Couverture de MAV_033

Article de revue

Le tourisme au Sahara : pratiques et responsabilités des acteurs

Pages 187 à 203

Notes

  • [1]
    Jean-Paul Minvielle, Institut de Recherche pour le Développement (IRD), jeanpaul.minvielle@free.fr
  • [2]
    Nicolas Minvielle, Audencia Nantes School of Management, Institut pour la Responsabilité Globale dans l’Entreprise, nminvielle@ audencia.com
  • [3]
    Ce titre est emprunté du chapitre « Quand les vacances des uns font le malheur des hôtes » de B. Martin et C. Trublin, in Martin, B., éd. (2002), Voyager autrement, vers un tourisme responsable et solidaire, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, p. 27-33.
  • [4]
    Autrement dit, un tourisme qui met en relation directe les populations riches du Nord avec les populations les plus marginales du Sud, et donc les plus fragiles.
  • [5]
    Malgré la disparition de la partie portant sur le tourisme aérien, on relèvera la forte augmentation de la taille de ce guide, qui passera de 191 pages en 1936 à 345 en 1955.
  • [6]
    De 1987 à 2006, la capacité hôtelière des oasis du sud-tunisien a triplé, passant de 3.300 à 11.046 lits, principalement dans les oasis de Tozeur, Nefta et Douz.
  • [7]
    Lors d’une conversation, un des plus importants opérateurs touristiques en Tunisie nous indiquait que la première attention qu’il portait avant la mise en marché d’un site était la qualité des infrastructures locales de restauration, sachant que la plupart des retours qu’il avait de ses clients étaient des réclamations concernant l’insuffisance des prestations hôtelières et de restauration, et quasiment jamais des félicitations sur l’intérêt des sites visités. Par ailleurs, on sait que l’inexistence de telles infrastructures, en ne permettant pas aux guides et chauffeurs de prélever leur pourcentage sur les produits ou services vendus à leurs touristes par les prestataires locaux, fait que ces accompagnateurs délaissent ces sites qui ne présentent pour eux aucun intérêt financier.
  • [8]
    Sont regroupées sous ce vocable toutes les activités de « services » que les jeunes peuvent offrir aux touristes de passage.
  • [9]
    www.comite21.org/docs/…/tourisme/charte-lanzarote.pdf
  • [10]
  • [11]
    www.world-tourism.org/code_ethics/fr/global.htm
  • [12]
  • [13]
    On notera que ce processus de labellisation est actuellement en cours. L’association ATR (Agir pour un Tourisme Responsable) qui rassemble plusieurs tour-opérateurs a ainsi déposé le 16 mars 2007 le projet de label ATR : Tourisme Responsable qui est en cours de certification par l’AFNOR. L’Afrique du Sud pour sa part a déjà lancé le label Fair Trade in Tourism SA.
  • [14]
    Cette « ethnologisation » du tourisme légitime alors, au nom du paradigme de l’utilité et de la découverte, la transcendance du touriste en voyageur scientifique responsable. On pourra sur ce point se reporter à Jean-Didier Urbain, (2003), Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs impossibles, Paris, Payot, « Petite bibliothèque », 445 p.
  • [15]
    Ce qu’il est d’ailleurs réellement si l’on se réfère au seul étalon pris en considération par les voyagistes : la valeur marchande transcendée par le prix à payer. L’intrusion dans un village sénégalais isolé n’a pas de coût, si ce n’est celui du transport pour y accéder, mais se révèlera extrêmement « payante » pour un tour-opérateur se réclamant du « voyage ethnologique ». Une fois ce village aliéné et socialement déstructuré, il suffira donc de passer à un autre, un peu plus loin.
  • [16]
    On connaît bien le discours consistant à dire qu’il « faut aider ces pauvres gens » dont les moyens sont tellement limités, les compétences et les capacités tellement réduites que, pour reprendre une expression souvent entendue dans la bouche d’ « humanitaires » « ils en sont encore au Moyen Âge »… Ce qui permet au passage de justifier qu’un médecin de Saint-Flour vienne donner des leçons d’agriculture à un paysan du Sahel héritier de pratiques ancestrales, ce qu’il n’oserait jamais faire auprès d’un agriculteur français. C’est bien au titre de sa supériorité culturelle et civilisationnelle, pour ne pas dire raciale ce qui serait politiquement incorrect, que l’occidental, touriste ou transporteur de touristes, ose ainsi s’approprier ces territoires du Sud. Ethnocentrisme ?

1 – Le tourisme : vacances des uns, malheur des hôtes [3] ?

1924 millions de touristes ont été recensés dans le monde en 2008, sans doute 1 milliard en 2010 suivant les prévisions de l’OMT. Le tourisme, avec 12 % du PIB mondial et plus de 200 millions de personnes directement employées dans ce secteur, est une des premières activités économiques de la planète. Cette activité devient particulièrement importante dans les pays du Sud qui en ont fait un composant essentiel de leurs stratégies de développement. Dans ces pays, au-delà des aspects strictement économiques, le tourisme a des répercussions sociales, identitaires et environnementales, qui conduisent à s’interroger sur sa compatibilité avec un développement durable.

2La littérature internationale souligne qu’à un niveau global on passerait d’un tourisme de masse, standardisé, à des formes de tourisme alternatives, marquées par l’orientation de la demande vers une consommation plus « authentique » et porteuse de plus de « sens ». Même si cette proposition peut faire débat, compte tenu notamment de l’émergence continue de nouvelles destinations de tourisme balnéaire de masse, elle est confortée notamment par le très fort développement du tourisme dans des zones sensibles restées jusqu’alors relativement protégées. Le problème est que la mise en marché à grande échelle de ce nouveau créneau commercial par l’ensemble de la filière touristique se fait principalement sur la base de considérations de rentabilité économique à court terme, ce qui pose des questions très aiguës sur la durabilité globale de telles trajectoires de « mise en valeur » marchande d’aménités touristiques à caractère environnemental culturel, naturel ou patrimonial. C’est ainsi la question de la responsabilité des acteurs du « développement » touristique qui est directement posée par ce nouvel engouement.

3Dans le cadre de la théorie de l’agence et du paradigme Friedmanien classique, la seule responsabilité de l’entreprise et de ses dirigeants est de « faire des bénéfices afin de rester dans le jeu » (Friedman, 1962). Cette responsabilité doit donc s’exercer uniquement à l’égard des seuls actionnaires de l’entreprise (shareholders) ce qui serait, selon Milton Friedman, un gage de sa performance voire même, dans certains cas, de sa survie. Face à cette approche étroite et égoïste du modèle capitaliste, Freeman a proposé, dès le début des années 1960, une autre approche basée sur une responsabilité élargie des entreprises à l’égard de l’ensemble de leurs parties prenantes (stakeholders), à savoir les employés, les clients, les fournisseurs et, plus généralement, tous ceux qui, de près ou de loin, influencent ou subissent son activité. Si les objectifs sont les mêmes dans les deux paradigmes, à savoir la survie de l’entreprise, ils se déclinent cependant de manière significativement différente. Ainsi, pour Freeman « si les managers ne prennent pas en considération les besoins des ‘parties prenantes’, ils ne pourront pas formuler, pour leur entreprise, des objectifs qui assureront sa survie » (Freeman, 1984).

