Notes
-
[1]
D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
-
[2]
F. Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995.
-
[3]
Cf. D. Hervieu-Léger, op. cit.
-
[4]
Cf. O. Genest, Le discours du Nouveau Testament sur la mort de Jésus : Épîtres et Apocalypse, Ste-Foy, PUL, 1995.
-
[5]
Traduction Osty et Trinquet.
-
[6]
Sauf bien sûr dans l’Évangile selon Jean, où les multiples formules de l’ordre de « Je suis le pain » sont à entendre en tant que « Yahvé/pain » : le pain n’est pas un complément, mais bien plutôt une assonance, juxtaposition des figures de Yahvé et de Jésus, verbe fait chair dans le pain.
-
[7]
Tel étant bien le problème souligné dans la deuxième épître de Jean : il y a beaucoup d’imposteurs qui ne « professent pas Jésus-Christ venant en chair » (2 Jn 1,7). L’enjeu porte sur le fait de professer, de confesser, de nommer Jésus-Christ venant en chair, ce qui est une problématique du côté de l’énonciation qui échappe en grande partie à notre perspective moderne orientée sur la validité des énoncés.
-
[8]
C’est ainsi qu’Origène dira : « À quoi sert de dire que Jésus n’est venu que dans la chair qu’il a prise de Marie et ne pas montrer aussi qu’il est venu dans ma chair à moi ? » Origène, Homélie sur la Genèse 3,7 (SC 7 bis, p. 140), cité dans J. Letellier, “Le contact avec la Parole de Dieu : force de guérison et de salut dans l’œuvre d’Origène”, dans La vie spirituelle, 741, t. 155, déc. 2001, p. 627.
-
[9]
Ce qui constitue le mode le plus courant de la définition de l’identité : toi tu es…
-
[10]
Cf. P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1998 : le « devant le texte » demeurant une position d’extériorité par rapport au texte.
1La question de l’identité occupe le devant de la scène dans la société et dans la réflexion en sciences sociales depuis plus de vingt ans, depuis que l’on a enterré la « mort de l’homme » au profit du bien-être du sujet consommateur, bien protégé et sûr de ses droits individuels. Au Canada, les Chartes des droits et libertés ont amené des redéfinitions identitaires, avec des conséquences juridiques, culturelles, sociales et administratives. Dans ce contexte, les religions, que l’on croyait en chute libre dans la modernité, ont pris conscience de leur potentiel identitaire et cherchent à s’imposer sur cette scène. On parle encore maintenant de « la religion », sans vraiment prendre acte du fait que nous sommes passés d’« une » référence religieuse dans la société québécoise ou européenne à non pas l’absence de la référence, mais bien plutôt à la multiplicité des références religieuses.
2La question identitaire liée au phénomène religieux est donc radicalement transformée. En effet, comment intégrer dans la culture le pluralisme référentiel d’ordre religieux si, traditionnellement, une référence religieuse dominante avait comme fonction l’intégration d’une identité sociale et politique ? Le pluralisme référentiel d’ordre religieux dans la culture actuelle ne fera-t-il pas exploser la problématique identitaire ? De plus, il faut considérer que le pluralisme ne tient pas seulement à la multiplicité des options disponibles, mais qu’il touche la constitution même du sujet : la demande du baptême, la croyance en la réincarnation et l’attachement à la messe de Minuit peuvent facilement cohabiter. Nous sommes devant une « recomposition du religieux » [1], à partir de l’imaginaire personnel, en dehors des repères habituels et traditionnels de la normativité collective.
