Notes
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[1]
Voltaire, Œuvres complètes, éd. Moland, Paris, Garnier, 1877-1887, t. 17 ; depuis l’édition de Kehl, les œuvres alphabétiques ont été réunies sous le titre de Dictionnaire philosophique, ce qui explique que l’article « Auteurs » soit souvent donné comme en étant tiré.
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[2]
Voir par exemple Les Notes de Voltaire : une écriture polyphonique, dir. N. Cronk et C. Mervaud, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 2003.
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[3]
G. Genette, Seuils [1987], Paris, Seuil, « Points Essais », 2002. Je reprends dans mon titre le terme plus englobant de seuils car j’ai souhaité m’intéresser non seulement au péritexte, mais aussi dans la mesure du possible aux incipit et aux explicit, ainsi qu’aux débuts et fins de parties. Mais il faudrait collationner plus rigoureusement que je ne l’ai fait les diverses éditions, originales et reparutions. Ainsi, de façon surprenante, le texte n’est pas le même pour deux éditions des Amours des grands hommes (fin de la première partie). L’édition de 1692 (Amsterdam, A. de Hoogenhuysen, t. I) indique : « Je la laisseray consulter ses livres sur la tromperie qu’on lui a faite, et je passeray aux amours de quelques grands Capitaines, qui puissent délasser mon stile de la rectitude où les Philosophes l’ont forcé dans ces deux premières histoires. » En revanche, la réédition de 1720-1721 porte : « […] et je passerai aux amours de quelques grands Capitaines qui puissent délasser mon stile de l’air sérieux que j’ai été contraint de prendre dans ces deux premières histoires. » (Œuvres de Madame de Villedieu, Paris, Compagnie des Libraires, 1720-1721, t. V).
-
[4]
Il faut évidemment souligner la dette qui est la mienne envers la magistrale thèse de M. Cuénin, Roman et société sous Louis XIV : Mme de Villedieu, Paris, Champion, 1979, 2 vol. Sans le patient travail bibliographique de repérage et de relevé de cotes et d’éditions qu’elle a effectué, je ne serais jamais parvenue à réunir tous ces péritextes. J’ai en effet recouru de préférence aux éditions originales ainsi qu’à l’édition collective de 1741 (Paris, David, 12 vol.), même s’il existe des éditions modernes de qualité : Le Favori, dans Femmes dramaturges en France (1650?1750), éd. P Gethner, Tübingen, G. Narr, t. I, 1993, p. 57?128 ; Nitétis, ibid., t. II, 2002, p. 95?158 ; Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie de Molière, éd. R. Démoris, Paris, Desjonquères, 2003 ; Les Désordres de l’amour, éd. M. Cuénin [1970], Genève, Droz, 1995 ; Cléonice ou le Roman galant, préf. R. Godenne, Genève, Slatkine, 1979 ; Lettres et billets galants, Société d’Étude du XVIIe siècle, 1975 ; Lisandre et Le Portefeuille dans Nouvelles du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1997. Voir aussi R. Harneit, « Diffusion européenne des œuvres de Madame de Villedieu au siècle de Louis XIV », p. 29-70 dans Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, E. Keller?Rahbé éd., Lyon, P.U.L., 2004, dont je n’ai malheureusement pu avoir connaissance au moment de la rédaction de cet article.
-
[5]
Le rapport du péritexte avec le texte introduit (annonce déceptive, présentation, interprétation ou commentaire) fournirait un vaste terrain d’investigation, mais faute de place, et par souci de cohérence, il a fallu limiter notre étude.
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[6]
Voir aussi N. Grande, « Discours paratextuel et stratégie d’écriture chez Madame de Villedieu », dans Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, op. cit., p. 163?174 (je n’en avais non plus eu connaissance au moment de la rédaction).
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[7]
Voir le tableau ci-contre.
-
[8]
L’édition critique par M. Cuénin ne présente aucun péritexte car l’état des recherches bibliographiques ne permettait pas alors de se faire une idée précise du grand nombre d’éditions et de contrefaçons des Désordres de l’amour. Les travaux de R. Harneit en bibliographie matérielle ayant pallié cette lacune, un avis « Au lecteur » de 16 lignes a pu être découvert dans une édition signée « M. de Villedieu » (Paris, Claude Barbin, 1675) : voir « Les Désordres de l’amour […] : éditions, localisations, diffusion européenne. Avec la préface de l’édition originale (1675) », Bulletin du bibliophile, 2000 / 1, p. 101?138.
-
[9]
Pour Les Amours des grands hommes (Paris, Barbin, 1671), c’est dans l’édition d’Amsterdam en 1692 que figure le péritexte ; voir M. Cuénin, op. cit., t. II, p. 51.
-
[10]
Sur le péritexte théâtral au XVIIe siècle, voir le chapitre 5 de la riche thèse d’E.?M. Rollinat?Levasseur, L’Énonciation théâtrale : l’expression de la subjectivité à l’âge classique, Université de Paris VII, 2000.
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[11]
Cléonice constitue un cas très particulier, puisque, outre une parodie de L’Astrée, le début offre, comme dans la pratique médiévale, une dédicace totalement fondue dans le texte même ; c’est le cas dans le Roland Furieux ou dans la Jérusalem délivrée, où la dédicace figure dans les premières strophes, après l’exposé du sujet.
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[12]
Typique de ce que G. Genette (op. cit., p. 242) appelle « préface ultérieure », où l’auteur signale les corrections matérielles et le nettoyage typographique effectué.
-
[13]
Il est amusant de constater que l’exemplaire de Carmente à la Bibliothèque de l’Arsenal [Paris, Barbin, 1668, cote 8-BL-17423 (1?2)] propose son péritexte (dédicace à la duchesse de Nemours et avis au lecteur) non seulement au début du premier volume, comme il est logique, mais aussi en tête du second. Quelque fanatique du péritexte ? Plutôt, un libraire qui avait trop imprimé et cherche à écouler ainsi un stock inutile.
-
[14]
« L’épître dédicatoire classique pouvait abriter d’autres messages que l’éloge du dédicataire, par exemple des informations sur les sources et la genèse de l’œuvre, ou des commentaires sur sa forme ou sa signification, par quoi la fonction de la dédicace empiète clairement sur celle de la préface. Ce glissement est même presque inévitable, pour peu que l’auteur veuille justifier le choix du dédicataire par une relation pertinente à l’œuvre » (G. Genette, op. cit., p. 126). Nous considérons ici la dédicace d’œuvre et non la dédicace d’exemplaire sur laquelle il faudrait enquêter aussi ; voir ibid., p. 139?146.
-
[15]
Je ne m’appesantis pas sur ce point, amplement traité par N. Grande dans Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves (1654?1678), Paris, Champion, 1999.
-
[16]
C’est un public féminin qui est censé apprécier les romans ; si Boccace s’adresse à ses « aimables lectrices », Villedieu préfère le masculin, singulier ou pluriel. L’« Avis » des Nouvelles affriquaines concerne les lecteurs au pluriel. L’on relève un seul « Aux lecteurs » (Les Galanteries grenadines) ; mais parmi les trois « Au lecteur » figure celui d’Alcidamie, où elle s’adresse en fait à ses « amis lecteurs ». Pour Carmente, elle tutoie son « cher Lecteur », mais le vouvoie en revanche pour le Journal amoureux.
-
[17]
Sur onymat, anonymat et pseudonymat, voir G. Genette, op. cit., p. 41?58. Cf. ici même la contribution de N. Grande et E. Keller?Rahbé, « Villedieu, ou les avatars d’un nom d’écrivain(e) ».
-
[18]
C’est le cas pour deux de ses œuvres à cette date : le Récit de la Farce des Précieuses et Carmente.
-
[19]
Le Portefeuille offre un parfait exemple de préface « pseudo?allographe dénégative » (G. Genette, op. cit., p. 188?190) ; l’auteur ne revendique que la préface et prétend tenir le texte d’un tiers. C’est aussi le cas de La Vie de Marianne, des Lettres persanes, de La Nouvelle Héloïse ou encore des Liaisons dangereuses ; le procédé est particulièrement courant dans les romans épistolaires, et Le Portefeuille en est un. Un fragment de lettre figure aussi dans les Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie de Molière à la suite de la dédicace.
-
[20]
Nitétis offre un cas remarquable d’exercice de style : prose et vers ne sont pas mêlés, mais à une première rédaction de la dédicace en prose succède une seconde version en vers, les deux étant adressées au duc de Saint?Aignan.
-
[21]
Cf. Voltaire, Nanine, Préface : « Cette bagatelle fut représentée à Paris dans l’été de 1749, parmi la foule des spectacles qu’on donne à Paris tous les ans. »
-
[22]
L’emploi du verbe dérober plutôt que prendre ou occuper redouble le caractère furtif comme si la prise même était esquivée plutôt qu’assumée.
-
[23]
Elle s’inquiète dans l’explicit de Cléonice (1669) « d’avoir déjà ennuyé Votre Altesse, par la longueur de cette aventure » (Œuvres, Paris, David, 1741, t. I, p. 549). L’héroïne des Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie (1671-1674), à la vie pourtant fort mouvementée, dévoile une même angoisse dans l’incipit : « Vaudrais?je les moments que vous emploieriez à la lecture d’une si ennuyeuse histoire, que celle de ma vie ? » (ibid., t. VII, p. 6). Mais une certaine désinvolture vient nuancer cette crainte prétendue : à la fin de la deuxième partie des Annales galantes de Grèce (1687), les questions rhétoriques montrent que Mme de Villedieu joue avec le topos plus qu’elle n’y adhère : « Mais n’y a?t?il point assez longtemps que nous y séjournons ? Mes Lecteurs ne s’ennuient?ils pas d’un si long séjour, et ne faut?il point les en délasser par quelques autres recherches ? » (ibid., t. VII, p. 513). Dans l’explicit des Exilés (1672-1673), le conditionnel montre que la crainte n’est pas avérée : « Il [le désespoir de Tisienus] était trop grand pour renfermer ses effets dans la fin de ce tome, il est déjà d’une grosseur qui malgré la diversité des incidents qu’il contient, pourrait le rendre ennuyeux. Il en faut au moins un suivant, pour tracer l’image de ce qu’était alors la ville de Rome. Je me hâte d’y passer, et de chercher les révolutions que l’amour fait incessamment dans les cours fameuses, et dans les grandes villes, de quoi soulager mes exilés et mes amants de Thalassie, des divers chagrins dont je les laisse accablés. » (ibid., t. VIII, p. 516). Même légèreté dans la Table de la seconde partie des Annales galantes (1670) : « La galanterie du cloître est prise de mémoires particuliers, et quelques?uns tiennent que cette Constance était nièce de Clément III et non pas d’Alexandre ; mais outre que cette circonstance est douteuse, il aurait fallu charger les Annales galantes de trop de narrations ennuyeuses, pour s’assujettir à cette chronologie. » (ibid., t. IX, p. 10).
