Notes
-
[1]
Article retravaillé suite à communication écrite pour le colloque GECSO 2014.
-
[2]
Sophie LE BELLU : London School of Economics and Political Science, Department of Social Psychology, Houghton Street, London WC2A 2AE - S.le-bellu@lse.ac.uk
-
[3]
Benoit LE BLANC : Equipe Cognitique et Ingénierie Humaine (CIH), Institut Polytechnique de Bordeaux, UMR 5218, Ecole Nationale Supérieure de Cognitique - Benoit.leblanc@ensc.fr
-
[4]
Salvator DI BENEDETTO : EDF – DRH Groupe/Direction Dirigeants, Formation des Managers et Mobilité Internationale, Université Groupe du Management - Salvator.di-benedetto@edf.fr
-
[5]
Dans la suite du texte, nous y ferons référence indifféremment par les termes d’Entreprise, Groupe, ou Organisation.
-
[6]
L’Entreprise dispose d’une unité de formation dédiée à la formation initiale et continue de ses opérateurs. Ces formations sont dispensées par des formateurs professionnels, qui pour la plupart, sont d’anciens opérateurs ayant accompli l’essentiel de leur carrière au sein de cette entreprise (forte expérience du terrain).
1Depuis environ cinq ans, la pression liée au renouvellement intergénérationnel des baby-boomers contraint les organisations à trouver des solutions aux questions de conservation et de pérennisation de la connaissance experte (Arrow, 1969 ; Ericsson et al., 2006 ; Newell & Simon, 1972) détenue par une population vieillissante. C’est le cas du plus grand Groupe énergétique français [5] qui a lancé un programme de recherche à la frontière entre nouvelles technologies et formation, et dont l’un des résultats est présenté dans cet article. La gestion des savoirs développés et accumulés par les experts historiques des entreprises, constitue un véritable enjeu économique au sein de notre société basée sur la connaissance et l’apprentissage (Foray, 2004 ; OECD, 1996 ; Powel & Snellman, 2004).
2Le contexte démographique actuel voit se croiser d’un côté, des seniors en fin de carrière, et de l’autre, une vague de nouveaux embauchés à rendre compétents au plus vite pour une prise de relève efficace. Or, dans certains métiers de l’Entreprise, la pression économique ne favorise malheureusement plus le transfert effectif de l’expertise au travers de pratiques de socialisation (Nonaka & Takeuchi, 1995) tel que le compagnonnage (Castéra, 2008 ; Le Roux, 2006 ; Schön, 1983). De nouvelles solutions de transfert de l’expertise, existantes ou à créer, doivent donc être explorées.
3Dans tout secteur industriel spécialisé, il est généralement possible d’identifier des domaines de compétences spécifiques à la réalisation de certains gestes professionnels. L’expertise qu’il est nécessaire d’avoir développée afin d’être en capacité de réaliser ces gestes experts a le plus souvent été internalisée au fil des années par les acteurs. Ce savoir-faire recouvre des dimensions tacites (Collins, 2010 ; Nonaka & Takeuchi, 1995 ; Polanyi, 1967 ; Ryle, 1945) et littéralement incorporées (Anderson, 2003 ; Varela, Thompson & Rosch, 1991), dont les experts n’ont plus conscience et qui peuvent parfois être sous-estimées par les organisations lorsqu’il s’agit de transférer ces compétences.
4Pour l’industrie, la question qui se pose et à laquelle nous avons cherché à répondre est de savoir comment accéder, capturer et transmettre la connaissance sous-tendant la réalisation des gestes professionnels d’experts ? Le croisement de cette question de recherche avec celle des apports de la digitalisation nous a amené à explorer l’usage de méthodes qualitatives d’ethnographie vidéo afin de répondre à un problème de gestion organisationnelle du savoir. Les résultats de cette recherche-action ont amené au développement d’un nouveau dispositif de management des connaissances expertes, depuis la capture des savoirs jusqu’à leur transmission effective par le biais d’une ressource originale de formation professionnelle. Après un positionnement de la recherche (section 1), cet article fournit une synthèse des différents résultats obtenus, depuis la conception de la méthode ECAST (Eliciter, Capturer, Analyser, Structurer, Transférer) jusqu’à son évaluation et son insertion dans l’Entreprise, au sein d’un système de formation déjà bien rodé (section 2). L’usage et le positionnement du MAP (Multimédia pour l’Apprenant) en tant que nouvel outil de transmission des savoir-faire d’expertise (par le biais de la vidéo) auquel donne naissance la méthode sont ensuite discutés (section 3) à la lumière du concept de communauté de pratique.
1 – Les enjeux de la numérisation pour la gestion des connaissances incorporées dans les gestes métier
1.1 – Etat de l’art
5« La compétence de l’expert repose sur des connaissances à la fois tacites (savoir-faire expérientiels, savoir-faire cognitifs, savoir-faire social) et explicite (savoir théorique) mobilisés dans le cadre de situations problèmes ou complexes » (Bootz & Schenk, 2014). C’est cet aspect global et internalisé de la connaissance experte que nous avons cherché à approcher dans le cadre de cette recherche.
6La littérature dans le champs de la gestion des savoirs indique que des pratiques méthodologiques et des initiatives professionnelles se sont développées durant les deux dernières décennies pour capter l’expertise (Aubertin, 2007 ; Ballay, 2002 ; Bisseret et al., 1999 ; Brassac, 2008 ; Crié, 2003 ; Ermine, Lièvre, Paraponaris & Guittard, 2014 ; Ermine, 2001). La méthode MASK - Methodology for Analysing and Structuring Knowledge (Ermine, 2001) est notamment un des exemples méthodologiques bien connus de la communauté française travaillant dans le champ de la gestion des connaissances (Ermine et al., 2014). Via ces méthodes, des supports de formalisation de la connaissance sont produits, reposant principalement sur des modes de représentations visuels en deux dimensions supportés par l’écriture et les symboles. Ces méthodes se retrouvent par exemple dans le principe du Mind Mapping (Buzan, 2006) en tant qu’outil cartographique d’organisation et de représentation de la connaissance collectée sous forme de termes et concepts reliés.
7Pour autant, toute la partie aval du processus de gestion des compétences, à savoir son usage et son introduction dans les systèmes de formation des entreprises n’est généralement pas pris en compte par les méthodes actuelles. La littérature semble être cloisonnée entre le monde du knowledge management centré sur la connaissance et s’arrêtant à sa formalisation, et celle de l’ingénierie pédagogique centrée sur la conception et l’usage d’outils de formation.