4Ce débat s’impose particulièrement dans le cas du développement du tourisme au Sahara qui, par ses caractéristiques de distance culturelle, économique, identitaire et sociale entre touristes et autochtones, apparaît particulièrement représentatif des risques induits par ce tourisme des méridiens géographiques opposé au tourisme des parallèles [4]. Cela est d’autant plus vrai dans la mesure où les parties prenantes bénéficiaires économiques de l’activité touristique se situent généralement au Nord, alors que les parties prenantes les plus vulnérables, à savoir les populations et les milieux récepteurs, se situent, elles, au Sud, reflétant une relation totalement déséquilibrée.
Dit autrement, les vacances des uns ne feraient-elles pas le malheur des hôtes ?

2 – Le tourisme au Sahara : une invention du XXème siècle

5Le Sahara a de tout temps été un territoire particulier. Tellement particulier d’ailleurs qu’en 1964 les statistiques officielles donnaient une superficie de la Tunisie de 125.130 km2, « une fois retranchés les territoires empiétant sur le Sahara proprement dit » (Despois, 1964), ce qui revenait à prélever près de 39.000 km2 de la superficie nationale, sans doute considérés comme un « ailleurs » ayant sa propre spécificité. Cette spécificité a été consacrée par le premier guide touristique publié en 1931 par le général Meynier et le capitaine Nabal, le « Guide pratique du tourisme au Sahara » édité par la Société d’Editions Géographiques, Maritimes, et Coloniales. Cet ouvrage fondateur sera rapidement suivi, dès 1934, par la première édition du « Guide du tourisme automobile et aérien au Sahara » édité par la société pétrolière Shell Editeur Algérie et régulièrement réédité par la suite.

6Le tourisme au Sahara est récent. En 1919, seules les limites nord du Sahara avaient été survolées, et il faudra attendre 1922 pour que la mission Citroën dirigée par Haardt, Audoin et Dubreuil traverse pour la première fois le Sahara en automobile. En une douzaine d’années, les pistes les plus importantes seront progressivement ouvertes aux « touristes » : la ligne du Hoggar de 1922 à 1929, celle du Tanezrouft en 1923, celle de Mauritanie en 1934. Entre temps, en 1924, le capitaine Delinguette et son épouse partaient sur une « six roues » Renault et réalisaient la traversée de l’Afrique toute entière, d’Oran au Cap, qu’ils atteignaient en 1925. Mais il s’agit là d’un exploit isolé. Les choses changeront fondamentalement en 1930 quand, à l’occasion du centenaire de la prise d’Alger, était organisé le premier rallye transsaharien qui sera remporté par l’équipe Cottin Desgouttes sur des roadsters 14 cv « Sans Secousses ». Ce rallye, qui traversait deux fois le Sahara du nord au sud et dont le but était de « prouver que la traversée du Sahara est possible pour les automobiles de toutes marques » préfigurait, avec un demi-siècle d’avance, le Paris-Dakar des premières éditions. Cet événement, comme le souligna d’ailleurs la presse de l’époque, marquera véritablement le début de la pénétration touristique au Sahara. En effet, alors que la première traversée réalisée par les autochenilles Citroën sept années auparavant relevait d’une expédition considérée à l’époque comme hasardeuse, ce rallye avait été effectué par quarante voitures de tourisme à deux roues motrices seulement, appartenant à des particuliers. Le « Grand Désert », désormais à la portée de simples particuliers disposant d’un véhicule de série, s’ouvrait au tourisme. Parallèlement, la SATT (Société Algérienne des Transports Tropicaux créée en 1933) démarrait un service régulier d’autobus sur la ligne Ghardaïa, El Goléa, In Salah, Tamanrasset, Kano et la CGT (Compagnie Générale Transsaharienne créée en 1923) faisait de même depuis 1926 sur la ligne Colomb Béchar, Beni Abbès, Reggane, Gao et Niamey. Cette dernière disposera, à partir de 1930, d’un parc d’autobus de luxe équipés de couchettes qui permettront à une clientèle fortunée de pratiquer la chasse au gros gibier.

7Dans ce contexte de développement des transports et du tourisme, des infrastructures d’accueil seront progressivement mises en place afin d’accueillir les voyageurs et la société Shell installera des postes de ravitaillement en eau et essence tous les 300 ou 400 km sur les axes transsahariens principaux. Ainsi, dès sa seconde édition (1936), le Guide du tourisme automobile et aérien au Sahara débutait son éditorial par ces mots : « Le Sahara est devenu la terre d’élection du tourisme automobile et aérien. Nombreux sont désormais ceux qui, chaque hiver, parcourent le Sahara en tous sens ; plus nombreux sont encore ceux qui voudraient le connaître mais que rebutent les obstacles qu’il présente à première vue… Nous avons désiré vous aider à préparer votre voyage et à parcourir l’hallucinant Désert en vous débarrassant de la plupart de vos soucis. ». On trouve déjà ici, en condensé, les ingrédients essentiels de l’offre des voyagistes actuels visant à débarrasser le touriste de la plupart de ses soucis.

8Après la seconde guerre mondiale, durant laquelle les infrastructures et les pistes ont été pour la plupart laissées sans entretien, certains axes ont été abandonnés, comme par exemple les pistes du Djouf et du Sel, et la circulation automobile s’est recentrée sur les lignes les plus importantes, principalement les deux grands axes transsahariens du Tanezrouft et du Hoggar reliant l’Afrique du nord à l’Afrique noire.
Face à cette organisation progressive du tourisme au Sahara, le « Guide du tourisme automobile au Sahara » s’inquiétait déjà, dans sa sixième édition datant de 1955 [5], de la disparition possible d’un désert qui désormais, en raison de l’afflux des touristes, ne l’était plus : « Il n’y a donc plus de Sahara ? Si… Mais la plupart de ses difficultés ont été vaincues pour que vous ne trouviez plus en lui qu’une terre fabuleuse, hallucinante, inoubliable… Seule demeure aujourd’hui la Féérie Saharienne » (Shell, 1955:13). La Féérie Saharienne… Aujourd’hui encore, cette féérie demeure savamment entretenue par les professionnels du secteur, même si les réalités du tourisme de masse ont profondément changé l’environnement et la nature du voyage au Sahara.

