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Article de revue

Le manager intermédiaire ou la GRH mise en scène

Pages 196 à 206

Notes

  • [1]
    Dix rôles sont identifiés, regroupés en trois types : rôles interpersonnels, rôles liés à l’information, rôles décisionnels.
  • [2]
    Adecco, Gaz de France Tranport.
  • [3]
    Source : présentation power point de la responsable du développement social du CGI en conférence à l’IAE de Lille, décembre 2007.
  • [4]
    Source : présentation power point du directeur de la formation de l’Institut de Développement Leroy Merlin en conférence à l’IAE de Lille, décembre 2007.

1Le thème du partage de la fonction Ressources Humaines n’est pas nouveau et le nombre de ses acteurs semble n’avoir pas de limite. Là où elle n’existe pas, dans des PME, ce sont les pouvoirs publics qui tentent d’insuffler l’esprit de la GRH. L’existence de deux termes en français, management et gestion pour traiter des RH, crée des partitions entre acteurs, et entre pratiques de GRH qui ajoutent à la confusion. Qu’on pense aux distinguos subtils entre gestion et management des compétences. Pourtant, ce qui y est en jeu, c’est bien l’intégration de la GRH dans les pratiques quotidiennes de management des hommes. Si dans les faits, elle est loin d’être assurée, elle connaît un regain d’intérêt avec l’institutionnalisation croissante de la GRH. Les lois récentes incitant les entreprises à assurer l’employabilité des salariés, donnent une légitimité nouvelle à la fonction RH qui multiplie les dispositifs et les outils de gestion, les inscrit dans de nouvelles formes de cohérences impliquant les managers. Considérant l’histoire de la décentralisation de la fonction RH, nous développons alors la thèse suivante : dispositifs et outils de gestion participent d’une mise en scène de la GRH qui l’inscrit dans le management de l’entreprise.

2Mais comment passer de la scénographie à l’appropriation de nouveaux rôles par les acteurs, autrement dit, comment construire un nouvel espace d’action collective (Aggeri et al., 2005) ? Car l’enjeu n’est pas de déléguer ou de répartir des activités RH mais bien de faire émerger de nouvelles figures d’acteurs renforçant la cohérence du système de management. Or celui-ci est multiforme, mise en scène de rôles, de figures et de positions de plus en plus mouvantes. Pour traiter cette question, nous proposons une « cartographie » du management intermédiaire. Nous le situons dans un ensemble de relations de pouvoir et de savoir et montrons que la notion de position permet de caractériser ses figures (1). Nous nous focalisons ensuite sur le manager de proximité, cible privilégiée de la fonction RH et analysons les modalités et les outils de cette mise en scène de la GRH.

1 – Eléments pour une cartographie du management intermédiaire

3Doctrine, science, art, technique ? Les discours sur le management sont si chargés de partis pris (Boltanski, Chiapello, 1999 ; de Gaulejac, 2005) qu’ils occultent et désincarnent le travail des managers. Or celui-ci est marqué de nombreuses contradictions. Il ne se laisse pas aisément appréhender (1.1) et dépend fortement de la position occupée (1.2) au sein d’un système de relations de pouvoir et de savoirs, qui détermine en partie les jeux de positionnement possibles (1.3).

1.1 – De quel métier parle-t-on ?

4« Management » est un terme qui ne s’emploie qu’au singulier. Qu’il soit stratégique, international, interculturel, qu’il concerne les entreprises, les ressources humaines, les équipes, voire les émotions, il s’agit toujours de management, c’est-à-dire d’une sorte d’artefact global et universel dont la nécessité s’impose à l’organisation. Quand il est dit « général », le management inspire toutes les fonctions de l’entreprise (Boltanski, Chiapello, 1999). Or les métiers du management renvoient à un champ d’activités particulièrement large et diversifié, qui va de la définition des stratégies et des politiques d’une entreprise à l’encadrement au quotidien de la force de travail. Pour prendre en compte l’étendue de ce champ d’action, on s’accorde à parler de polyactivité, intégrant des activités « techniques, de relation, de commandement, d’administration » mais aussi de gestion, d’organisation et de réalisation (Bouffartigue, Bouteiller, 2006, p. 16). Faciles à lister et à prescrire, ces activités ne s’appréhendent, ni ne se décrivent aisément car elles sont souvent imprécises, fragmentées, relationnelles et quand ils ouvrent la « boîte noire » du travail des cadres, les analystes soulignent l’importance de l’interprétation, de l’intuition, de l’auto-organisation, du bricolage et de la débrouillardise (Mintzberg, 1990 ; Livian, 2006). Fréquents pour caractériser le travail de l’encadrant de proximité, ces deux derniers termes concernent aussi les niveaux supérieurs de la hiérarchie et renvoient aux jeux d’influence pour « faire carrière » dans un univers de compétitivité qui met les individus en compétition (Falcoz et al., 2006).