-
[24]
Même si bien sûr, à ses heures, elle sait parfaitement retourner le topos. Elle reprend ironiquement l’expression à la fin du premier exemple du Portrait des faiblesses humaines (1685), et montre qu’elle doit elle?même surmonter l’accusation de céder à la facilité : « Mais il me semble que j’entends quelques oisifs du siècle s’écrier, Ce n’est pas une chose extraordinaire que de trouver de la faiblesse dans quelques femmes ; leur sexe fut appelé de tous temps le sexe faible, et ces traits d’amour et d’ambition étant presque tous renfermés dans cette espèce, ne remplissent pas ce grand titre du portrait des faiblesses humaines. Bien que je nomme ces censeurs les oisifs du siècle, ils ne sont pas entièrement sans raison. Il faut les satisfaire et chercher quelqu’autres exemples de faiblesse humaine, si fameux qu’on ne puisse m’accuser de choisir des matières trop aisées à traiter. » (ibid., t. I, p. 239). Quant à l’incipit des Annales galantes de Grèce, il participe d’un évident féminisme : « Assez d’auteurs célèbres ont pris le soin d’écrire les actions mémorables des anciens Grecs, et de les faire passer jusques à nous. Ils en portent la gloire si haut, qu’ils nous ont donné sujet de douter si ce qu’ils rapportent comme des vérités historiques, en sont en effet, ou si ce sont d’agréables fictions ; mais aucun ne s’est encore avisé de parler des Grecques fameuses. Ils croient les avoir trop honorées lorsqu’en passant, ils nous ont appris leurs noms ; cependant il me semble que, les nations étant composées des deux sexes, on ne peint la Grèce qu’à demi, quand on n’en peint que les grands hommes, ajoutons quelques traits à cette peinture, et disons aujourd’hui quelque chose des dames. » (ibid., t. VII, p. 377).
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[25]
Elle se réfère à la « jeunesse de sa muse » dans le Recueil de poésie, à son « âge » dans la préface du Récit de la Farce des Précieuses ou dans l’avis au lecteur de Carmente ; elle explique plus précisément dans l’avis au lecteur d’Alcidamie que son âge doit rendre « [s]es fautes excusables ». Par métonymie, elle attribue cette jeunesse et cette témérité aux héros de ses pièces de théâtre dans les dédicaces, au « jeune » et « téméraire » Manlius, à Nitétis qui « prend la liberté de [vous] faire une visite » ou à la « jeune coquette » du Favori. Mais vingt?cinq ans plus tard, elle montre encore la même témérité dans l’incipit des Annales galantes de Grèce : « Au pis aller, je ne commets que moi, et ne m’expose qu’au péril d’être blâmée d’un peu de témérité, ou de n’avoir pas mis les matières assez fidèlement en œuvre ; le hasard n’est pas mortel, embarquons?nous sur ce risque, et commençons nos Annales de Grèce par les malheurs de la Princesse Phronine. » (éd. cit., t. VII, p. 378).
-
[26]
Faiblesse que partage aussi Henriette?Sylvie, par exemple au début de la sixième partie : « Je voyais toutes mes espérance avortées ; l’alliance de mes ennemis avec le gouverneur des Pays Bas, m’en faisait redouter quelque violence ; et s’il faut vous avouer toutes mes faiblesses, je regardais encore comme un nouveau malheur, la nécessité de me retirer au couvent où je m’en allais. » (éd. cit., t. VII, p. 304-305).
-
[27]
Dans l’avis au lecteur d’Alcidamie (Paris, Barbin, 1661), elle montre assez son indépendance d’esprit : « Mais, lecteurs, les exemples publics ne m’ont jamais paru des autorités valables et je m’imagine au contraire que la nouveauté ayant un charme particulier qui donne de l’éclat aux choses les plus médiocres, la manière dont j’en use préoccupera favorablement les esprits à mon avantage. »
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[28]
Selon le Dictionnaire universel de Furetière, divertir signifie « détourner quelqu’un, l’empêcher de continuer son dessein, son entreprise, son travail », mais aussi « réjouir. Il n’y a rien qui divertisse plus que la comédie […]. On dit qu’une femme se divertit, lorsqu’elle fait l’amour, et qu’un homme se divertit, quand il n’a autre occupation que celle de se réjouir et de passer son temps. » Selon Furetière toujours, divertissement signifie « réjouissance, plaisir, récréation ».
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[29]
Ses héros personnifiés tentent aussi de divertir. Dans la dédicace du Favori (Paris, L. Billaine, 1665), elle avertit : « C’est moins pour vous louer que pour vous divertir, que mon favori et ma coquette osent se présenter devant vous. » Quant au galant Anaxandre, qui s’efforce de charmer les dames de la cour de Bruxelles, la narratrice dit de lui dans l’explicit : « Je ne sais si cet étranger vous aura paru assez agréable pour vous faire accepter le change qu’il vous offre ; mais je sais bien qu’il est si charmé de vos personnes depuis qu’il a l’honneur de vous approcher, que s’il n’est pas parvenu jusques à la gloire de vous divertir, c’est un effet de la mauvaise destinée, où ses désirs n’ont aucune part. » (Anaxandre, Paris, J. Ribou, 1667, p. 80-81). On retrouve le terme dans la bouche d’Henriette?Sylvie au début de la première partie : « Ce ne m’est pas une légère consolation, Madame, au milieu de tant de médisances qui déchirent ma réputation partout, que Votre Altesse désire que je me justifie. J’en ai les sentiments que je dois, et pour n’en être pas ingrate, j’obéirai volontiers au commandement qu’elle me fait de la divertir, par un récit fidèle de mes erreurs innocentes. » (éd. cit., t. VII, p. 5). L’héroïne le reprend au début de la troisième partie : « Je crois que le récit n’en divertira pas moins Votre Altesse, que ce qu’elle a déjà lu, tant ma destinée a toujours pris soin de ne me maltraiter que plaisamment. » (ibid., p. 119).
-
[30]
Des années après, dans l’incipit de la quatrième partie du Portrait des faiblesses, elle s’exprime avec une même modestie : « Je ne marque pas ces dates pour faire la femme savante en chronologie. Il y a longtemps que j’ai protesté qu’un peu de génie me tenait lieu d’étude, et que l’usage du monde poli est ma plus grande science, mais j’ai été bien aise de marquer l’état où était Rome, quand les gens dont j’écris vivaient, afin que si je les rends trop sociables, on observe qu’ils n’étaient plus dans l’ancienne sévérité des premières matrones romaines, et que si je les rends aussi plus sérieux que les jeunes gens de notre siècle, on considérera que les mœurs n’étaient pas encore parvenues à la dissolution où plusieurs personnes les ont depuis portées. » (éd. cit., t. I, p. 302).
-
[31]
Montesquieu use d’ailleurs du terme en tête de son Esprit des lois : « Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet […], cependant je ne crois pas avoir manqué de génie » (cité dans G. Genette, op. cit., p. 202). Mais G. Genette le prend à tort dans l’acception moderne : « D’une façon plus générale, le mot talent est tabou. Le mot génie aussi, bien sûr. Montesquieu l’emploie une fois, que nous allons rencontrer bientôt, mais avec une simplicité désarmante qui rachète tout » (p. 201).
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[32]
Par exemple, dans le Dictionnaire français de Richelet (Genève, 1681), on lit : « Les Anciens faisaient un dieu du génie, mais parmi nous c’est un certain esprit naturel qui nous donne une pente à une chose. » Et dans le Dictionnaire universel de Furetière (La Haye, 1690, art. « Génie ») : « Talent naturel et disposition qu’on a à une chose plutôt qu’à une autre. »
-
[33]
Pour parfaire ce travail, il faudrait étudier aussi les débuts ou les fins de parties, car la coupure typographique correspond parfois à une pause dans le récit et à une irruption de l’auteur dans la diégèse. Par exemple à la fin de la quatrième partie des Annales galantes, à propos du personnage de Blanche : « Nous la laisserons former ses regrets en liberté, et se préparer à recevoir sans répugnance le poison qui lui fut apporté quelque temps après, et nous donnerons un peu de relâche à notre plume ; ce qu’il y a de fait de ces Annales est d’un premier trait, il doit être permis de se reposer après une course aussi rapide ; aussi bien le reste du règne de Castille, est si rempli de meurtres, et de cruautés de toutes espèces, que je ne pourrais achever de le décrire sans tomber dans un récit tragique que j’ai toujours soigneusement évité. » (éd. cit., t. IX, p. 295). De même, à la fin de la sixième partie des Annales galantes : « Je la rends comme je l’ai reçue ; et trouvant même notre troisième tome des Annales suffisamment rempli, je me hâte de passer au quatrième. » (ibid., p. 440).
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[34]
Le parangon de l’apostrophe au livre, rejeton qui quitte son père pour affronter un monde hostile, reste la pièce par laquelle Ovide ouvre les Tristes avec son refrain : « Vade, liber ». Mais le « Vade liber » se conçoit comme clausule autant qu’introduction : Martial assigne à ce type de pièce la quatrième place dans son premier livre d’Épigrammes, Horace la vingtième dans ses Épîtres. Jusqu’à la Renaissance, des manuscrits tronqués des Nuits attiques présentent la préface d’Aulu?Gelle, son avis au lecteur, en tant que dernier chapitre du dernier livre, le onzième du vingtième livre. Cette étonnante présentation aurait donné à Montaigne l’idée d’inverser dans ses Essais la place des pièces liminaires ; d’où peut?être, l’idée d’une dédicace à Mme de Duras dans les dernières pages du livre alors second, donc à la fin du livre imprimé (II, 37), et la curieuse place, à l’intérieur d’un chapitre, des envois à une mystérieuse dédicataire (II, 12), ou à Diane de Foix (I, 26), voire l’insertion parmi les chapitres d’un avis au lecteur détrôné (I, 8).
-
[35]
Ronsard procède ainsi avec le « Sonnet à son livre », placé à la fin des Amours de 1552, après les Odes : supprimé de 1553 à 1560, il reparaît en tête des Élégies de 1567 à 1578, puis désormais en tête des Œuvres en 1584. Tel fut aussi le sort du poème « À son livre », qui d’épilogue en 1556 devint prologue dès 1560.
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[36]
Œuvres de Madame de Villedieu, Paris, Compagnie des Libraires, 1720?1721, 12 vol. [réimpr. Genève, Slatkine, 1971, 3 vol.]. Rééd. en 1741.
-
[37]
La suppression du péritexte lors des rééditions est très fréquente ; parfois voulue par les auteurs eux?mêmes (suppression par Pierre Corneille des dédicaces et remplacement par des « examens » plus théoriques, suppression des préfaces par Honoré de Balzac en 1842 lors du regroupement de La Comédie Humaine), elle est le plus souvent le fait de libraires soucieux de ne pas gâcher de papier pour des textes obsolètes.
-
[38]
Dans le cas des Annales galantes, l’avant?propos est préservé, mais ni la table ni la dédicace. Si la dédicace de Nitétis est conservée et point celles des autres pièces de théâtre, peut?être est?ce parce que cette pièce propose une réécriture prosimétrique assez originale.
-
[39]
La dédicace des Fables au roi est sans doute conservée en raison du parallèle avec La Fontaine, dont les six premiers livres sont dédiés en 1668 au Grand Dauphin, sans doute aussi parce qu’elle est suffisamment neutre pour s’appliquer à n’importe quel roi.
-
[40]
D. Kuizenga sur « Madame de Villedieu englished : les traductions en anglais des ouvrages de Villedieu au XVIIe siècle », dans Madame de Villedieu romancière, op. cit., p. 145?160.
-
[41]
Seule la première partie du Journal est traduite, donc la question ne se pose pas pour la mise au point bibliographique qui figure avant la cinquième partie.
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[42]
Mais seules les trois premières parties sont traduites, et l’avis de Barbin se trouve avant la cinquième.
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[43]
Voir R. Harneit, « Les Désordres de l’amour de Madame de Villedieu : éditions, localisations, diffusion européenne », art. cit.
