort de nos entretiens que le leader joue dans le processus de radicalisation au travail un rôle tant interne qu’externe au groupe. En interne il maintient la cohésion. Il est le garant du discours sur la rationalité du groupe et la justesse de sa cause. Il veille également à ce que les comportements individuels restent ceux attendus par le groupe. En externe il mène les confrontations et éventuelles négociations avec le management et parfois avec les syndicats. Ce rôle renforce son leadership sur le groupe et sa légitimité.

2.3 – Les enjeux de la radicalisation du travail pour l’action managériale

58Il ressort des éléments présentés ci-dessus que le point de départ de la radicalisation religieuse au travail est le blocage provoqué par l’impossibilité de trouver une solution acceptable pour les différentes parties à une demande ou aux questions posées par un comportement. Cette impossibilité résulte elle-même de l’empêchement d’une discussion productive entre le ou les salariés concernés et l’encadrement. Deux raisons sont mises en avant par les managers pour expliquer cet empêchement.

59La première raison est la nature du comportement qui le rend inacceptable. Ainsi, si une demande d’absence pour des motifs religieux est considérée comme légitime, ce n’est pas le cas d’un refus de travailler avec une femme pour le même type de motif. Dans ce cas la posture du manager est celle du refus.

60La seconde raison est la posture du ou des salariés lorsque ces derniers tentent d’imposer leur comportement. Les managers distinguent deux attitudes différentes. Celle des salariés qui se définissent d’abord comme professionnels même s’ils souhaitent que certaines revendications de nature religieuse soient prises en compte (type 1). Celle des salariés qui donnent la priorité à leur pratique religieuse sur leur pratique professionnelle, y compris dans l’espace de travail (type 2). Ces derniers ne sont pas sensibles à des arguments tels que la bonne réalisation du travail ou le bon fonctionnement de l’organisation. Ils établissent un rapport de force avec le management et mobilisent deux registres principaux. Le premier est celui de la menace et de l’accusation de racisme ou de comportements antireligieux. Le second est celui de la dé-légitimation du manager et de l’entreprise à contraindre la pratique religieuse. Ces deux registres peuvent être mobilisés simultanément ou non. Ils laissent quoi qu’il en soit peu de place à la discussion.

61Tel qu’il apparaît dans notre étude le groupe religieux radicalisé au travail a un fonctionnement qui se rapproche de celui d’une dynamique de groupthink. Il se construit autour de l’idée d’une supériorité morale de la norme religieuse. Cette dernière permet la rationalisation par les individus et le groupe des comportements mais aussi et surtout de la prise de distance voire de l’opposition aux règles de l’entreprise et au fonctionnement organisationnel porté par ces dernières. Elle permet également de remettre en cause l’autorité des chefs et des managers extérieurs au groupe. Ils sont, comme dans une certaine mesure les autres salariés, étiquetés comme hostiles à la religion et au groupe. Dans cette dynamique le rôle des leaders, des « gardiens de la pensée » (Janis, 1972), est essentiel. Ils maintiennent la cohésion du groupe en rappelant en permanence le discours de référence et exercent ainsi une pression de conformité sur les membres. Cette supériorité morale de la religion et la stigmatisation des personnes extérieures en opposants, notamment les managers, permet de maintenir une vision binaire du monde : il y a le groupe touché par la grâce divine et les ennemis. Cette vision binaire permet de nier toute possibilité d’engager le dialogue et de rechercher des accommodements raisonnables. Deux éléments importants doivent ici être soulignés.

62Le premier est la distinction à opérer entre une situation de conflits ayant une dimension religieuse et une situation de radicalisation religieuse. La situation de radicalisation n’est pas simplement marquée par la volonté de changer les conditions de travail et d’emploi. Elle est marquée par la volonté d’organiser le fonctionnement de manière globale en fonction des prescriptions religieuses. Le second est la question des possibilités de réaction du management. Ici, le risque est celui d’un enchaînement de type « montée aux extrêmes ». Une action du management risque d’être systématiquement interprétée comme hostile et d’engendrer une réaction de même nature. De plus, toute action disciplinaire sera définie comme antireligieuse et hostile au groupe et pourra entraîner un renforcement du discours radical et de sa cohésion.

63Le groupe radicalisé se réfère à une norme transcendante. Il ne cherche pas à substituer la norme religieuse à la norme officielle. Cette norme religieuse étant considérée comme transcendante par nature elle délégitime tout autre système de normes qui ne la prendrait pas en référence. Dans ce contexte les managers rencontrés envisagent deux recours possibles : la condamnation ferme des actes transgressifs et l’implication des plus hauts dirigeants de l’entreprise. De fait, face à un groupe radicalisé qui considère sa logique d’action comme supérieure et même transcendante, le recours à des moyens d’un ordre supérieur peut être une solution. Toutefois cela suppose que l’entreprise en tant qu’institution s’engage, à travers l’action de ses dirigeants. Cela pour sanctionner, en prenant les risques d’être accusée de sentiments antireligieux et ceux de générer des dysfonctionnements (grève par exemple) ainsi que pour affirmer les règles de bon fonctionnement. [13] Cela suppose également que les managers de proximité aient la possibilité de demander de l’aide sans que cela n’entraîne pour eux un risque de remise en cause de leur capacité à assumer leurs responsabilités ou leurs compétences managériales. Or plusieurs travaux récents ont montré que ces risques marquent souvent dans les organisations contemporaines la situation des managers de proximité et sont des facteurs explicatifs de la non prise en charge de situations problématiques (Detchessahar et Grevin, 2009 ; Dujarier, 2015 ; Oiry et Vignal, 2016).