3 – Les spécificités du tourisme au Sahara

9Cette évolution qu’a connue le tourisme au Sahara depuis trois-quarts de siècle conduit à se poser tout d’abord la question de la spécificité du tourisme dans les zones concernées. A l’heure actuelle, si nous prenons pour exemple la Tunisie, le tourisme au Sahara s’effectue principalement sur la base de prestations génériques identiques à celles du modèle balnéaire : grands hôtels climatisés avec piscines, golf (18 trous) inauguré à Tozeur en 2006, activités récréatives (quad, équitation), excursions en 4x4 et promenades en dromadaires. Cependant, quel que soit le pays (Tunisie, Maroc, Algérie, Mauritanie), on assiste à la généralisation, en aval des unités hôtelières, de certaines prestations spécifiques au désert, comme des dîners dans les dunes, des campements et bivouacs ou des petites randonnées « bédouines ». Parallèlement se développent, essentiellement du fait de petits tour-opérateurs, des produits de niche plus ciblés vers l’« aventure » (« raids » en 4x4, quad ou dromadaires), le sport (randonnées pédestres, cyclistes ou équestres), le sport-aventure le ressourcement ou l’incentive d’entreprise. Ces formes alternatives de tourisme ne peuvent être que limitées puisque les actifs spécifiques sur lesquels elles reposent peuvent être assez vite mis en danger par une augmentation du nombre de touristes au-delà de capacités de charge réduites. On assiste en effet, sur l’ensemble des destinations, à une massification du tourisme au Sahara devenu un produit marchand de grande consommation.

10Les « produits » proposés aux touristes s’avèrent également standardisés et l’on voit émerger partout les mêmes pratiques, subtil mélange d’authenticité (organisée et folklorisée), de fraternité (marchande) et de complicité entre touristes et accompagnateurs locaux, d’émotion face à un spectacle extraordinaire pour le touriste occidental. Bien évidemment, la présence parfois de plusieurs dizaines de 4x4 et d’encore plus de touristes massés sur « la » dune officielle, peuvent venir dégrader quelque peu la perception d’une expérience que la plupart des touristes souhaiteraient authentique et unique. Il peut alors être frustrant de ne se retrouver que « consommateur » (parmi d’autres) alors que l’on se rêvait spectateur, voire même acteur, d’une aventure individuelle. Cette consommation rapide du désert qui permet, à défaut d’un contact authentique et d’un véritable investissement de voyageur, de « faire le Sahara » dans des conditions optimum de rentabilité marchande pour les opérateurs, se retrouve dans toutes les activités dites « de circuit » : le touriste consommateur se doit d’effectuer un certain nombre de tâches en un temps limité. Les packages commerciaux proposés fournissent ainsi des ersatz d’« aventure saharienne » parfaitement adaptés à cette demande, le tout en un temps limité et dans des conditions occidentales de confort et de sécurité (Minvielle, 2009). La régularité de métronome de cette mise en scène avec le défilé incessant des groupes canalisés parcourant des dunes défigurées par le passage incessant des 4x4 laisse songeur au regard de l’imaginaire saharien déjà considérablement dénaturé par les hôtels cinq étoiles ou, à l’opposé, les campements « berbères ou bédouins » surpeuplés, bruyants, souvent contigus les uns aux autres et environnés d’ordures mal dissimulées apparaissant et disparaissant au gré des vents de sable successifs (Bouaouinate, 2009).
Ce tourisme au Sahara, s’il se développe, n’en pose pas moins certaines questions quant à ses effets écologiques, économiques et sociaux.

3.1 – Les effets sur l’environnement

11Sur le plan environnemental, la mise en tourisme peut avoir, en même temps, des effets négatifs et positifs. Pour ce qui concerne la gestion de l’eau par exemple, on sait que les oasis du sud-tunisien recourent aux nappes fossiles du SASS (Système Aquifère du Sahara Septentrional). D’un point de vue théorique, ce seul recours interdirait de parler de développement durable dans la mesure où ces dernières ne constituent pas des ressources renouvelables. Leur utilisation constitue donc un prélèvement net et oblitère d’autant la capacité des générations futures à répondre à un besoin vital. D’après les projections effectuées par les hydrogéologues, même en restant dans les systèmes productifs oasiens traditionnels, l’exploitation des nappes fossiles au rythme actuel ne permettra pas le maintien de l’activité au-delà du milieu du siècle (Observatoire du Sahara et du Sahel, 2003). Il est souvent avancé que le développement d’un tourisme de masse fortement consommateur d’eau (zones hôtelières de Douz ou Tozeur par exemple) avec des équipements pas toujours adaptés à l’environnement (piscines, golfs) est susceptible d’accélérer ce processus [6]. En fait, même si la gestion de la ressource par les opérateurs du tourisme n’est pas toujours exemplaire, la consommation totale du secteur ne représente néanmoins que 1 % de la consommation d’eau de la ville de Tozeur, très loin derrière l’agriculture qui en accapare plus de 90 %. Si l’on s’attache à la seule eau potable fournie par la SONEDE, le secteur touristique n’en consomme que 5,5 % contre plus de 70 % pour la consommation des ménages tozeurois et 10 % pour les usages industriels (Souissi, A., 2009).

12A l’inverse, le développement d’un tourisme naturel et patrimonial peut permettre, en leur accordant une nouvelle valeur « marchande », une protection de la biodiversité, des systèmes de production traditionnels et de la qualité des paysages. Sur le plan des paysages, on relève ainsi que c’est dans un souci de valorisation touristique que certains ouvrages, comme par exemple l’oued de Tozeur, ont pu être préservés afin de conserver à l’oasis un de ses principaux attraits.

