Couverture de MAV_025

Article de revue

Une méthodologie de prospective métiers fondée sur les compétences collectives : l'exemple du métier de pilote de chasse

Pages 315 à 334

Notes

  • [1]
    Développée par Boyer et Scouarnec (2002, 2005).
  • [2]
    De très nombreuses applications de la méthode PM ont été réalisées dans des domaines très variés (ex. audit social, GRH, distribution)
  • [3]
    Le projet KMP (Knowledge Management Platform), labellisé par le RNRT en mai 2002 (hhttp:// www. telecom. gouv. fr/ rnrt/ index_exp. htm) et aujourd’hui en phase d’industrialisation.
  • [4]
    Par exemple, les règles d’entrée dans le réseau de la liaison 16, comme pour définir et exploiter les règles de priorités d’accès des avions au sein du réseau
  • [5]
    Les informations sur les domaines de tir peuvent être surchargées sur l’écran. Les pilotes peuvent alors choisir de ne visualiser des informations ne provenant que de certains capteurs pour éviter les surcharges informationnelles.
  • [6]
    En effet, après la fusion de données, la même cible peut être représentée plusieurs fois. Le pilote court ainsi le risque de multiplier la détection d’une cible unique. Le pilote doit alors « déconnecter » momentanément la liaison de données et naviguer grâce aux seuls capteurs de son avion pour tenter d’identifier le nombre réel de pistes auxquels la patrouille doit faire face.

1Les compétences individuelles (CI) sont considérées comme des ressources fondamentales de l’entreprise et font désormais l’objet d’une démarche prospective (Gilbert, 2006). Parmi les dispositifs de gestion des CI, la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC) est en bonne place. Toutefois, elle souffre de plusieurs limites, véritables obstacles à une réflexion prospective aboutie sur les compétences. La prospective des métiers constitue à de nombreux égards une réponse méthodologique originale qui enrichit la démarche de GPEC. Elle demande toutefois à être à son tour enrichie pour rendre la réflexion prospective plus opérationnelle pour les entreprises (Scouarnec, 2008). En particulier, deux points de méthode paraissent intéressants à relever : d’une part, proposer une définition plus rigoureuse de l’action collective à l’échelle de laquelle les CI s’exercent et s’actualisent ; d’autre part, rendre plus opérationnel le lien analytique entre « évolution de l’environnement », « activités au travail » ou « action collective » et « CI requises ».

2L’objectif de cet article est précisément de développer une méthodologie d’analyse prospective des métiers qui intègre ces deux points. Dans cette perspective, notre travail s’inscrit dans une visée pragmatique qui nous amène à adopter une démarche de recherche en « Design ». Notre recherche est menée dans le cadre de l’Armée de l’air française où une importante réflexion prospective est engagée sur les métiers de pilote de chasse en raison notamment de deux bouleversements majeurs : (i) technologiques, avec le retrait de nombreux avions de chasse (mirage 2000, mirage F1) et l’introduction progressive du nouvel avion de combat Rafale (avion multi rôles et doté de systèmes d’information et de liaisons de données innovants et très performants), (ii) environnementaux, puisqu’il s’agit désormais d’adapter la conduite des opérations militaires aux données géostratégiques. Ces bouleversements ne vont pas sans influer sur les métiers des différentes spécialités de personnels présents dans les unités opérationnelles, en particulier les pilotes. Une importante réflexion prospective est ainsi engagée sur les métiers de pilote de chasse, a priori en pleine mutation et dont les contours en devenir sont à ce jour très flous.

3Le papier est organisé en 5 parties. La première explore les démarches de prospective des métiers. La seconde décrit le cadre théorique proposé et développé dans cette recherche. La troisième présente la méthodologie suivie et le cas analysé. Enfin les deux dernières parties analysent et discutent les résultats obtenus et leurs implications pour des recherches futures.

1 – Prospective et métiers : revue de littérature

4Instrumentation phare de la gestion des compétences, la GPEC recherche l’adéquation entre les compétences actuelles des salariés et celles requises par l’évolution des emplois à l’échelle des filières professionnelles. Toutefois elle présente plusieurs limites qui expliquent pour partie le développement de la prospective des métiers.

1.1 – De la GPEC à la prospective des métiers

5En l’espèce, la GPEC est un outil de gestion prévisionnelle qui allie deux objectifs, l’anticipation et l’action (Dietrich et Parlier, 2007, p.5). Sa principale vocation serait ainsi d’éclairer les décisions en matière de gestion des compétences en anticipant les effets des mutations à venir (technologique, économique, sociale, politique…) sur les métiers individuels. Toutefois, la GPEC souffre de plusieurs limites (Dubois, Défélix, Retour, 1997, Scouarnec, 2004, Monti, 2002, Rouby et Thomas, à paraître). Ici, nous en retiendrons deux qui expliquent l’absence d’une réflexion prospective aboutie sur les CI.

6La première limite porte sur le caractère réactif et déterministe de l’approche (Monti, 2002, Godet et Monti, 2003, Scouarnec et Véniard, 2006). La GPEC vise essentiellement à répondre aux mutations de l’environnement de l’entreprise telles qu’elles sont perçues à l’issue de l’analyse stratégique (Louart, 2006, p. V). Usuellement, elle s’inscrit dans une perspective traditionnelle de la stratégie. Ainsi, la réflexion sur l’évolution des compétences renvoie à de grandes évolutions environnementales déjà réalisées ou en passe de l’être; elle reste subordonnée à une définition pré établie de la stratégie (Boyer et Scouarnec, 2008, Monti, 2002). En définitive, la GPEC se fonde sur une « représentation d’un futur subi » et donné (Gilbert, 2006).

7La deuxième limite porte sur le fait que la GPEC reste généralement centrée sur les CI. Ainsi, il s’agit d’identifier les CI requises dans l’entreprise, après avoir déterminé les tendances lourdes d’évolution de son environnement (Monti, 2002). Comment et à l’aide de quelle démarche, ces grandes évolutions environnementales et/ou stratégiques (macro niveau d’analyse) sont traduites en termes de CI requises (micro niveau d’analyse) ? Cette question semble largement laissée en suspens (Rouby et Thomas, à paraître). Plus spécifiquement, même si la CI n’a de sens que rapportée à l’activité d’un collectif plus large (Segrestin, 2004), la réflexion reste centrée sur un niveau d’analyse individuel. Elle intègre assez peu une réflexion aboutie sur le collectif dans lequel ces CI s’exercent et sont appeler à évoluer.