5Car les activités du management sont distribuées. Cette distribution, traditionnellement verticale, hiérarchise des catégories (top manager, middle manager, first line manager) tout au long d’une ligne qui distribue les pouvoirs et les responsabilités. Elle fait du manager intermédiaire un acteur-relais de la direction, chargé de transmettre ses directives, ses valeurs, et l’investissant d’une autorité, de faire travailler ses subordonnés et d’obtenir d’eux les résultats attendus. Mais l’aplatissement de la ligne hiérarchique et le développement d’organisations en réseau favorisant une distribution horizontale des fonctions ont reformaté l’identité des cadres et leur positionnement. Un intitulé unique s’impose, celui de manager. Supplantant désormais celui de cadre en France, il englobe une grande diversité de postes et de positions, unifiant ainsi tous ceux qui encadrent. Dix rôles [1] suffisent à décrire la profession de manager, quelle que soit la position hiérarchique occupée : du dirigeant au contremaître, de l’évêque à l’entraîneur sportif, dès lors qu’ils sont investis d’une autorité formelle (Mintzberg, 1984, 1989).

6Mais décontextualisé, ce terme de manager finit par évoquer une figure désincarnée. Par exemple, celui que Stanckiewicz (2007) nomme manager RH désigne un « travailleur collectif » pouvant se présenter sous la forme de différents postes, plus ou moins spécialisés, dédiés à telle ou telle activité RH. Plus encore, archétype d’un nouveau monde managérial, le terme de manager impose la figure d’un acteur nomade, sans attache, « aussi fluide que les capitaux » (Falcoz, 2003, p. 132) dans un monde où le leadership personnel se substitue à l’autorité statutaire, les réseaux relationnels aux rapports de pouvoir, l’intrapreneur au salarié (Boltanski, Chiapello, 1999 ; Falcoz, 2003). Les relations aux pouvoirs et aux savoirs se transforment pour faire émerger de nouvelles figures.

1.2 – Une activité définie par sa position

7Le management intermédiaire renvoie par définition à une position : il se situe à un niveau intermédiaire de la hiérarchie. Cette définition triviale fait du middle manager le maillon d’une chaîne : « l’encadrement est la politique des directions d’entreprise continuée par des moyens humains de proximité » (Mispelblom Beyer, 2006, p. 24). Pour vraie qu’elle soit, cette image est en partie trompeuse car elle prête à l’entreprise une transparence et une rationalité qu’elle n’a pas et occulte le travail de sensemaking des managers (Weick, 1995). D’une part, s’il y a chaînage de mandats, ceux-ci « sont en général loin d’être clairement et durablement définis » (Falcoz et al., 2006, p. 39). D’autre part, les stratégies et les objectifs varient, parfois du tout au tout, les comités de direction peuvent être divisés et manifester des attentes contradictoires (Mispelblom Beyer, 2006). Cette « confusion » contraint les managers à interpréter les directives, à les adapter aux situations de travail, à conclure des arrangements et des compromis, à se positionner en permanence. Entre interprétation et orientation du travail, le « sens » est la sphère d’action de l’encadrement (Mispelblom Beyer, 2006).