-
[44]
Au début de l’Énéide, un incipit apocryphe rappelle les deux œuvres précédentes (voir G. Genette, op. cit., p. 103).
-
[45]
« Philippe Lejeune dit quelque part qu’un auteur ne devient tel qu’à sa deuxième publication, lorsque son nom peut figurer en tête non seulement de son livre, mais d’une liste des œuvres “du même auteur”. Cette boutade est peut?être injuste pour les auteurs d’une œuvre unique, tel Montaigne, mais elle n’est pas sans vérité, et à cet égard la formule Austen?Scott [“par l’auteur de”] a pour elle le mérite d’une paradoxale économie » (ibid., p. 49).
-
[46]
Horace, Odes, III, 30. Formule exploitée au sens littéral du terme par Chateaubriand à la fin de ses Mémoires d’outre?tombe.
-
[47]
« Si j’avais été dans la place des auditeurs, j’aurais volontiers demandé à ces messieurs les historiens, de quoi sont devenues Arianire, et Florise. Il me semble qu’elles avaient fait une figure assez agréable dans le commencement de cette nouvelle, pour avoir quelque part à la fin. Mais il fallait que ces cavaliers fussent de l’humeur de beaucoup d’autres de ma connaissance, qui ne songent aux Belles qu’ils trouvent sur leur passage, que quand ils les voient, et qui n’en font aucune mention, lorsqu’ils ne les voient plus. Quant à moi, Madame, qui ne fais ici que le personnage d’une Historienne fidèle, et qui crains même d’avoir déjà ennuyé Votre Altesse, par la longueur de cette aventure, je ne rapporterai point ce qu’on ne m’a pas appris, et je me réserve, à m’informer de ce que sont devenues ces belles parentes de Cléonice, pour la première nouvelle que je prendrai la liberté de vous présenter. » (éd. cit., t. I, p. 549-550).
-
[48]
« Mais ce n’est pas ici le lieu où je prétends rapporter ces autres incidents. Je n’écris présentement que le faible des hommes. J’espère faire une suite de cet ouvrage, qui traita du retour des hommes à la vertu, afin que ces deux divers traités faisant envisager l’homme troublé par ses passions, et vainqueur de ces mêmes passions, je tâche à donner de l’horreur pour la faiblesse humaine aux gens qui ne sont pas encore tombés, et à tracer un chemin vers le retour à ceux qui sont déjà dans l’égarement. » (éd. cit., t. I, p. 300-301).
-
[49]
Cervantès, après avoir présenté ses Nouvelles Exemplaires, annonce dans le « Prologue » : « Ensuite de quoi, si la vie ne me quitte, je t’offrirai les Travaux de Persilès, livre qui a l’audace de rivaliser avec Héliodore, si du moins cette audace ne l’amène à naître tête basse sous les coups ; mais avant, tu verras, et sous peu, la suite des exploits de Don Quichotte et des gentillesses de Sancho Pança. Et enfin, les Semaines du jardin. C’est beaucoup promettre, avec des forces aussi faibles que les miennes. Mais qui mettra un frein aux désirs ? », (Cervantès, Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, Paris, Gallimard, « Folio classique », p. 27?28).
-
[50]
Sur le problème du surtitre, voir G. Genette, op. cit., p. 63?68.
-
[51]
Dans sa préface à La Jeune Américaine (1740), Gabrielle de Villeneuve s’amuse, elle aussi, à défier son lecteur en le menaçant de sa future production : « De tous les ouvrages, ceux qui devraient le plus épargner au public la peine de lire une préface, et à l’auteur celle de la faire, ce sont sans doute les Romans, puisque la plupart sont dictés par la vanité, dans le temps même que l’on mendie une honteuse indulgence. Mais mon sexe a toujours eu des privilèges particuliers ; c’est assez dire que je suis femme, et je souhaite que l’on ne s’en aperçoive pas trop à la longueur d’un livre, composé avec plus de rapidité que de justesse. Il est honteux d’avouer ainsi les fautes. Je crois qu’il aurait mieux valu ne les pas publier. Mais le moyen de supprimer l’envie de se faire imprimer et d’ailleurs lira qui voudra. C’est encore plus l’affaire du lecteur que la mienne. Ainsi loin de faire de très humbles excuses, je le menace de six contes pour le moins aussi étendus que celui?ci, dont le succès, bon ou mauvais, est seul capable de m’engager à les rendre publics, ou à les laisser au cabinet. »
-
[52]
G. Genette, op. cit., p. 234.
-
[53]
Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985.
-
[54]
M. Cuénin, op. cit., t. II, annexe II, « Établissement de la liste des œuvres de Madame de Villedieu », p. 31?61.
-
[55]
Beaucoup d’œuvres féminines soit sont dénuées de péritexte soit cèdent la parole à un intervenant extérieur, que Genette appelle le « préfacier allographe ». Voir Ch. Simonin, « Honneur aux dames, Ladies First ? Péritexte masculin d’œuvres féminines », dans Les Préfaces d’éditeurs scientifiques de 1650 à 1800, dir. I. Galleron, P. U. de Rennes, à paraître en 2007.
-
[56]
Le terme se trouve dans la préface du Récit de la Farce, dans l’avis au lecteur de Carmente, dans celui du Journal amoureux, dans la dédicace des Amours des grands hommes, dans l’avis aux lecteurs des Galanteries grenadines et dans l’explicit du Recueil de poésies.
-
[57]
Barbin d’ailleurs ne manque pas d’en user dans l’avis au lecteur du Recueil de quelques lettres : « Ce qui part du génie de cette illustre personne, porte sa recommandation avec soi, et les lettres dont je vous fais un présent aujourd’hui, ont été écrites en original, à des gens d’un discernement assez éclairé, pour devoir autoriser la publication de ce qui les a divertis dans leur particulier ; […] vous y trouverez des relations ingénieuses, qui rendront à votre curiosité avec usure, ce que votre indulgence aura la bonté de leur prêter. » (Paris, Barbin, 1668).
-
[58]
Elles sont pourtant parfois employées par des auteurs masculins, comme Cervantès (loc. cit.) qui file la métaphore avec ses nouvelles : « Mon génie les engendra, ma plume les mit au monde, et elles vont grandissant dans les bras de l’imprimerie ».
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[59]
Son fils naît en 1678, alors que sa dernière œuvre paraît en 1675 (ceci sans tenir compte de ses deux œuvres posthumes). Dans Stratégies de romancières, N. Grande montre bien, pour toutes les romancières qu’elle étudie, l’incompatibilité fondamentale entre l’écriture et la famille : toutes sont veuves, séparées ou célibataires, et presque toutes sans enfants.
1Voltaire, à l’article « Auteurs » de ses Questions encyclopédiques, affirme : « Nous croyons que l’auteur d’un bon ouvrage doit se garder de trois choses, du titre, de l’épître dédicatoire, et de la préface. Les autres doivent se garder d’une quatrième, c’est d’écrire [1]. » Venant d’un auteur qui a pratiqué plus souvent qu’à son tour [2] le péritexte (pour reprendre la terminologie genettienne [3]), une telle affirmation est à prendre cum grano salis. L’on serait même tenté de la renverser ; n’est?ce pas justement dans le péritexte que se révèle, à tous les sens du terme, l’auteur ? Peut?être est?ce l’amatrice d’épistolaire qui parle ici, mais il me semble qu’à défaut de correspondance survivante, le péritexte laisse surgir une voix plus personnelle que celle qu’autorise le moule codifié du roman, du poème ou de la pièce ; l’abondant péritexte cornélien ou ronsardien ne permet?il pas d’entendre, mieux que leurs pièces ou leurs poèmes, leur voix propre ? En tout cas, lorsqu’on se penche sur l’œuvre de Marie?Catherine Desjardins [4], on est d’abord frappé par l’abondance des dédicaces, préfaces, avis et autres textes liminaires, puis touché par celle qui s’y exprime. Ce travail tentera, en considérant l’ensemble des péritextes [5] de l’œuvre de Madame de Villedieu, d’en donner un relevé aussi clair et exhaustif que possible, et d’offrir une synthèse de ses conceptions tant esthétiques qu’idéologiques [6].
Panorama du péritexte [7]
Aperçu global
2On trouve un péritexte dans 21 œuvres sur 22 (sans retenir ici les deux éditions posthumes ni celle des Lettres, non désirée par l’auteur) soit un écrasant pourcentage, la seule exception apparente étant donc Les Désordres de l’Amour (quoique les maximes en tête des histoires tiennent lieu de péritexte [8]).
3En général, le péritexte figure dans les premières éditions [9], tout en étant bien sûr postérieur aux représentations pour le théâtre [10] comme pour la Récit de la Farce des Précieuses. Il se présente le plus souvent comme une dédicace [11] (on en compte quinze), une adresse au lecteur (on en compte cinq dont quatre avis « Au(x) lecteur(s) » et un simple « Avis » pour les Nouvelles affriquaines), mais l’on remarque aussi des formes plus singulières, par exemple un avant?propos et une table commentée pour les Annales galantes, une note typographique [12] avant Les Galanteries grenadines, ou encore une sorte de mise au point bibliographique où l’auteur récapitule la liste de ses écrits avant la Ve partie du Journal amoureux. De surcroît, le péritexte est parfois double ; pour Carmente, un avis au lecteur et une dédicace à la duchesse, pour les Annales galantes une dédicace à Mgr de Lionne et un avant?propos. Il s’agit d’une présence massive et volontiers redondante [13] donc, comme si Marie?Catherine Desjardins voulait exploiter au maximum l’espace d’expression qui lui fut ménagé au seuil de ses œuvres, de même qu’elle profita au maximum du temps de vie qui lui était imparti en rédigeant plus de vingt œuvres en vingt ans, dans une boulimie d’écriture qui laissa plusieurs œuvres inachevées.
Dédicataires et destinataires
4Les dédicataires des quinze dédicaces [14] sont presque tous des membres de la haute société aristocratique, voire de la famille royale. L’auteur déploie dans cet espace-clé toute une stratégie de séduction pour améliorer son statut social et financier [15], avec succès d’ailleurs : ne fut?elle pas, avec Madeleine de Scudéry, la seule femme pensionnée par Louis XIV ? Trois dédicataires se voient dédier non pas une, mais deux œuvres : Hugues de Lionne la comédie du Favori mais également les Annales galantes, Anne-Louise de Bourbon la tragédie Manlius mais aussi la nouvelle Lisandre, et le roi lui-même les Fables mais aussi Les Amours des grands hommes. Mieux encore, trois œuvres s’adressent à la duchesse de Nemours : Carmente, Cléonice ainsi que les Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie de Molière. Certes, ces dédicaces récurrentes peuvent s’expliquer, à la Montoron, par l’ambition ou le clientélisme indéniables de Mme de Villedieu, mais s’y lit aussi une certaine fidélité dans ses amitiés et dans ses admirations. Un tiers d’entre elles s’adresse à des hommes, ce qui est plutôt étonnant à une époque où les femmes, par peur du qu’en dira?t?on, préfèrent dédier quasi exclusivement à des femmes, mais signe d’une indépendance d’esprit évidente depuis le fameux sonnet Jouissance. Tout aussi remarquable est la volonté constante de l’auteur de s’adresser au lecteur [16], dédicataire moins prestigieux mais essentiel, présent de sa première œuvre, Alcidamie (1661) — dont le lecteur est le seul dédicataire, ce qui est d’une audace frôlant l’arrogance – à l’une de ses dernières, Les Galanteries grenadines (1673). Des favorisés du sort loués en style superlatif aux lecteurs apostrophés plus familièrement, des happy few aux happy many, tant son lectorat est fourni, l’écrivain montre un souci constant de sa réception ; seule une œuvre, Les Exilés, ne vise aucun lecteur, célèbre ou anonyme.