13Au-delà du patrimoine naturel, le patrimoine architectural constitue également un facteur d’attraction important pour les touristes. Pourtant, on ne peut pas dire qu’il soit réellement protégé et valorisé au Sahara. En Libye, la médina de Ghat, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO est actuellement squattée par les immigrants Toubou. En Tunisie, les médinas du sud souffrent d’un manque d’entretien qui voit disparaître, à chaque orage, les habitations les plus anciennes et les plus remarquables. Au Maroc, les kasbahs, ksars et tighremts de la pente méridionale du Haut-Atlas disparaissent progressivement. Ces bâtiments, dont on retrouve des descriptions enthousiastes dans les premiers guides de voyage datant de la période du protectorat français, sont à présent délaissés pour le « tout-béton » des constructions modernes, conduisait certains à affirmer que, plus que d’une « route des Kasbah » (appellation officielle de ce circuit touristique), il conviendrait mieux à présent de parler d’une « route des téléboutiques » (Popp, 2009). Et pourtant une clientèle particulièrement aisée existe pour ce type de produit, prête à payer des prestations à forte valeur ajoutée pour consommer cet « orientalisme » adapté à leurs goûts par quelques promoteurs privés, le plus souvent européens. En fait, pour satisfaire cette demande et face à la difficulté d’acheter et de transformer aux normes occidentales les anciennes tighremts, on assiste à la construction de « copies », directement adaptées à des usages hôteliers pour la plus grande satisfaction de clients toujours soucieux de leur confort. L’usage commercial du mythe se fait alors au détriment de l’authenticité : dans la mesure où ces « produits » correspondent à la demande, il n’est plus nécessaire de préserver le patrimoine véritable. Une problématique que l’on retrouve pour ce qui concerne les ksour du sud-tunisien (Abichou et al. 2009).
Si le tourisme écologique ou patrimonial pourrait permettre d’envisager la protection de ces espaces, il n’en demeure pas moins que, la population des touristes étant encore loin d’être constituée principalement d’éco touristes ou de touristes solidaires ou responsables, il est difficile de demander aux opérateurs locaux, soumis aux exigences de leurs clients, de faire passer la préservation du patrimoine, naturel ou construit, avant leurs intérêts commerciaux. Ceci concerne en particulier les oasis et les parcs nationaux, qui constituent de véritables réservoirs génétiques, mais qui ne semblent pas tenter les opérateurs du tourisme qui considèrent que de tels « produits » ne présentent pas suffisamment d’atouts sur le plan commercial [7].
Si certains paysages peuvent être ainsi protégés, voire valorisés, l’introduction du tourisme peut également entraîner des dégradations importantes accentuées par la contrainte commerciale d’une consommation « confortable » et rapide du Sahara qui conduit à surexploiter les zones proches des hôtels à quatre ou cinq étoiles. L’extension des réseaux routiers, en en facilitant l’accès, vulgarise les destinations qui perdent ainsi l’essentiel de ce qui fait leur attractivité pour les touristes. Ainsi la petite oasis de Ksar Ghilane, dans le sud-tunisien, est désormais vouée à la banalisation depuis l’ouverture en 2007 d’une nouvelle route goudronnée, souhaitée par certains tour-opérateurs afin de ménager leurs véhicules et d’en augmenter la fréquentation touristique de masse, détruisant par là-même ce qui en faisait la spécificité et l’originalité. Elle est donc désormais dévalorisée pour les opérateurs se prévalant d’un tourisme authentique et d’aventure qui la feront ainsi progressivement passer du statut de lieu de destination à celui de lieu de départ pour des pénétrations toujours plus profondes, et destructrices, dans le désert. Les opérateurs n’ont alors plus pour seul choix que de pousser encore plus loin leurs circuits, consommant ainsi l’espace saharien en le banalisant et le détruisant, progressivement mais implacablement (Bouaouinate, 2009).

3.2 – Les effets sur l’économie

14Sur le plan économique, l’évolution climatique et la raréfaction des ressources, combinées aux pressions sur les activités agricoles, conduisent à une fragilisation des systèmes économiques oasiens traditionnels, à une augmentation de la pauvreté et de la vulnérabilité et à des mouvements de populations. Face à ces difficultés, le développement du tourisme pourrait apparaître comme une réponse adaptée. Il peut cependant revêtir des formes tellement différenciées qu’une appréciation unique ne peut être avancée : positif dans certains cas, il peut être extrêmement négatif dans d’autres.

15Le tourisme de masse, susceptible de générer le plus de valeur ajoutée, accapare des ressources rares au détriment d’autres activités, et n’est donc pas forcément le plus favorable en termes de contribution au développement local. De plus, l’expérience montre que seule une très faible partie de la valeur ainsi créée profite aux populations locales, un biais que l’on constate même dans les formes de tourisme a priori les plus respectueuses de l’environnement naturel et humain comme l’écotourisme. En effet, dans le sud-tunisien par exemple, on constate que les plus grands hôtels appartiennent à des promoteurs du littoral ou à des sociétés à forte participation bancaire et étrangère et que leur approvisionnement s’effectue principalement à partir de Tunis et des grandes villes littorales : Sfax, Sousse et Gabès. Ce constat peut également être fait dans les zones touristiques sahariennes du Maroc (Bahani, 2009). Au-delà de ces cas précis, se pose la question des jeux d’acteurs et des divergences de stratégies et d’objectifs entre les différents intervenants des systèmes touristiques, rapports de force qui déterminent un tourisme saharien aux composants pouvant parfois apparaître incohérents (Jaziri et Bousaffa, 2009). Les achats d’artisanat sont faibles et concernent principalement de l’artisanat « industriel » en provenance de lieux de production éloignés, comme par exemple les poteries de Nabeul que l’on retrouve sous une forme identique dans tous les sites touristiques de Tunisie.

16La durée réduite des séjours des touristes dans les zones sahariennes pose un problème récurrent : 1,4 nuitée en moyenne dans la région de Tozeur en Tunisie, taux quasiment identique à celui relevé dans l’ensemble de l’espace saharien marocain (Bahani, 2009). Ceci résulte principalement du fait que le tourisme au Sahara demeure pour l’essentiel un sous-produit du tourisme balnéaire et se décline principalement sous la forme d’excursions de durée limitée.

17Il semblerait ainsi que le désir de « faire » le Sahara soit important, y compris dans ses composantes « authenticité » et « aventure », mais dans le confort et sans perte de temps inutile : les hôtels quatre étoiles représentent ainsi près de 70 % des nuitées dans la vallée du Drâa au Maroc, les trois étoiles et plus 96 % des nuitées dans la région de Gafsa-Tozeur en Tunisie. Il résulte de cette fréquentation principalement « secondaire » une sous-utilisation des infrastructures hôtelières : 16 % de taux d’occupation en 2006 dans la vallée du Drâa moyen au Maroc 33 % dans la région de Tozeur en 2004.

18Concernant les emplois directs créés, l’impact est à première vue positif : la seule zone touristique de Douz par exemple emploie 400 chameliers et 800 personnes dans l’hôtellerie. De tels effectifs ne doivent cependant pas faire illusion. En effet, la structuration de la filière et les relations de pouvoir qui y opèrent sont telles que la majorité de la valeur ajoutée est captée par les intermédiaires. Ainsi, qu’il s’agisse des chameliers ou des conducteurs de calèche, en moyenne 70 % du coût de la prestation est prélevé par des intermédiaires (guides, chauffeurs), interdisant ainsi à ces opérateurs locaux de fournir une qualité de service correspondant à l’argent déboursé par les touristes. Ces prélèvements, bien que variables, se retrouvent dans toutes les activités liées au tourisme : boutiques d’artisanat, restaurants, cafés, etc. Pour ce qui concerne les emplois salariés créés, ils sont le plus souvent précaires, saisonniers et mal rémunérés. L’impact économique réel au niveau local est donc considérablement inférieur à celui que l’on pourrait estimer à partir des dépenses des touristes.
Les interrogations sur la valeur ajoutée et sa répartition font directement référence, dans le cas du tourisme saharien, à la question de la valorisation de la destination par des politiques de prix plus « élitistes ». On le sait, pour des raisons conjoncturelles remontant aux années 90, les destinations balnéaires tunisiennes ont fait l’objet d’offres de prix « cassés » sur le marché international. Face à la puissance des tour-opérateurs, de conjoncturelle au départ cette pratique de prix bas est devenue véritablement structurelle. Le fait que le tourisme au Sahara soit essentiellement, en Tunisie tout au moins, un sous-produit du balnéaire, n’a pas permis la captation d’une clientèle plus aisée que celle alimentant le tourisme de masse des zones côtières. Par ailleurs, on le sait, il est illusoire d’espérer capter une clientèle acceptant de payer cher des prestations de qualité si on la met au contact direct d’un tourisme de masse à « bas coût ».