3Dans ce contexte, comment le texte biblique peut-il encore parler dans ce monde qui ne fait plus appel à des raisons communes [2], qui ne s’appuie plus sur une seule autorité pour définir le sens et l’identité ? C’est tout le rapport à ce texte dit sacré qui doit être revisité, car, pour être entendu, ce texte doit d’abord pouvoir être écouté. Des questions lui sont adressées, et celle de l’identité l’est de façon pressante. Nous attendons ce texte du côté de réponses et d’informations pertinentes pour le développement de l’identité chrétienne, mais le texte biblique parle-t-il vraiment ce langage ? Au cœur de la subtilité du questionnement identitaire, c’est le rapport au texte biblique lui-même qui se révèle autrement plus résistant qu’on ne le croyait auparavant. Il a été conçu comme un réservoir de sens accessible, et voilà qu’il revêt maintenant la complexité du langage humain irréductible à une appropriation pure et simple.
4Le chemin pour poser la question de l’identité au texte biblique ne s’impose donc pas d’emblée. Nous le proposons ainsi : tout d’abord, dégager trois passages pour affronter les transitions actuelles dans le rapport au statut du texte biblique, ce qui aura des conséquences sur la façon de poser la question de l’identité ; ensuite, retourner à certains textes du Nouveau Testament afin de déplacer la question d’un « processus identitaire » qui serait fourni clé en main par la Bible ; finalement, faire état des difficultés herméneutiques propres à la lecture du texte biblique à partir de nos questions contemporaines.
Trois passages
Passage de l’identité chrétienne à l’identité du chrétien
5La question de l’identité apparaît aujourd’hui centrale dans la société, dans l’Église et dans les rapports entre confessions religieuses et société. À tous ces niveaux, on brandit le « sentiment identitaire » pour arriver à définir la nature de groupes culturels ou religieux les uns par rapport aux autres, suivi d’argumentaires pour expliquer et élucider les complexités théoriques des univers identitaires en présence. L’idéal posé par la conscience moderne consiste à exprimer clairement « qui nous sommes » et à le proclamer distinctement pour établir les limites de son territoire menacé dans l’espace public : enjeu de pouvoir et aménagement de positions de force pour ne pas être éliminé de l’échiquier. Les religions sont particulièrement engagées dans de tels processus de définition identitaire, sentant que plusieurs verraient leur disparition avec plaisir.
6À l’intérieur du christianisme, tant du point de vue de l’institution que des personnes chrétiennes, cette question est transversale, mais elle se pose différemment selon les ancrages respectifs. Pour l’institution, l’interrogation porte sur l’identité chrétienne, une identité qui puisse être définie abstraitement afin de s’appliquer universellement aux individus sur les cinq continents. L’enjeu consiste en l’adhésion des individus à un modèle unique afin d’assurer une cohésion du christianisme. Devant la multiplication des références religieuses, devant l’inéluctable pluralisme, devant l’apparent relativisme ambiant, l’affirmation identitaire de l’institution vise à restaurer l’assurance tranquille d’autrefois. Ainsi, la définition identitaire représente un enjeu de survie dans une économie de marché où le consommateur va à ce qui paraît le plus signifiant.
7Du point de vue des personnes chrétiennes, le problème se pose autrement. La quête ne vise pas tant l’adhésion à une institution [3] qui fournirait globalement un cadre identitaire, que l’identité du chrétien, afin de laisser place aux identités plurielles de personnes désirant s’affirmer « chrétiennes » au sein de communautés. En effet, les chrétiens ne cherchent pas d’abord leur référence identitaire dans la seule institution, et c’est pourquoi ils ne sont pas à la recherche de l’identité chrétienne ou de l’identité du christianisme : les quêtes d’identité sont d’abord personnelles, puis communautaires, rarement institutionnelles. Le contexte social influencé par les Chartes des droits et libertés renforce cette tendance et lui donne des assises juridiques. Comment alors articuler les quêtes d’identités personnelles qui prennent souvent des formes narratives avec des propositions d’identité collectives et communautaires qui peuvent en retour être nourries de ces quêtes personnelles ?
