Notes
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[1]
Relatif à l’existence, c'est-à-dire à la vie, à la manière de vivre (Petit Larousse).
Introduction
1 En France, une étude révèle que 54 % des 800 salariés du secteur privé interrogés, âgés de plus de 30 ans, n’ont pas connu de mobilité au cours des cinq dernières années (Conseil d’orientation pour l’emploi, 2009 : 52). En 2005, la Commission européenne constatait que la durée d'emploi moyenne avec un même employeur était de 10,6 ans en Europe, contre 6,7 ans aux États-Unis et 12,2 ans au Japon. Elle observait également que 25 % des travailleurs interrogés n'avaient jamais changé d'employeur et 54 % ne comptaient pas changer d'emploi au cours des cinq prochaines années (Commission européenne, 2006). Les travailleurs qualifiés de stables sont même de plus en plus nombreux (Amossé & Ben Halima, 2010). Loin d’être un simple comportement d’absence de mouvement inter-emplois ou inter-entreprises, la stabilité professionnelle est une attitude qu’on peut définir, en s’inspirant des écrits de Hughes (1937), comme l’état d’esprit de personnes qui se projettent durablement dans leur emploi, n’envisageant pas de mobilité ou dans un horizon lointain.
2 Managérialement, ce thème mérite d’être étudié pour éclairer les employeurs sur les attitudes de leurs salariés, qu’ils incitent à la mobilité pour ajuster en permanence leur organisation aux évolutions de l’environnement (Sullivan & Baruch, 2009). Il contredit la prédiction d’une généralisation des attitudes opportunistes des salariés sur le marché du travail favorables à la mobilité professionnelle (Guest & Sturges, 2007).
3 Académiquement, ce thème de la stabilité professionnelle demeure rarement étudié en tant que tel. Ce hiatus entre absence de travaux académiques et réalité sociale peut s’expliquer par la prégnance dans les débats du concept de « carrière sans frontière », qui survalorise les comportements de mobilité intra comme inter-firmes (Sullivan & Baruch, 2009). Or plusieurs critiques soulignent, notamment, l’insuffisante prise en compte du contexte par cette théorie (Guest & Sturges 2007). Une autre approche plus équilibrée est depuis appliquée pour étudier la carrière (Moore, Gunz & Hall, 2007), considérée comme l’expression d’une volonté individuelle (« agency »), d’une part, et d’une contrainte de la structure sociale, d’autre part. Cette approche « dialectique », classique en sociologie (Seo & Creed, 2002), appliquée à l’étude des attitudes de carrière, souligne une tension entre dépendance et indépendance vis-à-vis des structures ou des frontières (Tams & Arthur, 2010).
4 Jusqu’à présent, cette approche dialectique « agent-structure » est surtout utilisée pour étudier les capacités des salariés à se construire une mobilité dans un environnement social contraignant (Rodrigues, Guest & Budjanovcanin, 2016). À l’inverse, notre recherche illustre comment ces capacités d’agents sont mobilisées pour ne pas « bouger ». La stabilité professionnelle n’est pas seulement une attitude passive de salariés subissant un encastrement social (Ituma & Simpson, 2009), elle traduit également un projet de vie, un positionnement individuel sur la carrière, conduisant à se démarquer des normes de mobilité (Dany, Louvel & Valette, 2011). Notre recherche vise donc à comprendre par quels mécanismes les salariés assument leur stabilité professionnelle face à une norme de carrière favorisant la mobilité. Plus précisément, notre travail tend à enrichir cette approche dialectique de la carrière en montrant le rôle du mécanisme de l’identification au travail. Ce dernier apparaît comme source à la fois de dépendance et d’indépendance. Deux raisons expliquent ce choix.
5 Premièrement, plusieurs auteurs soulignent le manque de recherche sur la carrière intégrant l’analyse des ressources (Dany, et al., 2011 ; Valette & Culié, 2015). Or, l’identification au travail peut générer des ressources stratégiques (Zilber, 2002). Deuxièmement, de manière surprenante, la littérature sur l’identité propose peu de travaux sur le rôle du mécanisme de l’identification dans les choix de rester dans un emploi ou une entreprise (Miscenko & Day, 2015), à l’exception notable de Rothausen, Henderson, Arnold et Malsh (2017). La nature cognitive et sociale de ce processus est connue, mais il manque des investigations montrant son rôle dans ce type d’attitude de carrière, et en particulier l’importance de l’expérience au travail conduisant une personne à se définir par ce qu’elle fait dans son emploi (Pratt, Rockmann & Kaufmann, 2006). Notre projet de connaissance est donc d’expliquer la contradiction observée entre les pressions normatives favorables à la mobilité et la stabilité professionnelles, 1) en conceptualisant le mécanisme d’identification au contenu de leur travail et, 2) en précisant deux effets, l’encastrement des salariés dans l’emploi et leur capacité d’agent à se positionner vis-à-vis des normes de carrière.
6 Nous présenterons, dans une première partie, les travaux sur la stabilité professionnelle, les normes de carrière et l’identification au travail. Nous décrirons ensuite notre méthodologie pour traiter les données recueillies auprès de salariés d’une association du secteur social. Nous présenterons enfin nos résultats, synthétisés par un modèle processuel, expliquant les positionnements, puis nos apports sur les thèmes de l’identification au travail et de la carrière.
La stabilité professionnelle malgré les normes
De quoi parle-t-on ?
7 Il existe plusieurs formes de stabilité professionnelle observées chez les salariés, la plus étudiée est celle relative à une organisation (rester chez le même employeur), intégrant la mobilité interne (Hausknecht, Rodda & Howard, 2009). Amosse et Ben Halima, qualifient par exemple les travailleurs stables ceux « ayant effectué plus des trois quarts de leur carrière auprès d’un même employeur » (2010 : 3). Cependant, la durée de présence dans un emploi ou une entreprise est une mesure imparfaite, d’une part, parce que les normes temporelles ne sont pas les mêmes selon les pays et les époques (Peltokorpi, 2013).
8 D’autre part, un employé peut avoir une grande ancienneté, sans pour autant souhaiter rester dans son poste ou son entreprise (Hom, Mitchell, Lee & Griffeth, 2012). A contrario, il peut avoir intégré récemment une entreprise et s’y projeter durablement, signe d’une stabilité professionnelle. Il faut donc intégrer dans cette mesure le critère du choix, plus ou moins initié par les salariés, puisque le marché du travail et les contraintes de la vie personnelle peuvent être peu propices à la mobilité externe (Guest & Sturges, 2007).
9 De plus, la stabilité professionnelle peut être associée à une mobilité psychologique, avec un développement des compétences qui se fait sans changement physique d’emploi (Sullivan & Arthur, 2006). La stabilité professionnelle n’est pas seulement une donnée objective, c’est aussi une donnée subjective, correspondant à un état d’esprit dans laquelle se trouve un salarié, considérant son emploi dans sa trajectoire professionnelle (Hughes, 1937). D’ailleurs, le plus souvent, lorsque les chercheurs interrogent les personnes, ils obtiennent une information sur une espérance, formulée dans le contexte d’une situation (Dany, 2003). Aussi, nous considérons la stabilité professionnelle comme une attitude, liée à une perception de la carrière, de salariés assumant un choix, contredisant la norme sociale de mobilité physique.
Des normes de carrière synonymes d’un déterminisme souple
10 L’existence de normes de carrière favorisant la stabilité dans les bureaucraties a été révélée par Weber puis Hughes (Moore, et al., 2007). Ce modèle normatif n’est plus valorisé par les organisations, qui demandent à leurs salariés une flexibilité dans leur emploi et une mobilité professionnelle (Inkson, Gunz, Ganesh & Roper, 2012). Des normes de durée maximum d’occupation des emplois ont été mises en exergue (Lawrence, 2011). Elles influencent les attitudes vis-à-vis de la carrière sans les déterminer.
11 En effet, les salariés sont encastrés dans un contexte social (Ituma & Simpson, 2009) et s’imposent des frontières (Inkson, et al., 2012 ; Rodrigues, et al., 2016). Cependant, comme le montrent Dany, Louvel et Valette (2011), si la trajectoire professionnelle est influencée par les normes de promotion, les salariés peuvent refuser de s’y conformer et faire des choix alternatifs. Ces chercheurs s’inscrivent dans cette approche nuancée de la carrière, entre effet de structure et initiative « d’agent individuel », initiée notamment par Moore et ses collègues (2007). Ils mettent en évidence un processus cognitif d’intégration des normes institutionnelles, mais aussi un processus politique à travers la capacité des salariés à construire une position sur leur carrière singulière en mobilisant des ressources de l’organisation et de leurs réseaux sociaux (Dany, et al., 2011 ; Ituma & Simpson, 2009 ; Valette & Culié, 2015). Proposant une lecture « dialectique » des choix des individus (Seo & Creed, 2002), entre contrainte sociale (effet de structure) et liberté d’action (effet d’agent), ces travaux considèrent que les salariés saisissent des arguments dans leurs contextes pour justifier leur position, faisant d’eux des acteurs stratégiques (Dany, et al., 2011). Les inventeurs du concept de « carrière sans frontière » reconnaissent eux-mêmes l’intérêt de cette approche équilibrée, considérant que la capacité des salariés à être des agents de leur carrière est contrainte et qu’il existe autant d’indicateurs d’indépendance que de dépendance au contexte institutionnel et culturel (Tams & Arthur, 2010).
12 Le phénomène de la stabilité professionnelle peut donc être compris à travers cette « dialectique structure-agent ». D’un côté, les salariés restent dans leur emploi ou leur entreprise parce que le contexte les y incite (Dany, et al, 2011). De l’autre, ils font également preuve d’une certaine liberté en faisant le choix de ne pas respecter les normes de mobilité.
13 Les perceptions de ces normes varient selon les individus, avec des interprétations différentes des informations disponibles, expression d’une singularité (Lawrence, 2011). Les pressions des employeurs favorables à la mobilité, relayées par les institutions, sont telles que pour maintenir leur projet de rester durablement dans leur emploi, les salariés doivent faire preuve d’une certaine liberté et d’une capacité d’acteur stratégique (Dany, et al., 2011). Les salariés peuvent faire des choix en prenant leur distance vis-à-vis des normes sociales dans les organisations, voire les transformer ou en créer de nouvelles (Hardy & Maguire, 2008). Cette position est difficile à tenir et les salariés doivent se justifier (Lawrence, 2008 ; Oliver, 1991).
14 Cependant, cette approche dialectique de la carrière indique insuffisamment par quels mécanismes les agents mobilisent les ressources pour faire face à leur situation (« coping »). Ces chercheurs incitent d’ailleurs la littérature à passer à un second niveau d’analyse, en intégrant la compréhension des ressources (Dany et al., 2011), qui peuvent être de différentes natures. Pour certains auteurs, elles sont financières, politiques et organisationnelles (Greenwood & Suddaby, 2006). Les savoirs acquis, l’information, la confiance, les interconnexions et les réseaux sont également des ressources intégrées dans des schémas d’interprétation (Feldman, 2004), permettant une prise de position singulière, pour modifier les normes (Hardy & Maguire, 2008). Cette capacité d’agent est aussi stimulée par le sens donné au travail, qui est une ressource pour les salariés (Zilber, 2002). L’influence de l’identification sur la capacité d’agent est rarement mise en exergue par la littérature, c’est la relation inverse qui est le plus souvent proposée (Sainsaulieu, 1988). Pourtant, l’identité au travail semble en partie modeler les schémas de compréhension, au travers desquels les expériences sont exploitées pour définir des choix de carrière (Grote & Raeder, 2009).
Les effets de l’identification au travail
L’identification au travail, une ressource pour l’agent…
15 Pour Ashforth, Harrison et Corley (2008), l’identité professionnelle est produite en grande partie grâce à l’identification au travail, qui est un processus cognitif et affectif d’auto-catégorisation, permettant d’obtenir et maintenir une estime de soi. Ce mécanisme consiste selon eux à produire du sens (sensemaking) pour la définition de soi, influencé par un individu et/ou des groupes sociaux, qui sont considérés comme des références. Les salariés interprètent les sens donnés (sensegiving) par des « cibles » sur leur lieu de travail et les incorporent dans leur identité (Vough, 2012). Les cibles peuvent être un collègue, l’équipe, l’organisation, la profession (Ashforth, et al., 2008).