3.3 – Les effets sur le plan culturel et social

19Sur le plan culturel et social les populations vivant dans les zones sahariennes, et particulièrement dans les oasis, ont bâti des systèmes anthropiques spécifiques qui sont de bons exemples d’un développement durable construit en harmonie avec une nature extrêmement contraignante autour de cultures, d’identités et de relations sociales fortes, établies au fil des siècles. Ces éléments constituent des « aménités patrimoniales » qui viennent s’articuler aux aménités environnementales pour constituer la base de l’attraction touristique. Le tourisme saharien s’y intéresse donc, mais de manière différente suivant son modus operandi. Pour la masse des excursionnistes, la rentabilité conduit à une consommation culturelle rapide et superficielle. Il existe alors un fort risque de folklorisation des cultures locales dans des représentations marchandes dévoyées. Pour les touristes venus chercher plus d’authenticité, certains tour-opérateurs proposent des contacts plus personnalisés chez l’habitant au sein de villages ou de campements (Abichou, 2009 ; Bahani, 2009).

20Malgré une volonté affichée d’éthique et de bonne pratique, on ne peut qu’être dubitatif sur l’impact réel de cette introduction répétée de consommateurs du nord au pouvoir d’achat considérable et à la culture dominante au sein de communautés particulièrement vulnérables. Les risques résultant de la mise en contact de cultures différentes par le biais de relations fondamentalement marchandes et déséquilibrées, quelle qu’en soit leur forme, sont importants. On relève ainsi, parmi d’autres, les risques concernant l’attraction vers l’occident qui se manifeste chez certains jeunes par les mariages mixtes et leurs effets déstructurants. Cette attractivité des touristes et, à travers eux, du monde occidental, se manifeste par le développement chez les jeunes des activités locales de « bezeness [8]», le refus de ce qu’ils considèrent désormais comme l’« arriération » de la société locale, et finalement la recherche par tous les moyens de l’émigration vers les pays du nord. Enfin, on constate également l’apparition de comportements de mendicité en contradiction avec les pratiques traditionnelles locales.

21La mise en tourisme ne peut donc être, de ce point de vue, totalement neutre, et se pose alors la question de savoir par quelles adaptations ces cultures et ces identités, qui représentent le véritable patrimoine humain saharien, peuvent y survivre sans tomber dans les travers de l’acculturation, de l’assujettissement, de la folklorisation, ou d’une certaine réinvention marchande du passé. Par ailleurs, l’introduction de nouvelles activités peut entraîner un bouleversement des hiérarchies économiques et sociales, par exemple en détournant la main d’œuvre vers les services rendus aux activités touristiques au détriment des activités traditionnelles nécessaires à l’entretien d’oasis qui, dès lors, perdront une grande partie de leur attractivité. Enfin, dans les centres urbains et villageois, la mise en scène « typique » des lieux susceptibles de répondre à l’attente des touristes présente également des risques de dérapage vers une authenticité mercantile de pacotille telle qu’on la retrouve déjà largement dans l’offre d’artisanat.
Un point particulièrement intéressant concerne la perception par les populations du sud de leur environnement et des modifications qui y ont été apportées par le tourisme. Pour les populations sahariennes, confrontées à un environnement difficile, l’oasis représente l’incarnation du paradis. A l’inverse le désert, à l’exception notable des populations nomades les plus récemment sédentarisées pour lesquelles il nourrit encore une identité forte, représente un espace répulsif qui inspire la peur. Si la perception de l’impact du tourisme est alors ambivalente dans le cas des oasis (positive lorsqu’elle permet la préservation des paysages et des oueds, négative lorsqu’elle conduit à des réallocations de l’espace), elle est clairement positive dans le cas du désert puisqu’elle permet la valorisation d’un espace naturel considéré comme sans intérêt. Un point particulièrement instructif concerne, dans les villes de Tozeur et Douz, l’appréciation très positive portée par leurs habitants sur les zones hôtelières touristiques. Considérées par les observateurs étrangers comme des « verrues » posées en bordure du désert et des oasis, ces zones urbanisées constituent paradoxalement pour les habitants des lieux des « emblèmes » de leurs villes. Ceci amène à souligner l’impact important de la mise en tourisme sur le regard que les autochtones portent sur eux-mêmes et sur leur environnement. Pour beaucoup d’entre eux, c’est à travers les dépliants touristiques qu’ils découvrent leur propre région et, à travers le regard porté par les touristes étrangers, la valorisation d’un environnement qui leur était jusqu’alors inconnu ou banal.

4 – Quelles responsabilités pour les acteurs du tourisme au Sahara ?

22Ces quelques considérations montrent que le tourisme au Sahara pose des questions de recherche qui ont été abordées dans d’autres configurations.