8L’articulation des formes narratives aux formes communautaires implique que c’est le sujet qui est le pivot du questionnement identitaire, mais non exclusivement de façon narcissique, comme le retrait de l’idéal institutionnel pourrait le laisser croire. Cependant, une telle articulation implique une réflexion sur les différents types de prise de parole dans l’Église. En effet, par définition, la communauté ne peut restreindre son langage à un « récit », et il lui faut trouver des cadres de dialogue qui intègrent les différences narratives. Ces cadres peuvent être d’ordre argumentatif et discursif, fonctionnant sur d’autres registres de langage que celui du récit personnel. Ainsi, pour assumer son rôle « identitaire », la communauté devrait être en mesure de permettre l’intégration des identités narratives dans un langage qui les intègre sans les anéantir. Par ailleurs, l’identité narrative ne peut être court-circuitée par un discours argumentatif qui donnerait « le sens » de l’identité avant même que les personnes ne s’y risquent dans leur acte de parole ancré dans leurs quêtes les plus personnelles.
9Notons ici la pluralité des langages bibliques, qui ne nous cause pas a priori problème, alors que ce qui s’y retrouve est d’une extrême complexité : les livres de la Bible contiennent des récits, des annonces, des discours, des prières, des textes juridiques, des mythes, etc. Le pluralisme des langages que nous vivons en Église aujourd’hui est ainsi déjà présent dans le texte biblique, mais nous ne nous attardons pas à sa complexité : ainsi, l’identité du chrétien est déjà, d’emblée, toujours forgée d’une pluralité de langages par la médiation du texte biblique.
10Par conséquent, si nous avions une question à poser au texte biblique sur l’identité, sa réponse ne serait peut-être pas en termes de contenus, mais bien plutôt dans la perspective de la multiplicité et de la complexité des langages qui ont permis à des identités de chrétiens toujours différentes de se dire toujours à neuf, tout en se référant à un horizon commun jamais clos [4]. Le récit de la mort-résurrection de Jésus-Christ n’a jamais été réductible à la version d’un seul évangile, la tradition en ayant toujours maintenu quatre : ce geste porte et reconnaît une pluralité dans sa fécondité spirituelle. De plus, les lettres de Paul qui en traitent ne passent pas par un récit, mais bien plutôt par un discours, sans souci pour les événements de la vie de Jésus, s’adressant directement à ses effets de sens sur la vie du chrétien. La vie des Églises se nourrit donc de la pluralité des langages bibliques, de leur complexité : on est loin d’une définition abstraite d’une identité unique. À partir des textes du Nouveau Testament, comment pourrions-nous réduire l’identité du chrétien à une seule dimension abstraite ? N’avons-nous pas à puiser dans les richesses des paroles humaines qui diffractent chacune à sa manière l’inépuisable Parole de Dieu ?
Passage de la transmission de contenus et de messages à l’intégration de l’expérience par l’inscription culturelle
11Dans le contexte contemporain, la question catéchétique représente un passage fondamental pour penser l’identité chrétienne ou l’identité du chrétien. Sans qu’on puisse parler de consensus, une tendance forte se manifeste aujourd’hui quant à l’impossibilité de retourner à une catéchèse de type « questions-réponses » et à une pédagogie axée sur la transmission de contenus et de savoirs. Cependant, le « modèle » souhaité a contrario ne s’impose pas ; mais plutôt, nous sommes devant de multiples modèles pour penser l’acte catéchétique. Quels sont les critères qui vont nous permettre d’avancer dans la pluralité, alors que nous sommes si habitués de penser par mode de solution unique ? Comment les langages catéchétiques, au cœur des quêtes d’identité des chrétiens, pourraient-ils trouver un ancrage dans la pluralité des langages bibliques ?
