Notes
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[1]
En réponse à notre appel à publications, 49 articles nous ont été soumis ; 30 papiers ont été pré-sélectionnés en vue d’une publication dans ce cahier spécial ; et 3 ont finalement été retenus pour publication.
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François SILVA : Professeur à Kedge, Chercheur au DICEN-CNAM.
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[3]
Hélène STROHL : IGAS honoraire.
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Gilbert Durand (1996), Champs de l’ imaginaire, Ellug.
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[5]
Rapport pour l’Académie des sciences sur écrans et enfants, par Serge Tisseron, janvier 2013.
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[6]
Yochai Benkler (2009), La Richesse des réseaux, Presses universitaires de Lyon.
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[7]
Cf. M.-C. Hardy-Belay (2003), Jusqu’où la psychiatrie peut-elle soigner, Ed. O. Jacob.
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[8]
Cf. les différents livres d’E. Morin sur la complexité dont celui avec J.-L. Le Moigne (1997), Comprendre la complexité dans les organisations de soins, ASPEPS Éd.
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[9]
Il est frappant de voir dans des entreprises mises en liquidation que ce que les ouvriers et ouvrières disent regretter avant tout, c’est la socialité de la vie en entreprise ; les ouvrières de « Le Jaby » disaient ainsi : « on se retrouvait tous les matins et on pouvait échanger sur tous nos soucis, tout ce qui nous arrivait ».
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[10]
On emploie le mot altruiste non pas dans son sens sentimalo-caritatif, dans lequel l’autre est un pauvre différent de moi, mais au sens du poète Je est un autre, ou Je suis l’autre et l’autre est moi-même. Ce qui traduit bien ce sentiment fort d’appartenance au(x) groupe(s) qui définit les jeunes générations.
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[11]
Cette référence à la culture ouvrière des mineurs n’est pas misérabiliste ; on connaît le lourd tribut payé par les mineurs à des conditions de travail dangereuses ; mais force est de constater que ce qui permettait aux mineurs de vivre était cette solidarité de tous les jours, dans et hors de la mine.
1Notre époque est confrontée à de profondes mutations qui touchent tous les domaines, sociétaux bien entendu, mais également culturels, socio-économiques. Les valeurs qui étaient dominantes et qui ont structuré la modernité (18e-20e siècles) sont saturées, c’est-à-dire qu’elles ne fondent plus une forme de cohésion sociale. D’autres valeurs, qui ne s’étaient exprimées que sous forme discrète, en mineur émergent [4]. On parle de postmodernité pour exprimer ce changement d’époque : la société, et donc l’entreprise, est confrontée à un autre système de valeurs, à d’autres formes de relations sociales, à un autre imaginaire. L’émergence de la société postmoderne correspond à d’autres logiques que celles de la modernité dans lesquelles les deux premières révolutions industrielles se sont inscrites. C’est cette mutation dans l’entreprise et ses effets sur la nécessaire évolution du management que l’on veut décrire dans ce cahier.
2Les changements à l’œuvre dans le monde professionnel sont profonds. La numérisation des entreprises correspond à des modifications majeures de leurs prestations. Pour la plupart, leurs business model est en train de se transformer.
3Nos grilles de lecture actuelles ne permettent plus d’appréhender ces nouveaux questionnements, et nos modes opératoires sont de moins en moins appropriés pour répondre aux problèmes qui émergent. Comprendre ce qui est en train de se passer, savoir anticiper, ou à tout le moins participer à ces changements, en s’appuyant sur des concepts nouveaux et/ou revisités afin de faire émerger des pratiques véritablement innovantes et porteuses d’avenir, voilà l’enjeu de ce cahier spécial. Nous souhaitons proposer ici une réflexion sur les différentes démarches en cours dans le monde de l’entreprise centrées sur les conditions d’émergence de ces nouvelles pratiques managériales.
