Notes
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[1]
Université de Rouen, NIMEC-Rouen, suzanne.apitsa@wanadoo.fr
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[2]
Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil, IRG, amine@u-pec.fr
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[3]
Notre article soulève une question certes liée dans le cas présent au contexte africain et camerounais, mais qui a vocation à servir d’exemple ou de curseur au-delà de ce cadre géographique, là où des firmes multinationales occidentales sont implantées dans des contextes culturels multi-ethniques éloignés/différents de leur culture domestique (les contextes sud asiatique ou sud-américain ont des structures culturelles mutli-ethniques pouvant supporter la comparaison).
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[4]
Nous ne reviendrons pas dans cet article sur le modèle de culture nationale largement développé dans la littérature. Les dimensions de culture nationale identifiées par Hofstede (1987) sont les plus citées dans la littérature (distance hiérarchique, contrôle de l’incertitude, individualisme versus collectivisme, masculinité versus féminité. Les dimensions récentes : l’orientation de vie long terme versus court terme ; l’indulgence versus la sévérité).
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[5]
Rappelons ici que l’accès au terrain, aux données des FMN, l’autorisation des entretiens, ont été réalisés sine qua non sous le sceau de l’anonymat et de la confidentialité ; certaines informations ne peuvent être rendues publiques (identité des informants et des entreprises étudiées).
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[6]
Compte tenu des normes rédactionnelles de la revue, nous traiterons quelques-uns de ces leviers de GRH : recrutement, évaluation (socle du dispositif GRH) et rémunération.
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[7]
Ce management par objectifs s’opère de la façon suivante : chaque responsable d’un poste se voit attribuer des objectifs à atteindre dans le cadre de ses activités. Ensuite, il se charge à son tour de les formuler à ses collaborateurs (cadres supérieurs et intermédiaires, subordonnées) un par un. A la fin de l’exercice annuel chaque salarié est évalué en fonction des objectifs atteints ou non atteints par son responsable hiérarchique.
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[8]
Cela suppose que chaque individu sache à partir des moyens modernes de communication interne ce que valent ses réalisations (sanction ou récompense) et au niveau de la communication externe, l’introduction de l’ethnicité valoriserait davantage l’image d’une entreprise socialement responsable et insérée dans son environnement.
1Dans un monde en mutation, la diffusion des « best practices » de GRH au sein des multinationales continue d’animer la littérature managériale (Vo, 2008). Pourtant, l’émergence et l’essor du management interculturel et la remise en cause de ces bonnes pratiques ont battu en brèche cette perspective universaliste en prenant en compte la variable nationale comme facteur d’influence culturelle dans les pratiques managériales (Hofstede, 1987 ; D’Iribarne, 1989 ; Trompenaars et Hampden-Turner, 2004). Cependant, des travaux ont souligné qu’il n’existe pas d’uniformité culturelle au sein des nations (Adler, 1995) et qu’à l’intérieur de chaque pays, il existe une variation subculturelle (Goodman et Moore, 1972). D’autres travaux ont conclu qu’il était difficile d’observer dans les comportements des individus des éléments de la culture nationale (Tayeb, 1994 ; Thomas, 2002 ; Friedberg, 2005 ; Barmeyer, 2008). Ces critiques qui se dessinent dans la littérature habilitent par la même occasion d’autres variables culturelles plus fines, intervenant particulièrement dans des contextes géographiques multi-ethniques. Le concept d’ethnicité en fait partie mais reste peu exploré dans la littérature en management interculturel y compris dans les contextes géographiques propices à la mobilisation de cette dimension comme en Afrique (Kamdem et Fouda Ongodo, 2007). Pourtant, en Afrique, la question ethnique est omniprésente et de nombreux travaux traitant de l’influence des réalités culturelles africaines sur les pratiques de gestion peuvent être répertoriés (D’Iribarne, 1990 ; Hernandez, 2000 ; Henry, 2002 ; Yanat et Scouarnec, 2005 ; Nizet et Pichault, 2007 ; Tidjani et Kamdem, 2010). En outre, chaque pays africain est une véritable mosaïque d’ethnies, de peuples et de communautés culturelles possédant des spécificités propres. A ce titre, Mutabazi (2001) souligne que la variable culture nationale ne prend pas en compte les singularités de la dynamique culturelle des communautés locales. Le concept d’ethnicité fait l’objet d’une vaste littérature en sciences sociales où il est présenté comme un élément culturel et identitaire de l’individu et se place sur le terrain des interactions culturelles et sociales (Weber, 1978 ; Eriksen, 1991 ; Fenton, 2010). Dans le champ de la gestion de la diversité, l’ethnicité apparaît comme une caractéristique de la diversité (Thomas, 2004), un critère de non discrimination (Rapport Union européenne, 2010) et un enjeu de la performance de l’entreprise (Kochan, 2003 ; Singh et Point, 2006).
2Dans cet article, nous visons à montrer que l’ethnicité peut être une variable pertinente qu’il conviendrait d’intégrer et de mobiliser avec profit dans l’approche du management interculturel des ressources humaines. Ce qui amène à notre questionnement : Dans quelle mesure l’ethnicité permet-elle d’éclairer les spécificités de la GRH dans les multinationales en Afrique ? Quelle place l’ethnicité occupe-t-elle dans la GRH des firmes multinationales (FMN) françaises au Cameroun ? Pour répondre à cette préoccupation, l’étude empirique analyse les politiques et pratiques de GRH de trois FMN françaises implantées au Cameroun [3]. Le Cameroun, encore appelé « Afrique en miniature », est un pays à forte diversité d’environ 250 ethnies regroupées en cinq aires culturelles : Grassfield, Sawa, Fang-béti, Soudanais, Soudano-sahélienne. Chacune de ces ethnies possède ses propres valeurs, croyances, coutumes et langues spécifiques. Une multinationale implantée dans ce pays ne peut faire abstraction de cette diversité. En outre, la GRH est le terrain d’accomplissement des synergies interculturelles. L’analyse des interactions culturelles et sociales entre les acteurs dans leurs logiques d’actions des politiques de GRH décidées par le siège permet de pénétrer la dimension de l’ethnicité et de voir comment ses éléments traversent les pratiques locales et s’expriment dans les comportements des individus en entreprise.