8Car la deuxième caractéristique de cette position est d’être « entre-deux » (Gonzalez, 2003) :

  • entre une hiérarchie (qui fixe des objectifs, contrôle le travail et ses résultats, impose des moyens, des façons de faire) et des subordonnés à mobiliser,
  • entre la pression des objectifs et celles des contingences du travail au quotidien : pannes, aléa, absentéisme des salariés, débrayages, risques de conflits,
  • entre gouvernement centralisé des décisions et gouvernement de proximité (Mispelblom Beyer, 2006), entre le marteau et l’enclume (Falcoz, 2003).
Dans ce cadre, les figures du management intermédiaire ne s’appréhendent qu’à partir des acteurs qui délimitent, encadrent le champ de leur intervention : dirigeants et subordonnés. Elles se définissent donc par la distance qu’elles ont avec la direction générale et les exécutants, distance révélatrice des moyens d’action qui sont les leurs, de leur pouvoir de décision et de leurs marges de manœuvre. Dès lors, la notion de middle manager telle qu’elle apparaît dans la littérature « est trop générale, générique et partielle » et trop grossière pour être opérationnelle (Payaud, 2005, p. 115). Elle conduit à méconnaître le travail réel des managers et oblige à considérer la chaîne des mandats pour identifier les situations de travail et les conditions dans lesquelles les managers exercent leurs activités, y fabriquent du pouvoir et du savoir. La position des managers est toujours relative, même parmi les tenants d’une même fonction.

9Il en résulte une troisième acception du mot position, définie ainsi par Mispelblom Beyer (2006, p. 69) : « on appellera ’position’ cette combinaison entre un poste occupé et le style, la manière de négocier avec les subordonnés comme avec la direction générale ». A la manière du stratège sur un champ de bataille, le manager « tient » une position, la fait évoluer au gré des situations et des rapports de force, en tire profit, pèse sur les décisions. Cette dimension batailleuse du management, étrangère au caractère policé de la planification et du commandement est renforcée par les restructurations incessantes des entreprises qui mettent en concurrence interne leurs établissements, leurs sites, leurs agences ou leurs magasins. Cette position est donc mouvante.

1.3 – La notion de proximité et l’évolution des rôles d’intermédiation

10La notion de proximité renouvelle les figures du management intermédiaire. Nous en identifions deux : le marginal-sécant et le manager de proximité.

11Dans une organisation en réseau, l’intermédiation n’est pas seulement intra-organisationnelle mais aussi inter-organisationnelle. S’il s’éloigne du siège, le directeur d’un site, d’une business unit, d’une agence développe des relations de proximité avec le marché, avec ses pairs d’autres organisations (fournisseurs, sous-traitants, concurrents) (Payaud, 2006). Ces relations fournissent une information précieuse sur les exigences du client, les évolutions de l’environnement, favorisent des alliances et arrangements qui font du manager intermédiaire un « marginal-sécant », partie prenante de plusieurs systèmes d’action. Cette position stratégique lui confère un rôle de médiation entre l’organisation et le marché qui lui permet de contribuer à la formation des stratégies. S’appuyant sur l’étude d’entreprises de services de réseau [2], Payaud (2005) montre comment, entre la mise en œuvre de la stratégie délibérée des groupes et son adaptation aux spécificités du marché local, les middle managers favorisent des stratégies émergentes et contribuent à la construction de l’offre, et des compétences qu’elle requiert.

12Mahieu (2007, p. 24) voit dans cette position une opportunité pour le manager intermédiaire de sortir « de sa posture de manager opérationnel ordinaire » pour contribuer à la nouvelle coordination stratégique entre niveaux global et local et « s’approprier une posture nouvelle de dirigeant intermédiaire ». Il qualifie cette posture d’intrapreneur. Ni membre du top management, ni entrepreneur, le manager intermédiaire deviendrait un associé, se libérant d’une conception du management fondé sur l’allégeance au dirigeant et les jeux de pouvoir (Mahieu, p. 25). Si l’auteur y voit une opportunité de repenser l’identité managériale, il convient que la question de la confiance entre managers et direction reste posée, sous la forme des dilemmes suivants : mobilité vs loyauté, projet professionnel vs projet d’entreprise, temps d’adaptation des compétences vs temps du marché.