1.2 – La prospective des métiers : un bref état des lieux

8Dans une acception Bergerienne, la prospective des métiers se définit comme « une démarche d’anticipation des futurs possibles en termes de compétences, d’activités et responsabilités d’un métier. Elle permet d’envisager les possibles savoirs et qualifications, expertises ou savoirs faire professionnels, comportements et savoirs être, qui seront demain les plus à même de servir l’organisation » (Scouarnec, 2002, p. 365). Contrairement à la GPEC où l’avenir semble s’imposer aux acteurs, la prospective repose sur la co-construction et l’imagination des « avenirs possibles », environnementaux et organisationnels (Scouarnec, 2002).

9L’activité prospective vise à stimuler l’intuition des acteurs, à développer une compréhension nouvelle du monde, à construire des grilles d’analyse en rupture avec leurs cadres de référence préexistants (Bootz, 2005). Orientée sur la création et le partage de sens, la méthode PM (Prospective Métier) [1] repose une « conception constructive » et collaborative de la réflexion entre acteurs-experts sur le devenir des métiers individuels (Scouarnec, 2002a). Elaborée à partir d’un éventail large de scénarios, elle a pour but d’amener les acteurs à découvrir les défis futurs les plus probables que leurs entreprises auront à affronter. Il s’agit alors d’imaginer les conséquences de ces tendances sur les situations réelles du travail, l’organisation du travail et les métiers pour in fine imaginer les solutions envisageables en termes de politique de ressources humaines, notamment de gestion des compétences. Ces scénarios sont autant de grilles de lecture alternatives plausibles qui permettent de dresser les « possibles » des métiers. Idéalement, ils représentent autant de pistes potentielles de réflexion et de préparation de l’action. Plus généralement, ils ouvrent la voie à une démarche collaborative et exploratoire qui constitue une réponse méthodologique originale à la première limite de la GPEC.

10La méthode PM apporte également des éléments de réponse à la deuxième limite de la GPEC. Comme le souligne Bootz (2005), les démarches de prospective cherchent à analyser un phénomène dans sa globalité : les mécanismes les plus significatifs qui en assurent l’évolution, les éléments qui le constituent et les relations entre l’un et l’autre de ces deux aspects. Ainsi, la méthode PM vise à développer « une vision systémique et complexe du phénomène étudié » (Scouarnec, 2008, p. 176). Cela signifie que les « possibles environnementaux », les transformations probables de l’organisation (choix stratégiques ou organisationnels), les composantes du ou des métiers concernés et en dernier ressort, les compétences individuelles associées, sont traités comme des variables en interaction. La méthodologie mise en œuvre tente alors d’apprécier l’influence des possibles environnementaux (macro niveau d’analyse) sur les compétences requises (micro niveau d’analyse) en intégrant un niveau d’analyse intermédiaire (meso niveau d’analyse) : le métier individuel. Parmi les multiples acceptions du métier individuel, plusieurs intègrent les notions de compétence et d’activité (Boyer, 2002). Dès lors, le métier individuel se définit, à l’échelle d’une filière professionnelle, comme un ensemble théorique de postes de travail aux activités et compétences identiques ou proches. En retenant cette définition, le travail prospectif, cherche à décliner les grandes évolutions environnementales avec rigueur et précision, dans le contenu des activités exercées à l’échelle du métier [2]. Pour les acteurs-experts qui vivent de près le métier étudié, il s’agit notamment de débattre de ces activités, en référence à l’action collective dans laquelle elles se réalisent (Marcq, 2008). Cela inclut les ressources mobilisées, les différents partenaires dans l’action…

11Toutefois, comme le souligne Monti (2002), une définition plus rigoureuse de l’action collective paraît nécessaire. Le plus souvent, les scénarios constituent des histoires sans cadrage précis. Ils évoquent des éléments de nature très variée (actions réalisées, ressources utilisées, type de coordination, règles qui encadrent l’activité) et traitent diversement de ces éléments. Au final, le tout peut donner l’impression d’une analyse décousue, préjudiciable à des plans d’action précis (Bootz et Monti, 2008). Pourtant, si une telle définition semble désormais nécessaire, puisque c’est dans le travail et l’action collective que les compétences vont s’actualiser, le lien analytique entre « évolution de l’environnement », « activités au travail » et « CI requises » reste difficile à organiser (Marcq, 2008). Or, ce lien est central si l’on veut rendre la réflexion prospective plus opérationnelle pour les entreprises i.e. garantir son utilité managériale en matière de gestion anticipée des compétences (Scouarnec, 2008, Dietrich et Parlier, 2007).

2 – Cadre théorique

12Dans ce travail, nous mobilisons le « modèle des compétences », défini et testé dans un autre projet de recherche [3]. Appliqué au compétences collectives (CC), il permet de définir et analyser l’action collective à partir de 4 grandes rubriques : « action / ressources : livrable / système d’offre ». Ce faisant, il permet d’établir un pont analytique entre 3 niveaux d’analyse distincts : stratégique / collectif / individuel.

13Le modèle des compétences

14Dans le champ de la GRH (qui s’intéresse principalement aux CI) ou celui du Management Stratégique (qui s’intéresse aux compétences de l’entreprise), la compétence se définit à partir de 5 invariants ou principes constitutifs (Rouby et Thomas, 2004).