8De plus, bien que des méthodes de gestion des connaissances aient été développées, l’usage de l’outil vidéo en tant que média de diffusion de la connaissance experte à des fins de formation professionnelle aux activités opérationnelles et manuelles semble constituer un véritable enjeu. Les moyens technologiques et de formation professionnelle (principalement, la simulation) conçus pour remplir ce rôle sont développés dans la littérature à la croisée entre les disciplines de l’ergonomie et des sciences de l’éducation (Aubert, 2000 ; Caes-Martin, 2005 ; Chassaing, 2004 ; Samurçay, 2005 ; Vidal-Gomel, 2007). La littérature montre également que les domaines professionnels les plus concernés par l’usage du média vidéo à des fins de formation sont : l’enseignement et l’entraînement aux pratiques éducationnelles (Goldman, Pea, Barron & Derry, 2007 ; Mottet, 1997), ainsi que le champs des services d’urgence (Crego & Harris, 2002 ; Eary, 2008 ; Mondada, 2003).
9Dans le secteur des activités manuelles, certaines entreprises ont développé des catalogues de documents vidéo cherchant à véhiculer le savoir métier, pour des besoins de formation ou de communication externe. Au sein de l’entreprise dans laquelle a été réalisée cette recherche-action, il existe par exemple un corpus important et informel de vidéos « maison », réalisées directement par des formateurs [6], afin de répondre à leurs propres besoins d’outillage pédagogique innovants. Ces pratiques, issues le plus souvent d’initiatives personnelles, et donc non encadrées, utilisent une approche prescriptive qui montre ce qui doit être fait selon les règles en vigueur. Cependant, les novices ont également besoin de partager, de ressentir et même de vivre l’expérience dans le but de se saisir de la cognition de l’expert. “Without some form of shared experience, it is extremely difficult for one person to project her- or himself into another individual’s thinking process” (Nonaka & Takeuchi, 1995, p.63).
1.2 – Cadrage théorique et méthodologique
10Partant de cet état des lieux, il est aisé de comprendre la nécessité transdisciplinaire du cadre de recherche que nous avons mis en place pour répondre à la problématique. Ce dernier a visé le développement d’une méthode de gestion des connaissances innovante qui fasse le lien entre les champs du knowledge management et de l’ingénierie pédagogique, tout en basant son analyse sur l’étude détaillée du savoir-faire, en contexte de travail réel et naturel des opérateurs, via le suivi de leur(s) cours d’action au travail. Cette recherche s’inscrit dans les modèles de la cognition incorporée (Anderson, 2003 ; Varela et al., 1991), située (Lave & Wenger, 1993 ; Laville, 2000 ; Suchman, 1987) et distribuée (Conein, 2004 ; Hutchins, 1995 ; Poitou, 2007), et tire parti des techniques et méthodes visuelles qu’offrent les sciences sociales pour analyser l’activité humaine (Banks, 2001 ; Goldman et al., 2007 ; Health & Hindmarsh, 2010 ; Lahlou, 2011 ; Mondada, 2003 ; Omodei & McLennan, 1994 ; Pink, 2007 ; Rix-Lièvre & Lièvre, 2010). De plus, un positionnement anthropocentré visant à la fois une perspective de l’apprentissage situé (Lave & Wenger, 1993) et un objectif organisationnel de gestion du savoir a été tenu tout au long de l’étude.
11Les méthodes d’observation et de recherche-action sont pratiquées par le champ des sciences de gestion pour traiter de la gestion des connaissances et compétences dans les organisations (Chanal et al., 1997 ; Detschessahar & Journé, 2007 ; Jacob, 2001). Dans le cadre de ce projet de recherche, nous avons notamment mobilisé des méthodes d’observation outillée de l’activité, par le biais de dispositifs d’enregistrement audio-vidéo situés de l’activité, afin d’être en capacité d’approcher et d’analyser au plus près l’activité réelle et in situ des travailleurs et, ainsi accéder à leurs processus cognitifs et psychologiques. Cette méthode de recherche, appelée Subjective Evidence Based Ethnography (S. Lahlou et al., 2015 ; Le Bellu et al., 2010) mobilise les technologies numériques mobiles et les apports de la théorie de l’activité afin d’accéder à l’expérience humaine en contexte réel.
12La théorie russe de l’activité (Leontiev, 1978 ; Nosulenko & Rabardel, 2007 ; Rubinstein, 1922 ; Savoyant, 1979) offre un repère théorique particulièrement pertinent pour l’étude des interactions homme-système car elle permet d’analyser et de structurer l’activité humaine en situation réelle. Appliquée au problème de la capture des savoir-faire professionnels, la théorie permet une analyse simultanée des données portant sur le comportement gestuel des sujets et obtenues à partir d’observations externes, dites « objectives », et de leur expérience subjective par le biais de données fournies par le sujet lui-même (ce qu’il ou elle « pense » et dit).
13Les données subjectives sont recueillies par le biais de techniques d’interrogations psychologiques des opérateurs adaptées de la gamme des méthodes existantes dans le domaine de l’ergonomie et de la psychologie du travail, afin de permettre à un sujet de parler de son activité de travail (Bisseret et al., 1999 ; Clot & Faïta, 2000 ; Ericsson & Simon, 1984 ; Falzon, 1991 ; Theureau, 2003 ; Vermersch, 1990). Un protocole de verbalisation à voix haute, orienté-buts (toujours dans la logique de suivre les principes de la théorie de l’activité) a notamment été développé pour les besoins spécifiques de cette recherche.
14Nos études de terrain sont basées sur un corpus de dix-sept cas gestuels (Figure 1). Elles ont permis de tester, raffiner et montrer la pertinence de cette base théorique et méthodologique pour la mise au point d’une démarche de capitalisation et de transmission des savoir-faire opérationnels. Dix-neuf sujets ont participé à ces études de terrains ; tous sont des opérateurs ou formateurs (anciens opérateurs) hautement qualifiés dont l’expertise est reconnue par l’Entreprise (managers et pairs). La sollicitation de ces experts dans le cadre de cette étude repose sur des signaux faibles (Bootz & Schenk, 2014), à savoir une légitimité basée essentiellement sur l’image, la confiance, la réputation et le niveau de compétences de ces personnes à réaliser les gestes.
Extrait du corpus des gestes professionnels étudiés dans le cadre du développement de la méthode ECAST
Extrait du corpus des gestes professionnels étudiés dans le cadre du développement de la méthode ECAST
15Ce corpus de gestes a été sélectionné afin de répondre aux objectifs de recherche après consultation des membres de l’équipe projet, des correspondants opérationnels (spécialistes à la fois du terrain et du contexte de formation), et des formateurs et/ou personnels des centrales (managers et opérateurs), respectivement pour les gestes filmés en environnement de formation et pour ceux filmés directement au sein des usines en situation de travail réelle.