Le problème du nom
5Le seuil du texte est aussi le lieu où se révèle (ou non) le nom de l’auteur [17] ; sur la page de titre bien sûr, à la fin de la dédicace parfois, mais aussi dans l’approbation et le privilège, pistes souvent négligées et pourtant riches d’enseignements. Pour une femme auteur, la publicité et le spectre de la femme publique qui l’accompagne vont rarement sans angoisse ni répugnance : de Mme de Lafayette à Colette en passant par George Sand, beaucoup de femmes préfèrent publier de façon anonyme, pseudonyme ou masquée. Or Marie?Catherine Desjardins se nomme, fût?ce indirectement, dans la très grande majorité de ses œuvres en se laissant désigner dans l’approbation ou le privilège. Bien plus, elle accomplit un acte d’une audace incroyable en adoptant à partir de 1668 le nom de son amant, Villedieu, alors même qu’il ne l’a épousée ni ne l’épousera puisqu’il est mort l’année précédente. Son nom de plume affiche un amour scandaleux, et bien loin d’être un masque ou un voile, ces lettres écarlates la désignent à l’opprobre public qu’elle se plaît à braver.
Remarques
6En 1668 paraît le Recueil de quelques lettres et relations galantes ; cet ouvrage est édité en l’absence de l’épistolière, alors en Flandres, par Claude Barbin. Ce libraire avait déjà commis en début d’année, contre sa volonté aussi, les Lettres et billets galants qui contiennent les lettres adressées par Marie?Catherine Desjardins à son amant Antoine de Villedieu : Barbin avait flairé une affaire lucrative dans la divulgation de ces écrits amoureux people, mais l’édition fut stoppée. Pour éviter une nouvelle déconvenue, le libraire cette fois se protège via le péritexte. Ce volume, comme la majorité de ceux de l’auteur, contient un péritexte, double d’ailleurs [18] : une dédicace à Mlle de Sévigny et un avis au lecteur. Claude Barbin paraît donc éprouver le besoin de valider ces écrits (authentiques mais non reconnus) de Mme de Villedieu par un péritexte « à la manière de ». Il signe certes, mais un lecteur inattentif s’y méprend tant le procédé pastiche – consciemment ou non – le modus scribendi usuel de Mme de Villedieu, jusque dans ses termes. C’est à nouveau Barbin qui s’exprime avant la Ve partie des Exilés, s’excusant du retard de parution dû à de mystérieuses « considérations » et vantant la qualité de l’ouvrage. Même mimétisme enfin dans une œuvre pourtant publiée de façon posthume, Le Portrait des faiblesses humaines, qui comporte elle aussi un avant?propos du libraire ! Pour ses éditeurs, les écrits de Mme de Villedieu ne se conçoivent pas sans péritexte, et le dialogue entamé avec le lecteur doit être poursuivi, même sans l’aveu de l’auteur ou après sa mort.
Sous le moule classique, une personnalité singulière
Des textes protéiformes
7Mme de Villedieu varie et adapte la nature de ses dédicaces au texte qu’elles accompagnent. La majorité des dédicaces se présente classiquement sous forme d’épîtres dédicatoires, et plus originalement sous forme de lettre pseudo?véritable pour Le Portefeuille [19]. La dédicace d’une œuvre poétique, comme Les Fables, est un poème de 27 vers mêlant rimes plates, embrassées et croisées, comme pour mieux annoncer la variété des poèmes qu’elle introduit. Les dédicaces de romans sont en prose. Les dédicaces des pièces de théâtre mêlent prose et vers en prosimètre [20].
L’excusatio per infirmitatem
8Dans les textes liminaires, l’auteur évoque Lisandre comme une « petite histoire », Carmente comme un « petit roman », Le Carrousel comme une « petite relation », Le Favori comme une « petite offrande », La Farce des précieuses comme une « bagatelle [21] », les Annales galantes comme une « mascarade ». Elle explique dans le Recueil de poésies que ses poèmes « ne sont pas assez polis pour êtres exposés à [la] vue » à cause de son manque d’« art » et d’« expérience » ; elle espère avec Manlius « pouvoir dérober [22] quelques heures » à une Altesse royale. Ailleurs, elle craint d’ennuyer [23] ses lecteurs. L’on pourrait multiplier les exemples car le péritexte de Villedieu se complaît, selon une tradition du genre, dans une minoration de l’effort fourni ou de l’œuvre présentée : l’adjectif petit est récurrent, ainsi que les adjectifs indéfinis qui minimisent, les tournures restrictives, les comparatifs d’infériorité et les termes péjoratifs. Ce déploiement de prétéritions consiste parfois à nier l’utilité du péritexte dans le texte, voire dans le péritexte même : ainsi l’auteur explique?t?elle à la fin des Nouvelles affriquaines (pourtant précédées par un « Avis ») : « Il n’est pas nécessaire de faire une préface, pour persuader le public que ces nouvelles sont autant de vérités. » Dans la dédicace de Nitétis elle déclare notamment : « Ce n’est ni placet pour le roi / Ni vers nouveaux, ni dédicace ». Ou encore, dans le fragment de lettre précédant les Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie de Molière : « Et puis de quoi veut?il [le libraire] que je lui compose une préface, je n’ai plus rien à dire aux lecteurs. »
9Qui plus est, dans le cas d’une femme, l’infirmitas est, si l’on ose dire, constituta. Mme de Villedieu ne manque pas de recourir à ce topos [24] : elle s’avoue « mauvaise rhétoricienne » dans la dédicace du Favori, déplore dans l’incipit du Récit de la Farce « les fautes qui sont dans cet ouvrage », et déclare à la fin de la table des Annales galantes, parues sous l’anonyme :
Si la fidélité de cette table ne satisfait pas les lecteurs, ou qu’elle leur paroisse suspecte de quelque négligence, je les supplie de suspendre leur jugement jusques à ce que l’auteur des annales leur soit connu. Quand ils sauront quel il est, ils jugeront qu’il mérite un peu d’indulgence sur l’érudition, et peut?être, avoueront?ils, qu’il y a plus de science dans cet ouvrage qu’ils n’en avaient attendu de lui.
11De fait, elle affirme au début des Amours des grands hommes, dans une jolie métaphore de place forte : « Quoi qu’il en soit, mon sexe sera mon retranchement. » Elle justifie ses insuffisances dans l’avis « Au lecteur » de Carmente :
Assez d’autres auteurs ont pris le soin de peindre des héros fabuleux ; pour moi, je ne sais figurer que des hommes ordinaires, mais pour peu que tu aies d’indulgence pour eux, peut?être les trouveras?tu assez tendres et galants, pour ne leur souhaiter aucune des qualités, que mon sexe, et mon ignorance dans le métier de la guerre me défendent de leur donner.
13Toujours dans Carmente elle s’excuse de la « faiblesse » de son esprit, de la « faiblesse » de son génie pour Le Favori et clôt la troisième partie du Portrait des faiblesses humaines sur la faiblesse de sa plume :
Continuons notre premier dessein, et après avoir fait un faible crayon de l’amour, de l’ambition, de la vengeance, du dépit et de la fragilité naturelle aux femmes, voyons si par quelques autres exemples aussi fameux, nous pourrons montrer qu’il n’y a point d’âme si héroïque à qui la faiblesse humaine ne tende des pièges, et qui tôt ou tard ne se trouve enfin soumise à sa tyrannie.
15Mme de Villedieu excuse donc ses insuffisances supposées par son jeune âge [25] pour ses premières œuvres, par son appartenance au sexe faible [26], tout en se jouant aussi de ces topoi [27].
Captatio benevolentiae
16Mme de Villedieu affirme n’écrire que pour divertir. Le terme [28] revient par deux fois aux seuils de Lisandre. Dans la dédicace d’abord :
Ces deux réflexions n’auront (sans doute) pas échappé à votre intelligence, et je crois que V.A.R. se divertira mieux, à la lecture d’une petite histoire qui m’a été écrite depuis quelques jours par une de mes amies, je ne sais point les véritables noms des personnes qui la composent.
18Dans l’explicit, en écho, elle réitère cette idée :
Quel qu’en soit le fondement, il ne peut être que fort glorieux pour moi, s’il me procure l’honneur de divertir durant quelques heures la plus éclairée et la plus magnanime Princesse qui fut jamais.
20Dans la dédicace des Annales galantes elle ne se risque pas à dévoiler son identité mais espère divertir :
Je ne vous dirai point, Monseigneur, qui est l’auteur de cette mascarade ; si elle est assez heureuse pour vous divertir, j’irai bientôt m’appliquer une approbation si précieuse, et si elle est assez infortunée pour vous déplaire, je ne saurais cacher mon nom avec trop de soin.
22À la fin de la deuxième partie des Amours des grands hommes elle écrit : « J’en [un chemin vers les cœurs illustres] aurais découvert un bien glorieux pour moi, Sire, si je pouvais me flatter de la pensée d’avoir diverti Votre Majesté pendant quelques heures. » Dans Cléonice elle offre une poétique de l’onomastique pour justifier le changement du nom de l’héroïne :
Ce n’est pas que celui qu’elle portait autrefois, ne soit assez illustre, pour n’avoir pas besoin d’être déguisé, mais vous savez que les noms allégoriques, ont un son plus agréable pour l’oreille que les noms connus ; il faut exciter la curiosité du lecteur pour divertir son imagination.
24Et elle rejoint les deux en une véritable profession de foi dans l’avis des Galanteries grenadines :
On les suivra, ou on les interdira si on le veut. Je me cherche la première dans tout ce que j’écris, et je conjure mes lecteurs de ne lire que par divertissement ce que je ne compose que pour me divertir.
26Elle décline aussi le thème sous sa forme nominale : les événements qu’elle relate dans Le Carrousel se déroulent « un jour qui semblait avoir été fait exprès pour contribuer aux divertissements d’une très galante fête. » La duchesse Mazarin appréciera les Poésies puisqu’elle est « obligée à aimer les divertissements pacifiques ». L’auteur affirme dans l’avis au lecteur du Journal amoureux : « Ce journal étant un simple jeu d’esprit ; et l’auteur n’ayant que votre divertissement pour objet, elle se persuade que l’on n’en tirera aucune conséquence contraire à son intention. » Mais elle use également de l’adjectif dans l’avant-propos des Annales galantes : « L’air enjoué qui est répandu sur les matières les plus sérieuses, doit paraître assez divertissant aux gens qui le remarqueront, pour les obliger à ne pas trahir l’intention d’un auteur qui leur aura si bien divertis. » Et d’affirmer à la fin de la deuxième partie :
Mais, c’est trop occuper notre loisir à une aventure si stérile : la chronologie nous conduit insensiblement à une histoire plus divertissante, et il est temps de mettre l’amour sur la scène, sous la forme la plus plaisante qu’il ait encore empruntée.
28Contrairement à nombre d’auteurs qui cherchent à légitimer leurs écrits en affichant une intention instructive ou morale, Mme de Villedieu met en avant en permanence la simple recherche du divertissement [29] ; mais dans son cas il s’agit d’une modestie sincère tout autant que de précaution opportuniste.