12Ce qui se profile aujourd’hui, ce sont différentes propositions de catéchèses existentielles et expérientielles qui ne peuvent, par définition, se restreindre à un seul modèle. Une catéchèse existentielle ne peut qu’intégrer le paradigme du pluralisme à partir de l’incontournable complexité du vivant : il apparaît là évident que le pluralisme n’est pas l’apanage de la société éclatée, mais qu’il est devenu le mode même de structuration des personnes. La personne est constituée elle-même de façon pluraliste : elle est un acteur social, un sujet humain, un individu dans sa vie privée, un consommateur, une variable sur des indices de consommation, etc. Ses modes de prise de parole sont multiples, et le sujet sait distinguer entre une parole adressée à d’autres acteurs sociaux dans l’espace public et sa prise de parole personnelle dans la sphère de la vie privée. Et, de même que le texte biblique intègre toutes les formes de langage humain (narrative, discursive, juridique, mythique, apocalyptique, prophétique, sapientielle, etc.), touchant par là l’humain dans toute sa complexité, de même l’acte catéchétique ne pourrait se réduire à une « méthode » appliquée à un seul type de langage, aussi bonne qu’elle puisse être. Quelle sorte d’humain vise la catéchèse ? Un humain différencié, décentré et réflexif, un humain sur son chemin d’humanisation. Si le but de la catéchèse consiste à s’inscrire dans un continuel processus de nomination, permettant à chacun de dire sa foi au nom de Jésus-Christ, nos catéchèses ne peuvent s’épargner le passage par toutes les modalités du langage et toutes les formes d’intégration du langage à la culture.
Passage d’une réponse sur l’identité à la lecture du texte
13Les deux passages précédents nous ont préparés à faire un saut hors de nos habitudes conceptuelles : si le texte biblique n’utilise pas le terme « identité », comment pouvons-nous lui poser cette question ? Il est nécessaire de reconnaître d’emblée que ce terme dépend de la philosophie de la conscience et d’une modernité qui voit surgir un sujet autonome, de droit, qui se définit dans un espace public pluraliste vis-à-vis d’autres sujets, ce qui est fort éloigné du cadre des écrits néo-testamentaires. La prise en compte de l’anachronisme de notre question ne nous impose pas d’abdiquer, mais il faut prendre acte que le chemin pour trouver une réponse ne sera pas direct et que nous avons un effort à faire pour rencontrer le texte dans sa logique propre. Nos instruments habituels sont inutilisables : table pastorale, vocabulaire biblique, etc. Il ne reste qu’à lire le texte à partir de notre question, ce qui exige cependant une réflexivité sur le geste herméneutique impliqué : notre précompréhension du texte postule qu’il y aura une réponse à la question, mais il s’agit d’entériner qu’une simple lecture de contenu laisserait le texte muet. Il faut donc lire autrement.
Marc 6,14-16
14Le « nom était devenu célèbre » et était arrivé jusqu’aux oreilles d’Hérode. Jésus n’est pas nommé : c’est comme si l’instance du « nom » avait sa consistance en elle-même, – mais notre lecture identitaire ne prend pas en compte ce « détail ». S’ensuit une discussion sur ce que nous appellerions l’identité de Jésus, à travers des « on dit » – « […] C’est Jean le Baptiste […] C’est Élie […] C’est un prophète comme l’un des prophètes » – et l’opinion d’Hérode – « Celui que moi j’ai fait décapiter, Jean, c’est lui qui s’est relevé » [5].
15Une lecture qui cherche à définir l’identité passe rapidement par-dessus le fait que c’est le « nom » qui était devenu célèbre. Cette lecture assimile automatiquement le « nom » et l’identité, puis on ne se préoccupe plus du « nom » dans la suite de la lecture. Cependant, considérant que le texte n’utilise pas le terme d’identité mais bien celui de nom, et même si nos esprits modernes confondent les deux termes, n’y aurait-il pas un effort à faire pour entendre la portée accordée par le texte au « nom » ?