15Ainsi, dans le domaine de la GRH, la compétence individuelle : 1) se révèle dans la mise en acte (P1 principe d’action) ; (2) est consubstantielle d’une finalité (P2 principe de finalité) ; (3) se comprend dans l’interaction dynamique entre savoirs, savoir-faire et savoirs être (P3 principe systémique) ; (4) n’existe que pour autant qu’elle est reconnue par d’autres que ceux qui l’exercent (P4 principe de lisibilité et de reconnaissance) ; (5) doit être mise en œuvre pour ne pas s’éroder, se construit et se déconstruit dans l’action, est transférable sur la base de processus d’apprentissage individuels et/ou collectifs (P5 principe dynamique et cumulatif). Dans le domaine du Management Stratégique, la compétence de l’organisation : 1) se définit comme une action collective, finalisée et intentionnelle qui combine des ressources et des compétences de niveaux plus élémentaires pour créer de la valeur ; 2) elle présente les caractéristiques suivantes : elle est le résultat d’une mise en action combinée de ressources portée par des individus et des processus organisationnels (P1 principe d’action) ; est un facteur stratégique de l’entreprise, le résultat d’une intention stratégique (P2 principe de finalité) ; est une combinaison de ressources, de compétences individuelles et collectives et de capacités (P3 principe systémique) ; est la réponse à un besoin de marché (P4 principe de lisibilité et de reconnaissance) et est donc évaluée en termes de performance sur le marché. 3) L’exploitation, le développement et le renouvellement de la compétence supposent une accumulation de savoirs, un apprentissage collectif, et la conception de nouvelles combinaisons de ressources. Ces capacités doivent garantir leur déploiement et leur renouvellement dans le temps et dans l’espace (P5 principe dynamique et cumulatif). L’identification de ces principes génériques permet de proposer le modèle suivant (Rouby et Thomas, 2004) :

tableau im1
Principes Codes ou catégories P1 Action Action P2 Finalité Système d’offres P3 Lisibilité Livrable P4 Systémique Ressources mobilisées

16Le dernier principe (P5 dynamique et cumulatif), parce qu’il fait référence au pilotage de la compétence, ne peut être assimilé à sa définition et concerne moins son repérage. En revanche, le modèle retient les quatre premiers principes qui peuvent être assimilés à des codes ou catégories dans la mesure où ils définissent la compétence. Une compétence se définit donc comme une action qui combine une panoplie de ressources et qui est destinée à « produire » un ou plusieurs livrables à destination de un ou plusieurs systèmes d’offres (le champ dans lequel la compétence s’exerce).

2.2 – Les compétences collectives : le lieu de l’articulation

17Comme les autres registres de la compétence, la compétence collective (CC), repérable au niveau des équipes ou unités de travail (projets, services, départements), se définit et s’analyse à partir du référentiel « action / ressources / livrable / système d’offre ». La CC fait clairement référence à un savoir faire opérationnel (item action) propre à un groupe et lui permettant de réaliser une performance hors de portée d’un individu seul ou supérieure à la seule addition des compétences individuelles (Retour et Krohmer, 2006). Par définition, elle se comprend comme le fruit d’une combinaison de compétences plus élémentaires, en l’occurrence individuelles et suppose une coopération parmi les membres de l’équipe opérationnelle qui en sont les dépositaires (item ressources). Pour Zarifian (1995) qui parle plus volontiers d’une version « riche » de la coordination, il s’agit bien pour les acteurs aux niveaux opérationnels, de travailler ensemble, de développer une compréhension réciproque et des accords solides sur la nature des problèmes à traiter, l’identité des objectifs, le sens donné aux actions dans un champ donné (item système d’offres). De plus, la CC est mise au service d’un projet, d’une mission pour construire la compétence stratégique de l’entreprise valorisable sur un marché à travers ses produits et/ou services (item livrable).

18Si d’un point de vue conceptuel, il est désormais largement admis que la CC constitue un point de passage obligé entre les registres stratégique et individuel de la compétence (Retour et Krohmer, 2006), il est important de noter qu’il en est de même d’un point de vue plus pragmatique. Ainsi, la description des compétences, quel que soit leur niveau d’analyse, stratégique, collectif ou individuel, à l’aide d’un référentiel commun et simple à partager (quatre catégories), rend possible une réflexion intégrée sur les compétences. Les CC constituent le point d’entrée par excellence de la mise en œuvre de l’articulation entre les niveaux stratégique et individuel (Rouby et Thomas, à paraître).

3 – Méthodologie

19Dans cette communication nous adoptons une démarche de recherche en « Design » afin d’élaborer et de mettre en œuvre une méthodologie d’analyse prospective des métiers. Les recherches en Design considèrent l’organisation, non plus comme un objet naturel mais comme « étant à la fois un artefact et un fait social » (Jelinek et al., 2008, p. 320). Considérer les organisations comme des artefacts constitue une rupture avec le paradigme classique de la science normale et place les recherches en management dans les sciences de l’artificiel (Romme, 2003). Orientée vers la recherche de solutions et l’analyse de plusieurs alternatives possibles, les recherches en Design visent à produire des savoirs plus prescriptifs afin de comprendre et d’améliorer les systèmes organisationnels complexes.

20Les recherches en Design dans le domaine du management et de l’organisation sont encore fragmentées et immatures (Jelinek et al., 2008). Deux numéros spéciaux récents (The Journal of Applied Behavioral Science, 26, 2007 et Organization Studies, 29 (03), 2008) tentent d’élaborer une première synthèse. Cette dernière met en évidence l’existence de deux démarches distinctes : la première se centre sur l’élaboration de « règles de design » issues des théories de l’organisation existantes (Denyer et al., 2008; Romme 2003; Romme et Endenburg 2006 ; Romme and Damen 2007). La deuxième démarche, proche du champ de l’OD (Organization Development), est plus inductive, élaborant les règles de design à partir de l’analyse des pratiques (interviews, groupe de travail) ou de l’élaboration par les praticiens de scénarios (réflexions sur de nouvelles pratiques) (Plsek et al., 2007).

21Nous nous inscrivons dans la première perspective. La règle de design apparaît alors comme une interface entre le paradigme de la science normale et celui du Design (Romme 2003). La formulation des règles, leurs tests en situation réelle et les itérations successives entre théorie et pratique tout au long du processus de design, sont au cœur du processus de production de connaissances (Pascal, Thomas, Romme, 2009).

22Denyer et al. (2008) proposent un enrichissement de la notion de règle de design qu’il nomme «CIMO-logic” (2008, p. 408). Nous proposons d’adopter cette logique selon laquelle, la règle de design s’articule autour de 4 composantes : (1) un Contexte problématique, en termes d’environnement externe et/ou interne qui influence les changements organisationnels, (2) une Intervention type que les managers peuvent utiliser pour influencer l’organisation et ses pratiques, (3) afin de produire à travers la mobilisation de Mécanismes générateurs spécifiques, (4) l’Objectif attendu (Denyer et al., 2008).