3Pour ce faire, nous présentons dans une première partie les fondements conceptuels permettant d’élucider notre objet de recherche. Il s’agit de mettre en évidence les limites de l’appareillage théorique existant. Ce sera l’occasion de prendre connaissance du concept d’ethnicité et de montrer sa pertinence comme levier du management interculturel des ressources humaines. Les travaux en management de la diversité et ceux dédiés au management en Afrique sont mobilisés comme cadre d’analyse pour donner sens aux rôle et statut de l’ethnicité. La seconde partie énonce la méthodologie retenue, puis s’attarde sur l’analyse des discours et des pratiques de GRH dans les trois firmes multinationales étudiées et enfin discute les résultats. La conclusion quant à elle dresse les implications de cette recherche tant sur le plan théorique que managérial.
1 – Le management interculturel et l’approche des différences culturelles : une lecture par la dimension de l’ethnicité
4Plus les entreprises se développent à l’étranger, plus elles se trouvent confrontées à la question de la différence culturelle. Cette question a été saisie dans les travaux en management interculturel. L’approche met l’accent sur l’importance des différences culturelles nationales et leurs influences sur les pratiques de gestion. Les travaux existants identifient les dimensions de culture nationale [4] qui influencent les pratiques de gestion (Hall, 1979 ; Hofstede, 1987 ; D’Iribarne, 1989 ; Trompenaars et Hampden-Turner, 2004). Si les travaux de ces auteurs permettent de matérialiser la problématique des différences culturelles au sein des organisations, ils n’en ont offert qu’une vision partielle. En effet, l’approche du management interculturel a ignoré la dimension de l’ethnicité au regard de la seule dimension nationale (Muncherji et Gupta, 2004). Selon Pierre (2001), la variable culture nationale est une variable mineure lorsqu’on étudie la socialisation des individus au sein d’une multinationale à l’étranger. Il ajoute que la culture doit être envisagée à partir d’une conception ethnique du lien social. Pour certains écrits, la dimension culture nationale est une dimension culturelle universelle qui ne doit pas être appliquée en niant d’autres facteurs tels que l’hétérogénéité des sociétés et l’existence des sous-cultures (subcultures) à l’intérieur des pays ou des entreprises (D’Iribarne, 1989). Les points suivants offrent des éléments d’éclairage pour comprendre l’intérêt de mobiliser le concept d’ethnicité dans l’approche du management interculturel des ressources humaines.
1.1 – L’ethnicité, un concept qui a une histoire
5L’origine du concept d’ethnicité se trouve dans le mot anglais ethnicity qui est né dans la sociologie et l’anthropologie américaines des années 40. Il décrit le processus d’organisation des relations sociales à partir des différences culturelles et désigne l’appartenance à un groupe autre qu’anglo-américain (Warner et Srole, 1945). Le mot est dérivé de ethnie dont la racine étymologique grecque est ethnos. Néo-latinisé puis francisé et anglicisé, à l’origine, le mot ethnie désigne les autres, les païens par opposition aux chrétiens dans le langage ecclésiastique. Il fait référence à d’autres notions telles que tribu, race, peuple et nation (Chrétien et Prunier, 1989). Il se définit par une somme de traits négatifs. Son usage a longtemps servi pour caractériser certains pays qui ne seraient pas civilisés ou n’ayant pas adopté le modèle politique et social de la cité-Etat (Poutignat et Streifff-Fenart, 2005). Ces pays étaient alors considérés comme primitifs (Fenton, 2010). Ce concept d’ethnie a connu une évolution, et ce n’est qu’à partir du début du XXe siècle que le sens ancien du mot ethnie va tomber en désuétude. L’intérêt du terme chez les auteurs en sciences sociales permettra alors de considérer l’ethnie comme un groupe humain qui partage la même culture (Weber, 1978). En ce sens, Lévi-Strauss (1995) démontre que les structures d’une société ne sont pas stratifiables les unes par rapport aux autres. Il nie la notion de primitivité attribuée à l’ethnie. Cette évolution peint le dessin d’un groupe social muni de son identité propre qu’on appellera groupe ethnique ou ethnie. Malgré cette évolution de sens, dans la littérature française, de manière générale, le terme d’ethnicité reste sans grande importance et est nié au nom du dogme de l’unité nationale et de l’hégémonie linguistique. En effet, conformément à l’idéal républicain français (« la République est une et indivisible ») et selon ce que stipule la loi, la France s’interdit de distinguer les citoyens selon leur race, leur origine ou leur religion. Cette marginalisation de l’ethnicité, dans le contexte culturel français, trouve sens dans le modèle d’organisation sociale jacobiniste, centralisateur et assimilationniste qui est dominant dans la société française ; contrairement à d’autres contextes culturels (africains ou nord-américains) dans lesquels la question de l’ethnicité est au cœur de l’organisation sociale et est donc débattue en public (Kamdem, 2002, 2010). En France, ce concept renvoie implicitement aux questions de pouvoir, de conflits, de communautarisme, d’identité et d’intégration nationales, aux revendications ethniques, nationalistes et aux conflits linguistiques (Wieviorka, 1993).
