Notes
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[1]
Ces propos de Jorge Bergoglio ont été recueillis par le cardinal Jaime Lucas Ortega, archevêque de la Havane, qui lui a demandé le texte de sa communication orale.
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[2]
Voir C. Ghorra-Gobin (Éd.), Dictionnaire des mondialisations, Paris, Armand Colin, 2006 ; ainsi que dans J. Lévy et M. Lussault (Éd.) Dictionnaire de la géographie, Paris, Belin, 2003, l’entrée « Centre/périphérie ».
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[3]
Dans le domaine francophone, voir notamment A. Reynaud, Société, espace et justice : inégalités régionales et justice socio-spatiale, Paris, PUF, 1981 ; et en économie A. Lipietz, Le capital et son espace, Paris, Maspéro, 1977.
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[4]
C’est ce qui permettrait de rendre compte de la présence, dans l’énumération donnée dans la citation du texte du cardinal Ortega (voir ci-dessus la toute première citation), d’un terme inattendu, celui de « pensée ». J’y vois l’évocation d’un système de représentation et de justification qui se passe de Dieu.
-
[5]
Cf. supra, la finale de l’article de L. Bressan.
1C’est lors des congrégations générales qui ont précédé le conclave de mars 2013 que le cardinal Bergoglio a énoncé des convictions qui, reprises après son élection, semblent bien constituer l’axe majeur de son pontificat. Le futur pape François y avait déclaré :
Évangéliser implique un zèle apostolique. Évangéliser présuppose dans l’Église la parrhésia [l’audace] de sortir d’elle-même. L’Église est appelée à sortir d’elle-même et à aller vers les périphéries, pas seulement géographiques, mais également celles de l’existence : celles du mystère du péché, de la souffrance, de l’injustice, celles de l’ignorance et de l’absence de foi, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère [1].
3Dans Evangelii gaudium (EG), texte emblématique du pontificat en cours, on retrouve les mêmes accents. Très vite arrive le thème de « l’Église en sortie » (EG, nos 20-24), qui en constitue le leitmotiv:
[…] nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.
5Quels accents spécifiques ce terme de « périphérie » fait-il résonner ? Pour répondre à cette question, on reviendra brièvement sur l’apparition de ce concept et son emploi dans les sciences humaines ; ne serait-ce que pour mieux voir ensuite comment le pape François l’utilise.
Le terme « périphérie » en sciences sociales…
6Si l’on en croit Nadine Cattan qui présente l’entrée « centre-périphérie » dans le Dictionnaire des mondialisations [2], le terme a été diffusé dans les années soixante dans le cadre d’une réflexion sur les inégalités [3] ; il cherche à rendre compte de l’organisation de l’espace à partir des tensions entre, d’une part, des centres attractifs où se regroupent acteurs de premier plan, richesses, informations, créativité, recherche, capacités de décision, et d’autre part des périphéries, moins bien dotées, peu capables de donner des impulsions mais au contraire obligées de réagir en fonction d’un tempo fixé ailleurs. Bref les périphéries sont des espaces – presque toujours très mal reliés entre eux – qui subissent une loi qui s’édicte loin d’eux, sans eux. Les plus dégradées d’entre elles sont des zones de relégation où se regroupent ceux qui n’ont pu trouver de place ailleurs. Quand elles sont très délaissées, elles tendent à se transformer en zones de non-droit, à la merci de potentats locaux qui profitent de l’absence d’autorité légitime pour imposer leur diktat. Ce sont alors des endroits qui font peur et où personne n’ose s’aventurer seul.
7Précisons enfin que cette manière d’analyser l’organisation de l’espace devrait être aujourd’hui nuancée du fait de l’importance du phénomène du réseau qui permet le voisinage et même l’imbrication entre positions de centralité et situations de périphérie. Mais, même si le phénomène peut s’estomper dans sa manifestation géographique, les inégalités entre espaces plus ou moins attractifs demeurent criantes à l’échelle du globe et tendent parfois à s’accentuer à l’intérieur des États (en France, par exemple, il est fréquent de parler de la misère de zones désertées par les services de l’État, en banlieue ou dans des campagnes pauvres).
… et dans la réflexion du pape François
8Cette définition de la notion de « périphérie » permet de préciser le sens dans lequel le pape l’emploie car de fait, plusieurs traits viennent, dans ses propos, modifier le schéma qu’on vient de présenter.