23La recherche est menée dans le cadre de l’Armée de l’air française où une importante réflexion prospective est engagée sur les métiers de pilote de chasse. L’Armée de l’Air Française a la charge de réaliser plusieurs missions : le bombardement en soutien aux forces terrestres (Close Air Support ou CAS), le bombardement Air Interdiction (AI), le bombardement stratégique, la Défense Aérienne de Guerre (DAG), le renseignement et la police du ciel. Chacune de ces missions représente les compétences stratégiques de l’Armée de l’air. D’une façon générale, les systèmes opérants (avion + pilotes) sont spécialisés. On peut ainsi identifier aujourd’hui 4 métiers de « pilote de chasse » : (1) spécialité CAS/ AI, (2) spécialité DAG et police du ciel, (3) spécialité bombardement stratégique et (4) spécialité renseignement.

24L’Armée de l’Air doit aujourd’hui faire face à un double changement : technologique et environnemental. D’un point de vue technologique, le retrait de nombreux avions de chasse (mirage 2000, mirage F1) conçus dans les années 1960-70 et l’introduction progressive du nouvel avion de combat Rafale supposé durer au moins jusque dans les années 2030-2040 va bouleverser profondément la conduite et l’exécution des missions aériennes ; ce qui influencera à l’avenir les métiers des différentes spécialités de personnels présents dans les unités opérationnelles, en particulier les pilotes. D’un point de vue environnemental, l’Armée doit adapter la conduite de ses opérations militaires aux données géostratégiques et surtout faire face à des restrictions budgétaires qui réduiront les personnels et poseront le problème de leur polyvalence.

25Dans ce nouveau contexte, il s’agit en particulier de s’interroger sur l’évolution des compétences des pilotes ainsi que sur le niveau de spécialisation par mission de chasse à horizon 2020, date à laquelle la dotation des Rafales sera complète. L’objectif de l’étude demandée par l’Armée de l’air est de contribuer à son nouveau schéma directeur des compétences à horizon 2020 en alignant l’approche des métiers définis en matière de RH (y compris dans les dimensions qualifications, formations, sélection des pilotes) avec l’évolution des technologies et des missions aériennes.

26Cette étude confiée à une équipe du Centre de recherche de l’Armée en coopération étroite avec des chercheurs du GREDEG a été menée entre octobre 2006 et septembre 2008. Elle a reposé sur de nombreux échanges avec le bureau plan de l’Etat-major en charge des questions de prospective ainsi qu’avec la direction des ressources humaines. Menés sur une base régulière, ces échanges ont permis de préciser les principes de la démarche retenue ainsi que de les faire évoluer progressivement au fur et à mesure de la progression dans l’accès aux données du terrain. Cet accès fut réalisé par étapes : tout d’abord, une série d’entretiens préliminaires sur la démarche RH (référentiels, appréhension des spécialités de la chasse…), ainsi que sur les opérations aériennes vues par les différents acteurs impliqués (patrouilles, Awacs, CAOC) ; ensuite des entretiens semi structurés (d’une durée comprise entre 1h30 et 3 heures) avec des pilotes de chasse dans les escadrons dotés des différentes familles de Mirage ainsi que dans un escadron doté du Rafale ; enfin des entretiens réalisés au sein du commandement de la force aérienne (CFA) en charge de la formation et de l’entretien des compétences. Au total une trentaine d’entretiens ont été menés.

4 – Résultats

27Cette section analyse la mise en œuvre d’une méthodologie de prospective des métiers fondée sur l’articulation des CC et des CI. Conformément à la démarche de design suivie, notre intervention a été guidée par l’élaboration puis la mise en œuvre de règles de design. Quatre principales règles fondent la méthodologie de prospective des métiers développée dans le cas de l’analyse de l’évolution du métier de pilote de chasse.

4.1 – Situer l’analyse au niveau de l’activité collective par l’identification des CC

28La règle 1 découle directement du cadre théorique présenté dans la section 2 qui propose de commencer l’analyse par les CC en mobilisant le référentiel de compétences « action / ressources / livrable / système d’offres ». Elle peut être résumée de la façon suivante :

29Règle 1 : Dans un contexte soumis à de fortes évolutions technologiques et environnementales (C), identifier les Compétences Collectives (I1), à partir du référentiel « action / ressources / livrables / système d’offres » (M), pour situer l’analyse prospective au niveau de l’activité collective (O).

30Pour des raisons de format, il est impossible de présenter l’ensemble de l’analyse réalisée i.e. l’identification des CC et des CI pour la totalité des compétences stratégiques identifiées précédemment. Nous avons choisi de présenter quelques éléments illustratifs de l’analyse appliquée à la compétence stratégique DAG. Cette compétence stratégique repose sur la mise en œuvre de trois CC, comme l’illustre le tableau suivant :

tableau im2
CC Actions Ressources Livrables Système d’offres CC1 Préparer et briefer - Escadrons de Mirage 2000-5, systèmes de préparation de missions, pilotes, mécaniciens, officiers renseignements - CAOC, unité de commandant, officiers ·Escadrons d’Awacs, systèmes de préparation, contrôleur aérien, mécaniciens, pilotes Directive et consignes de vol, tactiques DAG CC2 Dissuader, Neutraliser - Patrouilles de Mirage 2000-5 Monoplace, radio, senseurs, radars, missiles, pilotes - CAOC unité de commandant, officiers - l’Awacs en charge du contrôle aérien, pilotes et contrôleurs aériens Aéronef ennemi détruit DAG CC3 Débriefer - Systèmes de restitution de mission, pilotes Evaluation de la mission DAG

31La DAG représente le système d’offre i.e. le champ dans lequel les CC s’exercent. Trois CC en garantissent la réalisation : (1) CC1 relative à la préparation de la mission ; CC2 directement liée à la mission en vol i.e. à la visualisation et à la neutralisation de la cible ennemie ; (3) CC3 qui concerne le débriefing, une fois la mission réalisée afin de garantir l’effet d’apprentissage. Chaque CC nécessite des ressources élémentaires de nature variée, humaines, technologiques, organisationnelles. A titre illustratif, la CC2 repose sur la mobilisation de plusieurs ressources : des patrouilles de Mirage 2000-5 (avec leur radar, les missiles associés et la radio) ; l’unité en charge du commandement de l’opération (CAOC) et un (ou plusieurs) Awacs chargé(s) du contrôle aérien. Le livrable attendu ici est clairement « l’aéronef ennemi détruit ».