6Si l’on reprend l’acception première du terme américain ethnicity ou ethnicité, elle n’évoque ni la violence ni le communautarisme mais la culture. Elle est utilisée pour montrer la diversité culturelle en Amérique. La reconnaissance de l’ethnicité dans ce contexte laisse à chaque communauté ethnique le soin de vivre selon ses traditions d’origine tout en conservant une place dans la communauté nationale (Amselle et M’Bokolo, 1999). Cette vision de l’ethnicité est reconnue dans les recherches de Boas (1940), pionnier de la relativité culturelle. Sa démarche évoque la reconnaissance de la spécificité culturelle de chaque peuple dans sa singularité. L’ethnicité devient ainsi dans la littérature anglo-saxonne le corollaire des études sur la culture. Elle est considérée comme un élément caractéristique de la diversité et de la différenciation sociale, identitaire et culturelle de chaque peuple.
1.2 – L’ethnicité, un élément culturel et identitaire des individus
7La compréhension de l’ethnicité ne peut se faire en dehors du cadre global de la culture parce qu’elle porte et partage avec elle certaines caractéristiques. Le terme de culture « fait référence à un groupe humain partageant un ensemble de pratiques, de valeurs, de symboles autour d’activités déterminées ou de sens partagés » (Davel et al., 2009, p. 10). Quant à la notion d’ethnicité, la plupart des chercheurs s’accordent pour dire qu’elle traduit l’appartenance à un groupe ethnique ainsi que les actions et les activités qui en découlent (Weber, 1978). D’après Michaud (1978, p. 115), l’ethnicité est « la conscience d’appartenance à un groupe ethnique ». L’anthropologue Abou (2002, p. 37) identifie quelques valeurs de référence du groupe ethnique qu’il définit comme « un groupe dont les membres possèdent, à leurs propres yeux et aux yeux des autres, une identité distincte enracinée dans la conscience d’une histoire ou d’une origine commune ». Cette conscience d’appartenance d’un individu à un groupe ethnique exprime la singularité sociale et culturelle qu’il éprouve dans sa relation avec autrui et à travers laquelle il construit et affirme son identité. Cette identité est formée par des signes de reconnaissance tels qu’une langue, une race ou une religion commune, un territoire, des institutions ou des traits culturels communs (Abou, 2002). Ces éléments ne prennent sens qu’à l’intérieur d’une conscience collective car au nom d’une histoire ou d’une origine commune, réelle ou présumée, l’individu se les approprie comme critères de son identité ethnique. Cette identité ne dépend pas seulement de la naissance ou des choix opérés par un individu mais l’autorise à se reconnaître lui-même dans son monde social.
8Dans la même veine, Tajfel et Turner (1986) mobilisent leur théorie de l’identité sociale qui conçoit que l’individu se construit à partir de ses insertions sociales (groupes et catégories) qu’il invoque chaque fois pour justifier son comportement par rapport à ceux qui sont différents de lui (pour se singulariser) ou qui appartiennent à son groupe (pour se conformer). Ces appartenances réelles ou arbitraires peuvent le conduire à être la cible de préjugés et de discriminations. Cette perspective prône la reconnaissance du droit à la différence c’est-à-dire le respect de l’identité sociale qui transcende les individus comme une donnée de base pour la compréhension des relations intergroupes.
9L’ethnicité est un aspect des relations sociales entre les individus qui se considèrent et qui sont considérés par les autres comme étant culturellement distincts des membres d’autres groupes avec lesquels ils ont un minimum d’interactions régulières (Fenton, 2010). Or, le modèle de culture nationale occulte la déclinaison de cette identité culturelle de l’individu. Pourtant, l’interculturel met en relation le sujet « individu » et l’Autre « individu » de culture différente et désigne « les échanges et les interactions entre les cultures. Il fait référence à la rencontre de plusieurs cultures et aux relations qui s’établissent entre leurs acteurs » (Engelhard et al., 2009, p. 210).
10L’individu est donc au centre de l’approche interculturelle en ce sens où il est l’objet même de ce qui fait la quintessence de la culture du pays ou des différents groupes auxquels il appartient. Il est porteur de valeurs, de croyances, de modes de vie et d’organisations sociales différentes qui peuvent influencer les comportements managériaux. La manière dont il se comporte et interagit (culture) dans l’entreprise traduit davantage une superposition de plusieurs appartenances (identité) qu’une simple affiliation restrictive à une région ou à un pays en tant qu’institution politique. La déclinaison de la culture au niveau individuel porte les germes de l’identification ethnique. L’ethnicité oscille entre la conception de l’ethnicité comme culture d’une part et comme identité d’autre part.
11Par ailleurs, dans sa critique au modèle de culture nationale, Reeves-Ellington (1995) pointe le manque de flexibilité du modèle comme obstacle à l’adaptation de la diversité culturelle imposée par la mondialisation. Cet auteur apporte ainsi un élément supplémentaire dans l’analyse des différences culturelles : la diversité. L’ethnicité est alors une évidence qui s’impose dans les débats contemporains sur la mondialisation, l’ouverture des frontières en prise avec la diversité culturelle.