16Lire à partir de la recherche de l’identité éliminera les hypothèses de réponses que sont : Jean le Baptiste, Élie, l’un des prophètes. Voilà autant de définitions de l’identité, toutes posées sur un même plan, qui ne seraient que des mauvaises réponses. Il est intéressant de poser les formulations des réponses (« C’est… ») en vis-à-vis du « C’est moi » de Jésus lorsqu’il marchera sur la mer face à ses disciples qui ne le reconnaissent pas (Mc 6,50). La lecture identitaire égalise tous ces démonstratifs, sans pourtant prendre note que le « C’est moi » de Jésus n’a pas de complément. La formulation de Jésus renvoie ainsi à un énoncé non référentiel, puisqu’il n’y a pas de définition qui suit la copule « est » [6]. Jésus ne donne pas son identité, mais il se nomme, comme en écho à la réponse donnée à la question de Moïse, « Je suis celui qui suis ». Jésus se nomme ainsi, sous un mode non référentiel, sans se qualifier, ce qu’il est le seul à pouvoir faire : ainsi, le début de l’Évangile selon Marc (Mc 1,1) ne peut que transposer l’énoncé de Jésus, « C’est moi », en un acte de nomination assumé par le texte. Le texte assume cet acte de nomination en qualifiant Jésus le Christ de Fils de Dieu. C’est le texte qui qualifie, qui donne la « bonne » réponse, alors que Jésus se tient seul dans son acte tautologique qui n’a pas besoin de passer par un tiers, par un adjectif, par de l’autre. Si Jésus ne donne pas son identité, cela n’oriente-t-il pas la perspective vers la nomination d’une fonction ? En effet, de même que Yahvé ne se nomme que dans un contexte où il veut apporter le salut à son peuple (Ex 3) afin que son peuple puisse le nommer à travers le salut qui lui est donné, Jésus ne se nomme-t-il pas pour être nommé en retour dans le salut qu’il apporte ? [7] Les textes n’établissent-ils pas un lien entre le don du salut, le nom donné, et l’acte de nomination qui surgit chez ceux qui reconnaissent le don du salut ?
17La succession des réponses données (c’est Élie, c’est l’un des prophètes, c’est Jean le Baptiste) ne peut par conséquent plus être lue comme une suite de définitions identitaires, puisqu’elle semble répondre à la renommée du « nom ». Qu’ont fait ceux qui sont homologués à Jésus – toujours non nommé ? Ils ont parlé, et c’est bien ce qui fait problème à Hérode, puisqu’il croyait avoir définitivement fait taire la parole alors qu’elle retentit encore à ses oreilles. C’est donc qu’un nom ou l’autre, Jean, Élie ou un des prophètes, ne peut être enfermé dans la mort : toujours il est réactivé, relevé, par la proclamation qui vibre et fait vibrer.
18Le « problème » d’Hérode dépasse par conséquent celui de l’identité de Jean, mort ou vivant, décapité ou relevé. Son problème rebondit du premier verset de cet évangile jusqu’au dernier : le texte soutient, avant toute mise en récit (Mc 1,1), que le « nom » qui y est proclamé est celui de Jésus-Christ, Fils de Dieu. La voix du prophète Jean le Baptiste se serait-elle donc multipliée à travers tous ces « on dit » incontrôlables ? « On » ne sait peut-être pas exactement ce qu’il dit, car il n’est pas question ici de définitions tranchantes. Cependant, « ça parle » d’un salut donné : le « nom » est nommé, repris, il prend chair par toutes les voix qui le reprennent. Mais qui parle ? Qui peut assumer, après la lettre du texte, cette annonce du nom dans l’esprit ?
19Ce qui semble être, en première lecture, un texte parlant de l’identité de Jésus révèle, lu autrement, l’enjeu de l’acte de nomination. Nommer est un acte qui a un retentissement non seulement chez celui qui entend, mais peut-être avant tout chez celui qui s’y engage. Reprendre le « nom » dans son acte de parole, le faire vibrer dans sa chair déclamante incarne le salut du verbe fait chair [8]. Dans notre langage moderne, il serait possible de dire que c’est par l’identité de Jésus que la nomination de son « nom » peut avoir une portée de l’ordre du salut. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que le texte ne cherche pas tant à établir cette identité qu’à déployer les conditions d’une parole humaine qui nomme ce « nom » par-delà la mort, la peur et le vraisemblable.
Marc 8,27-33
20Deux chapitres plus loin, c’est Jésus qui prend l’initiative d’interroger ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? » Nous traduisons immédiatement cet interrogatoire en termes de questionnement sur l’identité : à nos oreilles modernes, la question « qui suis-je ? » ne saurait en effet porter sur autre chose que sur la définition de l’identité. Les réponses suivent un même parcours que dans l’épisode d’Hérode – Jean le Baptiste, Élie, un des prophètes –, suivies de la réponse trop bien connue de Pierre et du point de vue trop vite oublié de Jésus. Le texte, de prime abord, semble pourtant incompréhensible : pourquoi le pauvre Pierre se fait-il réprimander puisqu’il a la bonne réponse ? Encore une fois, il faut lire autrement, et observer que trois prises de parole différentes sur l’identité de Jésus se succèdent : les « on dit », la parole de Pierre et l’enseignement de Jésus. Ce parcours semble reposer sur le « comment cela est dit », car la « bonne réponse » de Pierre ne reçoit aucune félicitation, au contraire, car Jésus « les menaça de ne parler ainsi de lui à personne ». Mais pourquoi les « on dit » qui colportent de mauvaises réponses ne sont-ils pas disqualifiés ? Et pourquoi l’enseignement de Jésus déplace-t-il la question du « je » (qui suis-je ?) vers le « il » du Fils de l’homme ?
21Au-delà des réponses, le texte nous oblige donc à prendre en considération le type de prise de parole qui sous-tend les réponses. Derrière les énoncés, il y a l’énonciation : le texte nous amène à faire un passage du « dit » au « dire », de l’état vers l’acte, des contenus à la position. L’acte de lecture « autre » consiste précisément à rendre compte de ce passage.
22C’est ainsi que les « on dit » sont mis en contraste avec l’intervention de Pierre, et celle-ci en contraste avec l’enseignement de Jésus sur le plan des énoncés et de l’énonciation. Par rapport aux « on dit », qui sont une parole qui flotte, que nul n’endosse, des énoncés sans énonciateur propre, Jésus interpelle ses disciples afin qu’ils se situent dans un acte de parole issu de leur position. L’énoncé de Pierre répond donc à la demande, ce qui n’empêche pas Pierre d’avoir une parole exemplairement erronée, tant du point de vue du contenu que de celui du contenant. L’énoncé ne laisse aucune distance entre la personne de Jésus et le contenu de ce qui est affirmé. Le doublet du « toi, tu » pointe de façon fusionnelle vers le sujet [9], contrairement aux énoncés qui posent une suite de noms de prophètes, et dont l’homologation porte ainsi sur la fonction occupée – prophète, serviteur de la Parole. L’énonciation met en évidence que Pierre voit en Jésus le salut à portée de main. Son énonciation laisse poindre une affirmation du côté du terme accompli victorieusement. L’intervention de Jésus vient couper l’identification fusionnelle entre sa personne et le salut manifesté. C’est ce type de parole que Jésus veut empêcher, autant chez les esprits impurs que chez Pierre.
23Par rapport au texte d’Hérode, c’est une tout autre dynamique qui est mise en place. Le même motif littéraire d’énoncés portant supposément sur l’identité de Jésus joue sur des registres différents. Pour Hérode, le retentissement de la renommée du « nom » fait vibrer son rapport à la parole, qu’il avait plaisir à écouter, mais qu’il a pourtant fait trancher. Si problème d’identité il y a, c’est du côté de ce que révèle le retentissement de la parole chez celui qui la reçoit, l’aime et/ou la rejette. Qui donc est Hérode pour trouver son plaisir dans la parole tout en la faisant trancher ?