4.2 – Analyser l’évolution de l’activité collective

32Comme cela a été développé dans la sous section 1.2., le travail prospectif vise à analyser dans quelle mesure les évolutions technologiques et environnementales peuvent affecter la mise en œuvre des activités dans lesquelles les acteurs sont concrètement engagés. La règle 2 peut alors s’énoncer de la façon suivante :

33Règle 2 : Dans un contexte soumis à de fortes évolutions technologiques et environnementales (C), identifier l’évolution des Compétences Collectives (I2), à partir de l’analyse de l’évolution des différents items qui composent la CC et plus particulièrement du système de ressources (M), pour analyser l’évolution de l’activité collective (O).

34Dans le cas spécifique de l’Armée de l’Air, les évolutions technologiques et environnementales n’ont modifié qu’un seul item des CC, celui du système de ressources. Il s’agit de comprendre dans quelle mesure la combinaison des ressources élémentaires (humaines, technologiques, matérielles, organisationnelles) va être modifiée dans l’action collective. Le système actuel de ressources constitue le point de référence pour analyser ces évolutions. Nous illustrons ici l’analyse de l’évolution du système de ressources à partir de la CC2 « neutraliser un aéronef ennemi ».

35L’Armée de l’air raisonne en termes de ressources dites « insécables » (ou « systèmes opérants ») : elles sont constituées d’un système d’armes et des hommes qui les mettent en œuvre, ces deux composantes ne pouvant être séparés sauf à altérer ou rendre inefficace le système opérant. Ainsi, aujourd’hui dans le cadre de la mise en œuvre d’une opération de DAG, une patrouille de deux avions de Mirage 2000-5, leur armement et leurs pilotes constituent une ressource dite insécable. De même, l’Awacs et son équipage en charge du contrôle aérien constituent un autre système opérant. Ces différents systèmes opérants sont combinés pour produire un livrable i.e. les « effets militaires » attendus par le commandement. Le principal changement est ici de nature technologique : remplacement des Mirages 2000-5 par le Rafale. Les principales évolutions du système de ressources nécessaire à la réalisation de la CC2, peuvent être schématisées dans le tableau suivant :

tableau im3
Eléments du système de Ressources Principales évolutions Systèmes d’armes + pilotes Les évolutions comportent deux dimensions : 1) une dimension technologique au niveau du radar et des senseurs :Pour identifier les cibles air-air, les patrouilles de Rafale accèdent directement aux informations dont elles ont besoin par leur propre système d’information et par l’échange de données avec les autres avions. 2) une dimension organisationnelle au niveau des schémas tactiques :L’opération se déroule en fonction d’une tactique générale (qui précise le rôle de chaque patrouille dans le dispositif) et dont l’évolution est gérée par l’avion du mission commander (pilote chef du dispositif). Les phases d’engagement au combat imposent une adaptation très rapide des patrouilles en mobilisant une gamme de répertoires d’action. Il s’agit de « schémas tactiques de base » qui représentent des actions et réactions standardisées de la patrouille face à la menace. La répartition des rôles au sein des patrouilles est standardisée avec un avion leader et un avion équipier. Ce dernier se situe dans une situation d’exécution, en se conformant au rôle qui lui est attribué par l’avion leader. Celui-ci assure la communication avec l’Awacs, et les autres patrouilles. Les performances nouvelles des radars du Rafale permettront l’élaboration de nouveaux « schémas tactiques de base ». Ces nouvelles tactiques peuvent amener à faire évoluer une patrouille de deux avions sur un espace aérien plus large qu’auparavant. Les avions ne seraient plus alors en contact visuel mais en liaison par un contact radio et le dialogue des systèmes d’informations inter avions. Ils pourraient alors tous, à leur niveau, gérer une situation de combat ou d’identification tout en restant connectés entre eux et avec l’Awacs. Le rôle de l’avion équipier pourrait alors évoluer. Il serait amené à supporter des charges de travail plus importantes en engageant de manière plus autonome des actions au combat. Awacs et son équipage Le rôle de l’Awacs est profondément modifié. Actuellement, l’Awacs occupe un rôle essentiel dans les phases de détection et d’identification des cibles air-air. Il donne aux patrouilles une description la plus précise possible de la situation que celles-ci ne visualiseront qu’une fois dans la zone de combat. A l’avenir, il se concentrera davantage sur un rafraîchissement régulier des informations et s’assurera que les patrouilles prendront en compte toutes les dimensions informationnelles disponibles Ainsi, si la fonction de contrôle de l’Awacs reste centrale, son rôle dans l’allocation de données sur la situation tactique se réduira considérablement.

4.3 – Analyse de l’évolution des CI

36Conformément au modèle des compétences (section 2), les CI sont identifiées et analysées selon le même référentiel que les CC. Cela permet d’articuler les réflexions sur l’évolution des CC et des CI et d’élaborer la règle suivante :

37Règle 3 : Dans un contexte soumis à de fortes évolutions technologiques et environnementales (C), repérer l’impact de l’évolution des CC sur les CI (I3), grâce à l’utilisation d’un référentiel commun (M), pour analyser l’évolution des C I (O).