4Parler « d’entreprise libérée » pour décrire ce qui en en train d’émerger, nous semble un peu court. Il faut élargir le propos à la compréhension des mutations en cours et ainsi conforter et participer à l’émergence de nouvelles pratiques managériales.
5En quoi les managers vont-ils continuer à être des acteurs majeurs de ces changements ? Comment évoluent les modes de fonctionnement des équipes ? Quels sont les leviers d’actions et quelles sont les limites des nouvelles démarches en cours ?
6On voit, dans ce cahier, comment l’entreprise, loin d’être un espace clos, hors évolution sociétale est au contraire un des lieux des changements à l’œuvre, en miroir avec des transformations plus globales. Le management, fût-il « Newmanagement ou nouveau management » peine à être en prise avec l’imaginaire des jeunes générations et l’acception du commun qu’elles promeuvent. On parlera donc, faute de mieux de « postmanagement ».
1 – Postmanagement plutôt que Newmanagement
7Il convient de revisiter voire de renouveler les outils conceptuels de management, comme les démarches, qui se revendiquent d’une prétendue innovation, mais ne sont souvent que dans la continuité des logiques de la modernité.
La numérisation et ses effets sur l’accès à l’information
8On a tendance à attribuer au numérique aujourd’hui une place similaire dans ces changements à celle constatée avec l’irruption de l’imprimerie à la Renaissance.
9Plusieurs points sont à noter : le plus important concerne le changement cognitif (attesté par de nombreux spécialistes des sciences cognitives) [5] qu’implique ce passage d’une culture du livre à une culture de l’écran. Le livre se lit sur un mode linéaire, et la construction argumentaire suit ce schéma, diachronique, déterministe et causaliste. La dialectique est emblématique de ce raisonnement linéaire. L’écran, la possibilité de puiser dans nombre de documents en même temps ouvre la porte à des approches plus intuitives, plus transdisciplinaires et plus horizontales.
10D’un point de vue critique, on note le « zapping » des jeunes générations, l’absence de référencement des informations, voire l’aspect « superficiel » de ces méthodes.
11Ces nouvelles formes de rapport au savoir et à la création ne sont pas bonnes ou mauvaises en soi. C’est leur usage social qui est déterminant. L’encyclopédie Wikipédia est représentative de ce nouveau mode collaboratif. De l’avis de nombreuses études, elle ne comprend pas beaucoup plus d’erreurs qu’une encyclopédie « scientifique », rédigée par des experts.
12De même, si les blogs et autres modes de communication participative peuvent mener à une « culture plus critique et introspective où les citoyens ont un plus grand pouvoir par leur capacité à publier leur propres opinions sur une série d’enjeux » [6], ils peuvent également générer rumeurs complotistes et autres contaminations émotionnelles.
13Quoi qu’il en soit, la rapidité de la circulation de l’information, la rupture de la chaine hiérarchique basée sur le savoir, l’exploration de nouveaux chemins cognitifs entraînent de nouvelles organisations de travail.
14Pour n’en citer que quelques-unes : l’érosion du privilège hiérarchique et cognitif de l’âge ou de l’ancienneté, le primat des compétences relationnelles sur le savoir académique, l’interaction obligée entre savoir académique et savoir professionnel…
Travailler mais surtout vivre ensemble
15La modernité s’était structurée sur la séparation, entre le monde du travail et celui du loisir, entre le rôle au travail et la famille, entre la production et la reproduction, entre le salarié et le patron, etc.
16La conception postmoderne est holistique : les affects, les sensibilités voire les croyances s’invitent dans le monde professionnel et y favorisent des liens affectifs, amicaux ou conflictuels d’ailleurs.
17Au lieu de diriger des pions dans un organigramme, le manager doit réguler ces rapports affectifs, émotionnels de manière à en faire des leviers du travailler ensemble. Il est plus un guide qu’un chef, il s’agit de favoriser la coopération plus que la collaboration. Ainsi l’ensemble des relations doivent-elles être réversibles.
