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Article de revue

Morale et civilité sur la scène comique au XVIIe siècle

Pages 177 à 190

Notes

  • [1]
    Paris, Augustin Courbé, 1650.
  • [2]
    Paris, Guillaume de Luynes, 1655.
  • [3]
    Mélite (1629), La Veuve (1632), La Galerie du Palais (1633), La Suivante (1634), La Place Royale (1634), auxquelles s’ajoute, dans une esthétique différente, L’Illusion comique (1635-1636).
  • [4]
    Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique, Paris, SEDES, 1989, p. 27.
  • [5]
    Du Ryer, Les Vendanges de Suresnes [Paris, Antoine de Sommaville, 1636], dans Théâtre du XVIIe siècle, t. II, éd. J. Truchet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 3-83.
  • [6]
    Nicolas Faret, L’Honneste homme, ou l’art de plaire à la cour, Paris, Toussaint du Bray, 1630.
  • [7]
    Dans Les Jeux (texte servant de préface à Mathilde [1667]), Philiste développe une opposition entre « honnête » et « basse complaisance » : « L’honnête complaisance, qui est le prétexte dont la flatterie se veut couvrir, rend en effet l’amitié plus douce, sert à l’ambition, à l’amour, et est, pour ainsi dire, le lien de la société. Sans elle les opiniâtres, les ambitieux, les colères, et enfin tous les gens de tempéraments violents et contraires ne pourraient vivre ensemble. Elle unit, elle adoucit, elle lie la société ; mais c’est avec un air libre, qui n’a rien de bas ni de servile, qui ne sent ni l’empressement, ni l’intérêt, ni la dissimulation. mais la basse complaisance, ou pour mieux dire, la flatterie, se déguise en tout : elle flatte en la beauté, en l’âge, en l’esprit. Elle loue les amis de ceux qu’elle veut flatter, et blâme leurs ennemis, quels qu’ils soient, et prend enfin un grand circuit pour assiéger un cœur dont elle se veut emparer. » (Les Jeux, éd. N. Grande, Paris, Champion, 2002, p. 80-81).
  • [8]
    Amilcar explique on ne peut mieux cette nécessaire tolérance à l’égard des pieux mensonges de la galanterie : « Hélas aimable Plotine, lui dit-il, si l’on ne parlait jamais d’amour que lorsque l’on en a le cœur tout rempli, on n’en parlerait qu’une fois ou deux en toute sa vie, car on n’a jamais guère plus de deux violentes passions. De sorte que la conversation serait fort languissante, puis qu’à n’en mentir pas, quand on est longtemps avec des femmes, il faut de nécessité leur parler ou de l’amour qu’elles vous donnent, ou de celles qu’elles donnent aux autres […]. Ainsi il en faut toujours revenir à l’amour, soit que l’on en parle sérieusement, ou non, car une folie de cette nature dite galamment parmi les dames, les divertit plus que de grands raisonnements de morale et de politique, ou que des conversations de nouvelles, quand même on raconterait ce qui se passe par toute la terre. » (Clélie, histoire romaine, Ière partie [1654], éd. Ch. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001, p. 414-415).
  • [9]
    Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 264.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Rotrou, Clarice ou l’amour constant [1643], I, 2.
  • [12]
    Charles Sorel, La Description de l’Isle de Portraiture et de la Ville des Portraits, Paris, Charles de Sercy, 1659, p. 36.
  • [13]
    Les Jeux, éd. cit., p. 62.
  • [14]
    Gougenot, La Comédie des comédiens (1631-1632 ?) ; Scudéry, La Comédie des comédiens (1635) ; Corneille, L’Illusion comique (1635) ; Quinault, La Comédie sans comédie (1655) ; Dorimond, La Comédie de la comédie (éd. 1662) ; Donneau de Visé, Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope (1666) ; Molière, La Critique de L’École des femmes (1662).
  • [15]
    La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle [1688 sq.], « De la Cour », 74.
  • [16]
    Gillet de la Tessonnerie, Le Desniaisé [représ. 1647], Paris, Toussainct Quinet, 1648.
  • [17]
    Alonso del Castillo Solórzano, El Mayorazgo figura, éd. Ignacio Arellano, Barcelone, PPU, 1989.
  • [18]
    Dancourt, Le Chevalier à la mode [1687], I, 7.
  • [19]
    Regnard, La Critique de l’Homme à bonnes fortunes [1690], sc. 1 (Œuvres complètes, Paris, Haut-Cœur, 1820, t. 5, p. 247-266).
  • [20]
    Destouches, L’Irrésolu [Paris, François Le Breton, 1713], éd. John Dunkley, Paris, STFM, 1995, II, 8, v. 724-727.
  • [21]
    Ibid., II, 4, v. 544 et 535-536.
  • [22]
    Ibid., I, 7, v. 347-355.
  • [23]
    Dancourt, L’Eté des coquettes, sc. 1 (Les Œuvres de théâtre de M. Dancourt, nouvelle édition, revue et corrigée, Tome second [Paris, Libraires Associés, 1760], Genève, Slatkine Reprints, 1968, t. I, p. 102-108).
  • [24]
    Dufresny, La Coquette de village [1715], I, 1.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Dancourt, Le Chevalier à la mode [1687], II, 10.
  • [27]
    Destouches, L’Irrésolu, II, 1, v. 395-396.