24On peut alors déduire de ces deux passages que
- le récit de la décapitation de Jean révèle l’identité d’Hérode, bien plus que celle de Jésus ou de Jean : Hérode ne fait rien lui-même, il fait faire, il donne des ordres, tout en recevant la volonté de décapitation d’une autre instance, intérieure et secrète, de l’ordre d’un désir qui ne peut venir au grand jour ;
- Pierre se révèle dans une position qui identifie de manière fusionnelle la personne de Jésus et le salut attendu.
25De plus, les deux textes se rejoignent dans le même enjeu de l’acte de nomination et du retentissement de ce type de parole qui engage celui qui la proclame/qui la reçoit. Ce que nous, modernes, nommons la quête d’identité, dans les deux textes, ne pointe pas vers l’objet à définir, mais vers le sujet investi dans une quête sur l’enjeu de la parole, et le plus souvent de sa propre parole.
26Par conséquent, après avoir lu autrement, nous sommes devant la tâche d’interpréter autrement.
Interpréter autrement
27Ce parcours de lecture ouvre sur un acte interprétatif différent, qui amène jusqu’à parler autrement de sa foi à la lumière des textes bibliques, tels qu’ils sont tissés par les fils de la tradition ecclésiale et de l’expérience de foi. Les questions soulevées en début de parcours rebondissent à partir de l’acte de lecture proposé ici : comment parler en tant que chrétiens cherchant à définir leur identité de chrétien dans l’espace public ?
28Lire autrement ouvre la possibilité pour le lecteur de se voir lui-même au cœur de son acte de parole, de prendre en compte sa position située dans l’acte de parole qui ne se réduit pas à la transmission de savoirs, de messages ou de contenus. Cette lecture permet une distanciation par rapport aux représentations immédiates et aux idées reçues dont nul n’est responsable (les « on dit »). Le lecteur sort des « on dit » qui ne sont pas imputables pour leur parole ; il se sent interprété par les figures d’Hérode et de Pierre qui résonnent à ses propres méandres ; il se sent lu et interprété, mis à distance et convoqué à parler autrement, après avoir lu autrement, avoir interprété autrement et avoir été interprété autrement par le texte approché de la sorte. L’enjeu consiste à entendre autrement, s’entendre dans sa position d’énonciation, se comprendre non pas « devant le texte [10] » mais par la lecture que le texte fait du lecteur.
29Le lecteur ne se réduit plus ainsi à la personne empirique qui lit : le « je » est mis à distance par le texte. La distance qu’instaure le texte entre lui-même et le lecteur permet à une parole « autre » de se dire à partir de l’effet de sens ainsi suscité. La prise de parole aura devant elle plusieurs avenues : flotter dans un « on dit » non compromettant, laisser surgir sa volonté de puissance irréfléchie en proclamant un messie triomphant, ou encore se laisser traverser et déplacer par l’acte de parole ternaire du Christ et tenter de s’y inscrire de façon trinitaire à la suite de ce qu’il y a de plus exigeant dans la tradition. Le lecteur mis à distance de lui-même, diffracté de son immédiateté, ébranlé dans ses convictions primaires, secoué par la diversité du fonctionnement du langage, traversé par l’écart entre ce qu’il peut dire et ce qu’il veut dire, ce lecteur se reçoit dans et par l’acte de lecture et en est transformé : il se reçoit dans une identité qui n’a plus rien de substantielle, mais qui le situe dans l’interlocution, en tant que sujet attentif à son acte de parole et aux conditions de construction de la signification. Cette attention qui le met à distance de lui-même lui permet de définir son identité de sujet de parole dans sa dimension de responsabilité devant l’autre : il devient sujet éthique, parce que son récit de lui-même ne peut s’abstraire de ses effets sur l’autre, dans l’élaboration d’un « vivre-ensemble », d’une parole communautaire incluant les récits distancés et critiques de chacun en vue d’un bien commun. L’attention au langage empêche tout repli sur soi, car les pièges et les illusions du soliloque sont brisés dans l’identité d’interlocuteur responsable, distancé et critique que l’acte de lecture a construite dans le lecteur.