  • Le risque d’une forme de « tragédie des communs » : l’activité touristique s’appuie sur un certain nombre de biens communs, de nature environnementale ou patrimoniale, ce qui a notamment conduit à la définition des « tourism commons ».
  • Les activités touristiques contribuent, conjointement avec d’autres activités, à la production d’une « caractéristique de qualité territoriale » dans la mesure où les biens et services touristiques vont s’intégrer dans un « panier de biens », qui comprendra aussi un certain nombre d’autres biens communs ou privés. Toutefois la contribution de cette caractéristique de qualité à la génération de revenus pour les acteurs locaux dépend largement de la structuration des filières touristiques.
  • Ces considérations débouchent sur une interrogation sur l’impact des revenus générés par les activités touristiques valorisant les actifs environnementaux ou patrimoniaux dans les zones concernées : sontils comparables à ceux obtenus par des activités, éventuellement touristiques elles aussi, contribuant à la destruction de ces actifs ? Ce débat a notamment déjà été posé dans le cadre du transfert de gestion aux populations locales dans les aires protégées et pourrait être étendu au cas des oasis.
  • Cela conduit à envisager le rôle du tourisme saharien dans le développement local des zones concernées et à poser la question du rapport entre développement local et stratégie nationale de développement.
  • Se pose également le problème de la mono-orientation vers le seul tourisme et des risques que cela induit.
  • Enfin, le tourisme saharien peut-il satisfaire aux conditions requises pour un « tourisme durable », et à quel prix ?
La question générale de la responsabilité des acteurs du tourisme international est depuis longtemps posée et les années 90/2000 ont vu l’émergence d’un foisonnement d’initiatives, tant publiques que privées. On peut ici rappeler, par ordre chronologique, les principales :
  • La Charte du tourisme durable (1995)[9], élaborée à Lanzarote dans le cadre d’une conférence internationale réunissant l’UNESCO, le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement), l’OMT (Organisation Mondiale du Tourisme) et la Commission Européenne et qui, tout en reconnaissant l’intérêt du tourisme pour le développement des pays pauvres, insistait également sur la nécessité de respecter les impératifs d’un développement durable : protection de l’environnement, des patrimoines, des cultures, des droits de l’homme et de la femme, etc.
  • La Charte éthique des voyageurs (1997)[10], élaborée par des professionnels du secteur sur l’initiative du voyagiste Atalante en partenariat avec Lonely Planet, elle vise principalement les touristes eux-mêmes en les incitant à adopter des comportements responsables basés sur le respect (de l’autre, des cultures, de l’environnement, etc.).
  • Le Code mondial d’éthique du tourisme (1999)[11], adopté par l’OMT à Santiago du Chili en octobre 1999, est plus orienté vers les intérêts des opérateurs du tourisme et la protection des touristes que vers le respect des territoires de destination dont le développement durable passe au second plan.
  • La Charte du tourisme équitable (2002)[12], qui rassemble plusieurs voyagistes associatifs. Face à la marchandisation du secteur, cette charte promeut l’établissement de « relations directes entre les hommes et les femmes de cultures différentes pouvant contribuer à la construction d’un monde plus solidaire » et de « « travailler avec des communautés d’accueil, les prestataires de services et les voyageurs pour préserver leur dignité et leur autonomie dans une activité de rencontres et d’échanges, en maîtrisant le sens et la valeur de leurs actes ».
Ce foisonnement de chartes et de codes éthiques démontre avant tout la gène des acteurs les plus responsables du tourisme international face aux effets induits de cette activité dont on ne peut pas dire qu’elle se limite simplement à apporter des sources de revenu adaptées à des populations ne disposant pas d’autres opportunités de « développement ». Au vu de tous ces efforts, la première question qui vient à l’esprit est celle de savoir si cette profusion d’engagements ne sert pas tout simplement de justification éthique, opportunément conforme au paradigme actuellement dominant de la durabilité et des échanges équitables ; d’un simple habillage d’un tourisme qui se voudrait responsable ; d’une mise en scène de pratiques respectueuses alors que celles-ci sont finalement bien plus déterminées par des considérations de rentabilité économique à court terme que par des préoccupations quelconques de respect des territoires exploités.

23On se retrouve ici directement plongé au cœur même du stakeholder paradigm, de la nécessité pour l’entreprise de prendre en considération l’ensemble des parties prenantes de son activité. Cette nécessité s’impose tout particulièrement aux entreprises du tourisme, directement concernées par le méta-paradigme du développement durable et de l’éthique des échanges internationaux dits « équitables ». Cette adhésion au modèle de la responsabilité sociale de l’entreprise est à l’heure actuelle assez largement acceptée dans le monde du tourisme, reste à savoir si elle est réellement basée, comme affiché, sur des considérations véritablement altruistes ou bien sur l’incontournable nécessité, pour la survie de l’entreprise elle-même, du glissement d’un modèle de management friedmanien vers un modèle freemanien. La revendication affichée d’une morale kantienne ne serait donc finalement que l’artefact de stratégies de management exclusivement pragmatiques (Bevan & Werhane, 2009).

24Il existe des voyagistes responsables et aux pratiques éthiques, il faut le souligner, mais ils ne représentent qu’une infime proportion dans la masse des circuits organisés au Sahara, en tout cas pour ce qui est du nombre de touristes transportés. Parmi les autres, pour la grande majorité de ceux mettant en avant des pratiques responsables, celles-ci apparaissent beaucoup plus comme un artefact, comme la recherche d’un « label » commercial plus que comme un véritable engagement [13]. Un plus qui permettra souvent, logique commerciale oblige, de pratiquer des tarifs supérieurs au nom du prix à payer pour l’« équité » : le label « responsable » peut ainsi se révéler payant.

25Ceci dit, la véritable question est ailleurs, et beaucoup plus fondamentale : peut-il réellement y avoir un tourisme éthique et responsable au désert ? Concernant le Sahara sur lequel nous avons focalisé notre présentation, nous ne le pensons pas : le tourisme au Sahara est consommateur de territoires qu’il épuise. En effet, que font les opérateurs se définissant comme éthiques ? Tout simplement ils ouvrent sans cesse de nouvelles voies, ils déplacent toujours plus avant le « front » de la pénétration touristique, ce qui se comprend d’ailleurs aisément, la demande de leurs clients portant sur une recherche d’authenticité qui passe par l’ouverture incessante de nouveaux sites, voire même par l’« ethnologisation » des circuits touristiques [14]. Les gros opérateurs ne viennent qu’ensuite, délaissant à leur tour leurs terrains anciens pour occuper ces nouveaux espaces défrichés par les petits opérateurs auto déclarés « responsables ».

26Il est ici instructif de se reporter aux propos de Marc Rousse, alors cogérant de Terra Incognita, recueillis en 2002 par Valentine Lescot (2002). Partant de la reconnaissance des « aspects destructeurs et néocolonialistes du tourisme », il prend parti pour un tourisme « basé à la fois sur la rentabilité financière, l’émotion et la rencontre interculturelle ». Revendiquant des circuits « ethnologiques », Marc Rousse explique, en prenant l’exemple de Chinguetti en Mauritanie, l’abandon de certaines destinations dès lors qu’elles sont devenues trop touristiques, illustrant ainsi cette consommation des territoires en puisant dans un patrimoine considéré comme gratuit et disponible [15] : « Quand le nombre de touristes augmente, ces conséquences (négatives) deviennent catastrophiques ». Il y a donc ainsi des endroits où le tour-opérateur « responsable » ne va plus, bien qu’ayant largement contribué à ouvrir puis vulgariser ces destinations : « à Chinguetti, en Mauritanie, où la piste d’aviation accueille de plus en plus de touristes. Nous estimons que le seuil a été dépassé et nous avons écrit une lettre aux clients et à nos partenaires pour leur annoncer que nous arrêtions de travailler sur cette destination » (Lescot et Rousse, 2002 :81). On ne saurait être plus explicite quant à la contribution de ces opérateurs à la destruction des destinations.