La régulation
18Si le travail ensemble s’appuie sur un vivre ensemble dans le territoire entreprise, le manager serait en quelque sorte l’hôte de la maison commune, construite de manière coopérative. Le postmanagement serait l’ensemble des règles de régulation que se donnent les membres de la maison commune. Cette vie en commun implique tout sauf l’unanimisme et l’absence de conflits. La plupart des problèmes à résoudre aujourd’hui témoignent d’ailleurs d’un niveau de complexité qui amène plutôt à rechercher une harmonie contradictorielle (Lupasco, Morin) qu’à prôner un universalisme des méthodes à la « bisounours ».
19Les organisations fluides (Bauman) nécessitent d’articuler des configurations variables selon les situations de travail. Ceci implique la fin des organigrammes figés et la recherche d’équilibres sans cesse renouvelés. Non pas le désordre organisé, mais une forme d’ordre interne qui tire sa légitimité de manière empirique, de règles spécifiques et changeantes que se donnent les membres d’une équipe.
20Le postmanagement doit donc être une forme de régulation (plutôt que de pouvoir) entre les forces souterraines qui meuvent les différents collectifs de travail. On peut dire que ce type de régulation s’apparente à des formalisations ex post plutôt qu’à des organisations ex ante. Le réseau est la forme d’organisation typique [7].
Favoriser l’innovation frugale, Inventer des démarches agiles
21La fin de la coupure entre vie privée et vie professionnelle, entre travail et loisir se constate également dans le processus de production. Alors que dans la modernité, un produit suivait un cursus synchronique, de la conception à la commercialisation puis la consommation, on se rend compte de plus en plus qu’il y a nécessité d’une diachronie : une interaction, une action – rétroaction [8] entre le consommateur et non seulement le commercial, mais le producteur, voire l’ingénieur concepteur. À la fois les consommateurs ne veulent plus qu’on définisse leurs besoins en dehors d’eux et les concepteurs ont besoin d’une élaboration faisant appel à des processus de bricolage (essai/erreur) plutôt qu’à l’application de schémas d’abord déterminés théoriquement. Il en est de même dans l’offre de services : non seulement celle-ci ne peut plus être standardisée, mais il importe qu’elle soit co-construite avec les usagers. Le monde de la marque comprend les producteurs et les consommateurs. Il faudrait parler d’habitants de la « maison commune marque », c’est-à-dire d’écosystème impliquant toutes les parties prenantes. Le mode de management, l’implication écologique, la participation à des politiques de territoire sont autant d’items pris en compte par les consommateurs qui décident de rejoindre une marque.
22La technique n’est plus alors un déterminant séparé de son usage, mais l’objet technique est façonné par ou avec son usage.
23Du point de vue organisationnel, dans l’entreprise, cela signifie qu’il faut en finir avec les organisations en silos, favorisant les luttes intestines de pouvoir pour adopter des organisations territorialisées, autonomes et évaluées sur leurs résultats.
Répondre au besoin de sens des salariés
24Les jeunes générations ne veulent plus perdre leur vie à la gagner. L’entreprise a pour objectif l’inscription des tranches de vie de chacun dans une histoire commune. Non pas un grand récit établi ex ante, mais une narration au jour le jour, théâtralisant en quelque sorte la pièce improvisée en commun.
25L’objectif commun est la production commune d’un « grand œuvre ». Dans une optique de coopération et non pas de collaboration, la place de chacun ne se définit pas tant par sa place hiérarchique et la rareté ou non de ses compétences que par l’intégration de tous dans l’activité coopérative. Dans le faire ensemble, chacun est indispensable. Chaque place est en situation spécifique et irremplaçable. Ainsi dans le staff d’une équipe médicale psychiatrique, discutant l’évolution de la pathologie d’un malade, l’avis de l’agent hospitalier, qui voit plusieurs fois par jour le malade et l’assiste dans les actes concrets est aussi important que celui du médecin qui rapporte ce cas à son savoir et son expérience cliniques. Il ne s’agit pas d’inverser les hiérarchies, mais de mettre en exergue les conditions d’un respect et d’une reconnaissance mutuels qui seuls permettent la coopération.