13La seconde figure est explicitement qualifiée par la proximité : c’est celle du manager de proximité, l’encadrant de première ligne. Cette figure recouvre elle aussi une grande diversité de fonctions et d’intitulés selon les secteurs d’activités, les entreprises et les niveaux de qualification : directeur d’agence d’une entreprise d’intérim, chef de rayon de la grande distribution, chef d’équipe de l’industrie, dirigeant de proximité de la SNCF. Mais sa position est claire : il n’y a qu’un encadrant de première ligne ; il est donc le premier et le dernier manager (Gonzalez, 2003). Dernier maillon de la ligne hiérarchique, bien loin de la direction dans les grandes entreprises, il est le dernier informé et l’opérateur vers lequel convergent les contradictions et incohérences de la hiérarchie. Premier encadrant, il n’encadre que des non-managers, mais constitue un point de passage obligé pour « atteindre » les salariés car le management est avant tout affaire de proximité (Thévenet, 2003). Il tire donc sa force et sa faiblesse de sa proximité avec les acteurs de l’exécution et ayant partie liée avec la force productive, il est souvent suspecté par sa hiérarchie d’être du mauvais côté (Gonzalez, 2003 ; Mispelblom Beyer, 2006). Les auteurs qualifient sa position d’intenable, caractéristique que la fonction RH tend à renforcer.

2 – La GRH mise en scène

2.1 – Côté cour, côté jardin : le manager entre performance et ménagement

14Historiquement, « encadrant et exécutant se constituent mutuellement » avec l’introduction des principes de management scientifique par Taylor (Mispelblom Beyer, 2006, p. 48). Leurs figures se transforment de concert. Nous identifions deux temps majeurs qui traduisent l’évolution des modes de management.

15- La remise en cause du taylorisme et la généralisation de nouvelles normes gestionnaires (qualité, flexibilité, réactivité, réduction des coûts) transforment le travail et renouvellent les dispositifs de gestion et de contrôle, afin de décentraliser les décisions au plus près des situations. Les ouvriers deviennent des opérateurs, les employés des collaborateurs et les managers des animateurs de la performance. Il ne s’agit plus seulement de faire travailler les hommes mais de transformer le travail en performance en obtenant des salariés des comportements conformes aux normes attendues (Galambaud, 2002). Le manager doit alors donner sens à ces nouveaux cadres d’action et réunir les conditions de la performance : adapter, répartir ses ressources en fonction des besoins et des compétences disponibles, les développer là où elles manquent, favoriser la polyvalence, les situations qualifiantes, piloter le changement et accompagner l’apprentissage de l’autonomie, de la responsabilité, favoriser la prise de décision et l’activité régulatrice de ses équipes. La faible productivité des années 1970 a montré la nécessité de repenser la contribution de chacun à la performance et de rééquilibrer le rapport contribution/rétribution, en restituant aux encadrants de première ligne une responsabilité dans les résultats obtenus, un pouvoir de sanction et une unité de commandement dont la centralisation de la fonction RH les a progressivement dessaisis (Gonzalez, 2003). L’enjeu de sa décentralisation est donc d’abord managérial. Il ne s’agit pas tant de renforcer le rôle RH des managers comme on l’a dit, que de « renforcer la cohérence des systèmes au sein desquels ils exercent leur fonction » (Gonzalez, 2003, p. 4).

16- L’émergence d’une logique d’employabilité place la GRH au cœur du management et le rappelle à ses responsabilités sociales face aux mutations de l’emploi et des organisations. Avec la notion d’employabilité émerge une nouvelle figure d’acteur : celle du salarié acteur de son développement qui conduit à faire du manager un coach, un entraîneur soucieux non plus seulement du climat social mais du bien-être et du développement de chacun dans un contexte où les liens entre dirigeants et salariés se distendent et où le sentiment d’insécurité croît. Acteur-relais de la fonction RH, le manager doit pouvoir faire face aux demandes des salariés et devenir maître dans l’art du ménagement. Latour (1996) a souligné la proximité entre le terme anglais de management et son origine française ménager et mis en parallèle les métaphores inspirées par le terme ménage et les usages généralisés du mot « gestion ». On retrouve ces métaphores dans les propos des managers : faire bon ménage pour éviter l’affrontement, ne pas faire de vague pour la direction, ou encore faire le ménage parce qu’on navigue à vue. Ces images sont à même de rendre compte du travail réel de l’encadrant de proximité, contraint à des arbitrages permanents pour gérer les ordres et contre-ordres, les décalages entre objectifs et procédures imposés et moyens alloués. Gestionnaire de l’incertitude, il ne cesse de négocier des arrangements avec ses subordonnés pour faire face aux aléas de toutes sortes, anticiper les risques (accident, démotivation, inadaptation au poste de travail, conflit). On a qualifié ces pratiques de « management clandestin », de « profession régulatrice » (Gonzalez, 2003, p. 10) car elles reposent sur des compromis avec les subordonnés et des bricolages plus ou moins licites que les hiérarchiques préfèrent ignorer (Mispelblom Beyer, 2006).