9Tout d’abord, qu’est-ce qui correspondrait au « centre » dans la vision du pape François ? Il n’emploie guère l’expression. Mais si l’on se demande ce qu’il invite à quitter – pour sortir, précisément – que trouve-t-on ? On peut en repérer quatre déclinaisons. Tout d’abord, citant Benoît XVI, le pape écrit : « C’est le triste pragmatisme de la vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment tout arrive normalement, alors qu’en réalité, la foi s’affaiblit et dégénère dans la mesquinerie » (EG, n° 83). On pourrait gloser : voilà ce qui advient lorsque l’Église se réduit à un « fonctionnement ». Prise d’abord par une série de choses à faire, elle fixe une attention anxieuse sur celles-ci, elle se voit comme un dispositif et laisse au second plan la Bonne Nouvelle, sa force renversante, ainsi que la joie qui l’accompagne. Dans la même ligne, ce qu’il faut quitter, c’est aussi l’acédie pastorale (n° 82) la perte du goût de l’annonce et du partage de l’Évangile. Mais c’est peut-être et surtout le confort d’une vie non risquée : « Je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie sur les chemins, plutôt qu’une Église malade de ses enfermements et qui s’accroche confortablement à ses propres sécurités » (n° 49). C’est enfin la « mondanité spirituelle » qui vient lorsque derrière les apparences de religiosité on recherche la gloire humaine (n° 93).
10Tout cela fait que les « périphéries » ne peuvent être opposées à un « centre » qui serait un pôle d’impulsions et de créativité. Au contraire, dans la pensée du pape François, l’autre de la périphérie, c’est un espace déjà gagné par la mort. Au paragraphe n° 83 d’EG, dans une de ses formules fameuses, il parle de « psychologie de la tombe qui transforme peu à peu les chrétiens en momies de musée ».
11Venons-en à la « périphérie ». Dans la perspective du pape François, il ne s’agit pas uniquement d’un espace (cf. le « pas seulement géographiques » dans la première citation ici reportée) ; c’est aussi la réalité humaine marquée par la misère, la souffrance, le péché, peut-être également l’absence de Dieu, lorsque la société s’organise dans le refus de toute référence à un ailleurs qu’elle-même [4]. « Périphérie » a donc une dimension spirituelle, tout en devant être reconnue comme le fruit de nos systèmes d’échanges et de compétitions, qui produit des « déchets », des « restes ». Le pape François parle même d’une « culture du déchet » (EG, no 53), suggérant ainsi que le problème fait désormais partie de nos structures de fonctionnement et de pensée.
12Quoi qu’il en soit, un « marqueur » clair du phénomène de périphéries est la pauvreté, la misère. Lorsque le pape évoque les pauvres (particulièrement à partir du paragraphe n° 186 d’EG), il les présente comme des exclus (n° 186), ou bien comme ceux qui « n’ont pas pu s’intégrer pleinement dans la société » (n° 187). Certes, on ne peut faire d’équivalence entre périphérie et pauvreté (à cause de ce qu’on vient de voir : la périphérie c’est aussi l’humanité qui s’organise sans Dieu), mais ce qui est certain c’est que le phénomène de périphérie produit de la misère, et qu’à la situation de périphérie est associée la souffrance de la grande pauvreté, de personnes qui sont sans moyens pour vivre et contribuer à la prospérité de la société où elles se trouvent.
13Au total, dans le discours du pape François, la perspective qui sous-tend le recours à la notion de périphérie n’est pas du tout celle d’un centre dynamique et créatif, qui dominerait des espaces qui lui sont soumis. À la périphérie est associée d’abord l’abandon, l’indifférence, de la part de systèmes uniquement soucieux de leur propre fonctionnement. Le centre est donc marqué d’abord par l’oubli qui accompagne un tel auto-référencement. Il me semble que dans sa vision, aussi bien le centre que la périphérie sont malades dès lors qu’elles s’ignorent mutuellement et se protègent l’une de l’autre. Avec une précision importante : la responsabilité est du côté du centre qui ne fait plus l’effort de se déplacer, alors que sa raison d’être est là.
Des retrouvailles espérées : une autre vision de l’Église ?