Mobiliser les compétences en se fondant sur les appétences
26La « valeur travail » signifie non pas la fin de l’effort ni même de l’activité, mais au lieu d’être juste une valeur d’échange, doit prendre sens. Ce qu’on appelle l’accentuation sur l’aspect créativité de l’activité. Ce besoin de trouver un sens dans son travail, un mode d’épanouissement est général. Pour les exécutants ce sens se portera plus sur le potentiel relationnel de la vie en entreprise [9] et la participation symbolique au travail élaboré collectivement. Pour les travailleurs du savoir, le sens est plus évident. Le management évitera une trop grande appropriation narcissique, néfaste à la socialité du groupe entreprise.
27Ce processus d’enrichissement du sens du travail est une revendication des jeunes générations. On ne peut plus mobiliser des compétences sans avoir suscité des appétences. Ceci tant sur le plan du travail lui-même que de la formation d’ailleurs. En formation continue, il est patent que seules sont efficaces les groupes d’échanges de pratique et l’intervention d’experts dans des postures de partage (Étienne Wenger).
Les nouvelles technologies, un catalyseur d’énergie
28Rien ne sert de se lamenter sur la « fin de la culture du livre » ou sur la bêtise des réseaux sociaux. Le monde a changé et il faut s’en accommoder. Or ces nouvelles technologies, ces nouveaux moyens de communication, de mise en relations peuvent également être des catalyseurs d’énergie. Max Weber parlait d’une technique qui avait désenchanté le monde, ou plutôt « démagifié » (Entzäuberung der Welt). On a déjà évoqué le retour de diverses formes de spiritualité, d’une raison sensible (Maffesoli), d’une autre attention à la nature, et surtout d’un fort sentiment altruiste, en son sens propre. [10] La technique peut alors être vue comme un instrument d’accellération de ce processus de communication, d’altruisme, de réenchantement du monde. L’importance de l’image jusqu’à une véritable iconophilie en témoigne comme le fort pouvoir mythologique que recèlent les objets. La publicité peut d’ailleurs se lire comme un véritable recueil de contes et légendes.
29Bref, les nouvelles technologies au contraire de celles mobilisées « à la place de l’humain » dans la mécanisation puis la robotisation, réintroduisent de l’aléa, de la créativité partagée, bref de l’humain dans les processus de travail.
Un management basé sur la confiance
30La postmodernité a fait voler en éclat les statuts. Certes, il existe toujours des salariés et des patrons, des exploités et des exploiteurs, des pauvres et des riches. Mais chacun n’est plus assigné à une identité unique et définitive.
31Se développent, pour l’heure de manière encore réduite, des passages de plus en plus fréquents d’un métier à l’autre, d’un statut à l’autre. Chacun connaît un cadre qui a abandonné sa vie trépidante pour se faire maraîcher, boulanger ou repreneur d’une petite entreprise artisanale. Chacun connaît aussi un très mauvais élève qui s’est enrichi très rapidement comme créateur d’une start-up très maligne. Mais on peut citer également des travailleurs occasionnels qui naviguent avec élégance entre des périodes de travail et de chômage indemnisé, qui utilisent les opportunités de vie offertes par les allocations de solidarité pour développer des espaces de création et de relations intenses. Bref, la solidarité organique telle que la définissaient Durkheim et Marx, dans laquelle chacun est partie prenante et prend sens par son appartenance à un tout (en l’occurrence chez lui, la production) laisse place à une organicité plus fluide, plus molle et surtout fondée autant sur le hors travail que sur le travail.
32Dès lors les entreprises doivent apprendre à gérer ou plutôt réguler ces communautés de travail occasionnelles et plus ou moins éphémères. Et savoir intégrer chacun, en son temps et à sa place ce qui est plus un processus de coopération que de collaboration.