2.2 – Le manager de proximité : cible privilégiée de la fonction RH

17Ce management ne répond guère au professionnalisme attendu par la DRH qui fait de la normalisation des comportements l’instrument d’une performance accrue. Il est donc de son point de vue, nécessaire de professionnaliser les managers de proximité à la conduite des hommes et de renouveler la vision qu’ils ont de leur rôle. Le manager devient un objet de gestion, au même titre que ses subordonnés. Mais par rapport à ces derniers, il doit être acteur de leur professionnalisation, en tant que gestionnaire des situations de travail et en tant que coordinateur d’un collectif. Sa connaissance du travail, des conditions de la performance, des capacités et potentiels de ses subordonnés est nécessaire à l’individualisation de la GRH. La fonction RH se déplace alors vers les managers pour assurer le suivi individualisé des salariés. Au-delà des raisons évidentes de manque de moyens des services RH, l’argument est le suivant : qui connaît mieux les équipes et les situations de travail que celui qui les encadre tous les jours ? C’est sur la base de ce postulat que s’opère la jonction entre management et gestion des RH. La proximité favorise la connaissance des salariés qui favorise l’individualisation de la gestion. Le manager étant en position de proximité, il endosse des tâches de GRH. Il optimise ainsi ses ressources, ce qui en retour facilite son travail de manager. La boucle est bouclée. Cela ne va toutefois pas sans paradoxe.

18Ces raisons font du manager de proximité la cible privilégiée de la DRH. Cette image de la cible, « but que l’on vise et contre lequel on tire » (Dictionnaire Robert), nous semble bien illustrer les relations entre fonction RH et manager de proximité ! Assurer la cohésion d’un collectif et « distinguer » des individus peuvent relever de logiques contradictoires. Le souci des hommes se heurte à la logique comptable et instrumentale de la DRH chargée de fixer des quotas de personnes à bien et mal noter, à sortir. L’affaire IBM en 2002 en est un exemple et chacun peut être simultanément acteur et agent du système, « le faire fonctionner tout autant que le subir » (De Gaulejac, 2005, p. 11). La logique de régulation qui oriente le management d’équipe entre en conflit avec la logique gestionnaire de la DRH. Les décisions de rémunération et de promotion sont au cœur de ces tensions (Gonzalez, 2003). Le saupoudrage des augmentations individuelles, leur attribution à tour de rôle contournent les critères de la politique de valorisation des compétences ; la volonté de garder un bon élément, de le promouvoir en interne plutôt qu’en externe va à l’encontre d’une politique globale et équitable de mobilité. Le manager en manque d’effectifs ne favorise pas toujours le départ en formation des salariés ou pour sortir la production à temps, contourne les règles de la gestion des temps de travail.

19Par ailleurs, la proximité n’est pas en soi un gage d’objectivité, elle peut biaiser le jugement et les DRH s’en plaignent ! Le manager raisonne avant tout en termes de résultats, ceux sur lesquels il est lui-même évalué, et d’intérêt de son service. Lui laisser la décision de recruter, c’est courir le risque d’une inflation des effectifs. On l’a vu en milieu hospitalier. Parant au plus pressé, le manager aborde les « ressources » humaines en termes d’efficacité plutôt qu’en termes de développement de potentiel. La connaissance qu’il en a est donc biaisée par ce souci de performance et de gestion dans l’urgence. A contrario, des managers de site mettent en place des dispositifs de développement des RH qui entrent en concurrence avec ceux de la DRH, parce qu’ils sont plus adaptés à leurs contraintes spécifiques ou parce qu’ils leur garantissent une certaine liberté d’action en matière d’emploi.