38Pour chaque compétence collective, il est possible d’identifier grâce au même référentiel, les différentes compétences qui sont mobilisées par un individu pour participer à sa mise en œuvre. Nous proposons l’illustration suivante pour la CC2. La CC2 suppose que le pilote combine 3 compétences individuelles : CI1 qui concerne le pilotage de l’avion à proprement parler ; CI2 pour l’identification, la visualisation et l’identification de la cible ennemie et CI3 pour l’engagement du combat.

tableau im4
CC Actions Ressources Livrables Système d’offres CC2 Dissuader, Neutraliser - Ressources élémentaires : Patrouilles de Rafale, systèmes d’information et armements ; CAOC ; Awacs ; Pilotes, contrôleur aérien - Système de ressources (voir 4) Aéronef ennemi détruit DAG CI Actions (du pilote) Ressources (du pilote) Livrables (du pilote) Systèmes d’offre CI1 Piloter - Connaissances des règles de pilotage ; Savoir Faire technique Formation de la patrouille DAG CI2 Identifier Visualiser / Désigner - Connaissances des règles (discipline de communication, règles d’engagement)· - Savoir faire technique sur les radars - Connaissances des senseurs disponibles - Savoir trier, sélectionner, s’assurer de la fiabilité des informations (savoir faire technique) - Savoir faire tactique concernant l’interprétation de l’évolution des manœuvres des avions Identification et positionnement de l’avion ennemi DAG CI3 Engager (le combat) - Connaissances des règles (disciplines de communication, mots codes) ; des tactiques de base· - Savoir faire tactique dans un temps compressé accru pour l’avion équipier - Savoir être (gestion du stress) Avion détruit DAG

39Les compétences individuelles 2 et 3 mobilisent l’essentiel des ressources du pilote. Elles représentent 90 % de sa charge de travail dans l’avion. La CI2 « identifier, visualiser et désigner » requiert de la part du pilote une connaissance des règles organisationnelles (discipline de communication entre avions et règles d’engagement) ainsi que l’acquisition de la situation tactique. Celle-ci suppose un savoir faire technique et tactique très particulier. Le pilote doit savoir gérer l’orientation des capteurs et des radars et comprendre l’évolution de la situation à toutes les étapes d’indentification alors même que les trajectoires des avions amis et ennemis évoluent très vite. Son savoir faire tactique se situe dans sa capacité à donner du sens aux évolutions des trajectoires des avions et à anticiper la menace qu’elles représentent. Pour la CI3 « engager le combat », la réactivité des pilotes face à l’inattendu et au changement de rythme est essentielle. Il doit faire preuve d’une capacité à gérer les situations de stress. Il doit avoir une bonne connaissance des règles organisationnelles (la signification des mots codes transmis par la radio ainsi que les règles d’engagement en vigueur) ; il doit aussi connaître les « schémas tactiques de base ». Le pilote leader concentre l’essentiel des savoirs stratégiques liés aux choix de ces tactiques.

40Nous proposons ici de repérer les principales évolutions au niveau des compétences individuelles CI2 et CI3 à partir de l’analyse réalisée au niveau des systèmes ressources.

41L’évolution de la compétence CI2 est directement la conséquence de l’évolution technologique des systèmes d’armes. Dans le cas du Mirage 2000-5, l’acquisition de la situation tactique repose sur la maîtrise d’un savoir faire technique très spécifique. Le pilote doit être capable de synthétiser mentalement trois types d’informations : celles fournies par le radar sur deux écrans séparés, les informations visuelles à travers le cockpit et enfin les informations transmises à la radio par les autres pilotes et l’Awacs. Sur le Rafale, la disponibilité des informations et les dialogues entre avions, fait que la gymnastique mentale du pilote pour acquérir la visualisation de la situation tactique n’est plus aussi lourde en ressources cognitives. A l’inverse, les systèmes d’informations et logiciels du Rafale supposent que le pilote acquiert un savoir faire technique nouveau afin de gérer le système d’information et sa mise en réseau avec les autres avions [4]. Il doit bien connaître les différents capteurs disponibles et la nature des informations qu’ils peuvent transmettre. Il doit être capable de faire le tri entre ces informations [5] et s’assurer de leur degré de fiabilité après la fusion des données [6]. Ce savoir faire technique est indissociable d’un savoir faire tactique qui lui permet d’interpréter les données recueillies.

42L’évolution au niveau de la compétence CI3 est la conséquence d’une évolution organisationnelle introduite par l’utilisation des nouveaux systèmes d’armes. Avec le Rafale, le pilote équipier va être amené à acquérir un savoir faire tactique plus étendu que dans le cadre d’une patrouille de Mirage 2000-5. Le développement de nouveaux schémas tactiques modifie les attentes autour du rôle du pilote de l’avion équipier. Si celui-ci n’est pas responsable de la tactique à mettre en œuvre, il devrait être capable de faire preuve d’une plus grande capacité d’initiative dans la mise en œuvre des tactiques. Il devra donc développer un savoir faire tactique plus étendu qui se traduit par une capacité nouvelle d’anticipation pour faire face à la situation et répondre plus rapidement aux demandes de son leader.

4.4 – Redéfinir les métiers de pilote de chasse

43Une fois analysée l’évolution des CI, il est alors possible de réfléchir à l’évolution du métier individuel à partir du répertoire de CI à mobiliser pour sa mise en œuvre (Athey et Orth, 1999, Marcq, 2008).

44Règle 4 : Dans un contexte soumis à de fortes évolutions technologiques et environnementales (C), repérer l’impact de l’évolution des CI sur le(s) métier(s) (I4), par une comparaison des CI requises pour la mise en œuvre des différentes CC (M), pour redéfinir les métiers de pilote de chasse (O).

45- Comparaison des CI requises

46Comme noté précédemment, notre démarche a été réalisée pour l’ensemble des compétences de l’Armée de l’air, de la même façon que nous l’avons illustré pour la DAG. Ici, nous proposons de présenter les principales différences apparues entre les CI du pilote mobilisées au niveau de deux compétences collectives clés appartenant à deux compétences stratégiques différentes, la DAG et le CAS:

tableau im5
CC Dissuader, Neutraliser Ressources élémentaires et Ressources Insécables Aéronef ennemi détruit DAG CC Dissuader, Neutraliser Ressources élémentaires et Ressources Insécables Cible (au sol) détruite CAS

47Les Compétences Individuelles requises dans le cas de la CC du CAS ont été schématisées comme cela a été réalisé pour la DAG, de la façon suivante :

tableau im6
CI Actions (du pilote) Ressources (du pilote) Livrables (du pilote) Système d’offres CI1 Piloter · Connaissances des règles de pilotage ; savoir faire technique Formation de la patrouille CAS CI2 Identifier / Visualiser / Désigner · Connaissances des règles (règles d’engagement, règles de dialogues avec unités au sol) · Savoir faire technique sur les radars air sol avec technique du guidé laser· Savoir dialoguer avec les unités au sol · Connaissances des senseurs disponibles Savoir faire tactique concernant l’interprétation de l’évolution de la situation au sol Identification de la cible au sol CAS CI3 Engager (tir opportunité) · connaissances des règles d’engagement · Savoir faire tactique en terme d’engagement en fonction de la situation air sol · Savoir être (gestion du stress, maîtrise de soi) Cible détruite CAS

48La comparaison des Compétences Individuelles entre la DAG et le CAS, fait apparaître des différences importantes.