16Les dix-neuf sujets ont participé à ces études de terrains dans au moins une de ces trois étapes : (1) l’entretien initial semi-directif pour la préparation de la capture du geste (durée entre 20 et 90 minutes, basé sur un guide d’entretien), (2) la phase de recueil de données, et/ou (3) l’entretien final d’auto-confrontation (durée entre 44 et 145 minutes). Des notes de terrain ont également été prises par le chercheur durant et après les entretiens, et parfois, un collègue du participant et/ou du chercheur était présent au cours de ces phases.
17Cette approche de conception méthodologique s’est déroulée selon le paradigme de « réalité expérimentale » (Lahlou, 2010). Il consiste à co-construire avec les utilisateurs finaux en réalisant des analyses et expérimentations en cycle graduel, et en situation de travail réelle, afin de viser le développement de cadres et outils qui soient réellement applicables et transférables au monde industriel.
2 – La méthode ECAST et le MAP : une solution globale pour la capture, la formalisation, et la transmission des gestes professionnels
2.1 – La méthode ECAST
18La recherche-action menée a donné lieu au développement d’une solution de capitalisation et de transmission des savoir-faire se basant sur l’usage du médium vidéo et se focalisant sur les gestes professionnels (Le Bellu et al., 2010 ; Le Bellu et al., 2016).
19La méthode ECAST (Eliciter, Capturer, Analyser, Structurer, Transférer) est une méthode globale de gestion des savoir-faire proposant un dispositif de capture situé. Elle va plus loin que la seule capitalisation en visant la valorisation et le transfert effectif des connaissances recueillies. Elle permet en effet de créer en sortie de son application, un support didactique, appelé MAP (Multimédia pour l’APprenant) visant l’apprentissage des personnes novices en situation de formation professionnelle.
20La Figure 2 fournit un modèle de la méthode ECAST. Du point de vue de la gestion des connaissances, les cinq étapes que nous mettons en évidence s’inscrivent dans le cercle vertueux exposé par (Ermine et al., 2014), puisqu’elles participent à l’amélioration continue des activités de travail au sein des organisations de travail. Chacune de ces étapes correspond à un objectif à atteindre :
21(E) – Eliciter : cette étape sert de préparation à la « capture du geste »,
22(C) – Capturer : il s’agit de l’étape de capture audio-vidéo du geste dont on cherche à extraire le sens et les connaissances,
23(A) – Analyser : cette étape vise l’analyse du matériel recueilli et la constitution d’un premier support discuté au cours d’un entretien d’auto-confrontation aménagé avec l’expert,
24(S) – Structurer : il s’agit de l’étape de formalisation de l’ensemble des éléments recueillis précédemment, de production du MAP et de validation du dispositif,
25(T – Transférer : c’est le processus final de validation (aux niveaux hiérarchique, opérationnel et pédagogique), de diffusion et de transfert du MAP.
26Une synthèse des outils intellectuels, théoriques et/ou méthodologiques mobilisés pour chacune des étapes est fournie au sein de la Figure 2.
Méthode ECAST permettant de produire des MAPs
Méthode ECAST permettant de produire des MAPs
27Le caractère situé de la connaissance experte est un élément déterminant d’accès aux modèles mentaux de l’expert. ECAST s’appuie sur un ensemble de techniques de recueil destiné à aider l’expert à extérioriser et (re)conscientiser son savoir incorporé et tacite en situation (Le Bellu et al., 2010). Elle se base pour cela sur plusieurs approches scientifiques tirant partie des techniques d’ethnographie numérique et d’introspection psychologique du sujet, et concourant au principe de gestion des connaissances que nous visons. Parmi elles, tel que cité précédemment, l’école russe de la théorie de l’activité permet une analyse et une mise en lien des dimensions internes (buts) et externes (actions) de l’activité gestuelle. Les buts que poursuit l’opérateur de l’activité constituent en effet l’élément déterminant qui donne à penser et structurer l’activité gestuelle observée et analysée. Il s’agit là d’un principe clé tiré des fondements de la théorie de l’activité, et qui a constitué le fil rouge dans notre manière de concevoir ce système.
28La dimension motrice (externe) et la dimension cognitive (interne) du geste sont approchées par le biais de la combinaison de techniques d’observation issues de l’approche « Subjective-Evidence Based Ethnography » (SEBE) (Lahlou et al., 2015) et de plusieurs techniques de verbalisation, avant (entretien semi-directif), pendant (protocole de pensée à voix haute, orienté-but) et après (auto-confrontation aménagée) la réalisation du geste par l’expert. La technique SEBE consiste en une observation de l’activité humaine située selon une perspective à la première personne. Dans le cas de la méthode ECAST, une double prise de vue est opérée. Elle se compose 1) d’un point de vue à la première personne, dit subjectif, grâce à la conception d’un système fixé sur le casque de l’opérateur ; et 2) d’une perspective contextuelle, dite externe, via une caméra capturant la scène dans son ensemble. L’entretien d’auto-confrontation aménagée, dit de « replay interview », vise à remettre le sujet en « situation de faire » via sa capacité à se projeter de nouveau dans l’activité réalisée auparavant. Cela est rendu possible par le biais du visionnage de la prise de vue de sa propre activité, à la première personne. L’hypothèse cognitive sous-jacente est que l’immersion d’une personne dans sa propre perspective permet de stimuler sa mémoire épisodique, et favorise ainsi son rappel.
29Ces outils méthodologiques, appliqués à des situations de travail réelles, aident à accéder à la connaissance et à l’externaliser en se basant, notamment, sur la relation de confiance et de coopération qui s’établit entre l’analyste et l’expert détenteur du savoir-faire à transmettre. D’un point de vue analytique, le traditionnel tryptique observation/débriefing/analyse est quelque peu bousculé. Dans la méthode ECAST, les explications fournies au travers des verbalisations qui arrivent très tôt dans le processus de capitalisation, permettent de commencer l’analyse très en amont. Par ailleurs, en plus de servir le processus d’analyse, l’ensemble du matériel recueilli tout au long de la mise en application de cette méthode est utilisé comme matière première du MAP.