20Pour le manager, la DRH accroît et complexifie une charge de travail souvent lourde et peu reconnue, dont la temporalité n’est pas toujours en phase avec celle qui gouverne son action. Pour la DRH, le manager reste avant tout un opérationnel : cela la conduit à se repositionner en fonction support au manager, en partenaire conseil et non « en pompier [3] », et à instrumenter l’accompagnement RH des managers. Les outils de gestion produits par la DRH médiatisent ses relations avec les managers, de même qu’ils médiatisent la relation entre managers et collaborateurs. Ces supports, les managers les contestent bien souvent car ils les mettent « dans des positions difficiles envers les salariés » : à la fois juge et coach (Trépo et al., 2002, p. 10), entraîneur d’équipe et promoteur de distinctions individuelles, dans un contexte d’exigences croissantes et d’insécurité d’emploi accrue. Si la DRH méconnaît les contradictions que le manager a en permanence à gérer, elle attend de lui qu’il intègre la GRH dans son management… tout en lui assurant la visibilité nécessaire.

2.3 – Les dispositifs de gestion ou la mise en scène d’une fonction partagée

21Cette question de la visibilité nous semble un bon révélateur des problèmes de positionnement de la GRH. Gonzalez (2003, p. 8) formule ainsi le paradoxe dans lequel se trouve la GRH : plus elle « intègre ses pratiques dans celle du management, plus elle est efficace, moins elle est visible et reconnue au sein de l’organisation. A l’inverse, plus elle préserve une identité spécifique, plus elle est repérable et reconnue mais moins elle est efficace ». Or cette question de la visibilité est en passe de se résoudre grâce aux lois récentes sur le développement de la formation, du maintien en emploi des seniors, de la GPEC.

22Le suivi des parcours professionnels constitue la trame où s’entrelacent GRH et management. Il fait l’objet de scénarii multiples favorisant la mobilité (interne, externe, fonctionnelle) ou la gestion des transitions (Gazier, 2005), de mises en scène au travers d’outils comme les cartographies d’emplois donnant à voir les parcours possibles, les passerelles d’un métier à un autre, leurs compétences communes. Ainsi, l’accord SFR de GPEC propose une arborescence sophistiquée de toutes les situations possibles concernant le projet professionnel du salarié. Tous les cas de figure sont envisagés, selon l’origine du projet (demande du salarié ou proposition de l’entreprise), sa faisabilité (en interne, en externe), ses modalités d’accompagnement (promotion, formation, tutorat…). L’entretien (d’appréciation, de carrière…) est un instrument clé de la mise en scène de la GRH. Il encadre le dialogue entre manager et subordonné, autour d’un contrat de progrès, dans une entreprise modernisée. Il met en récit une année de travail, d’effort, de satisfactions ou de souffrances, il redonne sens à divers événements, révélateurs d’un manque, d’un laisser-aller ou au contraire d’un potentiel. Il a surtout valeur de symbole : il donne à voir une relation de confiance, il scelle un accord sur la valeur du travail et donne tout son sens au management.

23L’entretien peut être vu comme un actant (au sens de Latour, 2005), un acteur non humain qui installe la GRH au cœur management en se focalisant sur le « Projet Individuel de Développement et de Formation » du collaborateur, voire « une machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits » (Salmon, 2007). L’exemple suivant relève d’une rhétorique de la « vision ». Leroy Merlin place « la motivation et l’intégration des managers à la politique RH » au cœur de la démarche compétence. Une histoire collective, à la manière du storytelling management (Salmon, 2007) s’amorce alors où l’accompagnement du projet individuel et de la stratégie du magasin vont de pair et garantissent employabilité individuelle et performance collective. Chaque collaborateur est ainsi appelé à « accompagner le rêve des habitants du monde [4] », à « aider chaque habitant à rêver sa maison et à la réaliser ». Une succession d’entretiens permet alors à chacun des acteurs (DRH, managers, salarié) de positionner son rôle dans le processus de développement des hommes et des compétences.