14Dans l’enseignement du pape François, il est de la nature même de l’Église d’être « en sortie ». Plus largement d’ailleurs, c’est tout le mouvement de la révélation qui passe par un envoi, un « quitte ton pays » (EG, no 20). D’où une constitution paradoxale du rapport « centre-périphérie », puisque le centre en question ne tient son rôle que d’accepter d’être sans cesse, précisément, décentré. Dans cette perspective, l’Église n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle se risque à des réalités qui lui sont étrangères (une culture non évangélisée, nos 116 ; 132), ou qui sont des signes d’un dérèglement profond du vivre ensemble (l’injustice, la violence, nos 218-220), ou encore qui concentrent sur elles la souffrance et le malheur (n° 191). On pourrait donc distinguer ces trois types de périphéries. Précisons qu’elles ne sont pas étanches les unes aux autres, les deux dernières, notamment, vont souvent de pair, et toutes deux sont une conséquence de la première.
15Sur quoi se fonde une telle vision de l’Église ? Sur toute la logique de la révélation, depuis le buisson ardent (EG, n° 187) jusqu’au Christ qui est identifié aux pauvres (n° 197). De même que le pasteur se définit véritablement par le soin qu’il porte à la brebis perdue, de même, l’Église habite pleinement sa mission quand elle met en œuvre une priorité pour « les derniers, ceux que la société rejette et met de côté » (n° 195). C’est pourquoi le pape souligne que l’option pour les pauvres est « une catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique » (n° 198) [5].
16Ceux qui ne comptent pas ou sont rejetés ne sont pas décrits d’abord comme des problèmes à résoudre, mais comme des repères essentiels pour l’Église. Celle-ci a beaucoup à recevoir d’eux. À cause d’une part, de leur ouverture particulière à la foi (EG, n° 200) et d’autre part, de leur affinité avec le Christ, tout spécialement le Christ en sa passion. S’il y a un savoir propre des pauvres que l’Église doit se disposer sans cesse à recevoir à nouveau, c’est cette proximité au Christ de la Pâque :
Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances, ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que nous nous laissions évangéliser par eux. La nouvelle évangélisation est une invitation à reconnaître la force salvifique de leurs existences et à les mettre au centre du cheminement de l’Église.
18De cela, chacun a pu faire l’expérience, même à un niveau modeste, il me semble, dès lors qu’il ne s’est pas esquivé dans la relation avec une personne en souffrance, proche de la mort, ou bien marquée par le handicap. Pour que la rencontre puisse avoir lieu, ne sommes-nous pas en ces moments-là, invités à nous laisser défaire de tous les outils de communication que nous maîtrisons pour simplement nous risquer à une présence, sans autre « parce que » que « parce que c’est toi » ? La rencontre des pauvres et des humiliés reconduit à l’essentiel, à ce lieu où Dieu se livre.
19Dans cette perspective, l’axe majeur qui définit l’Église est moins, il me semble, celui d’un message à faire passer au monde, qu’une rencontre avec tous ceux qui sont laissés de côté. L’Église alors devient non pas un appareil pour défendre et promouvoir des idées, mais un espace où ces rencontres peuvent avoir lieu, où chacun est retourné au plus profond de lui-même.
20* * *
21Que se passe-t-il quand on se risque aux périphéries ? Il s’opère, de la manière la plus simple qu’on puisse imaginer, un discernement où tous les systèmes de contrôle et de sécurité ne fonctionnent plus et peuvent être remis à leur juste place. En ces terrains incertains, nous sommes obligés d’inventer autre chose, et nous découvrons sur place ce qui nous est donné, ce qui vient de Dieu. C’est ainsi que l’Église est ramenée à sa source, à ce qui la vivifie.
Notes
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Ces propos de Jorge Bergoglio ont été recueillis par le cardinal Jaime Lucas Ortega, archevêque de la Havane, qui lui a demandé le texte de sa communication orale.
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[2]
Voir C. Ghorra-Gobin (Éd.), Dictionnaire des mondialisations, Paris, Armand Colin, 2006 ; ainsi que dans J. Lévy et M. Lussault (Éd.) Dictionnaire de la géographie, Paris, Belin, 2003, l’entrée « Centre/périphérie ».
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[3]
Dans le domaine francophone, voir notamment A. Reynaud, Société, espace et justice : inégalités régionales et justice socio-spatiale, Paris, PUF, 1981 ; et en économie A. Lipietz, Le capital et son espace, Paris, Maspéro, 1977.
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[4]
C’est ce qui permettrait de rendre compte de la présence, dans l’énumération donnée dans la citation du texte du cardinal Ortega (voir ci-dessus la toute première citation), d’un terme inattendu, celui de « pensée ». J’y vois l’évocation d’un système de représentation et de justification qui se passe de Dieu.
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Cf. supra, la finale de l’article de L. Bressan.