Le génie et la gloire
29Dans l’avis au lecteur de Carmente, elle n’hésite pas à affirmer : « Tu sais bien que le Génie seul conduit ma plume lorsqu’elle t’offre quelque chose, et qu’un peu d’usage du beau monde, est l’unique étude que j’ai faite [30]. » Elle s’excuse dans la dédicace du Favori de la « faiblesse de [s]on génie ». Pourtant, ce génie qu’elle décrie lui vaut le succès et même l’attribution, dès son vivant, d’un grand nombre d’œuvres qui ne sont pas siennes, d’où la mise au point figurant au début de la cinquième partie du Journal amoureux :
On soupçonne mon génie d’une fécondité si générale que j’ai cru devoir aux erreurs du public, quelques lignes d’avertissement sincère. Je ne prétends point blâmer les livres que je désavoue ; mais par un pur scrupule sur les larcins de la gloire d’autrui, je déclare n’avoir aucune part, à la troisième, et quatrième parties du Journal amoureux.
31Dans l’explicit des Fables, elle mentionne son « génie tendre ». Elle emploie dans Anaxandre « tout ce qui dépend de [s]on génie » pour obtenir la bienveillance de ses dédicataires. C’est à la duchesse de Mazarin qu’elle doit, selon le début des Poésies, « les premières productions de [s]on Génie », au roi qu’elle doit « toutes les entreprises de [s]on génie », selon le début des Amours des grands hommes. Dans l’avant?propos des Annales galantes où elle demeure anonyme, elle précise : « Ce n’est point un auteur fameux, qui prend la liberté de vous présenter cet ouvrage. C’est un génie qui se pique d’un peu de bon sens. » À la fin de la quatrième partie des Galanteries grenadines, son génie attristé a besoin d’une pause régénérative :
L’idée douloureuse qu’ils me donnent, éteint le feu de mon génie. Il faut quelques jours de repos pour le rétablir, et ce ne sera que dans le tome suivant, qu’on verra la conversation de la reine, et du prince de Léon, chez le Muphty ; et les suites funestes, que le hasard, l’amour et la jalousie y donnèrent.
33Elle affirme au début du troisième exemple du Portrait des faiblesses humaines :
L’histoire grecque est remplie de tant d’incidents extraordinaires, et les Grecs ont si longtemps avant toutes les autres nations, trouvé l’art de joindre la galanterie avec les vertus héroïques, qu’il est impossible de chercher de la matière historique chez eux, sans être forcé à la pousser plus loin qu’on ne l’avait résolu. Je pensais ne tirer qu’un exemple des Grecs, en voici un second qui se présente à mon imagination ; ils les entraînent, et je me sens poussée par mon génie à faire encore ce moment de séjour en Grèce avant que de visiter les autres parties du monde.
35Elle décline aussi le nom en adjectif. L’avant?propos des Annales galantes espère que le lecteur ne prendra pas « pour une exhortation au vice, ce qui n’est qu’un avis ingénieux de l’éviter ». Quant à la table, elle présente « l’invention mêlée avec la vérité d’une manière assez ingénieuse ». Les Galanteries grenadines enfin recèlent des « satires ingénieuses ».
36Ainsi la récurrence du terme et de ses variations est?elle manifeste. Pour autant, il faut se garder de tout anachronisme [31] ; selon les dictionnaires de l’époque [32], jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le génie désigne les tendances naturelles : Mme de Villedieu ne prétend donc pas à quelque exceptionnalité mais revendique la spécificité de sa tournure d’esprit.
37Le souci de la gloire paraît une autre originalité de l’auteur. Lorsqu’elle évoque sa « noble ambition » dans la dédicace des Amours des grands hommes, son « ambition glorieuse » dans celle de Carmente, ou « cette pensée qui l’a rendue ambitieuse » dans la dédicace du Recueil de Poésies, c’est de son ambition de plaire à ses dédicataires qu’il s’agit. Pour autant, il est rare qu’une femme s’avoue ambitieuse, fût?ce avec compléments, et use d’adjectifs si laudatifs pour parler d’ambition (même si par métonymie ils se rapportent aussi au sujet qui l’inspire). De plus, elle n’hésite pas à faire mention de gloire, par exemple dans le Récit de la Farce :
J’aurai l’avantage de les voir [les fautes de l’ouvrage] toutes effacées par la gloire qu’il y a de vous obéir promptement ; je crois même que c’est par cette raison que je n’ose vous faire un plus long discours.
39En tête de Carmente elle déclare :
Me voici enfin parvenue à l’honneur où j’aspirais il y a si longtemps et puisqu’il a plu à Votre Altesse Serenissime, de m’accorder la permission de lui dédier ma Carmente ; j’aurai la gloire de voir votre nom illustre à la tête d’un de mes ouvrages.
41On pourrait penser qu’il s’agit là simplement de la gloire d’écrire pour tel ou tel destinataire, mais dès Alcidamie, son premier roman, dédié aux lecteurs, la revendication est nette et sans détour :
Entre nous autres personnes de peu d’expérience, la haute réputation et les grandes pensions sont des biens à quoi nous ne devons pas élever nos souhaits, et le désir de la gloire étant le seul avantage que je puis raisonnablement attendre de mon travail, c’est à vous seuls que je dois faire ma cour.
L’auteur d’un corpus
43Last but not least, l’incroyable originalité des péritextes de Mme de Villedieu réside dans la manière dont ils offrent un continuum étonnant du péritexte au texte correspondant, mais aussi du péritexte au(x) texte(s) passé(s), et enfin du péritexte au(x) texte(s) à venir.
Autotextualité du péritexte
44Règne dans certains écrits de Villedieu ce que l’on pourrait appeler une autotextualité du péritexte : une résonance s’établit entre le péritexte et les seuils du texte (incipit ou explicit [33]). La dédicace de Cléonice est fondue dans l’incipit. Celle d’Anaxandre s’adresse aux dames de la cour de Bruxelles, mais celles?ci sont à nouveau apostrophées en incipit et en explicit. Dans l’explicit de Lisandre, dédié à « Son Altesse Royale » (Anne-Louise de Bourbon, duchesse de Monpensier), la romancière déclare « Voilà, Mademoiselle ce que je sais », s’adressant donc dans le roman même à la destinataire de la dédicace. Ces phénomènes de mise en abyme constituent des échos inversés qui rappellent Horace, Martial, Aulu?Gelle, Montaigne [34] ou Ronsard [35], et annoncent La Chartreuse de Parme ou les Mémoires d’Hadrien où la dédicace figure à la fin du texte.
45Il convient de s’interroger sur la pérennité de ce péritexte, qui fonctionne en réelle concomitance avec le texte : est?il pour autant préservé dans les rééditions et dans les traductions ? Dans l’édition en Œuvres complètes [36], nombre de péritextes sont supprimés [37] ; Manlius, Le Favori, Carmente, Alcidamie, Les Amours des grands hommes, Les Galanteries grenadines, Le Journal amoureux sont proposés en texte nu. Certaines de ces coupes ou certains de ces maintiens s’expliquent sans doute par le hasard [38] ou par une stratégie externe à l’œuvre [39], mais pour d’autres (l’Avis des Nouvelles affriquaines, la dédicace de Lisandre), l’on peut se risquer à créditer les libraires de la volonté de préserver la cohérence interne de l’œuvre, la subtilité de la construction dans l’écho entre le texte liminaire initialet l’explicit, ou bien, dans le cas du Portefeuille ou des Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie, conserver un texte liminaire nécessaire car authentifiant l’origine de la fiction. Par ailleurs, un riche article sur les traductions anglaises [40] révèle que sur six œuvres (ou parties d’œuvres) qui ont été traduites, trois sur cinq ont conservé leur péritexte (avis au lecteur du Journal amoureux [41], avant?propos des Annales galantes, fragment de lettre en tête des Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie de Molière), tandis que l’épître des Amours des grands hommes et l’avis de Barbin avant la Ve partie des Exilés [42] disparaissent – la sixième œuvre étant hors jeu puisqu’il s’agit des Désordres dont le péritexte n’a pas été reproduit par les libraires contrefacteurs en France [43]. Bien plus, trois péritextes sont ajoutés soit par les éditeurs, soit par les traducteurs : avant la traduction du livre I des Mémoires (« The Bookseller to any body », et l’on observe aussi de nombreuses notes du traducteur), avant la traduction des livres II à VI de ces mêmes Mémoires (où le nouveau traducteur prend dans un avis au lecteur violemment parti contre la traduction de la Ière partie rendue curieusement à la troisième personne alors qu’en français elle est à la première personne), et enfin avant celle des Désordres de l’amour (« The Bookseller to the courteous reader »). Ainsi, tant dans l’étonnante préservation du péritexte original (qui disparaît d’habitude presque toujours à la traduction) que dans sa prolifération, on peut observer que la contagion du péritexte a en quelque sorte gagné les traducteurs eux?mêmes.
Le rappel de l’œuvre passée
46Comme Virgile au début des Géorgiques [44] rappelant qu’il est l’auteur des Bucoliques, ou Chrétien de Troyes établissant une liste récapitulative au début de Cligès, Mme de Villedieu se montre fière de son œuvre passée et l’assume non sans fierté. Carmente arbore, en page de titre, « Par l’auteur de Manlius [45] ». Dans la dédicace, elle annonce : « J’aurai la gloire de voir votre nom illustre à la tête d’un de mes ouvrages » : le pluriel indique bien que, tout jeune auteur qu’elle soit, elle capitalise déjà plusieurs productions. Plus loin, lorsqu’elle explique que c’est à la dédicataire, la duchesse de Nemours, qu’elle a « dû les premières productions de [son] génie », l’épithète marque bien que d’autres viennent ensuite. Quand, dans Les Amours des grands hommes, elle déclare devoir au roi « toutes les entreprises de [s]on génie », le pluriel hyperbolique montre bien la pluralité de son corpus. Dans la dédicace des Galanteries grenadines, elle explique qu’elle a l’habitude de peindre le vice vivement, et « qu[elle] le puni[t] dans ses histoires ». Plus précisément encore, dans la dédicace d’Anaxandre elle indique qu’il ne s’agit pas de « la suite des aventures d’Alcidamie [d’ailleurs demeurée inachevée] », et le répète dans l’explicit. La précision est sans doute là à titre informatif et justificatif, mais c’est aussi une façon de rappeler à notre bon souvenir son premier roman. D’ailleurs, ne déclare?t?elle pas au début de Cléonice : « Je me passerais bien de faire son portrait, si cette nouvelle n’était vue que de vous ; mais comme l’impression est un destin inévitable pour tout ce qui part de ma plume […] » ? Si, indubitablement, une certaine vanité d’auteur contemplant son corpus se manifeste ici, s’y mêle aussi une saine auto?ironie, car après la publication contre son consentement des fameux billets à Antoine de Villedieu, la jeune femme peut, autant que la déplorer, apprécier la publicité entourant ses écrits.
Une œuvre future annoncée
47Si l’exegi monumentum est depuis Horace une figure classique de la littérature [46], l’exigo ou l’exigam monumentum l’est infiniment moins. Pour s’engager ainsi au présent et au futur, défiant les aléas de la vie et de l’inspiration, il faut un optimisme et une assurance assez rares, et que peu, a fortiori les femmes auteurs, osent manifester, par peur sans doute de se voir reprocher leur arrogance ou leur inconscience. Or Mme de Villedieu ne craint pas, dès ses premières œuvres, d’affirmer qu’elles s’insèrent dans une œuvre plus vaste, en perpétuelle extension. Dans la dédicace d’Anaxandre (1667), elle évoque « la curiosité que vous témoignez pour mes ouvrages ». Le pluriel couplé au présent semble valoir aussi pour des œuvres à venir. Mais cette façon de se projeter dans l’avenir appert plus nettement encore dans d’autres péritextes.