24Les accords de GPEC constituent un exemple encore plus éloquent. Construits autour de ce souci de visibilité (Dietrich, Parlier, 2007), ils offrent une mise en scène flamboyante de la GRH au cœur du management. En aval du récit des mutations affectant l’environnement, ils présentent une action en trois actes : prévoir les évolutions d’emploi ; développer, transmettre les compétences ; sécuriser, prolonger les trajectoires professionnelles. Les dispositifs articulant étroitement le juridique (obligations légales) et le gestionnaire (dispositifs et outils de gestion) assurent l’unité d’action, organisent les relations entre acteurs et définissent leurs contributions. Toute la ligne managériale est mobilisée (directeur général, managers intermédiaires, salariés). Selon leur position hiérarchique, ils interviennent dans un ou plusieurs champs :

  • négociation sociale concernant l’impact des décisions stratégiques sur l’emploi et les effectifs : direction générale, directeurs d’établissement,
  • anticipation des évolutions des marchés, technologies, métiers : directeurs de site, experts RH,
  • détection des besoins de recrutement, compétences, formation, à des niveaux différents de décision (DRH, site, services),
  • appréciation (compétences acquises, potentiel, proposition d’évolution) managers, directeurs, RH locaux,
  • information à tous les échelons de la ligne hiérarchique et sur diverses questions.
L’accord SFR propose là encore une scénographie des séances d’information et de consultation du Comité Central d’Entreprise sur la stratégie, séquencées dans un calendrier prévisionnel, affectées à une commission type, portant sur un objet du processus stratégique et de ses effets sur l’emploi (vision, anticipation, projection, construction, prévention). A ces acteurs du management s’ajoutent acteurs syndicaux et représentants du personnel, experts de la prospective et des RH, du reclassement, de la formation. Dispositifs et outils de gestion règlent et médiatisent leurs interactions dans des situations de dialogue prédéfinies. L’ensemble constitue une impressionnante « machine de gestion » (Girin, 1983).

Conclusion

25Nous inspirant des approches narratologiques des organisations (Salmon, 2007), nous avons abordé la décentralisation de la fonction RH comme une histoire, celle que raconte une fonction à la recherche de sa légitimité (Galambaud, 2002) face à un management toujours en chantier (Segrestin, 2004) dont les dispositifs bouleversent les pouvoirs en place, la distribution des savoirs et des compétences. Dans ce cadre, nous avons cherché les moyens de situer le management intermédiaire dans sa diversité et sa complexité, en tenant compte des études les plus récentes sur le travail réel des cadres. Nous avons souligné l’intérêt des notions de position et de proximité pour dessiner les contours d’un nouvel espace d’action collective : rôles d’intermédiation redéfinis, interdépendance entre figures d’acteurs renouvelées et discours de mobilité et de visibilité qui permettent à la GRH de se mettre en scène, au sein du management des hommes et de l’entreprise. L’exemple de l’entretien et des accords de GPEC montre comment les dispositifs de gestion médiatisent les relations entre acteurs et donnent à voir un monde de management ordonné, voire teinté d’angélisme.

Bibliographie

Bibliographie

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  • L. Boltanski, E. Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.
  • P. Bouffartigue, J. Bouteiller (2005), « Etudier le travail des cadres », Etre cadre, quel travail, Y-F Livian (dir), éditions de l’ANACT, Lyon, p. 14-35.
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  • G. Trépo, N. Estellat, E. Oiry (2002), L’appréciation du personnel, Editions d’Organisation, Paris.

Notes

  • [1]
    Dix rôles sont identifiés, regroupés en trois types : rôles interpersonnels, rôles liés à l’information, rôles décisionnels.
  • [2]
    Adecco, Gaz de France Tranport.
  • [3]
    Source : présentation power point de la responsable du développement social du CGI en conférence à l’IAE de Lille, décembre 2007.
  • [4]
    Source : présentation power point du directeur de la formation de l’Institut de Développement Leroy Merlin en conférence à l’IAE de Lille, décembre 2007.
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