27Face à cet état de fait, la responsabilité des tour-opérateurs « défricheurs » est posée. En effet, à quel titre un tour-opérateur décide t-il de s’implanter dans un village qui, jusqu’à ce jour, se passait fort bien de sa présence ? En premier lieu parce qu’il recherche des terres vierges pour ses clients, cet Impossible Voyage auquel tous aspirent : « …celui que nous ne ferons jamais plus, celui qui aurait pu nous faire découvrir des paysages nouveaux et d’autres hommes, qui aurait pu nous ouvrir l’espace des rencontres » (Augé, 2008 :13), une terra incognita comme l’énonce d’ailleurs explicitement sa dénomination commerciale, suivant en cela une logique purement marchande : ses clients demandent des territoires vierges, il leur en fournit. Une fois déflorés et épuisés, ils seront alors abandonnés à leur sort pour de nouvelles pénétrations vers les destinations authentiques encore existantes, toujours plus loin. C’est donc la loi du plus fort, celle du tour-opérateur qui s’installe, travestie de l’habituelle panoplie des justifications humanitaires : l’apport de la civilisation, de la culture, de l’échange dont on trouvera un splendide florilège en consultant les sites des agences spécialisées, apports généralement médiatisés par des pratiques charitables, et qui se concluront le plus souvent par l’acculturation et la clochardisation des populations « visitées » dont les structures culturelles et sociales, insuffisamment robustes face à l’envahissement de « valeurs marchandes » jusqu’alors largement méconnues, se retrouveront irrémédiablement bouleversées par cette intrusion.

28Le constat est incontournable : la relation visiteur/visité est inégalitaire. L’un (le tour-opérateur d’abord, le touriste ensuite) est en position de supériorité, l’autre (le visité) en position d’infériorité. Cette situation est conforme à l’analyse de Mitchell, Agle et Wood (1997) qui met en évidence le pouvoir relatif des parties prenantes à l’égard de l’entreprise, de la légitimité et de l’urgence de leurs revendications. Dès lors, il peut apparaître pour le moins paradoxal que ce soit l’opérateur à l’origine de la confrontation qui, conscient des dégâts occasionnés, tente alors de la moraliser, tout en estimant parfaitement légitime de poursuivre son activité.

29Il s’agit donc finalement beaucoup plus, par cette multiplication des chartes, de minimiser les impacts négatifs du tourisme que de prendre en considération les intérêts profonds des populations visitées qui seraient souvent, tout simplement, de ne plus subir ces envahissements traumatisants et destructeurs.
Finalement, ce paradoxe insoluble dans lequel s’enferment eux-mêmes les voyagistes se disant « responsables » se ramène à un constat simple : plutôt que de chercher, en se perdant dans les circonvolutions de la rhétorique et des chartes, d’auto justifier leurs pratiques et de protéger les populations des touristes qu’eux-mêmes leur imposent, ne vaudrait-il tout simplement pas mieux ne pas les y emmener du tout ?
Il serait sans doute ainsi beaucoup plus responsable, puisque c’est le terme usité, de laisser à ces populations l’autonomie de leurs choix propres même si ceux-ci sont extrêmement limités [16]. Il est d’ailleurs amusant de constater que les tour-opérateurs revendiquent pour leurs clients cette autonomie qu’ils dénient sans états d’âme aux populations visitées : « le voyage est un produit qui se construit quand il se consomme. Le client est l’organisateur et le producteur de son voyage » (Lescot et Rousse, 2002 :80). On se situe ici tout à fait explicitement dans le modèle stakeholder freemanien, mais un modèle dans lequel les parties prenantes sont avant tout les clients du Nord, ceux qui paient et conditionnent la survie de l’entreprise, et non les visités du Sud, ceux qui subissent et ne bénéficient que de ce que l’on veut bien leur accorder. On s’accorde donc aux perspectives définies par Emmanuel Levinas en considérant que les analyses rationnelles des acteurs du tourisme saharien sont fondamentalement irresponsables et qu’elles ne procèdent, finalement, que de l’instrumentalisation de l’Autre sous le couvert revendiqué et affiché du souci de son bien-être (Levinas,1990).
Dans les modèles d’analyse stakeholder l’entreprise est toujours inscrite au centre des diagrammes, c’est le moyeu de la roue dont partent tous les rayons reliant l’ensemble des parties prenantes. C’est de l’entreprise que procèdent les autres parties prenantes et c’est également le modèle retenu par les opérateurs touristiques se définissant comme éthiques et responsables. Si nous reprenons la question posée en ouverture de cet article : Vacances des uns, malheur des hôtes ? On peut considérer que ces opérateurs y répondent par l’affirmation auto proclamée « Vacances des uns, bonheur des hôtes ! » Si l’on prenait au pied de la lettre les pétitions de principe revendiquées dans toutes les chartes éthiques, il serait particulièrement intéressant de positionner les populations du Sud à l’épicentre du diagramme et de voir ce qui en résulterait au niveau des opérateurs du secteur et de leur réelle utilité sociale, retournant ainsi les priorités de la question posée : le bonheur des hôtes passe t-il vraiment par les vacances des uns ?