1La comédie du XVIIe siècle ne pouvait échapper à l’influence mondaine. Ayant fondé sa renaissance sur la matière amoureuse, qui fournit la trame et les enjeux des intrigues en cinq actes, elle ne pouvait se soustraire, d’une part, à l’influence de la littérature sentimentale qui fit fureur dans les milieux mondains, d’autre part, à la réflexion menée par ces mêmes milieux sur les idéaux de la civilité. Représenter des intrigues amoureuses signifie entrer dans le champ d’une pensée esthétique, morale et sociale dont les principes sont l’apanage de ces « laboratoires de la civilité » que constituent la cour et les salons. Mais la pensée mondaine est entièrement tournée vers un idéal, qu’elle écrit, qu’elle élabore en d’interminables réflexions, qu’elle tente enfin de réaliser. La comédie, genre dévolu à la peinture sans complaisance des imperfections du réel, pouvait-elle s’enfermer dans l’expression idéalisée du rêve galant ? On devine que non, et l’évolution au fil du siècle d’un genre tâtonnant à la recherche d’une définition de son esthétique a modifié considérablement les relations de la comédie à la pensée mondaine, notamment sur les questions d’éthique.

Le temps de l’osmose : les échos de la réflexion galante

La mise en scène d’un idéal

2La comédie se distingue parfois fort peu, dans la première moitié du siècle, de la littérature sentimentale qui suscita l’engouement des milieux mondains, jusqu’à devenir un support privilégié de l’expression de ses idéaux. Ainsi, on ne cesse de dire, dans le théâtre des années 1630 et dans toute une partie de la production « à l’espagnole » qui suivra, quelles hautes vertus accompagnent la grâce des amants. Les jeunes filles se récrient sur la « civilité », le « courage » et le « mérite » de leur galant ; les amants louent la « vertu », la « modestie » et la constance de leur maîtresse. Les comédies les plus romanesques de l’âge baroque, très proches de la tragi-comédie par leur représentation idéalisante de l’amour, reprennent également la thématique de l’épreuve probatoire. Dans La Jalouse d’elle-même[1] (1648 ou 1649) comme dans La Belle Plaideuse[2] (1653) de Boisrobert, une jeune fille met son futur époux à l’épreuve en le séduisant sous le masque afin de voir si, malgré la force du sentiment qu’a suscité cette inconnue voilée – mais qu’il devine plus belle que le jour, naturellement –, il restera fidèle à la foi qu’il doit à sa promise. Épreuve brillamment surmontée par le galant, cela va sans dire : l’amoureux confirme ainsi, dans une représentation où l’idéal l’emporte allègrement sur les aspérités du réel, l’adéquation entre beauté et grandeur morale, mérite et bonheur, sympathie (au sens néoplatonicien du terme) et concorde sociale : nul obstacle financier ou parental ne vient en effet s’opposer à l’union de deux âmes nées l’une pour l’autre. On le voit, une telle conception de l’amour, dont la civilité n’est alors que l’expression urbanisée, n’a rien qui permette de distinguer la comédie d’un genre sentimental et « sérieux ».