Conclusion
30Comment le texte biblique peut-il encore parler dans ce monde qui ne fait plus appel à lui pour définir le sens ? Le rôle de la référence religieuse dans la culture n’est plus formalisé collectivement, son autorité n’est plus écoutée que sélectivement, et on se méfie d’affirmations identitaires qui prendraient justement trop appui dans une confession religieuse bravant la frontière entre le privé et le public.
31Pour que la parole du texte biblique puisse encore marquer ce monde, deux avenues, au moins, sont possibles. D’une part, la Bible peut être conçue comme un texte important de la culture, sans être considérée comme porteuse d’une Parole venant confronter les paroles humaines : un amalgame de paroles humaines ayant à s’insérer dans l’espace public en suivant les règles du jeu de toute prise de parole responsable. D’autre part, une autre option impliquerait que les chrétiens se reconnaissent eux-mêmes comme porteurs du Verbe fait chair dans la complexité de leur chair. Faire résonner la Parole en leur chair ne peut se faire dans la réduction de la Parole à un savoir conceptuel permettant de s’assurer de son salut. C’est sur cette ligne de fracture que s’inscrit le déplacement de la lecture du texte biblique, d’un acte visant à en extirper un savoir sur l’identité à un parcours de nomination impliquant le risque de faire retentir en sa chair un verbe qui ne peut être saisi, mais par rapport auquel on se rend disponible.
32C’est pourquoi lire le texte biblique en lui posant la question de la quête d’identité renvoie le lecteur à sa position dans sa prise de parole plutôt qu’à un objet qui viendrait résoudre, combler, résorber le travail de lecture, afin de fournir enfin « la » réponse. Lire est ainsi faire intervenir autre chose que des réponses entre le texte et le lecteur, c’est ouvrir l’instance du travail du sujet jamais circonscrite dans une identité.
Date de mise en ligne : 16/09/2022
Notes
-
[1]
D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
-
[2]
F. Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995.
-
[3]
Cf. D. Hervieu-Léger, op. cit.
-
[4]
Cf. O. Genest, Le discours du Nouveau Testament sur la mort de Jésus : Épîtres et Apocalypse, Ste-Foy, PUL, 1995.
-
[5]
Traduction Osty et Trinquet.
-
[6]
Sauf bien sûr dans l’Évangile selon Jean, où les multiples formules de l’ordre de « Je suis le pain » sont à entendre en tant que « Yahvé/pain » : le pain n’est pas un complément, mais bien plutôt une assonance, juxtaposition des figures de Yahvé et de Jésus, verbe fait chair dans le pain.
-
[7]
Tel étant bien le problème souligné dans la deuxième épître de Jean : il y a beaucoup d’imposteurs qui ne « professent pas Jésus-Christ venant en chair » (2 Jn 1,7). L’enjeu porte sur le fait de professer, de confesser, de nommer Jésus-Christ venant en chair, ce qui est une problématique du côté de l’énonciation qui échappe en grande partie à notre perspective moderne orientée sur la validité des énoncés.
-
[8]
C’est ainsi qu’Origène dira : « À quoi sert de dire que Jésus n’est venu que dans la chair qu’il a prise de Marie et ne pas montrer aussi qu’il est venu dans ma chair à moi ? » Origène, Homélie sur la Genèse 3,7 (SC 7 bis, p. 140), cité dans J. Letellier, “Le contact avec la Parole de Dieu : force de guérison et de salut dans l’œuvre d’Origène”, dans La vie spirituelle, 741, t. 155, déc. 2001, p. 627.
-
[9]
Ce qui constitue le mode le plus courant de la définition de l’identité : toi tu es…
-
[10]
Cf. P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1998 : le « devant le texte » demeurant une position d’extériorité par rapport au texte.