1.3 – L’ethnicité, un élément caractéristique de la diversité
12Depuis quelques années, la question de la diversité culturelle alimente les débats contemporains et devient une préoccupation majeure aussi bien pour les chercheurs que pour les praticiens (Shore et al., 2009). Si dans le domaine du management interculturel l’ethnicité a été ignorée, dans le champ de la gestion de la diversité, quelques constats se dégagent. Les écrits sur la diversité sont focalisés sur la définition des composantes et des enjeux (commercial, managérial, politique) de la diversité. En tant qu’enjeu, la littérature soutient que la diversité culturelle a des effets sur l’efficacité organisationnelle et la capacité compétitive (Kochan, 2003 ; Singh, 2004). Il s’agit de faire reconnaître la réalité de la diversité au sein des entreprises sous l’angle de la création de valeur sans pour autant s’intéresser particulièrement à l’élément ethnique. En revanche dans le champ du marketing, plusieurs travaux utilisent le vocable ethnique ou ethnicité pour expliquer les comportements d’achat d’une catégorie de population. L’objectif étant de stimuler les efforts marketing tout en valorisant la diversité ethnique (Ozcaglar-Toulouse et al., 2009). Comme composantes de la diversité, plusieurs auteurs indiquent que la diversité culturelle au sein des organisations concerne la main-d’œuvre et recouvre différentes dimensions : les clients et les fournisseurs, les fonctions occupées au sein de l’entreprise, les métiers, les âges, le genre, le sexe, les statuts, les handicaps, l’origine ethnique, la nationalité, etc. (Thomas, 2004 ; Shore et al., 2009). Cette caractérisation de la diversité met en exergue l’origine ethnique en ce sens où elle la considère comme une composante de la diversité qu’il faut reconnaître et intégrer (Singh et Point, 2006 ; Kamdem, 2010). Ce discours d’ouverture ancre l’ethnicité dans la thématique de la diversité sans la considérer comme une variable d’influence culturelle. L’ethnicité est donc une évidence qui s’impose et dont on ne peut se passer si l’on veut mener une politique volontariste de diversité et de lutte contre les discriminations (Robert-Demontrond et Joyeau, 2006). Cette vision trouve écho dans les discours politiques en Europe et en particulier en France où la question ethnique est posée dans les débats sur l’immigration. Cela suppose de faire respecter l’égalité des chances et de valoriser les minorités visibles à travers une politique de la diversité. La difficulté est que les discours sur la diversité détournent le regard que l’on doit porter sur les ruptures, les conflits et les tensions qui naissent des rapports interculturels (Prasad et Mills, 1997). Peu de travaux consacrés au management de la diversité s’inscrivent dans cette démarche et ne dévoilent pas finement les identités et les cultures qui interagissent dans les échanges interculturels. C’est ce à quoi cet article s’attèle.
13Dans l’étude sur les sociétés africaines, le concept d’ethnicité apparaît de façon naturelle comme un élément identitaire structurant. Cependant, il existe très peu d’écrits sur la diversité qui mobilisent le concept d’ethnicité. Les travaux récents s’intéressent plutôt à la reconnaissance de la diversité culturelle africaine et à la mise en place d’une approche du management interculturel au sein des entreprises africaines (Mutabazi, 2001 ; Kamdem, 2010). L’examen de la littérature montre que l’ethnicité comme objet d’étude spécifique en management et en particulier en GRH est encore un sujet timidement exploré alors que Kamdem et Fouda Ongodo (2007) plaident pour la mobilisation de l’ethnicité pour le succès des entreprises. Notre article tente de contribuer à cette réflexion. Il prend appui sur les travaux en management de la diversité qui identifient l’ethnicité comme une des composantes de la diversité (Thomas, 2004 ; Singh et Point, 2006) et sur ceux en management en Afrique qui mettent en lumière les éléments de la culture africaine (Tableau 1). Notons que chaque auteur décrit les réalités culturelles africaines à partir des dimensions qui servent ses objectifs.
Synthèse des éléments de l’ethnicité
Synthèse des éléments de l’ethnicité
14Nous mobilisons ces éléments tirés des travaux dédiés à la culture africaine (Tableau 1) pour analyser les pratiques de GRH au sein de trois FMN françaises implantées au Cameroun. Ce niveau d’analyse de l’ethnicité permet de comprendre les conduites des individus dans leurs logiques d’action par opposition au modèle de culture nationale qui ne rend pas compte des interactions (micro)-culturelles entre les différents acteurs (Adler, 1995 ; Chevrier, 2003). La partie suivante présente notre démarche empirique et ouvre un champ de discussion.
2 – La place de l’ethnicité dans la GRH des FMN étudiées : éléments de méthode et analyse des résultats
15Notre étude cherche à montrer dans quelle mesure l’ethnicité, présente dans la vision de la multinationale, peut être sollicitée comme levier d’action pertinent pour une relecture du management interculturel. Pour y parvenir des choix méthodologiques ont été effectués.
2.1 – La méthodologie de la recherche
16Une méthodologie qualitative basée sur l’étude de cas (Yin, 1994) a été mobilisée. Cette méthode a combiné trois techniques de collecte des données : l’entretien, l’observation et l’exploitation des données secondaires. Soixante entretiens semi-directifs ont été effectués auprès d’acteurs de différents niveaux hiérarchiques dans trois FMN (dirigeants expatriés, cadres supérieurs et intermédiaires locaux, subalternes). Ils ont été complétés par des observations non participantes en vue de déceler les éléments de l’ethnicité en œuvre dans les situations d’interaction des individus en milieu professionnel. Un recueil de données secondaires publiques (accessibles sur Internet, journaux et magazines) et de documentation interne aux trois entreprises a parachevé la procédure. Des pseudonymes ont été affectés à ces trois FMN [5]. Ces entreprises opèrent dans trois branches d’activités de services : banque (FMN1), assurance (FMN2), logistique et transport (FMN3) et varient en termes de taille. Ces dernières ont en commun une même nationalité (française) et un même mode de management par objectifs. Le Tableau 2 illustre ces données d’investigation.
Terrain d’investigation
Terrain d’investigation
17Durant les phases de collecte, les informations recueillies concernent la perception et l’évaluation par les acteurs des politiques et pratiques de GRH en œuvre dans leur entreprise et de la place qu’occupe l’ethnicité dans leurs interactions quotidiennes sociales et professionnelles. La structure du guide d’entretien reste cohérente avec les différents leviers de GRH : recrutement, formation, évaluation, rémunération, mobilité (locale et internationale), gestion des carrières, communication [6]. Les entretiens ont été menés en français et en anglais pour certains personnels anglophones qui en avaient eux-mêmes fait le choix. Ces entretiens ont été retranscrits mot à mot dans leur intégralité afin de faciliter le codage des discours puis envoyés aux personnes interrogées pour valider leur utilisation. Certains éléments de l’entretien ont été supprimés pour éviter l’identification trop facile de l’informant, par respect de son anonymat. En outre, pour obtenir un grand nombre d’informations sur l’ethnicité, nous nous sommes focalisés sur la question de la diversité culturelle. Les moments « off » au cours de l’enregistrement dans certains discours illustrent la sensibilité à la question ethnique. Notre statut de chercheur externe, que nous précisons à chaque entretien, nous a permis de garder une position neutre vis-à-vis des participants pour assurer la fiabilité des données recueillies. Le processus d’analyse des données et d’extraction de sens s’apparente à un mode de raisonnement abductif qui tend à échafauder un cadre compréhensif du management interculturel des ressources humaines intégrant l’ethnicité et à explorer la place qu’occupe cette variable dans les dispositifs de GRH mis en place. Les données ont été doublement codées en vue de fiabiliser les résultats (codage a posteriori afin de pouvoir faire émerger des catégories de sens nouvelles et inattendues) puis traitées par le biais d’une analyse de contenu thématique (Glaser et Strauss, 1967). Le double codage manuel a été privilégié parce qu’il permet de capturer des sensibilités et des nuances fines dans les discours des répondants autour de la dimension ethnique. Un extrait de la grille de codage de données est présenté comme suit :
Première grille de codage des données
Première grille de codage des données
Annexe - Grille de codage définitive : entretiens – observations – sources documentaires
Annexe - Grille de codage définitive : entretiens – observations – sources documentaires
18Analysons et discutons maintenant dans les résultats les traits qui ressortent en commun ainsi que les spécificités de chacune des FMN étudiées à chaque fois que cela s’avèrera utile.
2.2 – La GRH dans les trois FMN au Cameroun
19Dans la gestion globale des FMN, les données remontées du terrain indiquent que la politique de GRH, qui s’opère de la même manière dans les trois filiales, est décidée par chaque siège de FMN. La direction locale se fait par objectifs (DPO) et les responsables sont tous des expatriés français au titre d’Administrateur Directeur Général (ADG). Ils sont rejoints par les nationaux aux postes de directeur général adjoint (DGA). Le SIRH (Système d’information RH) et les reportings contribuent de manière homogène à la diffusion des informations, des résultats et au contrôle des activités locales.
« Nous remontons les informations sociales sous forme de reporting au niveau du groupe à Paris »
« Il y a un journal de communication à l’échelle mondiale. A travers ce journal, on présente la politique du groupe, les objectifs du groupe, les nouveaux organigrammes… »
23Il s’agit ici pour chaque siège de créer un ensemble de standards et de normes pour coordonner et contrôler les activités des filiales (Vo, 2008).
24En ce qui concerne la gestion des hommes au plan local, la responsabilité au poste de DRH (Directeur des ressources humaines) revient aux nationaux dans chaque FMN. Ces DRH exercent leur activité à partir des orientations de leur siège sous le contrôle de la direction générale. Les outils et procédures sont formalisés (identification des besoins, appel d’offres, fiche de poste, entretien, accueil de la nouvelle recrue). Les résultats indiquent aussi que certaines responsabilités hiérarchiques sont attribuées aux cadres supérieurs nationaux. C’est dans ce cadre formalisé de la GRH qui autorise une relative autonomie que l’ethnicité s’exprime dans les attitudes et les comportements des acteurs sociaux.
2.3 – L’intervention de l’ethnicité dans les pratiques locales de GRH
25De manière légitime, la plénitude de la fonction RH est assurée par le DRH. Cependant, les résultats révèlent une réalité peu respectueuse de cette règle. En effet, le rôle du DRH est moins opérant dans les décisions de GRH à tous les niveaux. Les responsables de chaque service disposent d’une certaine latitude décisionnaire en matière de recrutement, d’évaluation, de formation, de rémunération, etc. Le management par objectifs [7] participe de cette décentralisation et ouvre des interstices où viennent s’insérer les éléments de l’ethnicité à travers diverses caractéristiques : lien familial, origine ethnique et géographique, réseaux relationnels, solidarité et entraide, croyances et mœurs, relations interpersonnelles et hiérarchiques.
L’ethnicité dans le recrutement
26Les résultats montrent que les outils et procédures de recrutement existants ne sont pas mobilisés. Ce qui laisse champ libre aux critères fondés sur l’appartenance ethnique : lien familial, affinité, origine ethnique par la consonance du nom, solidarité et entraide, mœurs, respect des traditions.
« Vous avez des sociétés où le DRH fait la pluie et le beau temps. Où un des directeurs africains s’est retrouvé avec toute sa famille entière dans la société »
« Lorsque vous arrivez et que vous avez l’impression que c’est quelqu’un de votre village, vous ne le regardez plus de la même manière. Donc c’est un ensemble de considérations et c’est très ancré dans les mœurs »
30Les résultats révèlent que la provenance ethnique peut être inférée à partir du nom du candidat ou son origine géographique. Cela concourt ou non à la décision de le recruter. La prise en compte de la consonance ethnique du nom est une pratique assez courante qui relègue la compétence individuelle au second plan et valorise les stéréotypes (ethniques).
« Je sais de quelle ethnie sont les gens, ne serait-ce que par leur nom en général (…). En général, je dirais 75% des noms, on les situe par rapport à l’ethnie »
« Oui, pour me faire recruter, mon ethnie a bien joué »
33Ce résultat corrobore les conclusions des recherches empiriques antérieures qui ont identifié ce type de traitement préférentiel au sein d’autres entreprises nationales ou privées en Afrique (Hernandez, 2000). Kamdem (2002) qualifie cette attitude de « coalition ethno-tribale ».
L’évaluation du personnel, un terrain d’expression de l’ethnicité
34Au-delà du recrutement, c’est aussi au niveau de la pratique de l’évaluation individuelle (responsable opérationnel face à son subalterne) et c’est par le double champ des relations professionnelles (hiérarchiques) et interpersonnelles que l’ethnicité intervient. Cette évaluation est un exercice annuel observé dans les trois entreprises. Elle conditionne les besoins de formation, les récompenses, les rotations de poste, les avancements de carrière et les promotions. Des critères non formalisés en lien avec l’ethnicité sont souvent mobilisés par les responsables locaux dans les trois firmes étudiées, compromettant ainsi l’impartialité et l’efficacité de l’attribution des avantages (formation, mobilité, récompenses, promotion, etc.).
« L’évaluation ce sont les notes que votre responsable vous donne en fonction du travail que vous avez fait. Mais, si je ne m’entends pas avec lui, il va me donner une mauvaise note sans tenir compte de mon travail. Le système d’évaluation pour moi qui suis non cadre, j’estime qu’on n’arrive pas très bien à percevoir ce que moi j’apporte. À la limite ça dépend un peu des relations que j’ai avec mon supérieur hiérarchique »
« Malheureusement pour obtenir un avancement effectivement, il m’a été posé la question de savoir de quelle origine j’étais. (…), on m’a demandé : on vous situerait où à l’ouest, à l’est, au centre, ainsi de suite… »
37Malgré la formalisation des outils d’évaluation où le principe d’individualisation des objectifs est énoncé, certains salariés ont le sentiment que leurs réalisations et leurs efforts personnels sont moins pris en compte lors des entretiens d’évaluation individuelle que leurs accointances et la qualité de leurs relations avec leurs supérieurs hiérarchiques.
« Il y en a qui ont l’estime de leur patron. Ils peuvent évoluer comme ça. Toujours est-il que les autres gens ne sont pas contents dans cette circonstance là »
« Parce qu’il y a un responsable des RH qui vous donne des notes, le DG ne verra que ces notes. S’il ne s’entend pas avec celui-là, il va lui donner une mauvaise note sans tenir compte du travail, de la compétence. Parce que chez nous, on n’oublie pas ce côté ethnique »
« A chaque fois qu’on choisissait des gens pour des formations que ce soit ici au Cameroun ou à l’extérieur, je n’étais pas dans la liste alors que je faisais bien mon travail »
41Ces verbatim expriment l’enchâssement des dimensions ethnique (origine ethnique, réseaux relationnels, mœurs) et relationnelle (interpersonnelle, hiérarchique) en milieu de travail en Afrique. Ces actions irrationnelles de ces responsables peuvent créer des suspicions, générer un sentiment de frustration, démotiver les salariés et dégrader le climat social dans l’entreprise.
Le paradoxe de la rémunération individuelle
42Au niveau de la rémunération dans la FMN2, le directeur général assure le contrôle de la répartition des bonus en vérifiant systématiquement les fiches d’attribution des objectifs aux collaborateurs et leur degré d’atteinte. Par cette action, il occulte le rôle du DRH qui est censé faire les arbitrages nécessaires en termes d’attribution des compléments de rémunération.
« Chaque responsable a son enveloppe, sauf pour lui ; c’est une autre décision. Mais pour ses collaborateurs, il a cette enveloppe. Avec cette enveloppe en fonction du degré d’atteinte des objectifs de chacun, il doit répartir. Ça c’est le gros problème. Parce qu’en premier temps, ça je m’en doutais un peu, finalement qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont pris la base du bonus qu’ils avaient, ils l’ont divisée à peu près par le nombre de collaborateurs pour que chacun ait à peu près la même chose. Alors je les ai fait venir en disant ce n’est pas comme ça que je vais vous laisser faire… »
44Dans ce verbatim, l’ethnicité s’exprime à travers le critère subjectif d’équité de la rétribution. Le contrôle de la répartition de la récompense en fonction du mérite (objectif atteint ou dépassé) est une attente forte de ce dirigeant. Il vérifie que les responsables locaux n’ont pas procédé à un partage égalitaire (ou pire encore sur la base d’un critère subjectif) du bonus et il s’assure que les principes de l’individualisation de la rémunération et du management par objectifs ont été appliqués. Ce résultat montre que l’ethnicité met en tension le principe de l’individualisation de la rémunération et le contexte collectiviste africain (Trompenaars et Hampden-Turner, 2004) qui se révèle une contrainte au management par objectifs. Paradoxalement, cette dimension collectiviste de la culture nationale est difficile à cerner dans ce contexte où les éléments subjectifs interviennent dans les pratiques de gestion, où les valeurs relationnelles conditionnent l’existence des individus, où les individus cherchent toujours à asseoir leur légitimité au-delà des liens ethniques et où l’esprit communautaire n’entraîne pas un effacement des intérêts individuels (Henry, 2002).
45Dans le cas de la FMN1 et de la FMN3, l’autonomie de gestion qu’ont les responsables hiérarchiques renforce l’inefficacité de la fonction du DRH à assurer l’arbitrage et le contrôle des récompenses. L’analyse approfondie des interactions entre les acteurs démontre de façon singulière une difficulté d’appréciation du principe d’individualisation de la rémunération. Ce dernier est entaché par des pratiques informelles (critères subjectifs), non transparentes et peu connues de tous (cf. pratiques d’évaluation ci-dessus). Bien qu’il y ait un dispositif formel de rétribution pour stimuler les salariés et récompenser ceux qui ont atteint leurs objectifs, il n’est pas relayé au niveau local de manière claire aux salariés.
« Je dis l’élément de base c’est-à-dire le minimum doit être déjà au moins connu. Ça veut dire, voilà à 10% de ton objectif, voici le minimum qui peut être reçu, à 30% ou à 50%, qu’on sache déjà que, voilà le résultat que je vais atteindre me permet d’être à tel niveau. Puisqu’en fait ce résultat a des répercussions sur le rendement, sur la rentabilité de l’entreprise, donc ce que je me dis d’avance on peut déjà faire ces projections là »
« (…) C’est le responsable qui décide. Le service des RH applique ce que le responsable lui a dit »
48Ce résultat démontre ici un véritable déficit de transparence des outils de communication en matière RH face aux réalités culturelles ethniques dans le contexte d’étude.
3 – Discussion des résultats
49Dans cet article, nous avons présenté les résultats de notre recherche devant permettre de valider ou non l’ethnicité comme levier d’action pertinent du management interculturel. Pour ce faire, nous avons analysé les politiques et pratiques GRH de trois FMN françaises implantées au Cameroun. L’objectif étant de montrer dans quelle mesure l’ethnicité permet d’éclairer les spécificités de la GRH en Afrique à travers le cas du Cameroun et de cerner en même temps sa place dans les dispositifs GRH au niveau local. Les résultats montrent que la politique RH en direction des filiales se fait par un management par objectifs très formalisé dans les trois FMN. En revanche dans la pratique quotidienne, les outils et procédures RH ne sont pas suivis parce que l’ethnicité y est injectée. L’observation des pratiques révèle une mobilisation informelle des éléments de l’ethnicité dans les situations de gestion par les responsables locaux : lien familial, origine ethnique par la consonance du nom, relations hiérarchiques et interpersonnelles, mœurs, solidarité et entraide, réseaux relationnels…). Par conséquent, la mise en place des outils de recrutement, d’évaluation et de rémunération a généré, par manque d’ancrage initial dans les réalités sociales et culturelles locales, un déficit d’appropriation par les acteurs et a favorisé en contrepartie un recours inadéquat et non contrôlé aux éléments liés à l’ethnicité. Le management par objectifs ne semble pas rencontrer un succès dans les trois cas étudiés corroborant ainsi les thèses de l’inadéquation des transferts des « best practices » dans des contextes culturels particuliers.
50Si l’on se réfère aux recherches contingentes sur le management interculturel, celles-ci ont pu montrer que les variables culturelles nationales ont une influence sur les pratiques de management. Les fondements de la culture nationale peuvent sans doute se justifier puisque le modèle a été utilisé pour réunir les groupes culturels dans un espace qui se veut cohérent (Hofstede, 1987). En revanche, nous soutenons que dans des contextes multiethniques, cette variable perd de sa pertinence en faveur d’une dimension culturelle plus fine : l’ethnicité. Dans ces contextes, les individus possèdent plusieurs référentiels culturels qui se juxtaposent et interagissent et qui peuvent les amener à partager aussi et surtout d’autres valeurs que celles supposées représenter le modèle de culture nationale. Ce modèle s’avère incapable d’expliquer totalement la diversité des attitudes et des comportements des acteurs en milieu de travail dans différents contextes caractérisés par une complexité et une hétérogénéité culturelle locale (D’Iribarne, 1989).
51Les éléments de l’ethnicité qui traversent les pratiques de GRH dans ce contexte d’étude et le sens qui lui est donné, montrent que les acteurs africains (camerounais) obéissent à des rationalités différentes de la rationalité managériale (Mutabazi, 2001). L’observation des conditions de mobilisation informelle de l’ethnicité dans le cadre de la gestion des hommes et de sa manifestation au niveau des interactions entre salariés montre que les valeurs socioculturelles imprègnent profondément les comportements des individus qui n’hésitent pas à les faire jouer au sein de l’entreprise. Les résultats révèlent aussi de manière explicite que la dimension individuelle doit être privilégiée dans l’analyse interculturelle parce que l’individu est porteur d’identités sociales et culturelles multiples qu’il négocie et qui influencent son comportement situé. La culture nationale reste insuffisante pour les décrire et les restituer. Le concept d’ethnicité habite l’homme en tant qu’individu, le renseigne, l’identifie et fait de lui une caractéristique incontestable de la diversité culturelle. L’individu se caractérise par un nom, un âge, une famille, une nationalité, une origine ethnique et géographique, un métier, un statut professionnel, une religion, des valeurs et des croyances, etc. Ces différents attributs caractérisant l’individu recouvrent des univers de sens différents selon les contextes culturels et s’insinuent dans les pratiques managériales des organisations. L’ethnicité, en particulier, traduit les modalités par lesquelles les différences culturelles sont rendues pertinentes pour l’organisation sociale. Elle rend compte des différences culturelles d’un individu et de son attachement aux groupes auxquels il appartient (Amselle et M’Bokolo, 1999).
Conclusion et implications
52La présente recherche permet de soutenir que l’ethnicité peut être un levier d’action pertinent dans l’approche du management interculturel des ressources humaines. Nos résultats versent en partie dans le sens de certains travaux antérieurs en management interculturel (D’Iribarne, 1989, 1990 ; Mutabazi, 2001 ; Henry, 2002 ; Kamdem et Fouda Ongodo, 2007) et de la gestion de la diversité (Singh et Point, 2006 ; Shore et al., 2009 ; Kamdem, 2010). Ils se singularisent néanmoins de la littérature par l’identification du potentiel et des avantages de la prise en compte de l’ethnicité dans l’analyse interculturelle.
53Nous proposons aux entreprises concernées de maintenir les outils formels de GRH tout en renforçant les leviers de contrôle. Cette orientation doit s’accompagner d’une communication interne transparente sur les outils, les procédures et les critères d’évaluation RH en vue de lever les incertitudes et les soupçons (équité et égalité de traitement dans l’attribution des récompenses ou promotion). Au niveau du recrutement, nous proposons de valoriser la diversité ethnique en œuvre dans le contexte camerounais. Cela nécessite le déploiement d’une véritable politique de diversité culturelle qui consacrera l’hétérogénéité ethnique dans la constitution des équipes de travail tout en apaisant l’ambiance au travail et en évitant de basculer dans les mécanismes de quotas ethniques. En effet, ces mécanismes risquent de ne pas être efficaces dans la mesure où pour certains métiers, on risque de ne pas satisfaire l’effectif attendu et il sera alors utile voire nécessaire de solliciter dans les éléments de l’ethnicité (famille, affinité, réseaux relationnels, etc.) des compétences difficiles à trouver par des procédures formelles et légitimes. Sur ce point, l’introduction d’une formalisation des dispositifs GRH n’est pas antinomique avec la gestion des équilibres (intérêts) ethniques au sein de l’organisation. Cette politique devrait être arbitrée pleinement par le DRH car son rôle s’est avéré peu opérant dans les FMN étudiées. L’objectif sera de promouvoir la justice (reconnaissance de la compétence, de la non-discrimination, des ressemblances et dissemblances qu’offre chaque culture) et d’asseoir la confiance comme ciment de la construction et de la cohésion sociale. Alors, l’ethnicité, par le truchement d’une plus grande transparence des outils RH et un renforcement des leviers de contrôle [8], apparaîtra alors comme un véritable levier de diversité culturelle pour apaiser les conflits identitaires ou antagonistes. Bien que les études de cas mobilisées privilégient la validité interne et contextuée de nos résultats, la proximité des situations de gestion vécues dans des entreprises camerounaises (qui mixent des personnels pluriethniques) et au-delà dans d’autres contextes multiethniques, laissent poindre la possibilité d’une extension au moins partielle de ces résultats, qu’il conviendra cependant de vérifier.
54L’ethnicité n’est pas un critère de discrimination, de régression économique et sociale, ni de conflit ou de communautarisme mais au contraire, elle est un critère rassurant parce qu’elle reconnaît et enracine l’identité et la culture de l’individu au centre de la gestion interculturelle. Sa prise en compte permet de comprendre les sources des ruptures et tensions qui naissent des interactions culturelles et sociales au sein des organisations et sa gestion permet d’y apporter des éléments de réponse adaptés.
55Cette recherche n’est pas exempte de limites qui ouvrent toutefois des perspectives pour de futurs travaux sur la place de l’ethnicité comme élément identitaire, culturel et social des acteurs au sein et en dehors de l’organisation. Dans un premier cas, elle renvoie à la manière dont elle impacte les modes de gestion et affecte les comportements des individus en tant qu’acteurs internes de l’organisation, et dans un second cas, elle s’articule autour de la manière dont cette dimension façonne les pratiques de ces mêmes individus en dehors de l’entreprise en tant que consommateurs (marketing ethnique) ou citoyens (relations aux autres, aux institutions).
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Notes
-
[1]
Université de Rouen, NIMEC-Rouen, suzanne.apitsa@wanadoo.fr
-
[2]
Professeur des Universités, Université Paris-Est Créteil, IRG, amine@u-pec.fr
-
[3]
Notre article soulève une question certes liée dans le cas présent au contexte africain et camerounais, mais qui a vocation à servir d’exemple ou de curseur au-delà de ce cadre géographique, là où des firmes multinationales occidentales sont implantées dans des contextes culturels multi-ethniques éloignés/différents de leur culture domestique (les contextes sud asiatique ou sud-américain ont des structures culturelles mutli-ethniques pouvant supporter la comparaison).
-
[4]
Nous ne reviendrons pas dans cet article sur le modèle de culture nationale largement développé dans la littérature. Les dimensions de culture nationale identifiées par Hofstede (1987) sont les plus citées dans la littérature (distance hiérarchique, contrôle de l’incertitude, individualisme versus collectivisme, masculinité versus féminité. Les dimensions récentes : l’orientation de vie long terme versus court terme ; l’indulgence versus la sévérité).
-
[5]
Rappelons ici que l’accès au terrain, aux données des FMN, l’autorisation des entretiens, ont été réalisés sine qua non sous le sceau de l’anonymat et de la confidentialité ; certaines informations ne peuvent être rendues publiques (identité des informants et des entreprises étudiées).
-
[6]
Compte tenu des normes rédactionnelles de la revue, nous traiterons quelques-uns de ces leviers de GRH : recrutement, évaluation (socle du dispositif GRH) et rémunération.
-
[7]
Ce management par objectifs s’opère de la façon suivante : chaque responsable d’un poste se voit attribuer des objectifs à atteindre dans le cadre de ses activités. Ensuite, il se charge à son tour de les formuler à ses collaborateurs (cadres supérieurs et intermédiaires, subordonnées) un par un. A la fin de l’exercice annuel chaque salarié est évalué en fonction des objectifs atteints ou non atteints par son responsable hiérarchique.
-
[8]
Cela suppose que chaque individu sache à partir des moyens modernes de communication interne ce que valent ses réalisations (sanction ou récompense) et au niveau de la communication externe, l’introduction de l’ethnicité valoriserait davantage l’image d’une entreprise socialement responsable et insérée dans son environnement.