Bibliographie

Références

  • Abichou, H., Sghaier, M., Rey-Valette, H. (2009), « La valorisation des ksour sahariens au sud-est tunisien : un essai d’orientation stratégique d’un développement touristique durable », in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 609-628
  • Augé, M. (2008), L’impossible voyage : le tourisme et ses images, Payot, « Rivages poche/Petite bibliothèque », Paris, 188 p.
  • Bahani, A. (2009), « Le tourisme dans le Drâa moyen au Maroc, facteur de développement ou de concurrence ? » in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 469-502
  • Bevan D. & Werhane P. (2010), Stakeholder Theory, in Painter-Morland M. and Ten Bos R., Business Ethics and Continental Philosophy, Cambridge University Press Cambridge. (forthcoming).
  • Bouaouinate, A. (2009), « Vers une massification du tourisme saharien au Maroc : le cas d’Erg Chebbi et de M’Hamid », » in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 553-582.
  • Despois, J. (1964), L’Afrique du Nord, PUF, Paris.
  • Friedman M. (1962), Capitalism and Freedom, The University of Chicago Press, Chicago.
  • Freeman R. E. (1984), Strategic Management: a Stakeholder Approach, Pitman, Boston.
  • Hammami, Z. (2009), « Tourisme et développement local dans les Matmatas (sud-est tunisien) », in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 399-432.
  • Jaziri, R., Bousaffa, A. (2009), « Etude prospective du développement du tourisme saharien en Tunisie : analyse des jeux d’acteurs par la méthode Mactor », in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 233-262.
  • Lescot, V., Rousse, M. (2002), Notre charte est un code de conduite pour nos clients, in Martin, B., éd., Voyager autrement, vers un tourisme responsable et solidaire, Editions Charles Léopold Mayer, Paris, p. 79-82
  • Levinas E. (1990) Totalité et infini : Essai sur l’extériorité, Le Livre de Poche, Essais, Paris, 352 p.
  • Martin, B., Trublin, C. (2002), « Quand les vacances des uns font le malheur des hôtes », in Martin, B., éd., Voyager autrement, vers un tourisme responsable et solidaire, Editions Charles Léopold Mayer, Paris, p. 27-33.
  • Meynier, Nabal. (1931), Guide pratique du tourisme au Sahara, Société d’Editions Géographiques, Maritimes et Coloniales, Paris, 112 p.
  • Minvielle, J.-P. (2009), « Tourisme au Sahara et imaginaires sahariens », Anthropos, (International Revue of Anthropology and Linguistics), No 104, p. 383 - 398.
  • Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W. (2009), Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, 646 p.
  • Mitchell R. K., Agle B. R. and Wood D. J. (1997), Toward a theory of stakeholder identification and salience: defining the principal of who and what really counts. Academy of Management Review, 22 (4), p. 883-886.
  • Moumni, Y., Hellal, M. (2009), « Le tourisme des franges présahariennes : potentialités, aménagement et structuration. IRZOD à Béni Khédache et Sur la Route des Caravanes à Tataouine », in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 629-646.
  • Observatoire du Sahara et du Sahel. (2003), Système Aquifère du Sahara Septentrional : gestion commune d’un bassin transfrontière, rapport de Synthèse, OSS, Tunis, 147 p.
  • Popp, H. (2009), « La Route des Kasbah, produit touristique d’une région présaharienne marocaine », in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 583-590.
  • Ramou, H. (2009), « La dimension économique de la durabilité du tourisme saharien : acteurs et retombées financières. Cas du Saghro au sud Maroc », in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 503-536.
  • Shell. (1936), Guide du tourisme automobile et aérien au Sahara, Shell Editeur, Alger, 191 p.
  • Shell. (1955), Guide du tourisme automobile au Sahara, Shell Editeur, Alger, 345 p.
  • Souissi, A. (2009), « Les problèmes de l’eau dans l’oasis de Tozeur : insuffisance ou mauvaise gestion ? in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparative, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 443-468.
  • Urbain, J.D. (2003), Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs impossibles, Payot, « Petite bibliothèque », Paris, 445 p.
  • Zougar, M. (2009), « La gouvernance des actifs touristiques culturels dans le sud tunisien », in Minvielle, J.-P., Smida, M., Majdoub, W., Tourisme saharien et développement durable : enjeux et approches comparatives, actes du colloque international de Tozeur du 9-11 novembre 2009, p. 357-372.

Date de mise en ligne : 12/06/2010.

https://doi.org/10.3917/mav.033.0187

Notes

  • [1]
    Jean-Paul Minvielle, Institut de Recherche pour le Développement (IRD), jeanpaul.minvielle@free.fr
  • [2]
    Nicolas Minvielle, Audencia Nantes School of Management, Institut pour la Responsabilité Globale dans l’Entreprise, nminvielle@ audencia.com
  • [3]
    Ce titre est emprunté du chapitre « Quand les vacances des uns font le malheur des hôtes » de B. Martin et C. Trublin, in Martin, B., éd. (2002), Voyager autrement, vers un tourisme responsable et solidaire, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, p. 27-33.
  • [4]
    Autrement dit, un tourisme qui met en relation directe les populations riches du Nord avec les populations les plus marginales du Sud, et donc les plus fragiles.
  • [5]
    Malgré la disparition de la partie portant sur le tourisme aérien, on relèvera la forte augmentation de la taille de ce guide, qui passera de 191 pages en 1936 à 345 en 1955.
  • [6]
    De 1987 à 2006, la capacité hôtelière des oasis du sud-tunisien a triplé, passant de 3.300 à 11.046 lits, principalement dans les oasis de Tozeur, Nefta et Douz.
  • [7]
    Lors d’une conversation, un des plus importants opérateurs touristiques en Tunisie nous indiquait que la première attention qu’il portait avant la mise en marché d’un site était la qualité des infrastructures locales de restauration, sachant que la plupart des retours qu’il avait de ses clients étaient des réclamations concernant l’insuffisance des prestations hôtelières et de restauration, et quasiment jamais des félicitations sur l’intérêt des sites visités. Par ailleurs, on sait que l’inexistence de telles infrastructures, en ne permettant pas aux guides et chauffeurs de prélever leur pourcentage sur les produits ou services vendus à leurs touristes par les prestataires locaux, fait que ces accompagnateurs délaissent ces sites qui ne présentent pour eux aucun intérêt financier.
  • [8]
    Sont regroupées sous ce vocable toutes les activités de « services » que les jeunes peuvent offrir aux touristes de passage.
  • [9]
    www.comite21.org/docs/…/tourisme/charte-lanzarote.pdf
  • [10]
  • [11]
    www.world-tourism.org/code_ethics/fr/global.htm
  • [12]
  • [13]
    On notera que ce processus de labellisation est actuellement en cours. L’association ATR (Agir pour un Tourisme Responsable) qui rassemble plusieurs tour-opérateurs a ainsi déposé le 16 mars 2007 le projet de label ATR : Tourisme Responsable qui est en cours de certification par l’AFNOR. L’Afrique du Sud pour sa part a déjà lancé le label Fair Trade in Tourism SA.
  • [14]
    Cette « ethnologisation » du tourisme légitime alors, au nom du paradigme de l’utilité et de la découverte, la transcendance du touriste en voyageur scientifique responsable. On pourra sur ce point se reporter à Jean-Didier Urbain, (2003), Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs impossibles, Paris, Payot, « Petite bibliothèque », 445 p.
  • [15]
    Ce qu’il est d’ailleurs réellement si l’on se réfère au seul étalon pris en considération par les voyagistes : la valeur marchande transcendée par le prix à payer. L’intrusion dans un village sénégalais isolé n’a pas de coût, si ce n’est celui du transport pour y accéder, mais se révèlera extrêmement « payante » pour un tour-opérateur se réclamant du « voyage ethnologique ». Une fois ce village aliéné et socialement déstructuré, il suffira donc de passer à un autre, un peu plus loin.
  • [16]
    On connaît bien le discours consistant à dire qu’il « faut aider ces pauvres gens » dont les moyens sont tellement limités, les compétences et les capacités tellement réduites que, pour reprendre une expression souvent entendue dans la bouche d’ « humanitaires » « ils en sont encore au Moyen Âge »… Ce qui permet au passage de justifier qu’un médecin de Saint-Flour vienne donner des leçons d’agriculture à un paysan du Sahel héritier de pratiques ancestrales, ce qu’il n’oserait jamais faire auprès d’un agriculteur français. C’est bien au titre de sa supériorité culturelle et civilisationnelle, pour ne pas dire raciale ce qui serait politiquement incorrect, que l’occidental, touriste ou transporteur de touristes, ose ainsi s’approprier ces territoires du Sud. Ethnocentrisme ?
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions