1 L’ouvrage d’Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité (Seuil, 2019), a été remarqué lors de sa parution en septembre 2019. Le livre a été depuis à l’origine de discussions parfois animées, qui ont dépassé le seul cercle des spécialistes et qui démontrent l’actualité des Lumières pour notre société. Dans un entretien avec Antoine Lilti, la revue Lumières a souhaité revenir sur sa démarche d’auteur, sur son exposé de la complexité historique de l’objet et sur ses positions au sujet de quelques débats clés que suscitent les Lumières aujourd’hui.
2 Lumières : Comment définiriez-vous le projet de votre livre ? On pourrait repartir de la fin où vous dites vouloir « restituer les controverses et les débats », est-ce un projet d’abord historiographique ?
3 Antoine Lilti : Il s’agissait d’abord de faire une sorte de bilan historiographique, une cartographie des débats de ces dernières années, qui ont été très riches, mais aussi de réfléchir, sur le plan historique, à la signification que pouvaient avoir les Lumières : comment devons-nous comprendre ce mouvement philosophique et culturel ? À un niveau plus théorique, je voulais montrer qu’on pouvait tenir ensemble deux exigences. D’une part, la reconnaissance de la pluralité des Lumières – c’est-à-dire que je ne pense pas qu’il existe une doctrine ou une philosophie homogène des Lumières, j’estime que les Lumières sont avant tout une scène de débats, de controverses, de désaccords, certes autour d’un certain nombre de points communs, mais avec une grande pluralité et diversité de positions. Et, d’autre part, la seconde exigence était de penser en même temps les Lumières comme moment historique ancré dans le xviiie siècle et l’actualité des Lumières comme héritage intellectuel. L’idée est que la diversité doctrinale des Lumières n’implique pas de renoncer à la catégorie de Lumières, notamment dans les usages contemporains qu’on peut en faire. C’est ce double geste, à la fois d’affirmer la diversité des Lumières et de reconnaître leur signification pour nous aujourd’hui que j’ai essayé de tenir. Pour le dire simplement, je considère que les Lumières ne sont pas le programme théorique de la modernité, mais un ensemble de propositions pour problématiser les ambivalences de la modernité. C’est ce qui les rend toujours aussi précieuses aujourd’hui.
4 Lumières : Néanmoins, pourquoi écrire ce livre maintenant, est-ce qu’il y a eu un point d’actualité décisif qui a déclenché le projet du livre ?
5 Antoine Lilti : Non, il n’y a pas eu un événement spécifique, mais plutôt le sentiment d’un retour en force de la question des Lumières dans l’espace public. J’ai été frappé par le fait que ce « retour des Lumières » n’est pas un retour à l’identique : les termes du débat se sont modifiés et se concentrent désormais sur la question de l’universalisme et de ses limites. Le but du livre, c’est de montrer qu’en travaillant sur les Lumières, on peut essayer de desserrer l’étau de cette fausse opposition entre un universalisme abstrait et des revendications localisées, identitaires. Les Lumières nous amènent plutôt à penser les formes d’un universalisme latéral, pluriel, intégrant en tout cas une partie de la critique qui peut être faite à l’universalisme, un universalisme qui serait donc un universalisme critique ou de second degré.
6 Lumières : Quel est exactement, pour vous, l’adversaire des Lumières ?
7 Antoine Lilti : Ils sont nombreux. Il y a d’abord l’adversaire traditionnel, le plus classique : c’est la pensée réactionnaire, héritière de la contre-révolution, nostalgique de la société ordonnée et hiérarchique, hostile à l’élargissement des droits et à la modernité. Je lui accorde peu d’attention dans le livre, et cela m’a d’ailleurs été reproché. Il me semblait que c’était une question un peu trop classique et un ensemble de positions peu présentes dans le débat historiographique.
8 Lumières : Si l’on pense au livre de Zeev Sternhell (Les Anti-Lumières, une tradition du xviiie siècle à la guerre froide, Paris, Gallimard, « folio histoire », 2010 [Fayard, 2006]), les anti-Lumières sont tout de même un élément de fortification des Lumières elles-mêmes ; la force des Lumières, c’est de se mesurer aux anti-Lumières. Il existe un adversaire externe aux Lumières pas seulement un interne. Or, le terme « anti-Lumières » n’apparaît pas dans votre ouvrage ni « contre-Lumières » d’ailleurs. C’est un débat que vous inscrivez à l’intérieur des Lumières.
9 Antoine Lilti : Oui, c’est vrai. Je reconnais que je ne suis pas convaincu par cette catégorie d’anti-Lumières. Bien sûr, les Lumières ont des adversaires, mais ceux-ci n’ont pas l’unité que Sternhell leur suppose, et surtout la frontière est souvent floue et instable. Dans le livre de Sternhell, ce qui ne me convainc pas, c’est l’opposition de deux blocs antagonistes et homogènes des Lumières et des anti-Lumières qui sur la durée seraient inchangés. Ce qui m’intéresse, c’est la reconfiguration régulière des débats, des polarités et des oppositions.
10 Par ailleurs, ce qui me paraît urgent aujourd’hui, c’est de prendre en considération une autre critique des Lumières, non pas la critique réactionnaire traditionnelle, mais plutôt la critique, disons, de « gauche », la critique postcoloniale qui aujourd’hui est un défi lancé aux Lumières mais qu’on ne peut pas simplement, justement, réduire aux anti-Lumières, encore moins identifier à la critique réactionnaire. C’est là, par exemple, que j’ai un désaccord avec le livre plus récent et d’ailleurs intéressant de Stéphanie Roza (La Gauche contre les Lumières ? Paris, Fayard, 2020), je pense qu’il faut prendre au sérieux la critique postcoloniale qui a été faite à l’universalisme des Lumières. Elle n’en est pas la négation, elle offre au contraire une occasion de le repenser et de l’enrichir.
11 J’ajoute qu’il existe aujourd’hui, en plus des deux adversaires que sont la critique réactionnaire et la critique postcoloniale, un troisième adversaire qui consiste en une conception trop rigide de l’héritage des Lumières. En effet, une certaine interprétation des Lumières excessivement rationaliste, scientiste, qui évacue leur dimension sceptique et critique, se retourne contre les Lumières elles-mêmes. Prenons comme exemple le livre de Steven Pinker (Le Triomphe des Lumières, Paris, Les Arènes, 2018 [trad. Enlightenment Now, Penguin Books Limited, 2018]), qui a été un best-seller international tout en bénéficiant d’une légitimité intellectuelle, puisque l’auteur est professeur de psychologie à Harvard. Or, il défend une conception extrêmement réductrice des Lumières, identifiées au culte du progrès et à l’optimisme scientiste, à grands renforts de statistiques. Il me semble que cette caricature fait beaucoup de mal aux Lumières, parce qu’elle les fige dans un rationalisme béat et dogmatique. L’idée que je défends, c’est de réaffirmer l’actualité d’un héritage des Lumières qui fasse une place à la dimension sceptique, ironique et autocritique des Lumières.
12 Lumières : Néanmoins, les anti-Lumières continuent d’exister, la vieille droite continue de manifester dans l’anti-Lumière, cela fait partie du débat quand même, même si on se concentre sur d’autres adversaires, ou plutôt sur la discussion interne des Lumières. Au fond, le postcolonial reste plutôt une discussion interne des Lumières.
13 Antoine Lilti : Oui, je suis tout à fait d’accord, la tradition réactionnaire n’a pas désarmé, loin de là, pensons par exemple à quelqu’un comme Éric Zemmour, si présent dans le débat public. Mais il me semble que cette position est très peu représentée dans le débat universitaire sur les Lumières, c’est pourquoi, comme je le disais, je l’ai peu abordée dans le livre qui n’est pas un livre d’intervention dans le débat politique, mais une contribution au débat savant.
14 Lumières : Nous aimerions aborder un autre point méthodologique, celui du corpus des Lumières choisi : Voltaire apparaît de façon privilégiée, un peu Diderot et Rousseau, pourquoi ces choix et aussi, quelle est la périodisation retenue ? Le propos semble commencer à la Querelle des Anciens et des Modernes mais aucune place n’est faite à Fontenelle par exemple ?
15 Antoine Lilti : Il y a là une part d’arbitraire que j’assume. Il faut rappeler l’origine du livre, que j’ai construit à partir de textes déjà écrits, publiés ou inédits, donc à partir des auteurs sur lesquels j’ai davantage travaillé, tout en essayant de donner à l’ensemble une certaine cohérence théorique. Ce n’est pas une synthèse ou un manuel sur les Lumières, mais un parcours à travers quelques questions, quelques auteurs, quelques livres. Mon espoir est que cela dessine néanmoins un paysage d’ensemble, même si, bien sûr, il manque de nombreux auteurs. Montesquieu, parmi les grands, est très peu présent, Fontenelle est presque absent, ce qui révèle aussi mon tropisme vers la seconde moitié du siècle. De même, s’il y a des ouvertures aux Lumières hors de France (Robertson, Kant, Spinoza), le livre s’appuie principalement sur des auteurs français.
16 Le deuxième élément sur lequel je voudrais insister, c’est que le pari était de me confronter à des auteurs emblématiques. Et ceci, pour deux raisons, d’une part parce que je viens d’une tradition d’histoire sociale et culturelle qui a souvent eu pour stratégie de laisser les auteurs les plus canoniques aux historiens de la littérature ou aux philosophes pour se concentrer sur des auteurs jugés mineurs. Or, j’avais envie de montrer qu’avec des outils et des méthodes d’historien, on pouvait aussi parler des auteurs canoniques. Et puis, comme mon but était d’insister sur la dimension plurielle et autocritique des Lumières, il fallait que je le fasse sur des auteurs emblématiques, sinon on m’aurait rétorqué que cela ne fonctionnait qu’aux marges. D’où, par exemple, mon intérêt pour Voltaire, Diderot et Condorcet qui sont sans doute les trois auteurs les plus cités dans mon livre. Voltaire est particulièrement important parce que c’est lui qui incarne le mieux les Lumières depuis le xviiie siècle, à la fois leurs aspects les plus consensuels aujourd’hui (la tolérance, la liberté d’expression, le combat contre l’erreur judiciaire), mais aussi les plus contestés (l’élitisme, le goût pour les souverains autoritaires, et surtout la frilosité dans la condamnation de l’esclavage).
17 Lumières : Mais quand commenceraient les Lumières ? Bien entendu, étant donné votre définition non essentialiste, hétérogène, plurielle, des Lumières, il est sans doute difficile de donner avec précision un point d’origine, mais dans les grandes lignes : est-ce que cela commence au xviie siècle ou dans la seconde moitié du xviiie siècle ?
18 Antoine Lilti : J’aurais plutôt une définition relativement classique : si l’on se situe à l’échelle européenne, c’est dans les années 1680 que les choses commencent à basculer. C’est ce dont je discute dans le chapitre sur les Lumières radicales. Avec Newton, Locke, Bayle, la culture européenne se transforme profondément : les sciences, l’esprit critique, le droit naturel deviennent des valeurs essentielles. Néanmoins, je ne crois pas que tout soit joué en 1720, comme le dit J. Israel. Je pense que la seconde moitié du xviiie siècle est décisive car c’est le moment où la question du « public » devient centrale : il s’agit de diffuser les lumières au-delà de la République des lettres. On est au cœur de la dynamique des Lumières, mais aussi de leurs ambivalences : comment peut-on éclairer ce public ?
19 Lumières : Vous placez d’emblée la référence à l’héritage des Lumières en position de défensive, de repli, comme si l’on attendait qu’on justifie de prime abord la référence aux Lumières par rapport aux critiques postcoloniales. Pourquoi avoir placé la question de l’universalisme en « tête de gondole » ?
20 Antoine Lilti : C’est une bonne question. Il me semble qu’aujourd’hui, les discussions sur l’actualité intellectuelle et politique des Lumières sont liées principalement au débat sur la valeur de l’universalisme et la critique postcoloniale. Or, je dirais que les spécialistes du xviiie siècle ont un peu esquivé le débat. Je pense que c’est le point sur lequel il faut situer prioritairement la défense, mais aussi la redéfinition, de l’héritage des Lumières. Ensuite, sur un plan plus pratique, au moment de l’organisation définitive du livre, il me semblait qu’il y avait une logique à ouvrir le livre avec un texte synthétique qui s’efforce de cartographier patiemment des débats parfois complexes et embrouillés.
21 Lumières : Vous parlez d’embarras face à des auteurs qui font d’une critique systématique des Lumières une sorte de passage obligé. Y a-t-il une forme d’acharnement de principe, une mode à l’égard de l’héritage des Lumières ? On ne lit pas les auteurs mais on refuse d’emblée un certain nombre de choses que l’on associe à la doxa des Lumières ?
22 Antoine Lilti : Il est vrai qu’il y a des attaques caricaturales. Les Lumières sont parfois le nom de code d’une domination occidentale à la fois réelle et fantasmée. Cela entraîne beaucoup de caricature et d’approximation. Mais trop souvent, ceux qui se réclament de l’héritage des Lumières ou les spécialistes du xviiie siècle prennent prétexte de cet aspect caricatural pour ne pas prendre au sérieux les critiques et les objections qui sont soulevées. Or, une partie de cette production postcoloniale pose de bonnes questions et remet en cause certaines évidences de manière intéressante. Il s’agit donc de prendre au sérieux l’aiguillon de cette critique pour relire autrement toute une série de textes et débats du xviiie siècle : non pas pour condamner en bloc l’héritage des Lumières, mais au contraire pour l’enrichir. Et aussi pour montrer que certains éléments de la critique anticoloniale sont déjà présents au xviiie siècle et que celle-ci peut donc elle-même se réclamer de l’héritage des Lumières. C’est cela la dynamique du livre : sortir d’un affrontement stérile, historiquement injustifié et politiquement mortifère, qui enferme progressivement la défense des Lumières dans une posture conservatrice.
23 Lumières : Vous faites une bonne place à des auteurs qui essaient de faire ressortir au sein des Lumières des ferments de pensée anti-impérialiste (Cf. Sankar Muthu, Enlightenment against Empire, Princeton 2008). Il en est d’autres qui essaient d’actualiser la dynamique émancipatrice des Lumières en lui associant des auteurs non occidentaux, Gandhi par exemple (Cf. Namrata Sharma, Value-creating global Citizenship Education. Engaging Gandhi, Makiguchi, and Ikeda as Examples, Basingstoke, Palgrave, 2018). Peut-on tenter d’universaliser ainsi l’universalisme des Lumières ?
24 Antoine Lilti : J’avoue ne pas avoir lu ce livre, mais la piste indiquée me semble très intéressante s’il s’agit de penser l’universalisation des Lumières en étudiant des formes d’appropriation productive qui ont pu en être faites dans des espaces politiques et culturels différents du nôtre, plutôt que de se contenter de la réaffirmation de principe de l’universalisme des Lumières. Le problème de l’universel, bien entendu, c’est qu’il s’énonce depuis un lieu particulier. L’universalité des Lumières ne peut donc pas être acte d’autorité prononcé depuis l’Europe, elle doit résulter d’actes d’appropriation à partir d’une pluralité d’expériences locales. C’est ce que James avait bien montré dans son grand livre classique sur les Jacobins noirs de Haïti (C. L. R. James, Les Jacobins noirs, Paris, éd. Amsterdam, 2017 [1938]), qui témoigne du potentiel d’universalisation du discours d’émancipation des Lumières, mais aussi du fait que cette universalisation est toujours inscrite dans des luttes sociales et politiques. Il reste un gros travail à faire sur l’histoire des Lumières hors d’Europe.
25 Lumières : Vous citez dans votre ouvrage une pensée de Condorcet rédigée en 1778 et republiée en 1790, pensée qui répondait à la question posée par l’Académie de Berlin : « est-il utile de tromper le peuple ? » En fait, cela voulait dire : est-il utile d’imposer une religion au peuple ? La réponse des Lumières est-elle unanimement négative ?
26 Antoine Lilti : C’est encore la question de l’universalisation des Lumières mais étendue cette fois à d’autres espaces sociaux. Les philosophes des Lumières affirment que tout individu peut s’émanciper par la raison et l’accès au savoir et à la connaissance mais en même temps ils jugent que dans les catégories populaires (« le peuple », voire « la populace »), les préjugés sont tellement enracinés qu’il est difficile au discours éclairé de se frayer un chemin. Le problème des Lumières devient dès lors celui de l’organisation de l’espace public, de la régulation de l’espace médiatique (livres, imprimés, journaux). Comment éclairer le public ? C’est une question à la fois théorique et pratique au cœur du discours des Lumières. Se pose alors le problème du rapport entre émancipation individuelle (l’usage critique de la raison) et collective (les conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent la diffusion des connaissances). À partir de là, les positions peuvent diverger, entre ceux qui sont favorables à une très grande liberté du débat public et ceux qui se méfient du peuple et de ses émotions.
27 Lumières : Les Lumières s’opposent au « parti » religieux, mais en même temps, n’y a-t-il pas débat sur la religion des Lumières ?
28 Antoine Lilti : On est d’accord ; les Lumières se construisent par le rejet des préjugés religieux. Mais il est peut-être plus intéressant aujourd’hui de remarquer que les philosophes des Lumières sont conscients d’un autre danger : que les Lumières elles-mêmes deviennent une forme de dogme. Quand Condorcet republie le texte que vous évoquez, sous la Révolution, c’est un moment où fleurissent les catéchismes républicains qui se réclament des Lumières antireligieuses et anticléricales. La question des mœurs se pose à partir du moment où l’encadrement religieux des consciences est remplacé par la critique. Comment maintient-on de l’ordre social ? Réponse : par les mœurs, voire par la religion civile. C’est un des grands débats des Lumières : comment articuler la critique individuelle et la nécessité de maintenir un ordre social fondé sur la confiance ? Il faut alors associer l’éducation qui émancipe et l’autorité des élites, qui assure la cohésion morale. Ce « nouage » fait la spécificité des Lumières.
29 Lumières : Vous consacrez une analyse au positionnement de Michel Foucault à l’égard des Lumières. Lui-même parle d’Aufklärung et moins de Lumières. De ce fait, quel est selon vous l’héritage des Lumières pour Foucault, lorsqu’il emploie le terme d’Aufklärung ? Et que tirez-vous de cette lecture foucaldienne pour votre propre conception de cet héritage ?
30 Antoine Lilti : Quand Foucault parle des Lumières, sa référence, c’est Kant et l’Aufklärung. Ce qui peut sembler très classique. Mais ce qui est plus curieux, c’est qu’il déplace très vite la question des Lumières vers celle de la subjectivité moderne, de la capacité autocréatrice de la liberté C’est pourquoi il glisse de Kant à Baudelaire. Il est possible de considérer que Foucault fait un coup de force théorique, qu’il trahit les Lumières en s’en réclamant. Il me semble plus utile de remarquer qu’il part d’une question qui est bien celle des Lumières, « le courage de la vérité », pour la reformuler en des termes qui sont ceux de la fin du xxe siècle. On peut voir ce qui s’est perdu (la dimension collective d’un savoir partagé constituant une communauté historique) mais aussi la façon dont certains modernes ont radicalisé la question de l’autonomie, en l’arrachant à la question du progrès.
31 Pour ma part, ce qui m’intéresse, c’est le va-et-vient entre une approche historique, qui essaie de décrire au mieux le contexte des débats intellectuels du xviiie siècle, et une conception ouverte de l’héritage des Lumières, sans cesse redéfini. L’interprétation de Foucault a relancé le débat sur les Lumières et donc notre conception de leur actualité. Les concepts de Lumières, d’Aufklärung et d’Enlightenment ne peuvent être réduits à des catégories historiques, ce sont aussi des concepts herméneutiques et politiques.
32 Lumières : Dans le livre, vous avancez la thèse suivante : « aucun penseur moderne ne peut durablement échapper à la question des Lumières ». Cela signifie-t-il qu’il n’est pas possible de penser l’autonomie et l’émancipation sans référence aux Lumières ?
33 Antoine Lilti : Je pense que c’est en effet une référence indispensable, sans laquelle nous ne pouvons pas penser l’émancipation, parce que la promesse moderne d’une autonomie individuelle fondée sur l’exercice de la raison et garantie par un espace public libre, est directement issue des Lumières. Quand je dis « nous », j’entends par là les membres des sociétés démocratiques occidentales. Bien sûr, l’héritage des Lumières porte au-delà, mais dans d’autres traditions intellectuelles et politiques, il n’a pas forcément le même rôle matriciel. Cela ne veut pas dire que le discours des Lumières soit l’unique horizon d’un discours émancipateur, mais que tout discours émancipateur a besoin de se confronter à la question de l’héritage des Lumières. C’est ce qui m’intéresse chez Foucault : jusqu’à la fin des années 1970, sa stratégie intellectuelle est d’échapper aux Lumières et de penser l’émancipation en dehors de cette référence. Et il est rattrapé par les Lumières. Son intérêt pour Kant est ancien (sa thèse complémentaire porte sur l’anthropologie de Kant), mais il l’avait sciemment et volontairement mis de côté, à la fois pour des raisons politiques et pour des raisons proprement intellectuelles. Il y est confronté à la fois par l’évolution de sa pensée et par sa situation d’intellectuel dans l’espace public, comme j’essaie de le montrer.
34 Lumières : Au terme de cet entretien, la question des destinataires de l’ouvrage se pose. À qui s’adresse exactement le livre ? Quel est le public visé ?
35 Antoine Lilti : Le livre s’adresse d’abord aux chercheurs et aux étudiants, en proposant à la fois des propositions très générales, des discussions critiques et des études de cas assez précises. Comme je suis historien, j’espère que les historiens y trouveront leur compte, mais le livre s’adresse aussi aux philosophes, aux historiens de la littérature. Je pense qu’il est très important de maintenir la tradition d’étude pluridisciplinaire des Lumières. Au-delà, le livre visait aussi un public plus large, non universitaire, afin de faire circuler les résultats de recherches très riches mais parfois un peu confidentielles. Je suis souvent frappé de l’écart entre la conception monolithique des Lumières dans le débat public, réduite à quelques valeurs (la liberté, le progrès, la tolérance…) et la richesse des travaux spécialisés qui vont parfois trop loin dans l’infinie fragmentation de l’objet. Le livre peut se lire comme une tentative de pont entre les deux : donner aux lecteurs non universitaires des éléments du débat savant et rappeler aux universitaires qu’en travaillant sur les Lumières, ils font en permanence des choix qui engagent aussi des positions politiques.