33Le statut socio-professionnel des personnes en sera notablement changé et l’évaluation (et sa traduction en participation et autres intéressements) doit se faire au coup par coup et collectivement plutôt qu’annuellement et individuellement. Managers et salariés ont là devant eux un apprentissage à faire tant les réflexes hérités, surtout en France, d’un modèle scolaire de sélection a marqué les comportements.
34Pour le dire vite, ce que doivent apprendre les nouveaux managers, et ce à tous les niveaux, notamment également à celui de l’encadrement des équipes de base, c’est l’expression de la reconnaissance du travail fait plutôt que l’évaluation de l’individu. La reconnaissance, c’est à la fois l’appréciation de l’apport de chacun et donc une forme de respect et la gratitude. La rémunération reprend sens de gratification.
2 – Post management, inventer de nouveaux chemins
35Il n’y a plus de modèle de management. On ne peut donc que donner des préceptes de méthode et de régulation afin de déployer de nouvelles pratiques qui doivent être expérimentées.
En guise de méthode
Privilégier le bricolage par rapport aux recettes
36Les décennies précédentes (dans la logique taylorienne) ont privilégié les procédures par rapport à l’initiative et à la réflexion collective. On trouve par exemple dans de nombreux établissements des « classeurs de procédures » ou des modélisations de processus auxquels les salariés doivent se référer pour « savoir comment réagir à différentes situations ».
37Autrefois un critère unique s’imposait à tous, décidé autoritairement. Ceci ne fonctionne plus, cette autorité surplombante n’a plus ni légitimité ni même pouvoir d’entraîner.
38Dès lors il faut avancer collectivement par la méthode de l’essai/erreur corrigé. Non plus imposer un cadre pré-défini, mais construire ensemble un cadre adaptable.
Inventer un management congruent aux situations
39Chaque situation de travail se configure de manière particulière. Les caractéristiques de la production du bien ou du service influent bien sûr, on n’organise pas le travail de la même façon selon qu’on produit des logiciels très sophistiqués ou des boites de petits pois, qu’on propose une aide au recrutement de cadres ou de maçons, un service médical ou un service d’aide-ménagère. Il n’empêche, ce ne sont pas les seuls déterminants. La situation géographique, l’inclusion ou non des personnes clientes dans un environnement social plus ou moins riche, les capacités non seulement techniques et professionnelles, mais aussi relationnelles et humaines des salariés influeront sur l’organisation du travail et le management à adapter.
40La qualité du manager est donc avant tout sa capacité de diagnostiquer, celle de savoir bâtir on pourrait dire avec les personnes le management de la maison commune.
Organiser l’horizontalité
41Au fond, le management doit évoluer comme a évolué l’agenda. Autrefois, chacun possédait un agenda dont la taille variait en fonction de sa place dans la hiérarchie. Un agenda presque invariable pour le salarié cantonné à des tâches répétitives et peu évolutives, un agenda tenu par l’assistante et bourré de rendez-vous différents pour le PDG.
42L’agenda partagé, y compris pour les salariés d’une entreprise de services à la personne par exemple est bien sûr évolutif, collaboratif et devrait être transparent à tous les niveaux de la hiérarchie. La programmation du travail doit impliquer les salariés pour que le travail devienne une véritable coopération. Paradoxalement, dans un monde dans lequel l’individualisme cède la place à une pulsion altruiste, la place de chacun devient essentielle et irremplaçable. Mais ce, non pas dans une identité figée et immuable, mais dans chaque situation particulière. C’est ce que n’ont pas compris par exemple les managers des hôpitaux qui tablent sur la polyvalence des agents qu’ils déplacent de service en service pour « économiser » les coûts salariaux, au mépris de la constitution d’équipes, au risque d’incidents et d’accidents dus à une mauvaise communication entre agents et bien sûr en faisant l’impasse sur la motivation collective des agents.