16 Les salariés construisent aussi leur identité dans le rapport « solitaire » qu’ils entretiennent avec leur pratique, en acceptant les signaux donnés par les situations professionnelles, qui renvoient une image d’eux-mêmes, qu’ils acceptent lorsqu’elle est valorisante (Pratt, et al., 2006). Ce type d’identification se fait lorsque l’individu reconnaît son image, d’un être capable, maîtrisant des compétences singulières pour réaliser une « œuvre » (Sainsaulieu, 1998). Le salarié se définit par ce qu’il fait ou réussit à produire dans son activité, source de fierté, ce qui correspond à « une identification basée sur le travail » (Ashforth, et al., 2008 : 326). Becker et Casper (1956) montrent, sans la nommer ainsi, que l’identification au contenu du travail est synonyme de fort intérêt pour la tâche et l’expression d’une fierté des compétences acquises qui conduisent les salariés à se définir par ce qu’ils sont capables de faire, ce qui n’est pas sans conséquence sur leurs choix professionnels. En effet, en produisant du sens, ce mécanisme d’identification génère des ressources pour les salariés (Zilber, 2002), qu’ils peuvent mobiliser pour être des « agents de carrière » (Tams & Arthur, 2010). Mais l’identification au travail génère aussi une dépendance à son égard.
… ou la source d’une dépendance ?
17 Le concept d’encastrement a été développé pour expliquer pourquoi les salariés font le choix de rester dans leur emploi ou leur entreprise. Cette approche a la vertu d’identifier des faits, en testant l’influence du contexte de la personne et de l’organisation. Plus il existe des liens difficiles à rompre (avec les collègues, la profession, la famille, etc.) et des proximités (en termes de valeurs, de buts, de compétences et de carrières) entre l’emploi et la vie personnelle de la personne, moins celui-ci fera le choix de quitter son employeur (Lee, Mitchell, Sablynski, Burton & Holtom, 2004). L’imbrication de l’emploi dans la vie de la personne, à travers de multiples liens, qui constituent des réseaux sociaux, va faire que le départ de l’organisation sera perçu comme un sacrifice (perte de collègues, de projets intéressants, d’un supérieur bienveillant, d’opportunités de carrière, d’avantages financiers, etc.). Certaines de ces publications (Das, Nandialath & Mohan, 2013 ; Hausknecht, et al., 2009 ; Mitchell, Holtom, Lee, Sablynski & Erez, 2001 ; Ramesh, & Gelfand, 2010) ont le projet explicite d’identifier les déterminants de l’intention de rester dans l’emploi ou l’entreprise, ayant un effet négatif sur le départ effectif (Price & Mueller, 1981). Ils se démarquant ainsi en apparence des travaux sur le turnover. Des variables démographiques (état marital et de propriétaire, situation du conjoint, nombre d’enfants, ancienneté) et attitudinales (satisfaction, engagement, support organisationnel, attachement) sont testées. Cependant, si le mot stay figure dans le titre, la variable dépendante de leur modèle est l’intention de quitter l’organisation.
18 Pourtant, l’utilisation du concept d’encastrement est intéressante, car elle permet de révéler que les déterminants de la stabilité professionnelle ne sont pas forcément ceux de la mobilité (Mainhagu & Castéran, 2016), puisque dans ce cas les normes et les réseaux sociaux jouent un rôle crucial, inhibant toute velléité au départ (Hom, et al., 2012). De plus, tout en cherchant à se distinguer des théories sur l’identité sociale (Mitchell, et al., 2001), elle apporte des éléments de mesure qui ont un rapport avec le mécanisme de l’identification, qui produit les liens et les proximités culturelles. En effet, parmi les items utilisés pour interroger les personnes figurent « j’aime les membres de mon groupe de travail », « mes collègues sont similaires à moi », « je suis proche de la culture de l’entreprise » (Mitchell, et al., 2001 : 1121) ; « C’est le type de travail qui m’intéressait le plus de faire » (Holtom & Inderrieden, 2006 : 449) « je suis attaché à cette organisation » (Crossley, Bennett, Jex & Burnfield, 2007 : 1035 ; Ng et Feldman, 2013 : 102). Ng et Feldman (2013) constatent l’existence d’un lien entre l’encastrement organisationnel, mesuré notamment par le sentiment d’attachement à l’entreprise employeur, et la difficulté de la quitter. S’il est intéressant de distinguer les variables factuelles du contexte de celles relatives aux perceptions des personnes, il apparaît que les modèles existants manquent de précision dans la définition de leurs variables. Ils mêlent la notion d’attachement et d’encastrement, et négligent le mécanisme de l’identification, notamment au contenu du travail, dans la compréhension de la stabilité professionnelle.
19 Ce panorama de la littérature révèle que les travaux liant le thème de l’identité au travail à celui de la stabilité professionnelle demeurent embryonnaires (Rothausen, et al., 2017). En montrant comment l’identification au contenu du travail génère de la dépendance, mais aussi des ressources à des agents, notre recherche contribue à dépasser le stade actuel de la connaissance sur les choix de carrière à travers une approche dialectique.
Méthodologie
Le contexte de la recherche
20 Pour explorer la stabilité professionnelle, nous avons investi un champ dans lequel ce phénomène est souvent observé : le secteur social. En effet, dans les fonctions « d’intérêt public » (Audier & Bacache-Beauvallet, 2007) et les professions réglementées, les employés restent dans leur métier plus souvent que dans d’autres secteurs (Simonnet & Ulrich, 2009). Ce champ connaît une évolution comparable à celle observée dans le secteur public et parapublic, avec l’adoption des normes importées du secteur marchand (Pettigrew, McKee & Ferlie, 1988), comme celles favorisant la mobilité professionnelle. Comme souvent, l’accès au terrain a été facilité par notre démarche qualifiée par Pettigrew « d’opportunisme planifié » (1990), puisque nous avons contacté une association du secteur social, qui s’est révélée concernée par notre objet de recherche.
21 Cette association a été créée après la Seconde Guerre mondiale pour répondre à une situation de jeunes en errance. Elle s’est vue confier une mission de service public dans le secteur naissant de l’enfance inadaptée. Deux directions ont été développées par la suite prenant en charge des personnes en situation de handicap et des publics en difficultés sociales. L’association absorbe ces derniers temps des établissements, poussée par des pouvoirs publics qui cherchent à rationaliser le secteur en réduisant les ressources allouées. Lorsque nous les avons rencontrés la première fois, les dirigeants cherchaient des solutions pour favoriser la mobilité interne de leur personnel, pour être en mesure d’adapter l’organisation aux évolutions des demandes des commanditaires, mais aussi pour prévenir les risques psychosociaux, liés à une usure professionnelle de travailleurs sociaux, souvent réticents à quitter leur lieu d’affectation. L’intérêt de cette association est que les salariés sont incités à une mobilité par la direction, dans un contexte social perçu par les salariés comme valorisant cette norme. Les salariés ont évoqué donc très spontanément les normes de mobilité, qu’ils ont intégrées du fait de cette double « injonction », managériale et sociétale. Or, une partie de la trentaine d’entités de l’association est caractérisée par une grande stabilité de leurs employés dans leur poste de travail (surtout dans le handicap et la protection de l’enfance en « milieu ouvert »). Comment ces salariés gèrent-ils cette contradiction ? Nous avons pu comparer leurs discours avec ceux d’employés d’entités où le taux de turnover est traditionnellement élevé (protection de l’enfance en milieu fermé en particulier), ce qui permet de spécifier le phénomène étudié (Eisenhardt & Graebner, 2007 ; Pettigrew, 1990).
Les sources d’information
22 Plusieurs sources d’information ont été sollicitées, la plus importante étant les récits de 75 salariés travaillant dans cinq structures : une dans le domaine de la protection de l’enfance en milieu ouvert (34 % du personnel de l’association selon le rapport annuel de 2012), une autre dans la protection de l’enfance en milieu fermé (12 %), deux dans le handicap (48 %) et une dans l’insertion sociale des adultes (4 %). Ces volontaires se sont proposés après notre présentation du projet en réunion d’équipe. Nous avons interviewé 55 travailleurs sociaux, 9 directeurs et chefs de service, 6 secrétaires et 5 autres employés (psychologues, cuisiniers et veilleur de nuit). En 2012, le personnel éducatif représentait 63 % des salariés de l’association, le personnel administratif 11 %. Nos interlocuteurs sont majoritairement des femmes mais dans une proportion inférieure à celle de l’ensemble du personnel de l’association (tableau 1). L’ancienneté moyenne de la population étudiée est par contre supérieure.
Comparaison des profils des interviewés avec la population totale de l’association
Femmes | Hommes | Age moyen | Ancienneté moyenne | |
Population étudiée | 64 % | 36 % | 41,32 | 11,84 |
Population totale | 70,9 % | 29,1 % | 41,25 | 9,52 |
Comparaison des profils des interviewés avec la population totale de l’association
23 Au total, nous avons dénombré dans notre échantillon 49 personnes assumant leur stabilité professionnelle dans leur poste (Tableau 2). Ces derniers, se projetant durablement dans leur emploi, déclarent ne pas envisager la mobilité professionnelle, comme l’exprime cette éducatrice « Tant que ça me convient, je reste » (interviewée n°2) ou cette assistante de direction : « Cogiter sur des évolutions de carrière, actuellement je ne m’en soucie pas du tout, mais vraiment pas du tout. Je suis bien où je suis » (n°28). À l’opposé, 23 personnes ont exprimé vouloir partir. Enfin, trois personnes ont été trop indécises pour pouvoir être classées.
Ancienneté et intention des interviewés par secteur
Foyer | PEMO | IAS | Handicap | Total | |
Nombre de cas de stabilité assumée | 8 | 12 | 7 | 22 | 49 |
Nombre de cas de mobilité souhaitée | 9 | 4 | 9 | 1 | 23 |
Nombre d’indécis | 1 | 2 | 0 | 0 | 3 |
Total | 18 | 18 | 16 | 23 | 75 |
Ancienneté moyenne dans le poste | 7,47 | 15,9 | 7,73 | 12,2 | 11 |
Ancienneté et intention des interviewés par secteur
Légende : PEMO = Protection de l’enfance en milieu ouvert ; IAS= Insertion sociale des adultes24 Les salariés assumant leur stabilité professionnelle sont majoritairement (69 %) dans les établissements des deux secteurs (PEMO et Handicap), où le turnover est souvent faible. Les personnes interrogées ont pour la plupart vécu plusieurs emplois dans leur carrière : 13 personnes ont décrit des situations passées de stabilité dans des postes qu’ils ont occupés pendant au moins 6 ans ; 46 expliquent les raisons qui les ont conduites à partir dans le passé. Nous avons également exploité des données obtenues dans des documents concernant les années 2011 et 2012 (2 rapports annuels, 8 procès-verbaux de CE et CHSCT, 2 projets de services, 3 tableaux sur les effectifs), grâce à notre participation à des réunions et à nos passages fréquents dans les locaux, ce qui a permis des échanges informels. Ces informations permettent de comprendre le contexte des personnes et de saisir le sens de leur propos, pour mieux les catégoriser, en respectant la signification produite par les salariés.
La méthode de recueil des informations
25 La méthode employée pour recueillir les récits des salariés a été celle de l’entretien semi-directif. Elle est adaptée pour comprendre un mécanisme nouveau et complexe (Creswell, 2007). Les interviews ont toutes été conduites dans les locaux de l’association, enregistrées et retranscrites au fur et à mesure de manière à faire évoluer le questionnement (Corbin & Strauss, 2008). Elles ont duré entre 24 et 144 minutes (47 minutes en moyenne), soit au total près de 60 heures d’entretien.
26 Nous avons consciencieusement créé les conditions de la confiance, afin d’encourager l’honnêteté des récits. Avant de démarrer l’échange sur le thème de la recherche, nous utilisons des questions favorisant la familiarité avec la personne à propos d’un évènement du quotidien (Rothausen, et al., 2017). Nous montrons toujours notre intérêt sur tous les aspects de la vie professionnelle de la personne, en adoptant une attitude d’écoute dénuée de jugement (Kaufmann, 2007). Cette méthode « compréhensive », qui respecte le sens donné par les interviewés, permet d’éviter de construire un modèle d’analyse a priori (Suddaby, 2006). Lors de l’introduction, nous présentons l’objet de la rencontre, indiquant que leurs informations sont utiles pour faire progresser la connaissance scientifique sur les raisons qui font qu’un salarié reste dans son poste ou le quitte. En général, cette introduction suffit pour orienter le récit sans que nous ayons d’autres interventions à faire que des phrases de relances ou des questions d’approfondissement (annexe 1). Nos prises de parole visaient des « énoncés narratifs » (Blanchet, Ghiglione, Massonnat & Trognon, 1985), orientant la personne vers des évènements passés, pour éviter des propos trop généraux peu exploitables.
27 Concernant les échanges informels (cinq rencontres fortuites avec des travailleurs sociaux ou des cadres) et les réunions (sept avec les équipes dans les structures, une avec le CE et deux avec le DG et la DRH), une prise de note a été réalisée pendant et/ou tout de suite après l’évènement, pour garder une trace écrite la plus complète et précise possible.
28 Au total, l’ensemble des échanges a constitué un corpus de données que nous avons codées, en formulant des remarques dans des mémos. Les documents, obtenus des dirigeants et sur le site internet de l’association, nous ont servi à bien comprendre le contexte.
Le codage des données
29 Nous avons utilisé la méthodologie inductive d’analyse des données préconisée par les tenants de la théorie enracinée (Corbin & Strauss, 2008). Le premier des auteurs a réalisé le codage des entretiens retranscrits au fur et à mesure, suivant une piste analytique débouchant sur des concepts clés (Silverman & Marvasti, 2008). Cette démarche permet d’identifier des thèmes émergents qui guident la conduite des entretiens suivants et le codage des données dans un processus itératif (Corbin & Strauss, 2008). Un tableau de codage a été produit avec des codes, des catégories, des dimensions, des propriétés et des définitions. La méthodologie de Gioia a été adoptée avec cinq étapes (Gioia, Corley & Hamilton, 2012 ; Langley & Abdallah, 2011). L’étape 1 est le codage ouvert qui permet d’identifier des codes in vivo issus des données, le plus souvent des expressions employées par les interviewés. Nous avons généré alors plus de 250 codes. L’étape 2 consiste à établir les thèmes de premier ordre, regroupant les codes, du fait de similitudes dans des rubriques de niveau conceptuel supérieur (figure 1).
30 Nous avons mis de côté des catégories trop éloignées de notre sujet ou présentant des proximités avec des variables déjà identifiées par la littérature (contexte, choix d’orientation, contenu du travail et démarches), retenant 29 thèmes portant sur les perceptions du travail et de la carrière.
31 L’étape 3 est le codage axial. Le chercheur établit des relations entre les catégories en les rassemblant dans des thèmes de second ordre : dans notre cas 14 codes ont été identifiés (figure 1). Tous les entretiens ont été recodés en utilisant la dernière mouture des catégories de second ordre. La correspondance entre les verbatim et les thèmes (tableau 3) a été contrôlée par les deux autres chercheurs, engageant un « processus réflexif ». (Pettigrew, 1990).
Verbatim illustratifs des thèmes de 1er ordre
Thème 1. Rôles au travail qui servent à se définir (modalité normative) | |
Utilité sociale du travail et sens à la vie |
Ce travail m’a donné du sens à ma propre vie. J’ai le sentiment d’être utile. Ces enfants, je fais quelque chose pour eux (4). Je me réalise dans tous les moments d’échange avec les enfants (53). |
Missions spécifiques du métier et singularité. |
Je pense qu’on ne fait pas ce métier par
hasard. Il y a quelque chose, une expérience de
ma vie personnelle qui fait que je suis là
aujourd’hui. Il faut quand même avoir certaines
qualités humaines. Soit on est fait pour ce
métier, soit on le fait pas, il ne faut pas le faire
par hasard (55). Ma mission, c’est de rendre les gens heureux, après s’ils ne progressent pas, l’essentiel c’est qu’il soit bien dans sa peau (64). |
Thème 2. Stimulation intellectuelle du travail qui sert à se définir (modalité cognitive) | |
Intérêt pour soi du travail par la variété |
L’intérêt du travail tient tout d’abord à la
rencontre avec le public, qui se renouvelle sans
cesse. On intervient vraiment ponctuellement. C’est peut-être quelque chose qui ralentit le phénomène d’usure. (37). Ce qui rend le travail intéressant, c’est que les tâches sont très diverses (72). |
Intérêt pour soi du travail par les défis | Pour moi c’était un super coup, c’était très intéressant, c’est l’intérêt du boulot : une grosse autonomie, une grosse responsabilité, l’accompagnement individualisé, t’es soutenu par une équipe (17). |
Thème 3. Capacités au travail qui servent à se définir (modalité performative) | |
Fierté des résultats |
Je suis fière d’être arrivée à des choses avec
les enfants (63). C’était gratifiant, car je voyais que j’avais une pratique qui s’étoffait, je commençais à avoir une sorte d’efficacité (41). |
Efficacité individuelle reconnue | Quand cette confiance qui a été donnée est valorisée par un travail. Ce que j’aimais, c’est qu’il y a une confiance et une honnêteté. Le directeur a pu me dire : je vous ai fait confiance et j’étais étonné du résultat (66). |
Thème 4. Plaisir à faire son travail (modalité émotive) |
Emotions positives et attachement |
Si c’est pour l’argent, avec 1600€, je ne vais
pas loin… Il faut quand même pouvoir rester
dans notre profession parce qu’on n’est pas
payés ; on reste parce qu’on aime ça (71). Il faudrait qu’il y ait vraiment un gros truc pour que je ne vienne plus, parce que j’aime vraiment ce que je fais (72). |
Sympathie avec le public qui nous correspond | C’est important aussi de faire ce qu’on aime, d’avoir des passions pour que les enfants le ressentent et il y a quelque chose de sympa qui se joue à ce moment-là. C’est vrai aussi que ce sont des enfants handicapés, il y a de la joie, des rires. (…) Je me réalise dans tous les moments d’échange avec les enfants (53). |
Thème 5. Modèles des collègues qui servent à se définir (modalité normative) | |
Repères donnés par les collègues | Quand j’ai démarré, j’étais sous sa tutelle, elle m’a montré comment on faisait les écrits, comment on gérait les activités qu’on mettait en place, comment équilibrer les activités motrices, sensorielles, cognitives. Je me suis beaucoup inspirée de son expérience à elle, puis, j’ai reproduit avec mon caractère, mes rêves aussi, ma conception du métier (59). |
Thème 6. Résultat collectif qui sert à se définir (modalité performative) | |
Efficacité reconnue du groupe | « Il y a des jeunes qui nous ont été très reconnaissants, des lettres de là où ils étaient, nous remercier de ce que nous avons fait » (8). |
Thème 7. Liens difficiles à sacrifier | |
Liens avec les collègues | Ma stabilité elle liée à mon service, à tous les liens que j’y ai tissés et à ma volonté d’être en harmonie dans ma vie professionnelle avec ma vie familiale (43). |
Liens entre le travail et les autres activités |
J’utilise ma position d’élu pour avoir des
informations sur le public. Il y a des synergies. L’intérêt de ce type d’emploi est de pouvoir se dégager du temps pour exercer mes obligations d’élu sur le temps de travail (38). |
Thème 8. Proximités difficiles à sacrifier | |
Proximité géographique | J’aime bien m’occuper correctement de mes enfants et le fait que je ne sois pas trop loin du domicile, de l’école m’importe (72). |
Proximité avec les valeurs | C’est important d’avoir une bonne équipe avec qui on arrive à travailler ensemble avec les mêmes valeurs (23). |
Thème 9. Avantages difficiles à sacrifier | |
Avantages matériels | Parce que partir… L’association, ça reste quand même une bonne association, rien qu’au niveau du C.E (55). |
Autonomie | Ce qui m’intéresse sur mon poste c’est qu’il y a une certaine liberté dans l’accompagnement, c’est parce que la direction fait confiance (75). |
Sécurité | C’est une association solide, ce n’est pas un employeur qui ferme (74). |
Thème 10. Exigences pour soi | |
Être compétent avant de changer | J’ai envie d’avoir un vécu en tant qu’éducateur avant de prendre les responsabilités, il faut avoir bien senti ce que c’était le travail (11). |
Ne pas être cadre de collègues | Les collègues, du jour au lendemain les encadrer, c’est très difficile (26). |
Ne pas être grisé par le pouvoir | La jouissance du pouvoir on n'en a pas conscience. On peut très rapidement ne plus se poser la question (6). |
Ne pas ressembler à ses parents | Ma mère qui est restée plus de 35 ans dans la même boite et c’est un truc que je ne comprends pas, car je me dis qu’on a besoin d’évoluer (16). |
Être proche du terrain | Il y a des fois où je me vois bien être chef de service et il y a des fois où je me dis que c’est bien d’être en contact avec le public (24). |
Thème 11. Vitalité de la mobilité | |
Eviter l’incapacité | Je trouve que rester toute sa carrière dans une même institution c’est de l’ordre de la sclérose (39). |
Eviter la routine | A un moment donné, on peut tourner en rond et faire les choses machinalement. C’est très mauvais donc c’est très bien de changer (6). |
Thème 12. Normes temporelles de carrière justifiant la distanciation | |
Avoir passé l’âge pour être mobile | C’est un âge où s’il y a un tournant à faire c’est bientôt, car après je ne le ferais plus. Après 50 ans, on ne bouge plus, il me semble (47). |
Avoir été mobile suffisamment | La règle c’était tu commences par l’internat et après tu bosses en milieu ouvert (17). |
Thème 13. Normes temporelles de carrière justifiant la conciliation | |
Durée d’emploi à acquérir avant d’être mobile |
Et puis je me suis dit : il faut tenir 3 ans, j’aurais
ce premier bagage qui me permettra d’aller
ailleurs (7). Trois ans, ça me semble quelque chose de stable, notamment sur un CV (11). |
Thème 14. Normes temporelles de carrière justifiant la conformité | |
Avoir l’âge pour être mobile | Après si j’avais vingt ans je ne dirais pas ça. Si c’était ça mon but, rester 40 ans au Foyer, ce serait d’un triste (rire) ! (9). |
Durée d’emploi suffisante pour être mobile | Je ne me voyais pas rester. En commençant au Foyer, je m’étais dit que je resterais entre 3 ans et 5 ans (16). |
Verbatim illustratifs des thèmes de 1er ordre
32 Plusieurs « retours » sur les entretiens codés ont été réalisés, toutes entités confondues, puis par organisation, en prêtant attention au contexte spécifique. Les cinq dimensions agrégées, associées aux thèmes de 2ème ordre (figure 1), ont été déduites de ce travail, puis affinées par la comparaison avec la littérature (étape 5). Il s’agit de l’identification au contenu du travail (caractérisée par les modalités cognitive, normative, performative et émotive), de l’identification au groupe (avec les modalités normative et performative), des arguments factuels d’encastrement dans le poste (liens, proximités et avantages difficiles à sacrifier), des argumentants existentiels (exigences pour soi et vitalité) et des arguments normatifs (positions des salariés vis-à-vis des normes de mobilité : distanciation, conciliation et conformité).
33 Cette méthode permet d’identifier les variables rendant compte des mécanismes sociaux (identifications au travail et encastrement) qui expliquent comment les salariés « font face » (coping) aux injonctions à la mobilité professionnelle (positionnements). Par ce procédé, on s’assure que le modèle théorique explicatif est tiré des données (Gioia, et al., 2012). C’est pour cette raison que les résultats sont présentés selon l’arborescence du codage.
Résultats
L’importance du travail pour se definir dans la carrière
34 Le premier résultat de cette recherche, qui ressort de notre arborescence de codage (figure 1), est que les salariés pensent leur carrière en se référant à leur expérience du travail, qui alimente leur construction identitaire. Deux types d’identification au travail sont mises à jour, une catégorie, nouvelle au regard de la littérature qui concerne le contenu du travail, et celle, bien connue, relative au groupe des collègues (dimensions agrégées).
L’identification au contenu du travail
35 Nos informateurs évoquent spontanément le contenu de leur travail, ce qu’ils ont fait, pour expliquer leur trajectoire professionnelle. Le rapport, en partie solitaire, qu’ils entretiennent avec leur travail leur sert à se définir pour se projeter dans l’avenir : « C’est comme ça que je me perçois, que je vois mon poste » (n°28, assistante de de gestion). Ce parallèle établi par les salariés entre le contenu de leur travail et la définition de soi peut être appréhendé à travers quatre thèmes de 2ème ordre. Ces derniers correspondent à des modalités sur la manière de se définir par rapport au travail, grâce aux rôles (modalité normative), aux stimulations intellectuelles (cognitive), aux capacités développées (performative) et aux plaisirs de faire (émotive).
Les rôles au travail qui servent à se définir : modalité normative
36 Nous avons identifié une catégorie qui traite des rôles au travail qui servent à se définir, à partir de deux thèmes de 1er ordre. Le premier concerne l’utilité sociale du travail, qui contribue à alimenter le sens donné à sa vie. De nombreux interviewés ont exprimé explicitement trouver un sens à leur vie grâce à ce qu’ils font. Ils produisent une signification (sensemaking) sur leur place dans la société (à quoi ils servent), qui contribue à forger une identité dans leur trajectoire professionnelle : « Mais c’est vrai que je suis bien ici et par rapport à mon passé j’y ai ma place et j’arrive à transmettre quelque chose aux gamins » (n°8, éducatrice).
37 Les salariés s’inspirent du sens donné par les situations professionnelles (sensegiving) pour établir une définition de soi qui leur convient. L’image de soi renvoyée par les situations professionnelles valorisantes alimente leur construction identitaire : « Quand vous avez des jeunes, qui évoluent correctement, c’est appréciable. Des fois, malgré leurs défiances, certains ont de l’humour, on se dit : chapeau ! Ils ont leur intelligence. J’ai une devise : en même temps que je leur enseigne, ils m’enseignent aussi. J’ai appris énormément avec eux, c’est important, c’est un miroir » (n°68, éducateur). Ce processus conduisant une personne à concevoir son identité en référence à un sens produit par une situation ciblée, c’est celui de l’identification (Ashforth et al., 2008).
38 Le second thème de 1er ordre entrant dans cette catégorie est celui des missions spécifiques du métier, qui servent à se définir de manière singulière. Le sens produit dans le travail peut être déjà conceptualisé dans des rôles établis par la profession : « Si on ne trouve pas ce sens on ne peut pas tenir, car c’est notre métier de prendre une part de cette souffrance, ce qu’on appelle le transfert » (n°4, chef de service). Il recouvre des valeurs récurrentes : « C’est pour les valeurs humaines que j’ai voulu faire ce métier » (n°49, éducatrice). Pour autant, les salariés construisent leur rôle à travers une expérience du travail singulière, interprétant à leur manière ce qu’ils ont fait. Le discours d’une secrétaire est révélateur, car celle-ci produit du sens sans pouvoir s’appuyer sur le discours construit par une profession : « Ici le téléphone et l’accueil c’est primordial, le fait de les écouter, les personnes se sentent prises en charge. Etre l’intermédiaire entre le public et les travailleurs sociaux. Quelque part, on est une éponge qui absorbe tout, une pieuvre qui a plusieurs bras, qui fait le lien » (n°36).
39 Au final, notre interprétation des discours relatifs à ce thème de 2ème ordre est que les rôles, en partie construits par les salariés, servent pour la définition de soi. Il s’agit selon nous d’une modalité normative de l’identification au contenu du travail, puisque les personnes s’approprient, voire élaborent, des normes professionnelles, qu’ils intègrent dans leur identité.
40 Le lien entre la réflexion sur le travail et la construction de l’identité n’est pas toujours explicite, mais il est toujours sous-entendu, lorsque les employés expriment leur fierté à propos de leur travail. Ils considèrent que leur personne, qui joue un rôle social valorisant, est en adéquation avec ce qu’ils veulent être : « Pour l’instant j’ai impression de m’épanouir dans ce que je fais, d’apporter quand même des choses autant pour les personnes que pour les familles et, j’espère, pour les collègues de travail. Tant que je suis dans cette dynamique-là, j’ai envie de rester parce que je pense que j’ai encore des choses à apprendre et à découvrir. Le côté rassurant, aussi, est de pouvoir les accompagner correctement, de leur faire découvrir des choses » (n°75, Educatrice). Cette salariée se projette dans son emploi dans le futur parce qu’elle s’identifie à ce qu’elle fait, que le sens produit lui convient pour se définir. La réflexion sur soi, alimentée par le travail, qui fait sens, se produit en référence à une trajectoire professionnelle, conduisant à se positionner sur l’emploi dans le futur.
La stimulation intellectuelle du travail qui sert à se définir : modalité cognitive
41 Dans les discours des salariés de l’association, nous avons distingué un autre thème de 2ème ordre associé à l’identification au contenu du travail, qui porte sur la stimulation intellectuelle. Deux thèmes de 1er ordre sont distingués.
42 Le premier est celui de l’intérêt pour soi du travail par la variété des situations professionnelles traitées par les salariés, comme le dit un travailleur social : « Ici ce sont les problématiques qui bougent. On intervient dans tous les milieux sociaux. C’est enrichissant. La nature du travail est vaste » (n°38). Il s’agit d’un argument utilisé régulièrement pour justifier la stabilité professionnelle, qui rappelle le concept de « mobilité psychologique » (Sullivan & Arthur, 2006) : « On pourrait définir la mobilité de plusieurs manières. Il y a la mobilité dans l’activité, on bouge énormément. On passe tout le temps d’une situation à l’autre. On a énormément de partenariats. C’est très prenant, nécessite beaucoup de mobilité, de capacité d’adaptation permanente. Chaque famille est particulière (n°40 assistante sociale). Le second thème de 1er ordre est celui de l’intérêt pour soi du travail par les défis qu’il procure. Les salariés élaborent des projets stimulants qui les mettent à l’épreuve. Les défis sont liés à la nouveauté, mais aussi à la complexité, comme l’explique une assistante de gestion : « J’aime la complexité, j’aime les défis. C’est ce que je cherche aussi, d’où l’idée d’évolution. Il y en a pour qui ce serait une contrainte d’avoir plus de service, pas pour moi, car, moi au contraire, j’aime bien la recherche la réflexion. Ce n’est pas le fait du comptable plutôt de l’assistante. C’est une question de caractère aussi. Ma collègue n’est pas dans cette logique. C’est comme ça que je me perçois, que je vois mon poste » (n°28).
43 Les différentes situations professionnelles évoquées par les salariés sont perçues comme intéressantes en elles-mêmes, mais aussi parce qu’elles alimentent la réflexion sur soi, permet de mieux se connaitre : « Moi, je suis dans la réflexion. Je ne pourrais pas faire mon boulot comme une routine, sans la moindre parcelle d’âme, ou d’intérêt intellectuel. Moi je me considère comme quelqu’un qui est en recherche de moi-même » (n°41, éducateur). Ces éléments nous conduisent à interpréter ce thème de 2ème ordre comme la manifestation d’une stimulation intellectuelle du travail, qui permet la définition de soi. La complexité et la variété de l’activité, qui constituent souvent des défis, stimulent l’intellect et favorisent la réflexion sur soi. Le salarié se considère comme une personne qui pense son travail pour se connaître : c’est l’expression de la modalité cognitive de l’identification au contenu du travail.
Les capacités au travail qui servent à se définir : modalité performative
44 Le troisième thème de 2ème ordre associé à l’identification au contenu du travail est relatif aux capacités au travail qui servent à se définir. Deux thèmes de 1er ordre ont été distingués.
45 Le premier thème porte sur la fierté des résultats obtenus par les salariés. Nos informateurs s’appuient sur leurs réussites pour valoriser ce qu’ils sont. Ils ont une image d’eux positive, lorsque le salarié se rend compte des performances dont il est capable avec le temps : « Mes compétences je les ai construites au fur et à mesure. C'est vrai au niveau de la pratique, l’investissement avec les jeunes, l'expérience auprès des gamins, et puis aussi tout ce qu'il y a en équipe : pouvoir se dépasser, prendre confiance en soi au travers de la pratique, ce qu’on peut mettre en place en parallèle, ce cheminement qui fait qu’on a plus confiance, du fait de l’expérience et des compétences qu’on peut avoir. C'est vrai qu'il y a quelques années en arrière, au niveau du respect par rapport au jeune, j'ai fait quand même du chemin par rapport à ça. Maintenant au niveau de l’équipe aussi : pouvoir dire les choses, se dépasser, se remettre en question soit même, parce qu’on ne se remet pas en cause facilement, et à force de côtoyer des gens, des psys, qui se remettent eux-mêmes souvent en question. Ce n’est pas donné à tout le monde, c’est vrai que c’est propre à notre profession, de toujours essayer de se dire que rien n’est jamais acquis. Tout est à construire. (…) Il y a un gros travail dans notre équipe. Pas changer l’autre, mais faire avec et essayer de se remettre en question soi-même ». (n°1, monitrice-éducatrice).
46 Le deuxième thème de 1er ordre est celui de la reconnaissance de l’efficacité individuelle. Le cheminement décrit précédemment est possible grâce à la valorisation des compétences par les autres, en particulier les collègues et le supérieur hiérarchique. L’autonomie est une preuve de reconnaissance de la performance : « Ce que j’approuve ici, c’est que, quand tu travailles correctement, on te laisse une certaine autonomie ; moi, je le vois comme ça » (n°71, éducateur spécialisé). La reconnaissance est aussi obtenue des bénéficiaires des prestations : « Je suis toujours émerveillée quand ils viennent avec le sourire. Je me dis que, finalement, j’ai réussi quelque chose » (n°75). Les personnes restent dans leur emploi parce qu’elles ont acquis une perception valorisante d’eux, par l’obtention de résultats positifs, fruits de leur travail : « Je suis là depuis longtemps et je vais vous expliquer pourquoi ! J’ai réussi à faire évoluer les mentalités et à ouvrir une deuxième classe ; nous en sommes maintenant à trois classes, nous avons mis en place un emploi du temps tout à fait différent » (n° 65, professeur).
47 A l’instar de Sainsaulieu (1998), nous considérons que c’est l’expression d’une modalité de construction de l’identité relative à un résultat (« une œuvre »). Dans ce cas, le salarié s’identifie à une performance, c’est-à-dire à ce qu’il est capable de faire de plus beau : celui qui a fait ça c’est moi et j’en suis fier, je me définis à travers le résultat de mon travail. C’est la modalité performative de l’identification au contenu du travail.
Le plaisir à faire son travail : modalité émotive
48 Le quatrième thème de 2ème ordre associé à l’identification au contenu du travail est celui du plaisir à faire son travail. Les interviewés utilisent souvent des terminologies relatives à des émotions éprouvées en travaillant. Deux thèmes de 2ème ordre ont été distingués.
49 Le premier thème porte sur les émotions positives ressenties, un sentiment de bien-être, en faisant le travail. Les salariés révèlent parfois ce lien affectif entre eux et leur travail, par le terme « attachement » : « Je suis attachée quand même à mon poste ici et, partir, ça voudrait dire quitter ce que j’ai ici, quitter un boulot qui me plait et ce n’est pas un choix anodin » (n°34, assistante sociale). Ce type d’argument permet de justifier la stabilité professionnelle, comme l’exprime cet éducateur spécialisé au sujet d’une période de stabilité dans un poste occupé précédemment : « Le motif de cette stabilité, c’est que je faisais un boulot qui me plaisait » (n°41). Les propos de nos interlocuteurs ne sont pas toujours aussi explicites, mais il n’est pas neutre que, pour parler de leur situation professionnelle marquée par une stabilité dans leur poste, les personnes utilisent des verbes « aimer », « convenir », « apprécier », « adorer » ou « attacher » souvent associés à des adjectifs comme « bien », « bon », etc.
50 Le deuxième thème de 1er ordre est celui de la sympathie éprouvée vis-à-vis du public. Le travail d’éducateur est défini en partie à travers les relations avec des personnes, que ces salariés ont en charge : « C’est toujours ces enfants qui sont pleins de vie, qui ont plein d’attentes. C’est vraiment un public très sympa et je prends beaucoup de plaisir à travailler » (n°61, Aide Médico-Psychologique). Ces expressions émotionnelles sont reconnues comme nécessaires par la profession, à travers des notions de psychanalyse comme le transfert, même si des limites doivent être établies. Pour autant, la sympathie éprouvée par les éducateurs n’est pas contrainte, mais spontanée, ceux-ci ressentent une proximité avec le public : « Ça paraît idiot, mais en fait je me retrouve bien avec les jeunes, je pense que j’ai un versant autistique » (n°70, éducatrice). Les salariés expriment leurs sentiments pour leur travail considérant une proximité avec leur identité. L’interprétation que nous faisons de ce thème de 2ème ordre est qu’il correspond à une modalité émotive de l’identification au contenu du travail.
51 Au total, les quatre thèmes de 2ème ordre correspondent aux modalités du mécanisme d’identification au contenu du travail (dimension agrégée). Cette distinction sert l’analyse, mais dans la réalité des personnes (et dans leurs récits), elles sont forcément imbriquées, constituant « une chaine ou une agrégation de situations problématiques et de réponses habituelles » fournies par les acteurs (Gross, 2009 : 369 cité par Dumez, 2016). Nos interlocuteurs nous informent sur ce qu’ils sont : cette personne qui fait un travail utile socialement, avec succès, renvoyant une image positive, qui se renouvelle grâce aux stimulations intellectuelles de l’activité. Ils reconnaissent l’image qu’ils ont d’eux-mêmes dans le rapport « solitaire » qu’ils entretiennent avec leur pratique. Ce mécanisme d’identification au contenu du travail est lui-même lié à celui ciblant le groupe.
L’identification au groupe
52 Deux thèmes de 2ème ordre portant sur les influences du groupe des collègues, englobant parfois le supérieur hiérarchique, apparaissent dans notre arbre de codage. Il s’agit de deux modalités sur la manière de se définir par rapport aux collègues (modalité normative) et aux résultats collectifs (performative).
Les modèles des collègues qui servent à se définir : modalité normative
53 Le thème de 1er ordre correspondant à cette catégorie porte sur les repères donnés par les collègues. Les salariés établissent un parallèle entre ce qu’ils sont et le sens apporté par certains collègues qui leur servent de modèle. « J’ai été formé par des personnes qui ont apporté énormément par rapport au sens que j’apportais au travail, à l’importance qu’avait mon travail vis-à-vis des usagers » (n°61).
54 Ce thème rappelle le thème de l’utilité sociale, relatif à la construction d’un rôle dans l’activité. On peut établir aussi un parallèle avec celui de l’efficacité. En effet, l’obtention de certitudes sur les compétences repose en partie sur la possibilité de se confronter au regard des collègues, qu’on estime comme des modèles : « C’était elle qui m’a recrutée. On a travaillé ensemble des années, c’était vraiment une collaboration ; un vrai travail d’équipe. Elle m’a vraiment apporté énormément dans tous les dossiers, elle avait toujours les bonnes questions qui m’embêtaient » (n°72, secrétaire).
Les résultats collectifs qui servent à se définir : modalité performative
55 Le thème de 1er ordre correspondant à cette seconde catégorie porte sur l’efficacité reconnue du groupe, source de fierté. La construction de l’identité se forge également vis-à-vis du groupe des collègues grâce aux réalisations collectives, qui servent aux salariés pour se définir comme l’exprime une assistante sociale : « On est un des premiers services de France à l’avoir fait, et on est fier de ça, c'est-à-dire qu’on a demandé de l’analyse de pratique, avec de la présence d’un psychologue en équipe et ça, c’était extrêmement riche. Ça nous a beaucoup porté, ça a soudé également l’équipe, et ça fait qu’on est resté une équipe très stable, très ancienne, la mobilité est très faible car l’équipe était porteuse, soutenante, et qu’on a essayé d’évoluer constamment au niveau de la mesure aussi » (n°40). La construction des compétences au fur et à mesure du parcours professionnel va de pair avec une réflexion sur soi, qui est particulièrement poussée dans le secteur éducatif, alimenté par des échanges collectifs d’analyse des pratiques.
56 Ces mécanismes de construction de l’identité en référence aux collègues sont connus, renvoyant au concept d’identification au groupe social de référence (Ashforth, et al., 2008). Nous montrons qu’ils possèdent les mêmes propriétés que le mécanisme d’identification au contenu du travail dans lequel ils sont en partie imbriqués.
57 Les différents thèmes, portant sur ces deux types d’identification (au groupe et au contenu du travail), contiennent des arguments qu’utilisent les salariés pour justifier leurs choix de rester dans leur emploi, malgré l’injonction managériale et sociétale à la mobilité professionnelle.
Les argumentations sur la carrière
58 Dans plusieurs récits, les salariés apportent des arguments qui leur permettent d’expliquer pourquoi ils restent (ou sont restés) dans leur emploi. Nous avons également obtenu des arguments sur le choix de quitter un poste. Leurs expériences d’identification au travail leur procurent des explications sur le déroulement de leur carrière. Ils utilisent leurs vécus au travail et leur réflexion sur eux pour se justifier. Nous distinguons trois types d’argumentation, favorables à la stabilité ou à la mobilité professionnelle (dimensions agrégées) : factuels, existentiels et normatifs.
Les arguments factuels d’encastrement dans le poste de travail
59 Nos interlocuteurs s’appuient sur des faits qui ont été catégorisés dans notre arborescence. En effet, plusieurs thèmes de 1er ordre constituent des arguments factuels pour justifier le choix de rester. Ils peuvent être regroupés dans trois thèmes de 2ème ordre, correspondant aux catégories de l’encastrement dans l’emploi (Mitchell, et al., 2001) : les liens, les proximités et les avantages difficiles à sacrifier.
Les liens difficiles à sacrifier
60 Les liens difficiles à sacrifier sont régulièrement évoqués, pour justifier une stabilité professionnelle, expression d’une dépendance à l’emploi. Deux thèmes de 1er ordre ont servi à constituer cette catégorie : les liens avec les collègues et ceux du travail avec les autres activités du salarié.
61 Le premier thème de 1er ordre renvoie aux amitiés construites avec les collègues, qui sont difficiles à remettre en question et rendent la mobilité difficile à envisager. Le cas d’une salariée est révélateur de l’existence de ces liens. Après une courte expérience dans une autre unité de l’association, elle est revenue dans le service où elle a travaillé presque toute sa vie professionnelle : « On m’a proposé de rester et je suis quand même reparti dans mon ancienne équipe, car il y avait un lien très fort que je n’arrivais pas à couper. Voilà ma compréhension de la chose, et le travail d’enquête répondait à quelque chose que j’étais » (n°40). Les arguments renvoient à une définition de soi, c’est-à-dire à une identification au contenu du travail (le travail d’enquête répondait à quelque chose que j’étais) et au groupe (il y avait un lien très fort [avec son équipe] que je n’arrivais pas à couper). Les amitiés sont évoquées par d’autres interlocuteurs comme le résultat d’une expérience de tutorat informel d’un collègue perçu comme un modèle, mais aussi l’expérience d’une réussite ou un combat collectif, source de fierté (figure 1).
62 Le second thème de 1er ordre porte sur les liens entre le travail et les autres activités des salariés. Ces liens sont noués par le contenu mais aussi le lieu du travail, comme cette éducatrice qui avait vécu dans l’appartement de fonction aménagé depuis en bureau dans lequel elle travaille : « Je me sens un peu chez moi » (n°29).
Les proximités difficiles à sacrifier
63 Certains salariés évoquent également les proximités, autre catégorie de l’encastrement dans l’emploi. Deux thèmes de 1er ordre sont distingués dans notre arborescence. Le premier concerne les proximités géographiques, comme l’illustre ce propos : « Je travaille près de chez moi, c’est grâce à ça que j’ai pu gérer toutes ces années. Pour être au travail à 8 h, je pars à 7 h 50, ça, c’est facilitant. C’est du confort. Ça aussi, quitter ça… Y’en a marre de traverser toute la ville. En plus, j’ai mes parents qui vieillissent, donc tu passes » (n°49).
64 Le second thème de 1er ordre porte sur les proximités avec les valeurs comme l’exprime ce travailleur social : « Avec la direction précédente, je me sentais en accord sur mes valeurs, ma conception du travail, un respect de la personne, la prendre dans sa globalité, c’est construire les choses dans le temps » (n°47). Un parallèle peut être fait avec le thème sur l’utilité sociale trouvée dans le travail qui donne du sens à la vie du salarié. Il semble qu’il existe un lien entre l’existence d’une identification au travail et l’existence de proximité avec l’emploi.
Les avantages difficiles à sacrifier
65 Le troisième thème de 2ème ordre porte sur les avantages qui servent d’argument pour justifier la stabilité professionnelle. Trois thèmes de 1er ordre sont distingués. Le premier thème de 1er ordre porte sur les avantages matériels. Les salariés ont conscience de la valeur de ces avantages qui les empêchent d’être mobiles, comme l’exprime une assistante sociale « Parfois on se dit : j’ai une petite place, je m’accroche à mon bureau, je ne bouge plus. Evidemment, il y a ce confort aussi. (…) C’est une grande association, si les gens restent c’est que ce n’est pas si mal que ça. (…) Quand j’ai débuté, je me suis dit : j’aimerais bien rester dans l’association. Et ça m’a convenu : convention 66. Et puis j’avais le boulot qui me plaisait. Il y a une certaine liberté, on est libre dans le planning, ce n’est pas des contraintes plus que ça » (n°49).
66 Au total, les trois thèmes de 2ème ordre que nous venons de décrire constituent des arguments factuels utilisés pour justifier leur stabilité dans l’emploi, ce qui apparaît comme un encastrement dans l’emploi, expression d’une dépendance.
Les arguments existentiels sur un devenir
67 Nos interlocuteurs n’utilisent cependant pas que des arguments factuels. Ils utilisent aussi des arguments « existentiels » [1] en faveur de la stabilité ou mobilité professionnelle. Ils apportent des indications sur ce qu’ils veulent ou non vivre, sur ce qui stimule ou non leur vie, délimitant les possibilités de leur devenir professionnel (carrière). Cette dimension agrégée contient deux thèmes de 2ème ordre : les exigences pour soi et la vitalité de la mobilité.
Les exigences pour soi
68 Cinq thèmes de 1er ordre composent dans notre arborescence la catégorie des exigences pour soi, entendues comme des normes personnelles. Le premier porte sur l’argument d’avoir de l’expérience avant de changer d’emploi. C’est une exigence que le salarié a vis-à-vis de lui et des autres, qui joue dans les deux sens. Elle permet de justifier la stabilité professionnelle pour maîtriser les compétences, notamment avant de devenir cadre, comme l’exprime un éducateur : « Je ne me sens pas avoir suffisamment de recul pour être sur un poste de responsabilité » (n°15). Elle permet aussi d’argumenter en faveur de la mobilité pour en acquérir de nouvelles, comme l’exprime une éducatrice : « Il faut voir plusieurs structures si on veut pouvoir évoluer ». Pour ces salariés, la norme de mobilité peut « aller de soi », mais elle peut aussi permettre un compromis, en modèrent l’emprise de la norme de stabilité.
69 Le deuxième thème de 1er ordre issu des verbatim porte sur l’exigence de n’être pas grisé par le pouvoir. Elle conduit à craindre les responsabilités, d’avoir à assumer des situations difficiles, comme l’exprime un éducateur, qui a refusé un poste de cadre : « Je vais devoir par loyauté essayer d’appuyer sur la base, et je vais me retrouver dans des cas de conscience qui vont me faire du mal, qui vont me peser » (n°41).
70 Le troisième thème de 1er ordre est l’exigence de ne pas être cadre de ses collègues. Une assistante sociale a refusé d’être cadre dans son service : « Moi, je ne me sens pas d’être chef ici, les collègues sont des amis, c’est pourquoi j’ai postulé dans une autre ville, car je connais les collègues, mais sans plus » (n°34).
71 Le quatrième thème est l’exigence de ne pas ressembler à ses parents, comme l’exprime un éducateur, qui a deux parents dans le secteur : « J’ai essayé de ne pas faire pareil que mes deux parents (…). J’ai entendu tout le temps mon père qui travaillait dedans, il ramenait tous les soucis, ma mère travaillant aussi dedans, la discussion tournait toujours sur ça » (n°12).
72 Le cinquième thème porte sur l’exigence d’être proche du terrain avec ses valeurs, comme l’indique un éducateur : « On perd beaucoup [en devenant cadre], il y a une grosse distance après avec le monde éducatif, qui est quand même passionnant. J’ai un peu peur de ça et en terme de hiérarchie, je n’ai pas un fonctionnement très ambitieux » (n°66). Une chef de service fait référence aux valeurs pour ne pas devenir directrice : « Je ne veux pas renoncer à la question de l’humain » (n°7). Ces valeurs sont souvent évoquées par nos interlocuteurs. Elles sont valorisées par l’association dans son rapport annuel ou sur son site internet.
73 La situation inverse existe aussi, comme celle d’une salariée qui a dû quitter un emploi alors qu’elle s’était fixé une durée, car elle ne retrouvait pas les principes éducatifs qu’elle avait acquis lors de sa formation : « Au bout d’un an et demi, je ne m’y trouvais pas parce que c’était assez difficile pour moi de travailler avec les personnes qui n’avaient pas de diplômes, et qui avaient du mal à entendre quand nous on amenait un peu de théorie. C’était difficile pour moi qui sortais de l’école, qui avait plein de belles idées, de se heurter à des murs, des personnes qui ne voulaient pas changer leurs pratiques, qui travaillaient comme ça depuis 20 ans, certaines avaient leurs chouchous, avec une collègue on essayait de faire évoluer ce genre de truc, c’était quasiment impossible. Je me suis dit : il faut que je tienne quelques années là-bas. Je n’ai pas tenu longtemps ». (n°25, éducatrice). L’exigence pour soi a conduit la salariée à contredire son projet de rester une certaine durée dans son emploi.
La vitalité de la mobilité
74 Le second thème de 2ème ordre traitant des arguments existentiels est celui de la vitalité de la mobilité. Plusieurs fois, nos interlocuteurs ont évoqué en quoi le changement d’emploi était source de vie, de dynamisme pour leur propre développement. Ils perçoivent la stabilité professionnelle péjorativement, comme de l’immobilisme, une existence en perdition, une perte d’identité. Deux thèmes de 1er ordre sont distingués. Le premier est celui de l’incapacité. La mobilité est justifiée par certains salariés pour éviter la perte de performance, qui peut être provoquée par exemple par une inertie de l’organisation : « On a très peu de moyens de s’exprimer, de faire part de positions. On peut passer des heures sur une question et au final, rien ne sera pris de ce qu’on a débattu. J’ai l’impression d’être lisse, j’ai impression que je n’ai plus d’identité professionnelle » (n°62, éducatrice). La mobilité permet de se renouveler et dynamise les salariés dans leurs compétences et leur identité.