2.2 – Le MAP
30Le MAP est original dans sa manière d’exploiter la perspective visuelle de l’expert et ses commentaires, mettant ainsi l’apprenant en situation psychologique de faire. Le dispositif est conçu de façon à ce qu’il permette au novice de se projeter dans le processus de pensée de l’expert par le biais de la perspective subjective offerte par la subcam, et du modèle mental de l’expert issu de l’analyse. Il se compose d’un arbre des buts (modèle cognitif du geste), d’une vidéo intégrale, d’une vidéo de révision silencieuse, de points de vigilance, et de bonnes pratiques. Le modèle cognitif se traduit par une décomposition fine du geste, illustrée principalement par de la vidéo commentée par l’expert. Cette décomposition est le résultat de l’analyse du geste selon le modèle de la théorie de l’activité (buts, tâches, opérations), agrémenté de bonnes pratiques développées par l’expert (« les ficelles du métier ») et de points d’attention spécifiques sur des éléments clés indispensables à acquérir pour permettre une réalisation du geste réussie et sécurisée (des points durs qui nécessitent une vigilance accrue). Cet outil a initialement été conçu pour aider le couple formateur-stagiaire dans la relation d’enseignement/apprentissage qui émerge au cours des stages de formation qui ont lieu en présentiel sur les sites de formation du Groupe.
2.3 – Le système socio-technique sous-tendant ECAST et le MAP : les dynamiques cognitives installées
31La création de la méthode ECAST et du MAP repose sur un ensemble de dynamiques cognitives. Ces flux d’échanges se sont installés au fil de la conception, de l’usage et de l’appropriation du dispositif par l’Entreprise. Une analyse socio-organisationnelle et cognitive du nouveau système de formation basé sur le MAP a permis d’intégrer au sein d’une systémique, les « facteurs » conditionnant son fonctionnement (Figure 3).
Dynamiques socio-cognitives établies au sein du dispositif MAP
Dynamiques socio-cognitives établies au sein du dispositif MAP
32Ce système se trouve au centre de trois pôles d’acteurs directement impliqués dans sa réalisation et son fonctionnement : les formateurs, les experts et les apprenants constituent les rouages du dispositif. À ces catégories, viennent s’ajouter le Management qui décide des orientations à prendre, l’Organisation de manière plus générale (les différents services, les décideurs à plus haut-niveau, etc.), et au moins une personne qui coordonne l’ensemble et s’assure de la mise en application correcte de la méthode ECAST et de l’usage du MAP. Initialement, cette personne était le chercheur lors de la mise au point du dispositif ; c’est désormais le chef de projet responsable du déploiement du processus qui assure le rôle d’analyste.
33Le dispositif, tel que développé, repose sur un système gagnant-gagnant dans lequel experts, formateurs et apprenants sont à la fois acteurs et bénéficiaires du système de production et d’exploitation de la ressource (Figure 3). Les facteurs motivationnels et de reconnaissance sont les clés de voûte de ce dispositif.
2.3.1 – Les experts
34La méthode développée permet aux experts de « transmettre » leur savoir-faire. Elle fournit un moyen de conserver ou tout au moins d’approcher en partie la part tacite et formelle du savoir nécessaire à la réalisation de certains gestes professionnels stratégiques. En retour, les experts sont reconnus et choisis par leur hiérarchie pour leur domaine d’expertise. Il s’agit d’une forme de reconnaissance professionnelle qui garantit leur notoriété auprès des pairs. Ce savoir-faire qui s’est construit, forgé, accommodé au fil des années est valorisé, et les experts perçoivent positivement leur participation à une action de formation, ce qui semble contribuer à dépasser cette zone de pouvoir que représente le savoir-faire accumulé. Ils ont ainsi la sensation de laisser une trace de leur « passage » dans l’entreprise, en particulier dans un Groupe comme celui-ci au sein duquel le sentiment d’appartenance à la « maison » est d’autant plus fort que cette génération d’experts y a fait toute sa carrière ou la plus grande partie.
2.3.2 – Les formateurs
35La médiation du geste par la vidéo répond au besoin des formateurs de disposer d’un outil de formation innovant et complémentaire des supports en deux-dimensions de type schémas, procédure, présentation de cours Power Point et des ateliers de mise en pratique sur les maquettes pédagogiques. Le MAP fournit plusieurs solutions en une : les différentes ressources qu’il offre constituent pour les formateurs, et d’après leurs propres dires, une « boîte à outils » leur permettant d’alimenter leurs sessions de formations en fonction de leurs besoins, des caractéristiques de la population apprenante (niveau d’expérience, dynamique du groupe, etc.) du temps dont ils disposent, du cheminement pédagogique choisi, etc. En contrepartie de la possibilité que leur offre le système de (faire) réaliser des MAPs et de les utiliser, ils « ont la main » sur la ressource et peuvent ainsi contribuer à son évolution et sa mise à jour. Cela participe au maintien en vie de la ressource.
2.3.3 – Les apprenants
36Via le MAP, le geste est signé par un expert et validé par l’Organisation, c’est donc qu’il s’agit d’une « bonne façon de faire », une parmi d’autres. En plus de celle qui peut être enseignée par le formateur sur les maquettes pédagogiques du centre de formation, les apprenants disposent d’une façon de faire qui peut être à la fois différente et complémentaire. Cela leur permet ainsi de prendre conscience de la variabilité possible dans les façons d’appliquer les procédures lors de la réalisation des gestes ; c’est ici que commence le processus d’acquisition personnifié du geste. En contrepartie, leurs retours d’expérience vis-à-vis de l’utilisation du MAP pourront également contribuer à l’évolution de la ressource.
2.3.4 – Le chercheur/chef de projet
37Au sein de ce dispositif nouvellement conçu, le rôle du chercheur consiste à coordonner, mettre en musique et s’assurer du fonctionnement de toute cette installation. Il assure également le lien entre les instances dirigeantes (les décideurs) et les remontées du terrain.
2.4 – Insertion du MAP dans l’Entreprise et impacts organisationnels
2.4.1 – L’évaluation du dispositif
38L’insertion du MAP dans le système de formation de l’Entreprise, au sein de réelles sessions de formation, a fait l’objet d’une évaluation qualitative comparative : deux sessions de stage avec MAP, versus une session de stage sans MAP. Un protocole d’évaluation « allégé » a été conçu pour prendre en compte les contraintes liées au contexte industriel (effectifs, disponibilités, durées). Il visait à recueillir qualitativement les sentiments et perceptions des formateurs et stagiaires, quant à la qualité du processus de formation basé sur l’utilisation du MAP. Ces trois sessions de formation ont été animées par les deux mêmes instructeurs appartenant à l’équipe professionnelle du centre de formation de l’Entreprise. Une dizaine de stagiaires a participé à chacune de ces trois sessions. Ces sessions ont été observées et enregistrées au format audio-vidéo. Cinq protocoles de verbalisation ont été exécutés : trois entretiens semi-directifs avec les deux formateurs, et deux focus group réunissant les stagiaires de deux des sessions. Un questionnaire a également été complété par les stagiaires.