48Dans Alcidamie (1661) elle fait une promesse au lecteur : « Quand vos conseils m’auront rendue plus savante, je vous offrirai un ouvrage plus achevé » : le futur et le futur antérieur ainsi que le comparatif de supériorité marquent le désir de progresser mais surtout de persister dans la voie de l’écriture. À l’orée de son Recueil de poésies, s’excusant de son indignité, elle prie la duchesse de « [lui] obtenir la permission de [lui] consacrer quelque jour des ouvrages plus achevés, ou pour mieux dire, moins indignes » ; via le complément de temps et les comparatifs de supériorité puis d’infériorité, elle se passe à elle?même commande d’œuvres à venir. Si ces premières remarques établissent la volonté de construire une œuvre importante, elles restent vagues. Mais certaines remarques beaucoup plus précises révèlent que la romancière a déjà en tête des projets arrêtés. Ainsi évoque?t?elle avec humour à la fin de Cléonice [47] une suite mettant en scène les parentes de Cléonice tout en raillant au passage l’inconstance masculine. Dans les Nouvelles affriquaines, elle place le lecteur devant l’alternative d’un tarissement de son inspiration ou au contraire d’une réitération réussie, pour peu que son intimité soit ménagée :
Il doit être permis aux gens qui écrivent, de taire ce qu’ils jugent à propos de cacher ; et afin qu’on ait quelque respect pour mes intentions, je déclare que si on m’arrache mon secret, il sera le seul que je mettrai en danger de m’être arraché, au lieu que si on me laisse dans la liberté que je demande, je prépare au public diverses histoires, que je tacherai de bien choisir, et qui seront toutes aussi véritables que celle?ci.
50Enfin, la promesse d’une suite [48] à la fin du troisième exemple du Portrait des faiblesses humaines paraît d’autant plus émouvante que cet ouvrage parut posthume. Peu d’auteurs ont d’avance présente à l’esprit leur œuvre en train de se constituer [49] : le cas des grands romanciers du XIXe siècle, un Balzac ou un Zola, est bien différent, car La Comédie humaine et Les Rougon?Macquart sont d’emblée conçus comme de vastes entités [50]. De plus, au sein de ces works in progress, tous les maillons ont un rapport, même lointain ; ce qui n’est pas, bien sûr, le cas de l’œuvre de Mme de Villedieu. Revendiquer une œuvre à venir, alors qu’elle est disparate, et plus encore quand on est une femme auteur [51], paraît audacieux.
51Proust, dans une formule célèbre, a condamné « le langage insincère des préfaces et des dédicaces [52] ». Et en effet, maints péritextes sont tissus de formules obligées, de louanges convenues et de banalités empilées : Le Chef-d’œuvre d’un inconnu de Thémiseul de Saint?Hyacinthe – commentaires, préfaces et éloges de plusieurs centaines de pages d’un poème de quarante vers – offre dans son délirant foisonnement pseudo?savant une parfaite parodie des abus du péritexte. Au contraire, l’étude des seuils chez Mme de Villedieu révèle, par delà les traits convenus du genre (excusatio per infirmatem, captatio benevolentiae), une sincérité et une originalité étonnantes ainsi qu’une constance manifeste dans les thèmes et les termes, et présente au moins un triple intérêt : faire entendre une voix singulière, authentifier des œuvres d’attribution douteuse et montrer une femme auteur fière de son statut et de son œuvre. L’auteur se préoccupe de ses lecteurs, célèbres ou anonymes, et entretient un rapport dialogique avec le public : dès le début de sa carrière, elle mêle, pour reprendre la distinction d’Alain Viala [53], dans Naissance de l’écrivain, réussite (appuis officiels) et succès (public élargi). Si elle prétend ne chercher qu’à divertir, elle souligne la spécificité de son génie et se soucie de sa gloire. Dans son minutieux recensement de ses œuvres [54] (puisque beaucoup sont attribuées à tort à cette polygraphe, et que certaines des siennes sont anonymes), Micheline Cuénin relève la difficulté d’identifier un auteur par la seule étude stylistique ; sa réserve est bien sûr pertinente, mais la remarquable récurrence du péritexte – d’un péritexte qui plus est souvent signé et donc assumé [55] – et dans ce péritexte la récurrence des termes divertir, génie, gloire ou persuader [56] confirment opportunément la liste établie par ses soins [57]. Une autre singularité est l’absence dans tous les péritextes de métaphores relatives à l’engendrement [58] : contre la doxa qui aime réduire toute femme, fût?elle auteur, à la condition de mère, Mme de Villedieu, peut?être parce qu’elle n’a connu la maternité [59] qu’après l’écriture, préfère d’autres référents pour signifier la création. Enfin, sa spécificité éclate dans sa fière revendication de ses œuvres passées comme de ses œuvres à venir ; avec autant de confiance qu’un Ronsard l’écrivaine se voit et se dit érigeant une œuvre, et non accumulant une somme discontinue d’hapax.
Notes
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[1]
Voltaire, Œuvres complètes, éd. Moland, Paris, Garnier, 1877-1887, t. 17 ; depuis l’édition de Kehl, les œuvres alphabétiques ont été réunies sous le titre de Dictionnaire philosophique, ce qui explique que l’article « Auteurs » soit souvent donné comme en étant tiré.
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[2]
Voir par exemple Les Notes de Voltaire : une écriture polyphonique, dir. N. Cronk et C. Mervaud, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 2003.
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[3]
G. Genette, Seuils [1987], Paris, Seuil, « Points Essais », 2002. Je reprends dans mon titre le terme plus englobant de seuils car j’ai souhaité m’intéresser non seulement au péritexte, mais aussi dans la mesure du possible aux incipit et aux explicit, ainsi qu’aux débuts et fins de parties. Mais il faudrait collationner plus rigoureusement que je ne l’ai fait les diverses éditions, originales et reparutions. Ainsi, de façon surprenante, le texte n’est pas le même pour deux éditions des Amours des grands hommes (fin de la première partie). L’édition de 1692 (Amsterdam, A. de Hoogenhuysen, t. I) indique : « Je la laisseray consulter ses livres sur la tromperie qu’on lui a faite, et je passeray aux amours de quelques grands Capitaines, qui puissent délasser mon stile de la rectitude où les Philosophes l’ont forcé dans ces deux premières histoires. » En revanche, la réédition de 1720-1721 porte : « […] et je passerai aux amours de quelques grands Capitaines qui puissent délasser mon stile de l’air sérieux que j’ai été contraint de prendre dans ces deux premières histoires. » (Œuvres de Madame de Villedieu, Paris, Compagnie des Libraires, 1720-1721, t. V).
-
[4]
Il faut évidemment souligner la dette qui est la mienne envers la magistrale thèse de M. Cuénin, Roman et société sous Louis XIV : Mme de Villedieu, Paris, Champion, 1979, 2 vol. Sans le patient travail bibliographique de repérage et de relevé de cotes et d’éditions qu’elle a effectué, je ne serais jamais parvenue à réunir tous ces péritextes. J’ai en effet recouru de préférence aux éditions originales ainsi qu’à l’édition collective de 1741 (Paris, David, 12 vol.), même s’il existe des éditions modernes de qualité : Le Favori, dans Femmes dramaturges en France (1650?1750), éd. P Gethner, Tübingen, G. Narr, t. I, 1993, p. 57?128 ; Nitétis, ibid., t. II, 2002, p. 95?158 ; Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie de Molière, éd. R. Démoris, Paris, Desjonquères, 2003 ; Les Désordres de l’amour, éd. M. Cuénin [1970], Genève, Droz, 1995 ; Cléonice ou le Roman galant, préf. R. Godenne, Genève, Slatkine, 1979 ; Lettres et billets galants, Société d’Étude du XVIIe siècle, 1975 ; Lisandre et Le Portefeuille dans Nouvelles du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1997. Voir aussi R. Harneit, « Diffusion européenne des œuvres de Madame de Villedieu au siècle de Louis XIV », p. 29-70 dans Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, E. Keller?Rahbé éd., Lyon, P.U.L., 2004, dont je n’ai malheureusement pu avoir connaissance au moment de la rédaction de cet article.
-
[5]
Le rapport du péritexte avec le texte introduit (annonce déceptive, présentation, interprétation ou commentaire) fournirait un vaste terrain d’investigation, mais faute de place, et par souci de cohérence, il a fallu limiter notre étude.
-
[6]
Voir aussi N. Grande, « Discours paratextuel et stratégie d’écriture chez Madame de Villedieu », dans Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, op. cit., p. 163?174 (je n’en avais non plus eu connaissance au moment de la rédaction).
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[7]
Voir le tableau ci-contre.
-
[8]
L’édition critique par M. Cuénin ne présente aucun péritexte car l’état des recherches bibliographiques ne permettait pas alors de se faire une idée précise du grand nombre d’éditions et de contrefaçons des Désordres de l’amour. Les travaux de R. Harneit en bibliographie matérielle ayant pallié cette lacune, un avis « Au lecteur » de 16 lignes a pu être découvert dans une édition signée « M. de Villedieu » (Paris, Claude Barbin, 1675) : voir « Les Désordres de l’amour […] : éditions, localisations, diffusion européenne. Avec la préface de l’édition originale (1675) », Bulletin du bibliophile, 2000 / 1, p. 101?138.
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[9]
Pour Les Amours des grands hommes (Paris, Barbin, 1671), c’est dans l’édition d’Amsterdam en 1692 que figure le péritexte ; voir M. Cuénin, op. cit., t. II, p. 51.
-
[10]
Sur le péritexte théâtral au XVIIe siècle, voir le chapitre 5 de la riche thèse d’E.?M. Rollinat?Levasseur, L’Énonciation théâtrale : l’expression de la subjectivité à l’âge classique, Université de Paris VII, 2000.
-
[11]
Cléonice constitue un cas très particulier, puisque, outre une parodie de L’Astrée, le début offre, comme dans la pratique médiévale, une dédicace totalement fondue dans le texte même ; c’est le cas dans le Roland Furieux ou dans la Jérusalem délivrée, où la dédicace figure dans les premières strophes, après l’exposé du sujet.
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[12]
Typique de ce que G. Genette (op. cit., p. 242) appelle « préface ultérieure », où l’auteur signale les corrections matérielles et le nettoyage typographique effectué.
-
[13]
Il est amusant de constater que l’exemplaire de Carmente à la Bibliothèque de l’Arsenal [Paris, Barbin, 1668, cote 8-BL-17423 (1?2)] propose son péritexte (dédicace à la duchesse de Nemours et avis au lecteur) non seulement au début du premier volume, comme il est logique, mais aussi en tête du second. Quelque fanatique du péritexte ? Plutôt, un libraire qui avait trop imprimé et cherche à écouler ainsi un stock inutile.
-
[14]
« L’épître dédicatoire classique pouvait abriter d’autres messages que l’éloge du dédicataire, par exemple des informations sur les sources et la genèse de l’œuvre, ou des commentaires sur sa forme ou sa signification, par quoi la fonction de la dédicace empiète clairement sur celle de la préface. Ce glissement est même presque inévitable, pour peu que l’auteur veuille justifier le choix du dédicataire par une relation pertinente à l’œuvre » (G. Genette, op. cit., p. 126). Nous considérons ici la dédicace d’œuvre et non la dédicace d’exemplaire sur laquelle il faudrait enquêter aussi ; voir ibid., p. 139?146.
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[15]
Je ne m’appesantis pas sur ce point, amplement traité par N. Grande dans Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves (1654?1678), Paris, Champion, 1999.
-
[16]
C’est un public féminin qui est censé apprécier les romans ; si Boccace s’adresse à ses « aimables lectrices », Villedieu préfère le masculin, singulier ou pluriel. L’« Avis » des Nouvelles affriquaines concerne les lecteurs au pluriel. L’on relève un seul « Aux lecteurs » (Les Galanteries grenadines) ; mais parmi les trois « Au lecteur » figure celui d’Alcidamie, où elle s’adresse en fait à ses « amis lecteurs ». Pour Carmente, elle tutoie son « cher Lecteur », mais le vouvoie en revanche pour le Journal amoureux.
-
[17]
Sur onymat, anonymat et pseudonymat, voir G. Genette, op. cit., p. 41?58. Cf. ici même la contribution de N. Grande et E. Keller?Rahbé, « Villedieu, ou les avatars d’un nom d’écrivain(e) ».
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[18]
C’est le cas pour deux de ses œuvres à cette date : le Récit de la Farce des Précieuses et Carmente.
-
[19]
Le Portefeuille offre un parfait exemple de préface « pseudo?allographe dénégative » (G. Genette, op. cit., p. 188?190) ; l’auteur ne revendique que la préface et prétend tenir le texte d’un tiers. C’est aussi le cas de La Vie de Marianne, des Lettres persanes, de La Nouvelle Héloïse ou encore des Liaisons dangereuses ; le procédé est particulièrement courant dans les romans épistolaires, et Le Portefeuille en est un. Un fragment de lettre figure aussi dans les Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie de Molière à la suite de la dédicace.
-
[20]
Nitétis offre un cas remarquable d’exercice de style : prose et vers ne sont pas mêlés, mais à une première rédaction de la dédicace en prose succède une seconde version en vers, les deux étant adressées au duc de Saint?Aignan.
-
[21]
Cf. Voltaire, Nanine, Préface : « Cette bagatelle fut représentée à Paris dans l’été de 1749, parmi la foule des spectacles qu’on donne à Paris tous les ans. »
-
[22]
L’emploi du verbe dérober plutôt que prendre ou occuper redouble le caractère furtif comme si la prise même était esquivée plutôt qu’assumée.
-
[23]
Elle s’inquiète dans l’explicit de Cléonice (1669) « d’avoir déjà ennuyé Votre Altesse, par la longueur de cette aventure » (Œuvres, Paris, David, 1741, t. I, p. 549). L’héroïne des Mémoires de la vie de Henriette?Sylvie (1671-1674), à la vie pourtant fort mouvementée, dévoile une même angoisse dans l’incipit : « Vaudrais?je les moments que vous emploieriez à la lecture d’une si ennuyeuse histoire, que celle de ma vie ? » (ibid., t. VII, p. 6). Mais une certaine désinvolture vient nuancer cette crainte prétendue : à la fin de la deuxième partie des Annales galantes de Grèce (1687), les questions rhétoriques montrent que Mme de Villedieu joue avec le topos plus qu’elle n’y adhère : « Mais n’y a?t?il point assez longtemps que nous y séjournons ? Mes Lecteurs ne s’ennuient?ils pas d’un si long séjour, et ne faut?il point les en délasser par quelques autres recherches ? » (ibid., t. VII, p. 513). Dans l’explicit des Exilés (1672-1673), le conditionnel montre que la crainte n’est pas avérée : « Il [le désespoir de Tisienus] était trop grand pour renfermer ses effets dans la fin de ce tome, il est déjà d’une grosseur qui malgré la diversité des incidents qu’il contient, pourrait le rendre ennuyeux. Il en faut au moins un suivant, pour tracer l’image de ce qu’était alors la ville de Rome. Je me hâte d’y passer, et de chercher les révolutions que l’amour fait incessamment dans les cours fameuses, et dans les grandes villes, de quoi soulager mes exilés et mes amants de Thalassie, des divers chagrins dont je les laisse accablés. » (ibid., t. VIII, p. 516). Même légèreté dans la Table de la seconde partie des Annales galantes (1670) : « La galanterie du cloître est prise de mémoires particuliers, et quelques?uns tiennent que cette Constance était nièce de Clément III et non pas d’Alexandre ; mais outre que cette circonstance est douteuse, il aurait fallu charger les Annales galantes de trop de narrations ennuyeuses, pour s’assujettir à cette chronologie. » (ibid., t. IX, p. 10).
-
[24]
Même si bien sûr, à ses heures, elle sait parfaitement retourner le topos. Elle reprend ironiquement l’expression à la fin du premier exemple du Portrait des faiblesses humaines (1685), et montre qu’elle doit elle?même surmonter l’accusation de céder à la facilité : « Mais il me semble que j’entends quelques oisifs du siècle s’écrier, Ce n’est pas une chose extraordinaire que de trouver de la faiblesse dans quelques femmes ; leur sexe fut appelé de tous temps le sexe faible, et ces traits d’amour et d’ambition étant presque tous renfermés dans cette espèce, ne remplissent pas ce grand titre du portrait des faiblesses humaines. Bien que je nomme ces censeurs les oisifs du siècle, ils ne sont pas entièrement sans raison. Il faut les satisfaire et chercher quelqu’autres exemples de faiblesse humaine, si fameux qu’on ne puisse m’accuser de choisir des matières trop aisées à traiter. » (ibid., t. I, p. 239). Quant à l’incipit des Annales galantes de Grèce, il participe d’un évident féminisme : « Assez d’auteurs célèbres ont pris le soin d’écrire les actions mémorables des anciens Grecs, et de les faire passer jusques à nous. Ils en portent la gloire si haut, qu’ils nous ont donné sujet de douter si ce qu’ils rapportent comme des vérités historiques, en sont en effet, ou si ce sont d’agréables fictions ; mais aucun ne s’est encore avisé de parler des Grecques fameuses. Ils croient les avoir trop honorées lorsqu’en passant, ils nous ont appris leurs noms ; cependant il me semble que, les nations étant composées des deux sexes, on ne peint la Grèce qu’à demi, quand on n’en peint que les grands hommes, ajoutons quelques traits à cette peinture, et disons aujourd’hui quelque chose des dames. » (ibid., t. VII, p. 377).
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[25]
Elle se réfère à la « jeunesse de sa muse » dans le Recueil de poésie, à son « âge » dans la préface du Récit de la Farce des Précieuses ou dans l’avis au lecteur de Carmente ; elle explique plus précisément dans l’avis au lecteur d’Alcidamie que son âge doit rendre « [s]es fautes excusables ». Par métonymie, elle attribue cette jeunesse et cette témérité aux héros de ses pièces de théâtre dans les dédicaces, au « jeune » et « téméraire » Manlius, à Nitétis qui « prend la liberté de [vous] faire une visite » ou à la « jeune coquette » du Favori. Mais vingt?cinq ans plus tard, elle montre encore la même témérité dans l’incipit des Annales galantes de Grèce : « Au pis aller, je ne commets que moi, et ne m’expose qu’au péril d’être blâmée d’un peu de témérité, ou de n’avoir pas mis les matières assez fidèlement en œuvre ; le hasard n’est pas mortel, embarquons?nous sur ce risque, et commençons nos Annales de Grèce par les malheurs de la Princesse Phronine. » (éd. cit., t. VII, p. 378).
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[26]
Faiblesse que partage aussi Henriette?Sylvie, par exemple au début de la sixième partie : « Je voyais toutes mes espérance avortées ; l’alliance de mes ennemis avec le gouverneur des Pays Bas, m’en faisait redouter quelque violence ; et s’il faut vous avouer toutes mes faiblesses, je regardais encore comme un nouveau malheur, la nécessité de me retirer au couvent où je m’en allais. » (éd. cit., t. VII, p. 304-305).
-
[27]
Dans l’avis au lecteur d’Alcidamie (Paris, Barbin, 1661), elle montre assez son indépendance d’esprit : « Mais, lecteurs, les exemples publics ne m’ont jamais paru des autorités valables et je m’imagine au contraire que la nouveauté ayant un charme particulier qui donne de l’éclat aux choses les plus médiocres, la manière dont j’en use préoccupera favorablement les esprits à mon avantage. »
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[28]
Selon le Dictionnaire universel de Furetière, divertir signifie « détourner quelqu’un, l’empêcher de continuer son dessein, son entreprise, son travail », mais aussi « réjouir. Il n’y a rien qui divertisse plus que la comédie […]. On dit qu’une femme se divertit, lorsqu’elle fait l’amour, et qu’un homme se divertit, quand il n’a autre occupation que celle de se réjouir et de passer son temps. » Selon Furetière toujours, divertissement signifie « réjouissance, plaisir, récréation ».
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[29]
Ses héros personnifiés tentent aussi de divertir. Dans la dédicace du Favori (Paris, L. Billaine, 1665), elle avertit : « C’est moins pour vous louer que pour vous divertir, que mon favori et ma coquette osent se présenter devant vous. » Quant au galant Anaxandre, qui s’efforce de charmer les dames de la cour de Bruxelles, la narratrice dit de lui dans l’explicit : « Je ne sais si cet étranger vous aura paru assez agréable pour vous faire accepter le change qu’il vous offre ; mais je sais bien qu’il est si charmé de vos personnes depuis qu’il a l’honneur de vous approcher, que s’il n’est pas parvenu jusques à la gloire de vous divertir, c’est un effet de la mauvaise destinée, où ses désirs n’ont aucune part. » (Anaxandre, Paris, J. Ribou, 1667, p. 80-81). On retrouve le terme dans la bouche d’Henriette?Sylvie au début de la première partie : « Ce ne m’est pas une légère consolation, Madame, au milieu de tant de médisances qui déchirent ma réputation partout, que Votre Altesse désire que je me justifie. J’en ai les sentiments que je dois, et pour n’en être pas ingrate, j’obéirai volontiers au commandement qu’elle me fait de la divertir, par un récit fidèle de mes erreurs innocentes. » (éd. cit., t. VII, p. 5). L’héroïne le reprend au début de la troisième partie : « Je crois que le récit n’en divertira pas moins Votre Altesse, que ce qu’elle a déjà lu, tant ma destinée a toujours pris soin de ne me maltraiter que plaisamment. » (ibid., p. 119).
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[30]
Des années après, dans l’incipit de la quatrième partie du Portrait des faiblesses, elle s’exprime avec une même modestie : « Je ne marque pas ces dates pour faire la femme savante en chronologie. Il y a longtemps que j’ai protesté qu’un peu de génie me tenait lieu d’étude, et que l’usage du monde poli est ma plus grande science, mais j’ai été bien aise de marquer l’état où était Rome, quand les gens dont j’écris vivaient, afin que si je les rends trop sociables, on observe qu’ils n’étaient plus dans l’ancienne sévérité des premières matrones romaines, et que si je les rends aussi plus sérieux que les jeunes gens de notre siècle, on considérera que les mœurs n’étaient pas encore parvenues à la dissolution où plusieurs personnes les ont depuis portées. » (éd. cit., t. I, p. 302).
-
[31]
Montesquieu use d’ailleurs du terme en tête de son Esprit des lois : « Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet […], cependant je ne crois pas avoir manqué de génie » (cité dans G. Genette, op. cit., p. 202). Mais G. Genette le prend à tort dans l’acception moderne : « D’une façon plus générale, le mot talent est tabou. Le mot génie aussi, bien sûr. Montesquieu l’emploie une fois, que nous allons rencontrer bientôt, mais avec une simplicité désarmante qui rachète tout » (p. 201).