64Prévenir ces dérives est également délicat. La gestion des ressources humaines a son rôle à jouer notamment à travers la politique de recrutement. Même s’il existe un risque de stigmatisation de l’engagement religieux et d’une discrimination fondée sur des procès d’intention. La diversité des lieux et des modes de recrutement ainsi que l’évitement des recommandations et des cooptations peut limiter le risque d’importer dans l’entreprise des effets de groupe nés à l’extérieur. D’autres leviers peuvent être la formation et l’accompagnement des encadrants. En effet, les managers sont en première ligne face à la radicalisation. Leurs capacités en gestion de conflits et en négociation sont déterminantes dans sa prévention. Ces domaines renvoient à des compétences qui peuvent s’acquérir, mais qui ne s’inventent pas. De plus, il leur appartient de ne pas être eux-mêmes les éléments déclencheurs des blocages en ne confrontant pas le salarié à une opposition de principe à tous les comportements ou demandes ayant un caractère religieux et en ne bloquant pas toutes possibilités d’accommodement raisonnable lorsque le salarié ne cherche rien d’autre qu’à articuler ses pratiques professionnelles et confessionnelles dans le respect de l’entreprise et de ses collègues. Enfin, comme c’est déjà le cas dans plusieurs grandes entreprises françaises, les directions peuvent fixer des règles ou des guides d’action, à travers le règlement intérieur (comme c’est le cas chez Paprec) ou par l’intermédiaire de chartes (comme c’est le cas chez Valéo, Orange, RATP, Randstad, notamment). La capacité de ces outils à résoudre des situations déjà développées est sans doute limitée. Néanmoins ils peuvent donner aux managers de terrain des repères d’action et une plus grande légitimité pour agir efficacement dans les phases initiales du processus de radicalisation.

Conclusion

65La question de la radicalisation religieuse au travail renvoie bien sûr à la question de la radicalisation religieuse dans la société. Il ne s’agit pas d’un problème qui trouve sa source dans l’entreprise, sur les lieux de travail, dans le fonctionnement des ateliers ou des open-space. Cette question s’invite dans l’entreprise car cette dernière est un élément central de nos sociétés. De ce fait les leviers d’action du management ont fatalement une portée limitée. Il n’appartient pas aux entreprises, à leurs dirigeants ou à leurs managers de terrain, de résoudre la question de la radicalisation de manière générale. Au mieux peuvent-ils préserver l’espace de travail de ce type de dérives et tenter d’apporter des réponses efficaces lorsque, malgré tout, elles apparaissent.

66La question du fait religieux au travail et de sa prise en charge par les encadrants renvoie de fait à la pratique managériale usuelle. La meilleure façon de répondre à une demande ou un comportement à caractère religieux reste encore de le considérer pour ce qu’il est, une demande ou un comportement personnel, et d’y répondre en ne prenant en compte comme seul critère que l’impact sur le travail. La radicalisation religieuse est d’une autre nature. Elle obéit à une logique de remise en cause du fonctionnement de l’entreprise. Y répondre nécessite par conséquent une implication de l’entreprise en tant qu’institution à travers l’établissement de règles et une implication de ces dirigeants dont la responsabilité est, notamment, d’assumer les risques que représentent ces situations.

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Notes

  • [1]
    Lionel HONORÉ : Professeur des Universités, Directeur de l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise, Directeur du département Droit-Economie-Gestion de l’UPF, Université de la Polynésie Française (UPF) - Tahiti - lionel.honore@upf.pf
  • [2]
  • [3]
    Le Journal du Dimanche, 22/11/2015, « La dérive de Samy Amimour chauffeur de bus et terroriste du Bataclan ». Le Parisien, 17/11/2015, « Inquiétante montée religieuse à la RATP ».
  • [4]
    Le Figaro, 17/11/2015, « La RATP confrontée à la poussée du communautarisme islamiste ».
  • [5]
    Affaire Deepinder Loomba au Canada.
  • [6]
    Affaire Gurbaj Singh Multani au Canada.
  • [7]
    Affaire Paul Rivera Nuñez au Costa Rica.
  • [8]
    Affaire M& S en Grande-Bretagne.
  • [9]
    Affaire Lalieux en Belgique.
  • [10]
    Notamment mais pas uniquement religieuse.
  • [11]
    Fréquente : plusieurs fois par jour, par semaine ou par mois. Problématique : les questions ont-elles pu être résolues par une action managériale habituelle ou ont-elles nécessité un dispositif particulier en raison de blocages ou de conflits.
  • [12]
    Personnes encadrant des équipes de cinq personnes minimum à plus de cent cinquante.
  • [13]
    Ce que permet la Loi Travail au travers du règlement intérieur de l’entreprise.
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