49La comparaison des CI 2 et 3 « identifier/ visualiser/ désigner » et « engagement au combat/ engagement du tir d’opportunité », montre qu’elles reposent sur l’existence de bases de connaissances différentes. Les connaissances sur les règles organisationnelles ne se recouvrent pas totalement puisque celles-ci sont spécifiques au contexte d’intervention. Les savoirs techniques sont différents. Non seulement les tâches liées à l’usage des radars air-air et air-sol sont différentes, mais elles reposent sur des aptitudes différentes. Dans le cas de la DAG, il s’agit de gérer le système d’information, les flux des informations et leur évolution via le dialogue entre les systèmes. Dans le cas du CAS, il s’agit de respecter l’ordre de toutes les tâches à réaliser et de savoir dialoguer avec des forces terrestres qui, selon les cas, sont soumises à un stress très important et disposent ou non de personnels qualifiés pour orienter les patrouilles jusqu’à la cible.

50Les actions « engager le tir d’opportunité » et « engager le combat » supposent quant à elles l’acquisition d’un savoir tactique de nature différente de la part du pilote. Pour la DAG, il s’agit d’une capacité à gérer le choix des schémas tactiques de base en fonction de l’évolution de la menace aérienne ; dans le cas du CAS, il s’agit de la capacité à identifier et décider de l’opportunité du tir d’une cible au sol en fonction de l’évolution de la situation des forces terrestres. Par exemple, si la désignation réalisée par les unités au sol n’apparaît pas claire ou si leurs demandes en matière d’appuis aériens semblent ne pas correspondre aux règles d’engagement, la patrouille doit refuser d’engager le tir. Cette capacité de décision et d’initiative est toujours mise en relation avec un savoir être particulier. Les émotions qui animent les pilotes concernent la responsabilité dont ils se sentent investie concernant la vie des troupes au sol.

51- Redéfinition des métiers à partir de la comparaison des CI requises Compte tenu de l’évolution technologique et environnementale présentée précédemment, trois scénarios génériques peuvent être retenus : 1) les métiers de pilote resteraient spécialisés : aucune polyvalence lorsque chaque pilote reste spécialisé par compétence stratégique comme cela est le cas actuellement ; 2) les métiers de pilote se recouperaient en partie : polyvalence partielle lorsque chaque pilote peut être polyvalent en étant capable de participer à plusieurs compétences stratégiques ; 3) les différents métiers de pilote se combineraient en un seul métier de « pilote de chasse » : polyvalence totale lorsque chaque pilote est capable d’intervenir dans toutes les compétences stratégiques.

52L’évaluation de la faisabilité de ces 3 scénarios repose sur la comparaison des compétences individuelles requises par l’évolution des différentes CC qui composent les grandes compétences stratégiques. Jusqu’à présent, la spécialisation était assez nette. Elle était fortement corrélée à l’existence de plateformes aériennes et d’armements dédiés à la réalisation de chaque compétence stratégique. L’introduction d’une plateforme commune - le Rafale -permettrait ainsi d’envisager une polyvalence totale sinon partielle.

53Si l’on reste sur l’exemple des missions de Défense aérienne de Guerre (DAG) et Close Air Support (CAS), l’intérêt de notre démarche est de montrer que les compétences collectives et individuelles qui conduisent à la réalisation de ces 2 compétences stratégiques, restent fondamentalement différentes, y compris avec l’introduction du Rafale. Cela est d’autant plus intéressant que, si l’on raisonne en termes de métier, on constate que la DAG ou le CAS sont associés à des cultures spécifiques qui font sens pour les pilotes dans la manière d’appréhender leurs activités quotidiennes. L’idée de conserver deux métiers distincts reste ainsi prédominante dans la mesure où elle est validée à la fois au niveau de la conduite des activités et des trajectoires professionnelles. Cette vision est d’ailleurs partagée par les membres du comité de pilotage à cette étude (Bureau plan de l’Etat major et DRH).

54Toutefois, un certain niveau de polyvalence entre ces deux métiers pourrait être envisagé lorsque les missions seront amenées à se dérouler dans des environnements simplifiés (moindre performance des capacités technologiques des avions ennemis et de leurs systèmes de défense sol-air). En effet, dans ce type d’environnement, la polyvalence est plus facile à envisager. Ainsi un pilote de chasse spécialisé dans les missions CAS pourrait facilement devenir équipier dans une mission de DAG. En revanche, des environnements complexes (capacité technologique ennemie égale ou supérieure) conservent tout leur sens aux métiers de la DAG et du CAS ; les conditions de stress sont alors maximales et les exigences sur les compétences individuelles requises sont très élevées. Le niveau de polyvalence du pilote en fonction de la complexité de l’environnement dans lequel il devra réaliser sa mission reste aujourd’hui et à ce stade de l’étude une question ouverte au sein de l’Armée de l’air.

5 – Remarques conclusives

55Cette dernière section discute les résultats obtenus sur deux points précis : l’intérêt de mobiliser un référentiel commun à tous les niveaux de compétences d’une part et la dissociation entre compétences collectives et métier d’autre part.

56Comme nous l’avons illustré dans nos résultats, le référentiel « action / ressources / livrable / système d’offre » est la pierre angulaire de notre méthodologie. Ce référentiel rend possible une analyse systématique des compétences, quel que soit leur niveau, stratégique, collectif ou individuel. En ce sens, il présente un triple intérêt pour la démarche prospective.