39Les résultats indiquent que les apprenants portent un intérêt pédagogique incontestable à la formation avec MAP ; ils auraient souhaité pouvoir emporter la ressource sur les sites de production afin de réviser le geste avant de le mettre réellement en pratique.
40Apprenant Aurons-nous accès au logiciel par la suite ? Par exemple, pour réviser et se rappeler comment il fait. Après six mois, les souvenirs seront lointains. [Focus Group 2]
41Ceux qui connaissaient déjà le geste avant de faire la formation (trois dans la session avec MAP) considèrent cependant que la quantité de vidéo (à trois reprises) par rapport à la durée du stage (deux jours) est trop importante, et que le geste est trop « décortiqué ».
42Apprenant Celle-là, celle du matin et celle de la fin de journée. Sur une formation de trois demi-journées, cela fait peut-être un peu beaucoup. Trois vidéos sur une semaine, cela pourrait passer. [Focus Group 2]
43Les formateurs, quant à eux, perçoivent le MAP comme un gain de temps leur permettant une gestion plus souple de leur temps ; par exemple, en privilégiant une aide davantage personnalisée. Ils remarquent qu’utiliser le MAP comme support de travail en petits groupes permet de décomplexer ceux qui n’osent pas poser de questions. Mais cette répartition en binômes favorise les interprétations personnelles qui ne sont pas toujours correctes :
44Formateur 2 Tant que tu as un groupe devant toi, tu vois celui qui a une interrogation. Alors que là, tu es derrière deux personnes mais tu ne vois pas les autres. Et, j’ai entendu des remarques, entre autres, sur les trois passes de serrage […] J’étais derrière un groupe qui disait « Cela ne sert à rien. » Si je n’avais pas été derrière eux, je ne les aurais pas entendus. C’est le bémol que je mets. [Entretien 1]
45L’évaluation indique également qu’il y a une organisation à trouver concernant le problème des installations et de l’organisation physique nécessaire à ce type d’utilisation.
46Le problème de la gêne occasionnée par le son des vidéos qui tournent sur plusieurs ordinateurs en même temps est notamment soulevé par les formateurs.
47Formateur 2 L’autre bémol est […] lié à la salle. Les cinq PC étaient dans une salle, et tu avais un écho dans les séquences. [Entretien 1]
48Le MAP semble par ailleurs contribuer à fournir un langage commun palliant le fait que plusieurs formateurs puissent intervenir sur le même stage. Ils notent également une meilleure compréhension et mémorisation du geste par les stagiaires. De leurs points de vue, la mise en pratique du geste par les apprenants sur l’installation pédagogique semble plus aisée dans le cas du stage utilisant le MAP.
49Formateur 1 C’est allé beaucoup plus vite ! La semaine derrière, on a fait qu’un seul serrage, alors que là, ils n’avaient même pas pris leur procédure. T’as vu, au niveau du geste, ils se sont pas forcément trop posé de questions et ils les ont enchaînés… Et on a absolument rien changé au cours par rapport à la semaine dernière. [Entretien 2]
50Les caractéristiques structurelles et visuelles du MAP semblent faciliter la mémorisation et la compréhension du geste. Mais si les données observées plaident en faveur d’une amélioration de l’apprentissage, seuls des plans d’expérience plus poussés, sur un plus grand nombre de sessions de formation permettront de fournir des conclusions robustes sur l’aspect apprentissage. Le lecteur pourra se reporter à (Le Bellu, 2016) pour une version détaillée de ce protocole d’évaluation et des résultats qui en découlent.
2.4.2 – Le dispositif à l’épreuve de l’Organisation : impacts sur les métiers et sur l’organisation
51À l’issue de l’évaluation, les instances dirigeantes (comité de pilotage du projet hébergeant ce travail de recherche) ont décidé de passer en phase d’industrialisation de la méthode et du support. La méthode de recueil et le MAP sont donc passés d’un état de produits de Recherche & Développement à l’état de produits industrialisés, c’est-à-dire fabriqués en grand nombre. Le mode production actuel est désormais hors du champ des acteurs initiaux, mais démontre la capacité des produits développés à être transférables et transférés.
52Trois ans plus tard, où en est l’entreprise ? Les hypothèses de dynamiques cognitives et organisationnelles développées (Figure 3) se sont-elles confirmées ?
53Globalement, il semble que ces hypothèses sont bien confirmées, bien que certains glissements puissent être observés tant sur le plan pratique qu’intellectuel. Par exemple, au sein de l’Entreprise, toute une organisation a été mise en place afin de recenser et arbitrer les besoins en développement de compétences des agents. Ainsi, des « comités compétences » ont été mis en place sur chaque site de production. Leur rôle consiste à identifier les besoins en formation au regard des besoins émergeants par le biais du management de proximité. Les MAPs font partie du périmètre des solutions envisageables. Les décisions de priorisation sont centralisées et arbitrées au niveau national.
54Concernant les experts, suite à quelques écueils rencontrés sur certaines pratiques de terrain, le chef de projet en charge du processus de réalisation des MAPs s’assure désormais en amont que les pratiques ciblées sont partagées et acceptables à tout point de vue. Cette étape d’identification des pratiques expertes constitue désormais une étape à part entière du processus de capitalisation des savoirs. Cette étape a été ajoutée en amont de la méthode, en plus du processus de validation du contenu en aval, déjà présent.
55En trois ans, environ une centaine de MAPs ont été réalisés et leur usage a peu à peu été élargi : en plus d’être utilisés en salle par des formateurs, ils sont devenus consultables depuis le lieu de travail des agents sur une plate-forme intranet de l’entreprise, afin de permettre la révision d’un geste technique, juste avant sa réalisation sur le terrain. De plus, la plupart des métiers inhérents à la vie des centrales de production d’énergie électrique sont désormais représentés : robinetterie, mécanique, électricité, logistique, automatisme, etc.
56Enfin, les experts ayant été sollicités pour partager leurs pratiques au sein de la méthode ECAST expliquent que les MAPs réalisés les ont « forcés » à se remettre en question, à développer les moyens de s’exprimer de façon à être compris, et même parfois à revoir leurs méthodes lorsque celles-ci avaient trop dérivé avec le temps. En plus de produire un outil d’apprentissage aux apprenants, la méthode permet donc aux experts de disposer du MAP comme d’un miroir correcteur et de réguler leurs pratiques en conséquence ; en plus de développer un outil pour le partage d’expérience et l’apprentissage, le MAP semble permettre le développement de la réflexivité de ses acteurs et du geste. En règle général, l’effet escompté persiste : les contributeurs sont fiers de leurs prestations, malgré parfois, une certaine réticence exprimée au départ, une peur sociale essentiellement liée à la méfiance vis-à-vis du regard des autres.