43Organiser l’horizontalité ce n’est pas bien sûr se réfugier dans un anti-autoritarisme primaire. C’est être attentif à la construction des équipes, des intelligences collectives, du sentiment d’appartenance à la communauté de travail, bref c’est favoriser la coopération plutôt que la taylorisation et la collaboration.
Des outils obsolètes
La fin de l’individualisation de la GRH
44Les décennies de la fin de la modernité ont voulu réintroduire de l’humanité en se centrant sur une gestion des ressources humaines attentive aux individus. En est issue l’évaluation individuelle, l’individualisation des rémunérations, des compétences, des déroulements de carrière, des formations, etc.
45Le travail en équipe et qui plus est en équipes aux configurations évolutives met à bas tous ces outils. Reste à en inventer d’autres. Peut-être en puisant dans la tradition ouvrière. Ainsi sait-on que dans une mine, l’essentiel de la rémunération des mineurs n’était ni individuellement déterminée, ni fixée statutairement (selon qu’il était piqueur, boute-feu, boiseur, apprenti, etc.) mais dépendait de la quantité de wagonnets remplis à la journée. Dès lors la constitution des équipes et l’attribution à chacune des chantiers (plus ou moins fructueux) faisait l’objet d’une négociation entre le maître mineur (un ouvrier devenu encadrant) et les mineurs chefs d’équipes. Tout ceci dans un esprit de solidarité qui dépassait chaque équipe (la sécurité de tous dépendait de la vigilance de chacun de même que la vie en dehors de la mine soudait tous les mineurs et leurs familles) et incluait dans les critères de choix la transmission aux plus jeunes des savoir-faire et la reconnaissance des qualités particulières de chacun [11].
Les démarches qualités et autres procédurisations
46Le postmanagement ne peut plus se modéliser et doit être autre chose qu’un geyser de procédures. Enseigner aux personnes à analyser les situations avant de répondre, bien poser les questions plutôt qu’avancer des réponses toutes faites, c’est tout le processus de formation de nos élites qui est à revoir. Marc Bloch constatait déjà en 1942 que la défaite provenait d’un défaut de formation de nos élites « à qui on apprend à passer des examens et des concours et non pas à penser ». On peut dire que nos écoles de formation de cadres privés et publics n’ont pas tellement changé et continuent à transmettre des « boites à outils » et des modes de comportements plutôt qu’à agréger les jeunes autour de situations intéressantes.
L’arsenal des sanctions
47Le pouvoir hiérarchique ne se conçoit pas sans l’utilisation d’un arsenal de sanctions qui vont du blâme (expression publique de la désapprobation) à l’exclusion du groupe.
48L’exercice de l’autorité serait tout autre. Il est admis qu’on ne peut pas avancer sans erreur, que l’innovation comme l’initiative comportent un risque de se tromper. L’enjeu est la détection précoce des erreurs et des fautes plutôt que leur sanction ex post.
49Encadrés dans le droit des fonctions publiques ou le droit du travail, le pouvoir de sanction génère des effets pervers en matière de management : il faut que la faute soit établie, laissons donc le salarié « s’enfoncer » jusqu’à ce que sa faute soit évidente ; il faut que la faute soit sanctionnée par un organisme paritaire, et dès lors les syndicats défendent le travail mal fait au mépris de tout respect de la geste ouvrière etc.
50Des organisations travaillant en état d’incertitude, dans des situations où il faut prendre des décisions très rapidement, sans pouvoir forcément bien en peser toutes les conséquences ont mis en place des modes originaux d’utilisation/correction des fautes et des erreurs.