57D’abord, il permet de situer la réflexion au niveau de l’action collective en rendant possible l’identification des compétences collectives à l’échelle desquelles cette action se réalise. Comme nous l’avons montré, les compétences collectives sont le point d’entrée de notre démarche ; elles sont le lieu d’articulation des évolutions internes et externes. C’est leur combinaison et recombinaison qui permettent la construction de compétences stratégiques et ainsi la co-évolution entre la stratégie et l’environnement. De ce point de vue, notre travail s’inscrit dans la voie ouverte par les auteurs en prospective qui préconisent une analyse fine de l’action collective dans laquelle les acteurs dépositaires du métier étudié sont concrètement engagés (cf. section 1.2.).

58Ensuite, en décrivant puis analysant toutes les compétences à partir de quatre items identiques clairement établis, le référentiel rend possible une analyse systématique des compétences à chacun des niveaux. En ce sens, notre démarche permet de lever le verrou identifié par Monti (2002) : le déficit de cadrage des scénarios i.e. d’une définition claire de l’action collective (cf. section 1.2).

59Enfin, en définissant et analysant les compétences, quel que soit leur niveau d’analyse (stratégique, collectif et individuel), autour de quatre items communs, le référentiel permet d’articuler ces trois niveaux de compétences et leurs évolutions. D’une part, il est possible d’analyser dans quelle mesure les évolutions technologiques et environnementales vont modifier les compétences stratégiques, puis collectives et enfin les compétences individuelles qu’elles requièrent pour leur mise en œuvre. D’autre part, il est possible d’analyser, à partir de l’évolution des compétences collectives et individuelles, comment se prépare en retour la construction de nouvelles compétences stratégiques pour assurer la co-évolution entre la stratégie et l’environnement. De ce point de vue, notre démarche lève le verrou identifié par Marcq (2008) : la difficulté qu’il y a à établir un lien analytique entre « évolution de l’environnement », « activités au travail » et « CI requises » (cf. section 1.2.).

60Notre second point de discussion fort consiste dans la dissociation qu’il nous paraît nécessaire d’établir entre une analyse en termes (i) de métiers et (ii) de compétences collectives. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il est nécessaire d’intégrer un niveau d’analyse intermédiaire i.e. de centrer la réflexion au niveau de l’action collective et de son évolution. Traditionnellement, cette réflexion s’élabore autour de la notion de métier (cf. section 1.2.) ; dans notre démarche, elle s’élabore autour de la notion de compétences collectives. Or, selon nous, les catégories analytiques « métier » et « compétence collective » sont fondamentalement distinctes. En effet, les deux concepts nous apparaissent comme faisant écho à deux logiques très différentes : d’un côté, une logique de gestion des hommes, d’un autre côté, une logique de pilotage de l’activité. Ainsi, le métier est une catégorie analytique plus stable, plus pérenne, pertinente pour gérer des individus et utile à des problématiques opérationnelles de gestion des hommes. Autrement dit, la durée de vie du métier n’est pas la même que la durée de vie de la compétence collective. Dans sa définition, le métier doit avoir une certaine stabilité car il doit faire sens pour les individus qui en sont les dépositaires ; il est un référent en termes de trajectoires professionnelles ou de gestion des carrières. A contrario, la compétence collective est une catégorie analytique qui renvoie à des problématiques de gestion opérationnelle, organisationnelle et stratégique. Elle est le lieu où l’action collective se réalise, où les ressources se combinent et se recombinent pour satisfaire les besoins de la stratégie i.e. dans notre perspective, permettre la co-évolution entre la stratégie et l’environnement dans lequel évolue l’entreprise.

61Pour nous, les analyses en termes de métier et de compétence collective ne s’excluent pas mutuellement. Le défi réside à réconcilier les deux logiques ou plus exactement à les dissocier pour mieux les articuler. En effet, les compétences individuelles méritent d’être gérées dans une double perspective : celle de la construction de compétences collectives puis stratégiques et celle liée, à l’évolution des parcours professionnels des collaborateurs au sein de l’entreprise mais aussi d’une façon plus générale sur le marché du travail. Ainsi, les compétences individuelles sont le point d’articulation entre les problématiques organisationnelles et stratégiques d’une part et celles plus spécifiquement G.R.H. d’autre part, comme l’illustre le schéma ci-après (Rouby et Thomas, à paraître).

Schéma 1

Adapté de Rouby et Thomas (à paraître)

Schéma 1

Adapté de Rouby et Thomas (à paraître)

62Dans notre perspective, l’analyse prospective métiers se scinde en deux étapes principales : (1) la première étape analyse les évolutions au niveau de l’activité parce que c’est à ce niveau que se joue la construction de la compétitivité de la firme ; (2) la seconde pose la question de l’évolution des métiers qui doit articuler différentes logiques : accompagner l’évolution de l’activité et des CI tout en construisant des trajectoires professionnelles qui soient porteuses de sens pour les acteurs de l’entreprise et de façon plus générale, pour ceux qui composent le marché du travail référent.

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Notes

  • [1]
    Développée par Boyer et Scouarnec (2002, 2005).
  • [2]
    De très nombreuses applications de la méthode PM ont été réalisées dans des domaines très variés (ex. audit social, GRH, distribution)
  • [3]
    Le projet KMP (Knowledge Management Platform), labellisé par le RNRT en mai 2002 (hhttp:// www. telecom. gouv. fr/ rnrt/ index_exp. htm) et aujourd’hui en phase d’industrialisation.
  • [4]
    Par exemple, les règles d’entrée dans le réseau de la liaison 16, comme pour définir et exploiter les règles de priorités d’accès des avions au sein du réseau
  • [5]
    Les informations sur les domaines de tir peuvent être surchargées sur l’écran. Les pilotes peuvent alors choisir de ne visualiser des informations ne provenant que de certains capteurs pour éviter les surcharges informationnelles.
  • [6]
    En effet, après la fusion de données, la même cible peut être représentée plusieurs fois. Le pilote court ainsi le risque de multiplier la détection d’une cible unique. Le pilote doit alors « déconnecter » momentanément la liaison de données et naviguer grâce aux seuls capteurs de son avion pour tenter d’identifier le nombre réel de pistes auxquels la patrouille doit faire face.
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