3 – Discussion : le MAP, une nouvelle forme de pratique de socialisation asynchrone ?
57Le MAP fait désormais partie de la boîte à outils des formateurs, et sa mise à disposition sur la plate-forme intranet de formation de l’Entreprise permet également aux apprenants de pouvoir l’utiliser comme outil de révision. Cet usage répond bien, d’une part, à la demande initiale du Groupe d’outiller les formateurs, et d’autre part, à la demande des apprenants rencontrés lors de l’évaluation. Ce glissement vers des pratiques de e-learning sur site de production devrait être accompagné par la construction d’une « enveloppe de sécurité » afin d’encadrer ce type de pratique distante et ainsi en limiter les dérives.
58Le recours aux communautés d’échanges ou de pratiques (Bootz, 2009 ; Cohendet et al., 2003 ; Dupouët & Barlatier, 2011 ; Grimand, 2006 ; Probst & Borzillo, 2007 ; Wenger, 2000) pourrait être un candidat idéal pour répondre à ce besoin. Les communautés de pratique (COP) constituent, comme le compagnonnage, un modèle alternatif d’apprentissage social et situé. Mais tandis que le compagnonnage repose sur une relation duale maître-apprenti, le modèle des COP, lui, prône la nécessité pour les praticiens novices d’être socialisés dans un collectif d’experts et, pour les experts d’interagir aussi bien entre eux, qu’avec les apprenants afin que la connaissance évolue et se diffuse. Les COP constituent un système reposant sur l’échange de valeurs, de savoirs, et de pratiques, le sentiment d’appartenance à un groupe, la motivation, le sens du travail, l’engagement et l’identité professionnelle. Elles sont un niveau intermédiaire entre les individus et les organisations ; leur but étant de raffiner leurs pratiques et de renouveler leurs générations de membres.
59En plus d’être support d’apprentissage, le MAP pourrait alors devenir support de discussion au sein de COP. Questionner, valider, confronter, échanger, critiquer, comparer, débattre, discuter les pratiques, avoir des débats de métier (Daniellou, 2003) autour du geste : le dispositif MAP constitue un véritable moyen autour duquel il serait possible et souhaitable de construire des processus dynamiques de partage d’expériences, en l’utilisant comme support, au sein de communautés d’échange, de forums (experts métier, jeunes arrivants en formation, etc.), pour réfléchir sur les pratiques professionnelles individuelles et collectives. Cela participerait non seulement à favoriser les débats de métier, les évolutions « partagées » des pratiques professionnelles, mais également à gérer les demandes de mises à jour et modification tant sur la forme (système de collecte des données) que sur le fond (consensus).
60On ressent bien la nécessité non seulement de confronter les pratiques d’experts, mais également de trouver un compromis entre les pratiques réelles des experts et l’exécution que l’entreprise souhaite montrer. La traditionnelle préoccupation prescrit/ réel héritée de l’ergonomie est au centre de ces réflexions. Jusqu’où aller dans le réel à montrer ? Les façons de faire développées, personnifiées et stylisées au fil des années sont-elles encore acceptables vis-à-vis du collectif (Clot & Faïta, 2000) et de l’Organisation ? Même si elles le sont, peut (doit)-on les montrer (question d’éthique) ? Et comment asseoir la mise en accord des experts ? L’entreprise fait actuellement face à des problèmes que nous avions soulevés et anticipés via la recommandation de mise en place d’une plate-forme communautaire. De tels dispositifs sociaux, en complément de l’approche outillée développée, pourraient fournir un espace permettant de gérer les questions découlant de la mise en place d’un tel dispositif global de gestion des connaissances, à savoir : l’identification et la reconnaissance des experts, la mise en accord des experts sur le savoir à transmettre, sur l’évaluation/validation du contenu pédagogique des supports de formation, ou encore sur les mesure de conservation/ pérennisation à mettre en œuvre.
61Cela nécessite de mettre en place un système informatique et organisationnel communautaire qui permette cela. Une forme communautaire à la jonction entre communauté de pratique « d’excellence opérationnelle » et communauté de pratique en tant « qu’espace social et productif » (Probst & Borzillo, 2007) pourrait être un bon candidat à ce type de développement. De ce point de vue, le MAP pourrait alors être considéré comme un nouvel instrument d’apprentissage, une nouvelle forme de compagnonnage asynchrone, à mi-chemin entre techniques de formation traditionnelles, compagnonnage humain et communauté de pratiques.
Conclusion
62La méthode ECAST fournit un cadre permettant d’approcher in situ l’expertise sous-tendant les gestes professionnels, et de produire, in fine, un support didactique formalisant le savoir tacite et explicite recueilli. En associant l’usage de dispositifs de recueil vidéo à un protocole verbal de l’expertise, cette méthode permet de dépasser, au moins en partie, les difficultés liées à la formalisation des savoirs sous forme symbolique (texte ou schéma statique) tout en permettant ainsi de conserver une trace de l’expert dans le dispositif de transmission du savoir. En ce sens, le MAP constitue une forme de compagnonnage asynchrone et intermédié.
63Originale au niveau méthodologique, cette recherche contribue au développement théorique des modèles actuels de gestion des connaissances, en particulier concernant l’accès aux connaissances tacites d’expérience, leur externalisation, et leur prise en compte, en contexte depuis le propre point de vue de l’expert. Ce cadre permet notamment le décloisonnement des champs du knowledge management et de l’ingénierie pédagogique pour servir le développement de l’éducation professionnelle. En effet, ce dispositif socio-technique, qui se veut global et transférable aux acteurs de terrain a pour finalité de faciliter le développement de supports de formation innovants insérables dans le système de formation existant.
64L’introduction de pratiques significatives de vidéo-formation basées sur de l’analyse d’activités réelles en situation répond à une exigence de professionnalisation de haut niveau. Il s’agit de placer l’apprenant au centre de ses propres apprentissages et de lui donner les moyens d’en être véritablement l’acteur, en lui proposant des situations pratiques et de réflexion qui favorisent sa capacité d’auto-analyse ainsi que la construction de ses compétences et de son identité professionnelle.