75 Le deuxième thème de 1er ordre est celui de la routine et de l’usure, qu’il faut éviter en changeant d’emploi, comme l’exprime un éducateur : « Je pense qu’il faut se relancer de temps en temps dans sa carrière, pour se remettre en question, on a tendance à se mettre dans une certaine routine, avec un fonctionnement qui est toujours le même, même si ça donne une certaine sécurité, et un certain confort de travail, entre guillemets, car je ne suis pas sûr que ça soit du confort, il faut se relancer de nouveaux défis, voir un peu dans d’autres structures, retrouver de la motivation, et c’est pour ça qu’il faut que je change aussi de structure. A moins d’évoluer dans la hiérarchie, je ne verrais pas faire éduc dans une même structure pendant 20 ans. Je ne suis pas sûr que la motivation soit la même qu’au début » (n°11). A l’inverse, on trouve la situation de salariés qui considèrent avoir fait preuve de vitalité dans leur emploi, en évoluant dans leur pratique et grâce à la variété des situations, qui « ralentit le phénomène d’usure » (n°37, psychologue). Cette position rappelle la notion de mobilité psychologique (Sullivan & Arthur, 2006). Finalement, les deux cas de figure correspondent à une forme de dynamique identitaire dans le travail, soit dans le même emploi, soit dans des postes différents. Les salariés utilisent les arguments existentiels pour se positionner vis-à-vis des normes de mobilité professionnelle.
Les arguments normatifs de positionnement vis-à-vis des normes de mobilité
76 Plusieurs témoignages révèlent des argumentations normatives (dimension agrégée), c’est-à-dire construites à partir de normes temporelles de carrière (Lawrence, 2011). On observe un positionnement explicite vis-à-vis des normes ambiantes favorables à la mobilité professionnelle. Les normes de carrière ont été repérées lorsque les personnes utilisent les formules d’obligation ou d’interdit « il faut », « doit », « on ne peut pas », etc. Elles servent aux interviewés à argumenter en faveur de la mobilité professionnelle (conformité) ou de la stabilité professionnelle (distanciation). Une position intermédiaire (conciliation) a été identifiée également. Ces positionnements constituent trois thèmes de 2ème ordre : les normes temporelles de carrière justifiant une distanciation, une conciliation et une conformité.
Les normes temporelles de carrière justifiant une distanciation
77 Dans cette catégorie de notre arborescence, nous avons regroupé les arguments normatifs défavorables à la mobilité, justifiant la stabilité professionnelle de nos interlocuteurs. Deux thèmes de 1er ordre ont été repérés.
78 Le premier thème concerne l’argument avancé par nos interviewés d’avoir passer l’âge pour être mobile. Passé cinquante ans, il ne va plus de soi de changer d’emploi, d’être mobile, comme l’exprime une secrétaire : « Je n’ai pas du tout envie que l’association me dise : vous allez là, vous allez là et vous allez là, voilà ! De ce côté-là non ! » (n°9). La secrétaire poursuit son argumentation en faveur de la stabilité professionnelle en faisant référence à une autre norme considérant qu’avoir été mobile dans le passé exonère de l’être aujourd’hui. C’est notre 2ème thème de 1ère ordre illustré par cet autre extrait : « C’est peut être une question d’âge, étant plus jeune j’étais plus mobile. Je suis arrivée maintenant, j’ai fait 4 services. Voilà, c’était parce que je démarrais, là non » (n°9). Elle invoque la fréquence des mobilités passées pour justifier sa stabilité professionnelle. D’autres salariés évoquent des normes de passage imposées par l’organisation et de la profession nécessitant plusieurs étapes d’emploi ou l’acquisition d’un statut avant d’occuper un poste. Ce parcours « obligé » donne une légitimité pour revendiquer une stabilité une fois arrivé à un poste.
79 Les salariés utilisent ces arguments normatifs pour s’opposer explicitement à la norme ambiante de mobilité professionnelle. Plusieurs d’entre eux vivent un contexte de restructuration de leur service, sujet polémique plusieurs fois évoqué par les représentants du personnel (comptes rendus de CE). Ils contestent la perception de leur directeur qui critique leur immobilisme : « Quand les gens sont engoncés dans leur ancienneté, après quand on demande aux gens de s’adapter, d’avoir de la flexibilité du poste, ce n’est pas facile » (n°19).
80 Une chef de service (n°21) avait programmé la fin de sa carrière dans l’emploi précédent, avant que sa structure soit intégrée dans l’association et qu’elle soit obligée de changer de poste. Elle s’identifiait à son travail et elle avait trouvé un équilibre avec sa vie personnelle. Dans sa carrière, elle a connu la mobilité, adhérant à cette norme qu’elle s’était fixée, mais passé 50 ans, elle la relativise, valorise la stabilité, rendant le changement difficile : « Si jamais ils me demandent de bouger, je claque, parce que je suis au taquet de ce qu’on peut me demander ». Ayant acquis une nouvelle stabilité professionnelle, elle trouve peu à peu du sens dans son travail, mais n’adhère pas à la norme de mobilité en vogue : « C’est vrai que c’est dans l’air du temps d’être mobile, moi je considère que même si j’ai fait 20 ans dans une même boutique, je considère que je ne me suis pas encroutée. J’ai monté des projets. La mobilité du personnel, c’est de la foutaise (rire), je veux dire que quand on est épanoui dans son travail, qu’on travaille dans de bonnes conditions, et qu’on fait ce qu’on aime, on est prêt à recommencer, à mettre le métier sur l’ouvrage 1000 fois s’il le faut, et donner du sens à ce que l’on fait, y trouver plaisir, etc. ».
81 Cette prise de distance vis-à-vis des normes de mobilité est justifiée par une réflexion sur soi aboutissant à la valorisation de normes temporelles, considérant qu’il est « normal » de rester dans un emploi passé un certain âge et lorsqu’on a été très mobile dans le passé. La chef de service utilise aussi les arguments de la vitalité considérant qu’elle a évolué dans sa pratique et son identité toute sa vie professionnelle sans avoir forcément changé d’emploi. On peut considérer qu’elle se réfère à des normes de stabilité, qui s’opposent à celles favorisant la mobilité professionnelle. Les normes de stabilité constituent des inventions ou des arrangements, qui permettent de justifier la stabilité professionnelle. Elles ont été forgées en expérimentant le processus d’identification au contenu du travail, dans ses différentes dimensions, qui procure des arguments. D’autres exigences pour soi, comme celles de la proximité avec le terrain ou le refus du pouvoir, peuvent servir comme arguments pour critiquer les normes de mobilité et justifier la stabilité professionnelle, parfois avec un certain militantisme.
Les normes temporelles de carrière justifiant une conciliation
82 Le thème de 1er ordre associé à cette catégorie est celui de la durée d’emploi à acquérir avant d’être mobile, car souvent des salariés avancent cet argument pour justifier leur stabilité professionnelle comme une étape nécessaire avant de changer d’emploi. Ils considèrent qu’il faut maîtriser les compétences pour être digne du métier avant de pouvoir se valoriser auprès d’un autre employeur ou évoluer dans la hiérarchie.
83 Plusieurs éducateurs de l’entité d’insertion sociale assument leur stabilité professionnelle et apprécient les règles fixées par le directeur, qui leur impose une prise en charge de plusieurs dispositifs et une flexibilité, puisque régulièrement il change leur affectation. Ce fonctionnement les dynamise, permettant l’acquisition de compétences, correspondant à leur projet professionnel. L’argument de la vitalité est donc évoqué. Ils ont pour autant intégré les normes de mobilité, considérant qu’à terme ils changeront d’emploi : « Je ne me suis jamais posé la question de la carrière, d’une part parce que je suis jeune dans le métier, que je n’ai pas beaucoup d’expérience. Quand j’arriverai au cap des 5 ans, je commencerai à cogiter sur des évolutions de carrière » (n°28). Ils ont intégré une norme temporelle de stabilité considérant qu’une durée de présence dans l’emploi est nécessaire pour acquérir des compétences avant de partir. Les normes de mobilité sont alors compatibles avec la stabilité professionnelle, qui est, pour les salariés, souhaitée. Ces derniers la vivent comme une évolution de leur identité. Ils considèrent qu’ils sont mobiles, car ils évoluent à l’intérieur d’eux-mêmes, sur le plan psychologique. Le processus d’identification au contenu du travail apporte de la mobilité, sans que cela paraisse comme un changement dans leur carrière de l’extérieur, puisque les salariés restent à leur poste (mobilité psychologique).
84 De même, deux directeurs (n°17 et 30) valorisent les normes de mobilité, ayant grimpé les échelons de la hiérarchie en saisissant des opportunités, utilisant les ressources de la formation et de leur réseau professionnel. Pour autant, ils ne pensent pas à partir, ils n’ont pas fait le tour du poste, considérant qu’il est nécessaire d’occuper le poste une durée significative. Ils ont intégré les normes de mobilité comme « allant de soi », qu’ils concilient avec leur stabilité professionnelle, à travers l’argument de la norme de durée d’expérience.
85 Le projet de quitter un emploi peut être incertain parce que les « exigences pour soi » que s’imposent les salariés réduisent l’influence des normes de mobilité. Deux chefs de service (n°6 et 7) considèrent comme normal de changer régulièrement d’emploi, mais elles se questionnent sur l’alternative de rester dans l’expertise ou d’évoluer vers un poste de directeur. Elles hésitent à abandonner le contact avec le terrain, craignent de « perdre leur âme » dans le management. Elles cherchent à concilier leurs exigences pour soi avec les normes de mobilité qu’elles ont intégrées. On observe un effet modérateur de l’exigence pour soi ou de la vitalité sur les normes de mobilité conduisant à un positionnement de conciliation.
Les normes temporelles de carrière justifiant la conformité
86 Deux thèmes de 1er ordre sont distingués correspondant à deux normes temporelles. Le premier concerne les normes d’âge pour être mobile. Plusieurs interlocuteurs assimilent la jeunesse à la mobilité, avec une limite à 50 ans, ayant intégré les difficultés à être recruté en France au-delà : « Après 50 ans, on ne bouge plus » (n°9).
87 Le second thème de 1er ordre porte sur la durée d’emploi acquise qui est suffisante pour être mobile. Les salariés ont intégré cette norme comme allant de soi, considérant qu’il serait mal vu par les employeurs qu’ils restent longtemps dans un même emploi, comme l’exprime une éducatrice spécialisée : « Déjà depuis toute petite, je me suis dit que j’aurai plusieurs vies dans ma vie. J’ai un modèle c’est ma mère qui est restée plus de 35 ans dans la même boite et c’est un truc que je ne comprends pas, car je me dis qu’on a besoin d’évoluer, même pas au niveau de la carrière, mais de voir d’autres publics, d’autres gens, d’évoluer professionnellement, du coup je ne me voyais pas rester. En commençant au Foyer, je m’étais dit que je resterai entre 3 ans et 5 ans » (n°16, éducatrice). Dans ce cas, la norme de mobilité est renforcée par une exigence pour soi (ne pas ressembler à ses parents) et l’argument de la vitalité (figure 1). L’éducatrice fait la promotion de la norme de mobilité, en vogue dans la société, dénigrant l’attitude de ceux qui ont fait le choix de la stabilité professionnelle, opposée à la sienne.
Un modèle explicatif des positionnements sur la carriere
88 Les récits des salariés révèlent une diversité des positionnements vis-à-vis de la norme de mobilité physique. Nous montrons l’existence d’un positionnement de conformité, avec des salariés qui disent assumer totalement cette norme, la considérant comme « allant de soi », et donc qui la reproduisent (effet de la structure). Certaines personnes ont des propos plus nuancés, appliquant partiellement la norme de mobilité, en l’adaptant (positionnement de conciliation) ; d’autres salariés s’y opposent explicitement (positionnement de distanciation). Ce dernier résultat révèle une capacité d’agent pour transformer les normes (effet d’agent). Il apparait que les salariés que nous avons interrogés utilisent des argumentations de natures différentes, générées par leurs expériences de travail auxquelles ils s’identifient. En ce sens, nous montrons que le mécanisme de l’identification au contenu du travail, associé à celui ciblant le groupe, produit des ressources argumentatives. On peut mettre en avant les liens, que nous proposent parfois explicitement nos interlocuteurs dans leurs récits, entre ces arguments pour justifier leur carrière, notamment leur stabilité professionnelle, et la présentation qu’ils font de leur identité, qu’ils forgent dans le travail. Nous pouvons donc considérer que l’identification au travail est un mécanisme social qui produit des ressources argumentatives servant ensuite à justifier un positionnement vis à vis d’une norme de carrière, qui est à notre époque d’être mobile physiquement. Ces ressources servent autant à justifier la mobilité professionnelle, en dénigrant ceux qui restent, que la stabilité professionnelle.
89 Il est donc possible, grâce à notre méthode, qui a permis de tirer des données des thèmes de 1er puis de 2ème ordre, de synthétiser nos résultats par un modèle processuel (figure 2). Ce dernier propose des relations entre les cinq dimensions agrégées : les identifications (au contenu du travail et au groupe) et les arguments (factuels, existentiels et normatifs) permettant de se positionner vis-à-vis des normes de mobilité professionnelle « physique » valorisée par la société (Sullivan & Arthur, 2006).
Modèle explicatif des positionnements vis-à-vis des normes de mobilité
Modèle explicatif des positionnements vis-à-vis des normes de mobilité
90 L’identification au contenu du travail, associée à celle ciblant le groupe, joue un rôle central dans ce modèle. L’enchainement des mécanismes d’identification au travail, décrit plus haut, peut être représenté comme un processus en spirale, puisqu’associant quatre modalités du processus, agissant sur plusieurs cibles (Vough, 2012) : le contenu du travail et le groupe des collègues. Il permet de comprendre que la trajectoire professionnelle d’un salarié est le résultat de réflexions sur soi, qui sont alimentées par la confrontation à un contenu du travail et au groupe des collègues. Cet ensemble d’identifications au travail apporte des arguments (flèche 1 et 2).
91 En effet, nous avons montré que derrière les arguments factuels se trouvent des éléments tirés d’expériences d’identification au contenu du travail et au groupe. De même, les arguments d’exigence pour soi et de vitalité renvoient à une réflexion sur l’identité alimentée dans un rapport au contenu du travail et au groupe des collègues. La variété du travail par exemple permet aux salariés de justifier d’une vitalité et prendre position en faveur de la stabilité professionnelle, en prenant des libertés avec les normes de mobilité ambiantes.
92 Ainsi, l’identification au travail fournit des ressources argumentatives, qui permettent aux salariés de « faire face » (coping) aux injonctions à la mobilité professionnelle (positionnements), de trois manières : en se distanciant des normes, en s’y conformant ou en les conciliant avec les normes stabilité (flèches 3, 4 et 5). Le positionnement de distanciation correspond au cas où les salariés considèrent que les normes de mobilité prônées par le management sont incompatibles avec les exigences pour soi et les normes de stabilité qu’ils ont créées à partir de leurs expériences d’identification au travail. Ils utilisent également des arguments factuels d’encastrement dans le poste, expression d’une dépendance (Mitchell, et al., 2001). Le positionnement de conciliation correspond au cas où les salariés considèrent que les normes de mobilité sont compatibles avec des exigences pour soi, nécessitant une stabilité professionnelle temporaire. Le positionnement de conformité correspond au cas où les salariés ont intégré les normes de mobilité comme allant de soi, utilisant les arguments normatifs et existentiels pour se justifier. Ainsi, les thèmes de 2ème ordre (les liens, proximités, avantages, exigence pour soi ; vitalité de la mobilité et normes temporelles de carrière) constituent des arguments en faveur de la mobilité « physique » (Sullivan & Arthur, 2006), comme de la stabilité professionnelle. Il existe une certaine symétrie des arguments (rester 3 à 5 ans dans un emploi pour acquérir des compétences équivaut à partir dans 3 ou 5 ans une fois acquises les compétences).
93 Ces positionnements sur la carrière sont contraints par le contexte personnel et de l’organisation du fait de liens, de proximités et d’avantages difficiles à sacrifier (flèche 6). En effet, l’activité du conjoint, les enfants en bas-âge, les parents dépendants, etc. sont des éléments du contexte personnel des salariés qui orientent l’argumentation. Ce sont des contraintes à la mobilité, révélant la dépendance des salariés à leur emploi (Mitchell, et al., 2001). De même, le contexte de l’organisation et de la profession influence les salariés, comme l’existence de règles de passage, le climat social, l’évolution de la réglementation, les horaires, etc. Le contexte influence également le mécanisme d’identification au travail directement à travers les rôles professionnels (modalités normatives), mais aussi le style de management adopté par les cadres favorisant l’autonomie et la reconnaissance (flèche 7).
94 Le contexte social exerce aussi une contrainte à travers les normes temporelles de carrière, qui fournissent des arguments « prêts à l’emploi » (flèche 8). Les salariés peuvent reproduire les normes de mobilité. Ils argumentent leur positionnement en utilisant leur propre expérience d’identification au travail. Ils peuvent modérer l’emprise des normes de mobilité, en choisissant la stabilité dans l’emploi temporairement. Les salariés peuvent enfin s’y opposer, en mobilisant les arguments produits grâce à l’identification au travail, créant parfois des normes alternatives favorables à la stabilité professionnelle et arguant d’une mobilité psychologique. La diversité des positionnements sur la carrière n’est donc pas expliquée seulement par la variable de contexte (effet de structure), mais également par l’identification au travail, qui est en partie un mécanisme de l’agent, offrant aux salariés des ressources pour définir un projet d’avenir singulier, se différenciant de la norme ambiante (effet d’agent).
Discussion
Les contributions
95 Le but de cette recherche est de comprendre le phénomène, rarement étudié, de la stabilité professionnelle choisie en montrant le rôle tenu par l’identification au contenu de travail dans cette orientation de carrière. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur des salariés d’une association du secteur social. Plusieurs contributions se dégagent de ce travail.
Une contribution à la littérature sur l’identification au travail
96 Notre premier apport est de clarifier la définition d’une nouvelle catégorie d’identification au travail, qui porte sur le contenu du travail, dans le prolongement des travaux des sociologues de l’école de Chicago (Becker, 1960 ; Becker & Carper, 1956 ; Hebden, 1975). La nature complexe de ce mécanisme social est précisée, en distinguant quatre modalités : normative, cognitive, performative et émotive. Ces dernières décrivent des processus imbriqués qui interviennent dans la construction de l’identité dans un rapport en partie solitaire au travail.
97 En effet, les salariés se construisent identitairement dans un rapport solitaire qu’ils entretiennent avec le contenu de leur travail. Les salariés interprètent les sens donnés (sensegiving) par les situations de travail dans lesquels ils se voient agir avec un résultat. Ils analysent cette image qu’ils ont d’eux-mêmes et l’intègrent comme une référence pour façonner leur identité (sensemaking). On retrouve cette activité d’auto-catégorisation consistant à faire un parallèle entre la définition de soi et une « cible » (Ashforth, et al., 2008), qui est ici l’image de soi agissant dans le travail (figure 3).
98 Pratt et ses collègues (2006) évoquent ce processus de confrontation des médecins à leur image en train de travailler, sans en tirer les conséquences sur le plan théorique. Ils montrent que les internes en médecine reçoivent des signaux donnés par les situations professionnelles. Les médecins obtiennent des images d’eux-mêmes par leur travail, qu’ils acceptent comme des repères lorsqu’elles les montrent comme des êtres capables, maîtrisant des compétences singulières pour atteindre un résultat, source de fierté (Sainsaulieu, 1998).
99 Ashforth, et ses collègues évoquent une fois l’existence de cette catégorie à travers l’expression de « l’identification basée sur le travail » (2008 : 326). Mais celle-ci reste englobée dans les autres catégories, notamment celle ayant pour cible la profession (figure 3).
100 Or, le groupe des pairs, comme celui des collègues, n’apporte qu’une partie des repères aux salariés, qui s’en servent pour construire leur identité. Les salariés s’approprient le sens fourni par le groupe social de référence (sensemaking) en l’adaptant en fonction de leur expérience au travail.
101 De plus, nous montrons que le mécanisme d’identification au contenu du travail est de nature sociale, cognitive et affective, à l’instar des autres types d’identification au travail (Ashforth et al., 2008). Il est de nature cognitive puisque l’analyse des situations professionnelles, où les salariés se voient en train de travailler, est une opération mentale, comme celles consistant à se comparer à un groupe social de référence (Ashforth, et al., 2008), et que l’expression de l’intérêt révèle une activité intellectuelle stimulée par le travail (modalité cognitive). Il est également de nature affective puisque les émotions jouent un rôle dans ce processus de construction de l’identité, comme le révèlent les discours des salariés. Enfin, il est de nature sociale puisque le sens produit par les salariés est construit en partie en référence à des rôles définis par les groupes de collègues ou la profession (modalité normative). Cet aspect social est aussi perceptible à travers la modalité performative, puisque les salariés obtiennent des informations des collègues et des pairs sur leur capacité (Pratt, et al., 2006).
102 Le mécanisme d’identification au contenu du travail est donc de nature sociale en partie seulement. Les repères fournis par les groupes de référence complètent ceux obtenus par les situations de travail, que les salariés accumulent de manière individuelle ou solitaire. Notre étude de cas porte sur une activité de « travail sur autrui » (Dubet, 2002), qui est éminemment sociale. On peut imaginer que ce processus s’exerce particulièrement dans tous les métiers où les salariés sont confrontés à un objet matériel, nécessitant peu d’interactions sociales. On peut donc considérer que le mécanisme de l’identification au contenu du travail est pour partie autonome des autres types d’identification et pour partie dépendant, avec des frontières communes liées aux influences qu’ils exercent sur celui-ci (figure 3).
103 Nous montrons que les quatre modalités de l’identification au contenu du travail sont imbriquées dans une chaine causale de processus (Dumez, 2016) associée aux autres types d’identification. Cet ensemble de mécanismes est représenté par une forme en spirale dans la figure 2. L’introduction d’une catégorie d’identification au travail spécifique permet d’envisager ses conséquences. Ici, notre travail propose des résultats pour expliquer les attitudes de carrière.
Des contributions à l’analyse dialectique de la carrière
104 Au-delà de ce travail de clarification théorique autour du concept d’identification au contenu du travail, cette recherche propose un modèle processuel expliquant comment la stabilité professionnelle se construit en s’appuyant sur l’identification au contenu du travail. Ce modèle contribue à la littérature sur la carrière en expliquant une attitude de carrière, la stabilité professionnelle, peu étudiée. L’état d’esprit des salariés consistant à se projeter durablement dans un emploi, et à ne pas envisager la mobilité, peut être compris comme l’expression d’un projet de personnes, qui ont trouvé un contexte favorable à la construction de leur identité. De la sorte, nous établissons de nouvelles relations entre la littérature sur la carrière et celle sur l’identité ou l’identification.
105 Ce résultat complète le travail de Rothausen et ses collègues (2017), qui montrent, avec un petit échantillon de « restants », que, si l’organisation facilite la construction identitaire, les salariés s’engagent dans leur emploi et souhaitent y rester. Nous démontrons, avec un nombre significatif d’entretiens de salariés stables dans leur emploi, que les employés développent une image de soi positive du fait des supports sociaux disponibles dans l’entreprise, dont les collègues, comme l’indique classiquement la littérature, mais surtout grâce au rapport harmonieux qu’ils entretiennent avec le contenu de leur travail, qui leur fournit quatre modalités d’identification au contenu du travail. Nous complétons de cette manière les éléments intervenant dans la construction de l’identité décrits par Rothausen et ses collègues (2017). En plus, à travers notre modèle processuel, nous montrons comment l’identification au travail a pour effet de rendre les salariés dépendants de leur emploi (effet de structure), mais aussi de leur fournir des ressources d’argumentations (Zilber, 2002) pour justifier leur positionnement vis-à-vis des normes de mobilité (effet d’agent).
106 Ce résultat retrouve les analyses dialectiques de la carrière (Rodrigues, et al., 2016 ; Seo & Creed, 2002 ; Tams et Arthur, 2010), soulignant l’articulation entre structure et volonté individuelle (Dany et al., 2011 ; Moore, et al., 2007 ; Rodrigues, et al., 2016 ; Tams & Arthur, 2010 ; Valette & Culié, 2015). Cependant, loin de seulement valider ces approches, notre lecture équilibrée des choix de carrière (Moore et al., 2007) complète cette grille d’analyse sur trois aspects.
107 Premièrement, notre analyse de la stabilité professionnelle établit l’originalité de cette gestion de la carrière. Si le même mécanisme de tension entre la structure et la volonté individuelle est présent, il s’exprime différemment. En nous inspirant de la terminologie d’Oliver (1991), nous différencions dans notre étude trois positionnements sur la carrière, dont deux sont des alternatifs aux normes de mobilité instituées, justifiant la stabilité professionnelle : celle de distanciation et celle de conciliation. Les salariés montrent leur capacité à élaborer des positionnements différenciés sur leur carrière face aux contraintes institutionnelles, produites par la société considérant la mobilité physique comme « allant de soi », norme relayée par l’Etat et les dirigeants des entreprises, qui créent des réglementations la favorisant (Schmidt, Gilbert & Noël, 2013). Les positionnements alternatifs aux normes de mobilité sont l’expression d’une liberté des salariés, pouvant aller jusqu’à la création de nouvelles normes de carrière (effet d’agent). Même dans la reproduction de la norme, révélée par un positionnement de conformité (effet de structure), les salariés proposent des argumentations enrichies par leur expérience singulière de l’identification au travail (effet d’agent).
108 La capacité à produire de la norme n’est pas seulement un phénomène collectif, il est également individuel, permettant une « régulation intérieure », qui se fait à travers une « confrontation à soi », une exigence individuelle sur ce qu’on veut être ou ne pas être. Notre approche souligne le poids de la dimension individuelle. Sans nier l’existence des normes sociales qui encastrent l’individu dans un environnement social, dans un emploi, et déterminent ses choix (Inkson, et al., 2012 ; Ituma & Simpson, 2009), cette recherche montre à la fois la possibilité d’exister en tant qu’individu, questionnant les normes sociales, et la manière dont la personne se construit en tant que sujet de sa carrière en décalage par rapport à son environnement social. Rester dans un emploi n’est pas seulement l’expression d’une dépendance (encastrement), mais également le résultat d’un libre choix.