3Mais la comédie sut aussi, dans la même période, se tourner vers le réel. Les premières pièces de Corneille [3], écrites entre 1629 et 1636, offrent au genre l’occasion de se singulariser par la nature de sa représentation : la mimèsis comique s’affiche désormais comme « réaliste » – avec toutes les précautions que nécessite l’emploi du terme pour le XVIIe siècle : « réalisme de surface », comme le dit Gabriel Conesa [4], qui consiste à renvoyer au spectateur une image globale de son univers. Par des effets de réel liés au nom de lieux et à l’actualité culturelle Corneille suggère un effet de miroir, crée ce que l’on a appelé la dramaturgie du reflet. Par rapport aux comédies romanesques que j’évoquais à l’instant la différence est grande, puisque l’on représente l’échange amoureux non pas seulement comme une fiction symbolique, qui donne à voir les difficultés et les replis du sentiment, mais aussi et surtout comme une pratique sociale réelle, que l’on s’attache à dépeindre. Avec Corneille, la réflexion sur l’amour se double d’une peinture de la galanterie telle qu’est censée la pratiquer la société polie.

4Le miroir est toutefois complaisant : les couples qui se font et se défont dans ses comédies appartiennent à une bonne société parisienne dont on ne remet en cause ni le fonctionnement ni la civilité : l’auteur dit lui-même que ses personnages parlent en « honnêtes gens ». C’est assez dire la démarche consensuelle de la comédie dans la conquête d’un public respectable, éclairé mais ne se piquant de rien, aussi peu défini que ces personnages dont le « mérite », l’« honnêteté » ou la « civilité » font toute l’identité.

Le rôle des contre-modèles éthiques

5Il n’y a pourtant pas que de parfaits amants et des « polis de ce temps » dans la comédie du premier XVIIe siècle. La scène comique est également riche d’éclatants contre-exemples de l’esthétique et de l’éthique mondaines, contre-exemples que l’on peut répartir en deux catégories : les brutaux et les esprits forts, figures modernisées de l’inconstant Hylas. Mais la définition même de ces « anti-galants » confirme l’adhésion de la comédie à un système de pensée commun aux mondains et au roman sentimental. Celui qui contrevient aux règles de la politesse amoureuse est toujours mis à l’écart d’un groupe dont il suscite l’unanime réprobation ; il peut aussi être sanctionné au dénouement. Qu’il s’agisse de Palmédor, qui tente d’enlever Dorimène dans Les Vendanges de Suresnes[5] (1633-1634) de Du Ryer, d’Oronte qui a fait de même avec Olimpe dans Le Déniaisé (1647) de Gillet de la Tessonnerie, comme de Criton, l’esprit fort de Claveret (L’Esprit fort, 1630 ?), ou de Dom Félix dans le Jodelet duelliste (1645) de Scarron, la leçon est la même : le rêve galant d’une harmonie de la civilité et du sentiment, d’un polissage des mœurs liant éthique et esthétique se trouve conforté dans sa légitimité. Qui ne sait pas les pratiquer s’expose de lui-même à l’échec : la comédie prend soin de le camper en être inapte à réaliser les idéaux mondains, dans le domaine amoureux comme dans celui, plus large, de la civilité.