51Ainsi dans l’aviation civile procède-t-on à un recueil anonyme des erreurs, risques, fautes. Un pilote avait vécu le même type d’incident que celui de l’avion du mont Saint Odile, sauf qu’il avait pu redresser son appareil à temps. Cet incident s’il avait été signalé et porté à la connaissance des autres pilotes eût pu permettre d’éviter peut-être l’accident du Saint Odile. Certaines cliniques ont mis en place de tels outils de recueil anonyme des erreurs et fautes. Un auteur de l’article a proposé ainsi d’installer dans des hôpitaux ou établissements à haut risque de maltraitance du fait des caractéristiques des usagers un tel recueil : pour les personnels ayant commis un acte répréhensible bénin, pour ceux qui ont la tentation de le commettre, pour des personnels qui ont peur que leur équipe dysfonctionne etc. Dès lors, à partir de cette alerte, il peut se mettre en place un processus de « supervision » ou d’accompagnement au travail de l’équipe incriminée. Et ceci sans crainte de sanction, dans une recherche positive d’amélioration.
Des démarches à inventer
52Le postmanagement maniera donc l’autorité plutôt que le pouvoir, procédera par essais et erreurs corrigés plutôt que par processus modélisés, en s’inspirant d’autres secteurs et en transposant.
53Le postmanagement est bien une nouvelle manière d’habiter ensemble la maison commune qu’est l’entreprise.
54Maison commune, intégrée dans un village commun (un territoire concret et/ou virtuel) dans lequel les rapports avec les entités environnantes ne sont plus déterminés par le seul rapport marchand.
55De la même façon qu’on prône d’inventer pour les salariés des modes de participation à l’amélioration de l’œuvre commune plutôt qu’une obéissance sanctionnable, il s’agit de dépasser la judiciarisation des rapports entre usagers et professionnels en inventant des échanges entre consommateurs et producteurs à tous les niveaux : l’amélioration du produit, mais également la juste estimation du progrès nécessaire.
56Transformer la vie ensemble dans l’entreprise et hors de l’entreprise en un jeu commun, au scénario co-écrit et dans lequel les rôles sont évolutifs, telle est peut-être l’opportunité à saisir.
Notes
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[1]
En réponse à notre appel à publications, 49 articles nous ont été soumis ; 30 papiers ont été pré-sélectionnés en vue d’une publication dans ce cahier spécial ; et 3 ont finalement été retenus pour publication.
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[2]
François SILVA : Professeur à Kedge, Chercheur au DICEN-CNAM.
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[3]
Hélène STROHL : IGAS honoraire.
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[4]
Gilbert Durand (1996), Champs de l’ imaginaire, Ellug.
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[5]
Rapport pour l’Académie des sciences sur écrans et enfants, par Serge Tisseron, janvier 2013.
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[6]
Yochai Benkler (2009), La Richesse des réseaux, Presses universitaires de Lyon.
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[7]
Cf. M.-C. Hardy-Belay (2003), Jusqu’où la psychiatrie peut-elle soigner, Ed. O. Jacob.
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[8]
Cf. les différents livres d’E. Morin sur la complexité dont celui avec J.-L. Le Moigne (1997), Comprendre la complexité dans les organisations de soins, ASPEPS Éd.
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[9]
Il est frappant de voir dans des entreprises mises en liquidation que ce que les ouvriers et ouvrières disent regretter avant tout, c’est la socialité de la vie en entreprise ; les ouvrières de « Le Jaby » disaient ainsi : « on se retrouvait tous les matins et on pouvait échanger sur tous nos soucis, tout ce qui nous arrivait ».
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[10]
On emploie le mot altruiste non pas dans son sens sentimalo-caritatif, dans lequel l’autre est un pauvre différent de moi, mais au sens du poète Je est un autre, ou Je suis l’autre et l’autre est moi-même. Ce qui traduit bien ce sentiment fort d’appartenance au(x) groupe(s) qui définit les jeunes générations.
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[11]
Cette référence à la culture ouvrière des mineurs n’est pas misérabiliste ; on connaît le lourd tribut payé par les mineurs à des conditions de travail dangereuses ; mais force est de constater que ce qui permettait aux mineurs de vivre était cette solidarité de tous les jours, dans et hors de la mine.