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[32]
Par exemple, dans le Dictionnaire français de Richelet (Genève, 1681), on lit : « Les Anciens faisaient un dieu du génie, mais parmi nous c’est un certain esprit naturel qui nous donne une pente à une chose. » Et dans le Dictionnaire universel de Furetière (La Haye, 1690, art. « Génie ») : « Talent naturel et disposition qu’on a à une chose plutôt qu’à une autre. »
-
[33]
Pour parfaire ce travail, il faudrait étudier aussi les débuts ou les fins de parties, car la coupure typographique correspond parfois à une pause dans le récit et à une irruption de l’auteur dans la diégèse. Par exemple à la fin de la quatrième partie des Annales galantes, à propos du personnage de Blanche : « Nous la laisserons former ses regrets en liberté, et se préparer à recevoir sans répugnance le poison qui lui fut apporté quelque temps après, et nous donnerons un peu de relâche à notre plume ; ce qu’il y a de fait de ces Annales est d’un premier trait, il doit être permis de se reposer après une course aussi rapide ; aussi bien le reste du règne de Castille, est si rempli de meurtres, et de cruautés de toutes espèces, que je ne pourrais achever de le décrire sans tomber dans un récit tragique que j’ai toujours soigneusement évité. » (éd. cit., t. IX, p. 295). De même, à la fin de la sixième partie des Annales galantes : « Je la rends comme je l’ai reçue ; et trouvant même notre troisième tome des Annales suffisamment rempli, je me hâte de passer au quatrième. » (ibid., p. 440).
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[34]
Le parangon de l’apostrophe au livre, rejeton qui quitte son père pour affronter un monde hostile, reste la pièce par laquelle Ovide ouvre les Tristes avec son refrain : « Vade, liber ». Mais le « Vade liber » se conçoit comme clausule autant qu’introduction : Martial assigne à ce type de pièce la quatrième place dans son premier livre d’Épigrammes, Horace la vingtième dans ses Épîtres. Jusqu’à la Renaissance, des manuscrits tronqués des Nuits attiques présentent la préface d’Aulu?Gelle, son avis au lecteur, en tant que dernier chapitre du dernier livre, le onzième du vingtième livre. Cette étonnante présentation aurait donné à Montaigne l’idée d’inverser dans ses Essais la place des pièces liminaires ; d’où peut?être, l’idée d’une dédicace à Mme de Duras dans les dernières pages du livre alors second, donc à la fin du livre imprimé (II, 37), et la curieuse place, à l’intérieur d’un chapitre, des envois à une mystérieuse dédicataire (II, 12), ou à Diane de Foix (I, 26), voire l’insertion parmi les chapitres d’un avis au lecteur détrôné (I, 8).
-
[35]
Ronsard procède ainsi avec le « Sonnet à son livre », placé à la fin des Amours de 1552, après les Odes : supprimé de 1553 à 1560, il reparaît en tête des Élégies de 1567 à 1578, puis désormais en tête des Œuvres en 1584. Tel fut aussi le sort du poème « À son livre », qui d’épilogue en 1556 devint prologue dès 1560.
-
[36]
Œuvres de Madame de Villedieu, Paris, Compagnie des Libraires, 1720?1721, 12 vol. [réimpr. Genève, Slatkine, 1971, 3 vol.]. Rééd. en 1741.
-
[37]
La suppression du péritexte lors des rééditions est très fréquente ; parfois voulue par les auteurs eux?mêmes (suppression par Pierre Corneille des dédicaces et remplacement par des « examens » plus théoriques, suppression des préfaces par Honoré de Balzac en 1842 lors du regroupement de La Comédie Humaine), elle est le plus souvent le fait de libraires soucieux de ne pas gâcher de papier pour des textes obsolètes.
-
[38]
Dans le cas des Annales galantes, l’avant?propos est préservé, mais ni la table ni la dédicace. Si la dédicace de Nitétis est conservée et point celles des autres pièces de théâtre, peut?être est?ce parce que cette pièce propose une réécriture prosimétrique assez originale.
-
[39]
La dédicace des Fables au roi est sans doute conservée en raison du parallèle avec La Fontaine, dont les six premiers livres sont dédiés en 1668 au Grand Dauphin, sans doute aussi parce qu’elle est suffisamment neutre pour s’appliquer à n’importe quel roi.
-
[40]
D. Kuizenga sur « Madame de Villedieu englished : les traductions en anglais des ouvrages de Villedieu au XVIIe siècle », dans Madame de Villedieu romancière, op. cit., p. 145?160.
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[41]
Seule la première partie du Journal est traduite, donc la question ne se pose pas pour la mise au point bibliographique qui figure avant la cinquième partie.
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[42]
Mais seules les trois premières parties sont traduites, et l’avis de Barbin se trouve avant la cinquième.
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[43]
Voir R. Harneit, « Les Désordres de l’amour de Madame de Villedieu : éditions, localisations, diffusion européenne », art. cit.
-
[44]
Au début de l’Énéide, un incipit apocryphe rappelle les deux œuvres précédentes (voir G. Genette, op. cit., p. 103).
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[45]
« Philippe Lejeune dit quelque part qu’un auteur ne devient tel qu’à sa deuxième publication, lorsque son nom peut figurer en tête non seulement de son livre, mais d’une liste des œuvres “du même auteur”. Cette boutade est peut?être injuste pour les auteurs d’une œuvre unique, tel Montaigne, mais elle n’est pas sans vérité, et à cet égard la formule Austen?Scott [“par l’auteur de”] a pour elle le mérite d’une paradoxale économie » (ibid., p. 49).
-
[46]
Horace, Odes, III, 30. Formule exploitée au sens littéral du terme par Chateaubriand à la fin de ses Mémoires d’outre?tombe.
-
[47]
« Si j’avais été dans la place des auditeurs, j’aurais volontiers demandé à ces messieurs les historiens, de quoi sont devenues Arianire, et Florise. Il me semble qu’elles avaient fait une figure assez agréable dans le commencement de cette nouvelle, pour avoir quelque part à la fin. Mais il fallait que ces cavaliers fussent de l’humeur de beaucoup d’autres de ma connaissance, qui ne songent aux Belles qu’ils trouvent sur leur passage, que quand ils les voient, et qui n’en font aucune mention, lorsqu’ils ne les voient plus. Quant à moi, Madame, qui ne fais ici que le personnage d’une Historienne fidèle, et qui crains même d’avoir déjà ennuyé Votre Altesse, par la longueur de cette aventure, je ne rapporterai point ce qu’on ne m’a pas appris, et je me réserve, à m’informer de ce que sont devenues ces belles parentes de Cléonice, pour la première nouvelle que je prendrai la liberté de vous présenter. » (éd. cit., t. I, p. 549-550).
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[48]
« Mais ce n’est pas ici le lieu où je prétends rapporter ces autres incidents. Je n’écris présentement que le faible des hommes. J’espère faire une suite de cet ouvrage, qui traita du retour des hommes à la vertu, afin que ces deux divers traités faisant envisager l’homme troublé par ses passions, et vainqueur de ces mêmes passions, je tâche à donner de l’horreur pour la faiblesse humaine aux gens qui ne sont pas encore tombés, et à tracer un chemin vers le retour à ceux qui sont déjà dans l’égarement. » (éd. cit., t. I, p. 300-301).
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[49]
Cervantès, après avoir présenté ses Nouvelles Exemplaires, annonce dans le « Prologue » : « Ensuite de quoi, si la vie ne me quitte, je t’offrirai les Travaux de Persilès, livre qui a l’audace de rivaliser avec Héliodore, si du moins cette audace ne l’amène à naître tête basse sous les coups ; mais avant, tu verras, et sous peu, la suite des exploits de Don Quichotte et des gentillesses de Sancho Pança. Et enfin, les Semaines du jardin. C’est beaucoup promettre, avec des forces aussi faibles que les miennes. Mais qui mettra un frein aux désirs ? », (Cervantès, Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, Paris, Gallimard, « Folio classique », p. 27?28).
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[50]
Sur le problème du surtitre, voir G. Genette, op. cit., p. 63?68.
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[51]
Dans sa préface à La Jeune Américaine (1740), Gabrielle de Villeneuve s’amuse, elle aussi, à défier son lecteur en le menaçant de sa future production : « De tous les ouvrages, ceux qui devraient le plus épargner au public la peine de lire une préface, et à l’auteur celle de la faire, ce sont sans doute les Romans, puisque la plupart sont dictés par la vanité, dans le temps même que l’on mendie une honteuse indulgence. Mais mon sexe a toujours eu des privilèges particuliers ; c’est assez dire que je suis femme, et je souhaite que l’on ne s’en aperçoive pas trop à la longueur d’un livre, composé avec plus de rapidité que de justesse. Il est honteux d’avouer ainsi les fautes. Je crois qu’il aurait mieux valu ne les pas publier. Mais le moyen de supprimer l’envie de se faire imprimer et d’ailleurs lira qui voudra. C’est encore plus l’affaire du lecteur que la mienne. Ainsi loin de faire de très humbles excuses, je le menace de six contes pour le moins aussi étendus que celui?ci, dont le succès, bon ou mauvais, est seul capable de m’engager à les rendre publics, ou à les laisser au cabinet. »
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[52]
G. Genette, op. cit., p. 234.
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[53]
Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985.
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[54]
M. Cuénin, op. cit., t. II, annexe II, « Établissement de la liste des œuvres de Madame de Villedieu », p. 31?61.
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[55]
Beaucoup d’œuvres féminines soit sont dénuées de péritexte soit cèdent la parole à un intervenant extérieur, que Genette appelle le « préfacier allographe ». Voir Ch. Simonin, « Honneur aux dames, Ladies First ? Péritexte masculin d’œuvres féminines », dans Les Préfaces d’éditeurs scientifiques de 1650 à 1800, dir. I. Galleron, P. U. de Rennes, à paraître en 2007.
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[56]
Le terme se trouve dans la préface du Récit de la Farce, dans l’avis au lecteur de Carmente, dans celui du Journal amoureux, dans la dédicace des Amours des grands hommes, dans l’avis aux lecteurs des Galanteries grenadines et dans l’explicit du Recueil de poésies.
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[57]
Barbin d’ailleurs ne manque pas d’en user dans l’avis au lecteur du Recueil de quelques lettres : « Ce qui part du génie de cette illustre personne, porte sa recommandation avec soi, et les lettres dont je vous fais un présent aujourd’hui, ont été écrites en original, à des gens d’un discernement assez éclairé, pour devoir autoriser la publication de ce qui les a divertis dans leur particulier ; […] vous y trouverez des relations ingénieuses, qui rendront à votre curiosité avec usure, ce que votre indulgence aura la bonté de leur prêter. » (Paris, Barbin, 1668).
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[58]
Elles sont pourtant parfois employées par des auteurs masculins, comme Cervantès (loc. cit.) qui file la métaphore avec ses nouvelles : « Mon génie les engendra, ma plume les mit au monde, et elles vont grandissant dans les bras de l’imprimerie ».
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[59]
Son fils naît en 1678, alors que sa dernière œuvre paraît en 1675 (ceci sans tenir compte de ses deux œuvres posthumes). Dans Stratégies de romancières, N. Grande montre bien, pour toutes les romancières qu’elle étudie, l’incompatibilité fondamentale entre l’écriture et la famille : toutes sont veuves, séparées ou célibataires, et presque toutes sans enfants.