65Deux à trois ans après l’évaluation qualitative de l’insertion du dispositif, les retours continuent d’être positifs. Ce nouvel instrument de transmission des savoirs a trouvé sa place au sein de la branche formation du Groupe. Cette notion de compagnonnage asynchrone semble être un progrès qui peut laisser espérer des améliorations en termes d’efficacité de la transmission des pratiques en milieu industriel, et qui pourrait, a priori, être étendue à de nombreuses autres activités et plusieurs secteurs professionnels.
Bibliographie
Bibliographie
- ANDERSON M.-L. (2003), “Embodied Cognition : A field guide”, Artificial Intelligence, pp. 91–130.
- ARROW K.-J. (1969), “Classificatory Notes on the Production and Transmission of Technological Knowledge”, The American Economic Review, 59(2), 29–35.
- AUBERT S. (2000), « Transformer la formation par l’analyse du travail : le cas des peintres aéronautiques », Education Permanente, (143), 51–63.
- AUBERTIN G. (2007), « Cartographier les connaissances critiques : une démarche stratégique pour l’entreprise ». In Management des connaissances en entreprise (Lavoisier., p. 125), Hermes Sciences, Paris.
- BALLAY J.-F. (2002), Tous managers du savoir, Editions d’Organisation, Paris.
- BANKS M. (2001), Visual Methods in Social Research, Sage, London.
- BISSERET A., SEBILLOTTE S. & FALZON P. (1999), Techniques pratiques pour l’étude des activités expertes, Octarès, Toulouse.
- BOOTZ J.-P. (2009), Les communautés en pratique : leviers de changements pour l’entrepreneur et le manager, Hermès sciences, (F. Kern, Ed.).
- BOOTZ J.-P. & SCHENK E. (2014), « L’expert en entreprise : proposition d’un modèle définitionnel et enjeux de gestion », Management & Avenir, N° 67(1), 78–100.
- BRASSAC C. (2008), « Apprendre pour (et à) capitaliser des connaissances : une étude de cas », Travail et Apprentissages, 2, 9–24.
- BUZAN T. (2006), Mind Mapping, Pearson Education.
- CAES-MARTIN S. (2005), « Concevoir un simulateur pour apprendre à gérer un système vivant à des fins de production : la taille de la vigne ». In P. Pastré (Ed.), Apprendre par la simulation : de l’analyse du travail aux apprentissages professionnels, Octarès, Toulouse.
- CASTÉRA B. de (2008), Le compagnonnage : culture ouvrière, PUF, Paris.
- CHANAL V., LESCA H. & MARTINET A.-C. (1997), « Vers une ingénierie de la recherche en sciences de gestion », Revue française de gestion, (116), 41–51.
- CHASSAING K. (2004), « Vers une compréhension de la construction des gestuelles avec l’expérience : le cas des “tôliers” d’une entreprise automobile », Revue Électronique Pistes, 6(1).
- CLOT Y. & FAÏTA D. (2000), « Genres et styles en analyse du travail : concepts et méthodes », Travailler, 4, 7–42.
- COHENDET P. CRÉPLET F. & DUPOUËT O. (2003), « Innovation organisationnelle, communautés de pratique et communautés épistémiques : le cas de Linux », Revue Française de Gestion, 5(146).
- COLLINS H. (2010), Tacit and explicit knowledge, University of Chicago Press.
- CONEIN B. (2004), « Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive », Réseaux, 124(2), 53.
- CREGO J. & HARRIS C. (2002), “Training decision making by team based simulation”. In R. Flin & K. Arbuthnot (Eds.), Incident Command : Tales from the Hot Seat. Aldershot : Ashgate.
- CRIÉ D. (2003), « De l’extraction des connaissances au Knowledge Management », Revue Française de Gestion, (5), 59–79.
- DANIELLOU F. (2003), De la rotation sur les postes à la santé au travail. Synthèse du colloque « La rotation, est-ce une solution ? », Perspectives Interdisciplinaires Sur Le Travail et La Santé, 5(2).
- DETSCHESSAHAR M. & JOURNÉ B. (2007), « Une approche narrative des outils de gestion », Revue française de gestion, 33(174), 77–92.
- DUPOUËT O. & BARLATIER P.-J. (2011), « Le rôle des communautés de pratique dans le développement de l’ambidextrie contextuelle : le cas GDF SUEZ », Management International, 15(4), 95–108.
- EARY J. (2008), “Networked interactive video for group training”, British Journal of Educational Technology, 39(2), 365–368.
- ERICSSON K.-A. & SIMON H.-A. (1984), Protocol Analysis : verbal reports as data. Cambrige : MIT Press.
- ERICSSON K.-A., CHARNESS N., PAUL J., FELTOVICH P.-J., H. R. R. (2006), The Cambridge Handbook of Expertise and Expert Performance, Cambridge University Press.
- ERMINE J. (2001), « Capitaliser et partager les connaissances avec la méthode MASK ». In M. Zacklad & M. Grundstein (Eds.), Ingéniérie et capitalisation des connaissances, Hermes Sciences Publications, Paris.
- ERMINE J., LIÈVRE P., PARAPONARIS C. & GUITTARD C. (2014), « Un état francophone du champ du management des connaissances : la communauté GeCSO », Management & Avenir, 67(1), 56.
- FALZON P. (1991), « Les activités verbales dans le travail ». In R. Amalberti, M. de Montmollin, & J. Theureau (Eds.), Modèles en analyse du travail (pp. 229–250), Mardaga, Liège.
- FORAY D. (2004), Economics of knowledge, MIT press.
- GOLDMAN R., PEA R., BARRON B. & DERRY S. (2007), Video research in the learning sciences, Mahwah : NJ : Lawrence Erlbaum Associates.
- GRIMAND A. (2006), « Quand le knowledge management redécouvre l’acteur : la dynamique d’appropriation des connaissances en organisation », Management & Avenir, 3, 141–157.
- HEATH C., HINDMARSH J, L. P. (2010), Video in qualitative research. Analysing social interaction in everyday life, Sage Publications.
- HUTCHINS E. (1995), “How a cockpit remembers its speed”, Cognitive Science, 19, 265–288.
- JACOB R. (2001), « La transformation d’une grande organisation de services publics selon la perspective de la gestion des connaissances », Gestion, 26(1), 61.
- LAHLOU S. (2010), “Experimental Reality : Principles for the Design of Augmented Environments”. In S. Lahlou (Ed.), Designing User Friendly Augmented Work Environments. From Meeting Rooms to Digital Collaborative Spaces. (Hardback). (pp. 113–158). London : Springer.