109 Deuxièmement, ce basculement de l’analyse en faveur de l’individu nous conduit à approfondir la réflexion sur les ressources au fondement des choix de carrière, qui demeure un domaine où la recherche reste limitée (Moore, et al., 2007). Alors que Valette et Culié (2015) soulignent le poids de la position sociale, notre analyse met en exergue l’identification au contenu du travail, en montrant qu’il génère des ressources stratégiques contenues dans des schémas cognitifs (Feldman, 2004). Ce résultat contribue à dépasser le stade actuel de connaissances sur le rôle tenu par les ressources dans les choix professionnels.
110 En effet, la littérature insiste davantage sur les ressources utilisées par les salariés pour construire leur identité (Ashforth et al., 2008 ; Miscenko & Day, 2015). L’idée que nous développons est que l’identification au travail génère aussi des ressources. Nous montrons en particulier que l’expérience de l’identification au contenu du travail produit des certitudes sur la manière d’être, qui donne des arguments aux salariés (Feldman, 2004), pour « faire face » (coping) aux injonctions à la mobilité professionnelle. Les quatre modalités de l’identification au contenu du travail renvoient à des expériences concrètes où le travail a fourni du sens, de la vitalité, des performances sociales, qui donnent de la force aux arguments des salariés pour se démarquer des normes sociales, voire d’en créer de nouvelles. Notre travail montre également à travers le thème des exigences pour soi, résultant d’une réflexion sur l’identité, une volonté d’authenticité des salariés qui oriente leurs positionnements de carrière (Guest & Sturges, 2007 ; Sullivan & Baruch, 2009).
111 Troisièmement, l’un des apports théoriques de notre recherche est de proposer une compréhension de la gestion de la carrière à partir de l’individu, comme cela est le cas avec les approches de la carrière « sans frontière », mais cette fois en soulignant que cette valorisation de la liberté de ce dernier n’est pas synonyme de mobilité physique, mais mentale. Notre travail précise le contenu du concept de mobilité psychologique développé par Sullivan et Arthur (2006). La mobilité psychologique est l’expression d’une dynamique identitaire générée dans une situation de stabilité professionnelle. Elle se développe au contact d’un contenu du travail, pas seulement grâce à un surplus de compétences (modalité performative), mais également grâce à une vitalité procurée par le travail, qui crée des défis pour les personnes, une stimulation intellectuelle, du sens à la vie et le plaisir d’être utile. Grâce à cette mobilité intérieure dans le travail, il est possible de demeurer très longtemps dans un emploi, malgré les incitations à la mobilité.
112 Notre travail révèle que l’identification au contenu de travail va de pair avec la mobilité psychologique. Si l’activité professionnelle ne permet plus celle-ci, alors la mobilité physique est envisagée. Les salariés développent alors une position de conformité vis-à-vis des normes de mobilité. Dans ce cas, les normes de stabilité ne sont plus des ressources d’argumentation pour rester. Pour autant, il est possible d’avoir un projet de mobilité, tout en étant encore, au moins partiellement, identifié au contenu du travail.
113 Notre recherche établit à travers le positionnement de conciliation que les normes de mobilité peuvent même être associées à la stabilité dans l’emploi : pour construire leurs compétences dans la durée, et préparer leur future mobilité physique, les salariés cherchent une mobilité dans leur emploi en variant les activités, ce qui alimente une perception de mobilité psychologique, adhérant de la sorte à la flexibilité imposée par le dirigeant. Ces employés perçoivent les normes de carrière comme symétriques (les deux faces d’une même pièce), car elles favorisent toutes les deux la continuité biographique. Ils acceptent la flexibilité managériale, car ils y ont intérêt pour acquérir des compétences et construire une identité professionnelle reconnue par les pairs. La stabilité professionnelle est légitime, car elle prépare leur future mobilité (Clarke, 2013). Cette conciliation entre normes managériales et normes de carrière semble vertueuse.
Perspectives managériales
114 Managérialement, deux recommandations se dégagent de notre travail. La première suggère de proscrire la stigmatisation des salariés n’adhérant pas aux normes de mobilité, tant elles peuvent altérer le processus d’identification au travail. Une telle pratique observée en particulier dans une des cinq entités de l’association, a été source d’embarras pour la direction et de colères, voire de souffrances, pour les salariés, relayées par leurs représentants lors de réunions du Comité d’Entreprise, comme en attestent des comptes rendus.
115 En effet, elle présente plusieurs risques : celui de la discrimination des populations les plus anciennes de l’organisation, mais surtout, la dévalorisation de la mobilité psychologique, qui apporte du sens et de l’assurance. Nous avons montré l’existence d’une association vertueuse, entre les attitudes des salariés et les normes managériales de flexibilité. Mais ce modèle ne peut être appliqué à tous les employés. Une pratique plus vertueuse de ce point de vue est possible, il en a été question lors d’une restitution que nous avons effectuée auprès du CE.
116 Aussi, notre seconde recommandation est une proposition de méthode d’accompagnement des transitions subies, qui pourrait être étendue aux autres salariés, lors des échanges avec leur manager, dans le cadre de l’entretien professionnel. La typologie des modalités d’identification au travail développée dans cet article peut faciliter l’échange sur la carrière. La détection par l’encadrement des arguments factuels, existentiels et normatifs peut améliorer la qualité de ce face à face, permettant de tester le positionnement du salarié vis-à-vis des normes de carrière, et réduire certaines résistances au changement d’emploi. C’est particulièrement vrai lorsque la mobilité est inévitable et non souhaitée. Les typologies que nous avons élaborées sont susceptibles d’aider également le manager à déterminer dans d’autres emplois ce sur quoi le salarié peut se projeter, en partant de ce qui lui fait vouloir rester. De cette manière, les ressources procurées par l’identification serviront pour choisir la mobilité. La stratégie qui pourrait être celle des managers dans ce cas de figure serait de réduire l’encastrement dans l’emploi, en créant des ancrages dans un autre emploi, choisi avec les salariés, qui peu à peu s’identifieraient à celui-ci. Cette pratique éthique faciliterait l’engagement des salariés à modifier leur position vis-à-vis des normes de carrière, avant de changer d’emploi.
Limites et pistes de recherches
117 Ce travail comporte des limites qui constituent autant d’ouvertures pour de futures recherches. Premièrement, la nature qualitative de ce travail, comme les spécificités du secteur social (Dubet, 2002), fondant notre empirie, limitent sa validité externe (Gioia et al., 2012). Cependant, il nous semble que dans des contextes parents d’interventions sur autrui comme ceux de la santé, de l’enseignement, ou dans des professions jouissant d’un certain prestige social, comme les médecins, les pharmaciens (Rodrigues et al., 2016), notre modèle pourrait être challenger. Il pourrait être utile d’explorer un secteur comme l’ingénierie, ayant un fort contenu technique dans le travail, source d’identification, notamment dans le domaine de l’informatique, souvent donné en exemple pour illustrer les carrières sans frontière, et où les choix de stabilité professionnelle détonent. D’autres modalités de recueil des informations pourraient être envisagées en se basant sur des observations de situations de travail et des rapports écrits par les salariés, conduisant par la suite à des échanges sur une période de plusieurs années. Une telle analyse longitudinale de l’identification au contenu de travail pourrait rendre compte des interactions et mieux identifier les capacités « d’agent de carrière » (Tams & Arthur, 2010). L’influence du contexte organisationnel, notamment des politiques de gestion des carrières, pourrait également être étudiée pour montrer les pressions normatives favorables à la mobilité professionnelle et la manière dont les salariés se positionnent, en utilisant des ressources argumentatives, puisées dans leurs expériences d’identification au travail. Enfin, il est possible d’établir un lien avec les travaux sur la résistance, qui pourraient s’enrichir de nos apports pour développer une compréhension plus fine de l’origine des ressources argumentatives des « résistants ».
Conclusion
118 Le but de cette recherche était de répondre à la question : par quels mécanismes, les salariés assument-ils leur stabilité professionnelle face à une norme de carrière favorisant la mobilité ? Nos résultats montrent que les mécanismes de l’identification au contenu du travail jouent un rôle important dans le positionnement des salariés vis-à-vis des normes de mobilité. Quatre modalités de l’identification au contenu du travail sont distinguées : normative, cognitive, émotive et performative. Avec l’identification au groupe, cet ensemble de mécanismes sociaux produit deux effets complémentaires et contradictoires : un libre choix d’agents rendu possible grâce aux ressources argumentatives qu’ils fournissent aux salariés, d’une part, une dépendance à l’emploi, par l’intégration des contraintes structurelles, d’autre part. Trois types d’arguments (factuels, existentiels et normatifs) sont distingués permettant aux salariés des positionnements singuliers sur leur carrière vis-à-vis des normes de mobilité : distanciation, conciliation et conformité. Le modèle processuel proposé à partir des données apporte un éclairage nouveau sur le thème de l’identification et sur la carrière.
119 À la littérature sur l’identité, nous apportons une nouvelle catégorie d’identification qui s’articule avec celles ciblant le groupe et une relation inversée avec les ressources. À la littérature sur la carrière, nous apportons une meilleure compréhension du rôle des dynamiques identitaires sur les positionnements de carrière, entre effets de structure et capacité d’agent. La dépendance à l’emploi produite par le mécanisme de l’identification au contenu du travail peut aller de pair avec une indépendance vis-à-vis des normes de carrière. En proposant une vision dialectique, cette recherche contribue au mouvement initié depuis peu autour d’une compréhension moins idéologique de la carrière. Les dynamiques identitaires développées dans un même emploi sont susceptibles de stimuler les salariés pour améliorer leurs pratiques et innover. L’injonction à la mobilité ne serait-elle pas davantage audible pour les salariés et profitable pour les organisations, si elle valorisait également la mobilité psychologique ?
Annexe Interventions du chercheur lors d’un entretien (interviewée n°33)
120 Introduction : Comme vous le savez, cette recherche porte sur la carrière, qu’est-ce qui fait choisir un métier, un emploi ? Qu’est-ce qui fait qu’on reste dans un poste ou qu’on le quitte ? Je vous propose de présenter votre parcours depuis votre formation professionnelle jusqu’à votre situation actuelle.
121 Questions : Tout d’abord, pourquoi avoir fait le choix de ce métier ?
122 Pourquoi avez-vous postulé dans cet établissement et à ce poste ?
123 Maison d’enfance, c’est quoi ?
124 Vous êtes toujours en CDD ?
125 Parce que vous vous plaisez dans cet emploi ?
126 Vous sentiez que le directeur faisait des démarches pour vous ?
127 Ce qui vous avait donné envie de changer, si j’ai bien compris, ce sont les conditions de travail ?
128 Le sentiment de routine a donc été un signal pour vous ?
129 Donc, si je comprends bien, vous êtes restée cinq ans et après vous avez occupé cet emploi ?
130 Vous êtes restée dans la même structure pendant 11 ans ?
131 Vous m’avez dit à un moment donné que vous aviez la côte, donc ce qui vous a fait rester, c’était les bonnes relations avec la hiérarchie ?
132 C’est à cause de cette reconnaissance qu’il a fallu deux ans pour prendre la décision, c’est ça ?
133 Lorsque vous dites, j’ai grandi là-bas, vous voulez dire quoi ?
134 Quand vous dites ‘on’, c’est qui ?
135 C’est toujours la même direction ?
136 Et ils vous ne vous ont pas proposé un poste pour évoluer ?
137 Comment avez-vous construit les compétences nouvelles qu’il a fallu acquérir ?
138 Vous y avez pensé à un moment donné, mais aujourd’hui vous vous dites j’aime bien ce que je fais et je n’ai pas envie de changer, c’est ça ?
139 Peut-être avez-vous gagné en bien-être ?
140 C’est plus facile pour votre entourage ?
141 Aujourd’hui, c’est trop récent pour vous projeter dans l’avenir ?
142 Vous avez peur de vous ennuyer à terme ?
143 C’est une activité très différente de celle que vous aviez, non ?
144 Et dans cette activité, l’écrit a beaucoup d’importance ?
145 C’est donc une compétence et vous l’avez travaillée comment ?
146 Ce travail de correction c’est aussi un travail avec votre chef de service, c’est ça ?
147 Donc vous construisez vos repères ?
148 Même si vous êtes autonome, c’est quand même un travail collectif ?
149 J’imagine que vous n’êtes pas seule ?
150 Vous continuez à faire des formations, pourquoi ne pas devenir formatrice ?
151 La chance dans ce secteur, c’est que c’est plus facile de changer d’emploi, non ?
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : stabilité professionnelle, normes, positionnement, contenu du travail, carrière, mobilité, identification
Mise en ligne 10/03/2019
https://doi.org/10.3917/mana.213.0994Notes
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[1]
Relatif à l’existence, c'est-à-dire à la vie, à la manière de vivre (Petit Larousse).