- LAHLOU S. (2011), “How can we capture the subject’s perspective ? An evidence-based approach for the social scientist”, Social Science Information, 50(3), 607–655.
- LAHLOU S., LE BELLU S. & BOESEN-MARIANI S. (2015), "Subjective Evidence Based Ethnography : Method and Applications", Integrative Psychological and Behavioral Science, 49(2), 216-238.
- LAVE J. & WENGER E. (1993), Situated learning, Cambridge University Press, New York.
- LAVILLE F. (2000), « La cognition située. Une nouvelle approche de la rationalité limitée », Revue Économique, 51(6), 1301–1331.
- LE BELLU S. (2016), “Learning the secrets of the craft through the real-time experience of experts : capturing and transferring professional expert tacit knowledge to novices”, Perspectives Interdisciplinaires Sur le Travail et La Santé (PISTES), 18 (1).
- LE BELLU S., LAHLOU S., NOSULENKO V. & SAMOYLENKO E. (2016), "Studying Activity in Manual Work : A Framework for Analysis and Training", Travail Humain, 79(1), 7-28.
- LE BELLU S., LAHLOU S. & NOSULENKO V. (2010), « Capter et transférer le savoir incorporé dans un geste professionnel », Social Science Information, 49(3), 371–413.
- LE ROUX D. (2006), « Les processus sociaux de la transmission intergénéationnelle des compétences : le cas d’une centrale nucléaire », Sociologies Pratiques, 1(12), 23–36.
- LEONTIEV A.-N. (1978), Activity, Consciousness, and Personality. Engrlewood Cliffs, NJ : Prentice-Hall.
- MONDADA L. (2003), “Working with video : how surgeons produce video records of their actions”, Visual Studies, 18(1), 58–73.
- MOTTET G. (1997), La vidéo-formation. Autres regards, autres pratiques, L’Harmattan, Paris.
- NEWELL A. & SIMON H. (1972), Human problem-solving. Englewood Chiffs, New Jersey : Prentice-Hall.
- NONAKA I. & TAKEUCHI H. (1995), The knowledge-creating company : how japanese companies create the dynamics of innovation, Oxford University Press, Oxford.
- NOSULENKO V. & RABARDEL P. (2007), Rubinstein aujourd’hui. Nouvelles figures de l’activité humaine, Octarès, Toulouse – Paris.
- OECD (1996), The knowledge-based economy, Retrieved from http://www.oecd.org/sti/sci-tech/1913021.pdf
- OMODEI M.-M. & MCLENNAN J. (1994), “Studying complex decision making in natural settings : using a head-mounted video camera to study competitive orienteering”, Perceptual and Motor Skills, Vol 79(3, Pt 2), 1411–1425.
- PINK S. (2007), Doing visual ethnography : images, media and representation in research (2nd ed.), Sage, London.
- POITOU J.-P. (2007), « Des techniques de gestion des connaissances à l’anthropologie des connaissances », Revue D’anthropologie Des Connaissances, 1(1), 11–34.
- POLANYI M. (1967), The tacit dimension. Garden City, Anchor Books, New York.
- POWEL W.-W. & SNELLMAN K. (2004), “The Knowledge Economy”, JSTOR : Annual Review of Sociology, 30, 199–220.
- PROBST G. & BORZILLO S. (2007), « Piloter les communautés de pratique avec succès », Revue Française de Gestion, 1(170), 135–153.
- RIX-LIÈVRE G. & LIÈVRE P. (2010), “An innovative observatory of polar expedition projects : An investigation of organizing”, Project Management Journal, 41(3), 91–98.
- RUBINSTEIN S.-L. (1922), « Le principe de l’activité du sujet dans sa dimension créative ». In P. Rabardel (Ed.), Rubinstein aujourd’hui. Nouvelles figure de l’activité humaine (pp. 129–140), Octarès - Maison des sciences de l’homme, Toulouse - Paris.
- RYLE G. (1945), “Knowing How and Knowing That : The Presidential Address”. In Proceedings of the Aristotelian Society, New Series Vol. 46 (1945 - 1946), pp. 1-16.
- SAMURÇAY R. (2005), « Concevoir des situations simulées pour la formation professionnelle ». In P. Pastré (Ed.), Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques activité développement, Octarès, Toulouse.
- SAVOYANT A. (1979), « Elément d’un cadre d’analyse de l’activité : quelques conceptions essentielles de la psychologie soviétique », Cahiers de Psychologie, 22, 17–28.
- SCHÖN D. (1983), The reflexive practitioner. How professional think in action, Basic Books.
- SUCHMAN L. (1987), Plans and situated actions. The problem of human-machine communication, Cambridge University Press, Cambridge.
- THEUREAU J. (2003), “Course-of-Action-Centered Design”. In E. Hollnagel (Ed.), Handbook of Cognitive Task Design (pp. 55–81), CRC Press.
- VARELA F., THOMPSON E. & ROSCH E. (1991), The Embodied Mind. Cambridge, MA : MIT Press.
- VERMERSCH P. (1990), « Questionner l’action : l’entretien d’explication », Psychologie Française, 35(3), 227–235.
- VIDAL-GOMEL C. (2007), « Compétences pour gérer les risques professionnels : un exemple dans le domaine de la maintenance des systèmes électriques », Le Travail Humain, 70(2).
- WENGER E. (2000), “Communities of Practice and Social Learning Systems”, Organization, 7(2), 225–246.
Notes
-
[1]
Article retravaillé suite à communication écrite pour le colloque GECSO 2014.
-
[2]
Sophie LE BELLU : London School of Economics and Political Science, Department of Social Psychology, Houghton Street, London WC2A 2AE - S.le-bellu@lse.ac.uk
-
[3]
Benoit LE BLANC : Equipe Cognitique et Ingénierie Humaine (CIH), Institut Polytechnique de Bordeaux, UMR 5218, Ecole Nationale Supérieure de Cognitique - Benoit.leblanc@ensc.fr
-
[4]
Salvator DI BENEDETTO : EDF – DRH Groupe/Direction Dirigeants, Formation des Managers et Mobilité Internationale, Université Groupe du Management - Salvator.di-benedetto@edf.fr
-
[5]
Dans la suite du texte, nous y ferons référence indifféremment par les termes d’Entreprise, Groupe, ou Organisation.
-
[6]
L’Entreprise dispose d’une unité de formation dédiée à la formation initiale et continue de ses opérateurs. Ces formations sont dispensées par des formateurs professionnels, qui pour la plupart, sont d’anciens opérateurs ayant accompli l’essentiel de leur carrière au sein de cette entreprise (forte expérience du terrain).