Le discours galant et la question de la complaisance

6La complaisance est comme on sait un point essentiel de l’éthique galante. Des traités de cour aux conversations morales court une réflexion sur la subtile frontière entre complaisance et flatterie, entre le sel de la vie mondaine et la faute morale. Dans L’Honnête homme, Faret fait de cette qualité « l’une des plus infaillibles marques d’une âme bien née », et chez lui comme chez Castiglione ou Gracían elle est liée au modèle de l’homme universel, capable de s’adapter à tous les sujets, à tous les tempéraments. Mais il est toujours précisé que la complaisance ne doit pas être une attitude adoptée « par légèreté [ou] par faiblesse [6] ». La ville s’accorde ici avec la cour, et l’on retrouve chez Madeleine de Scudéry de subtiles mais fermes distinctions entre l’« honneste complaisance » et la flatterie [7]. Le discours galant est naturellement l’un des lieux où s’investit le plus volontiers l’attitude complaisante. Mais la question éthique relative à cet aimable mensonge est, sauf cas extrême, écartée par la pensée mondaine [8]. La conversation polie autorise donc « un déplacement, au nom du plaisir, de la question du vrai et du faux [9] ».

7La comédie du premier XVIIe siècle, celle de Corneille, Du Ryer ou Rotrou, se situe exactement dans cette perspective éthique par sa représentation de l’échange galant. Le discours est avant tout un discours codé, produit dans le cadre d’un jeu social bien réglé. Y entrent donc comme ingrédients premiers le plaisir rhétorique et la relative inconséquence du propos, la « légèreté du discours [10] ». Les remarques abondent, dans la comédie des années 1630-1640, sur le caractère mensonger du discours amoureux. Mais le système dramatique dit assez l’innocuité d’un tel mensonge : personne n’est dupe des protestations d’amoureux, de la jeune fille rompue aux codes du jeu galant à la suivante et au valet qui ironisent sur les excès du discours amoureux. Ainsi cet échange entre Alphonse et son maître Hortense dans Clarice ou l’amour constant de Rotrou :

8

Hortense
Dire : je l’adorai, c’est un terme ordinaire
Qui sent trop sa tiédeur et son amour vulgaire :
Je perdis tout repos, je devins tout de feu,
Je languis, je mourus, c’est dire encore trop peu.
Alphonse
C’est le style ordinaire, et pour peu que l’on aime,
On souffre, on brûle, on meurt : tous en disent de même. [11]

9Des suivantes babillardes aux jeunes filles piquantes de Scarron ou des frères Corneille, les remarques abondent sur les artifices du discours galant, dont on se méfie ou dont on se rit : savoir entendre la légèreté du discours manifeste, au salon comme à la scène une appartenance au monde poli.

Ridicule et galanterie : les ambiguïtés du jeu comique

10Ce traitement de la question éthique sous l’égide d’une pensée mondaine marque bien la difficulté de la comédie à se constituer un discours propre, tant au plan de l’esthétique que de son discours ou de la portée de sa peinture. On ne s’étonnera donc pas que la reproduction d’une éthique mondaine aille de pair avec une esthétique fortement idéalisante, dans la peinture d’amours exemplaires ou d’une société polie plus rêvée qu’observée, et qu’à l’inverse l’intégration du rire comme principe fondamental de l’esthétique de la comédie provoque une véritable cassure dans la logique de l’osmose et procure à la comédie les moyens d’un discours propre sur la civilité et l’échange galant. Mais la prise de distance est complexe et très progressive.

Une éthique mondaine de la raillerie

11Le premier point de cette réflexion amène la comédie à approfondir la définition de son identité esthétique en distinguant sa tonalité d’ensemble des outrances de la farce et du mordant de la satire. Par la première distinction, elle peut prétendre à une bienséance qui préserve son statut de genre « honnête » ; par la seconde, elle se démarque de la satire sur un plan à la fois esthétique et éthique : l’innocuité du ridicule fonde la spécificité du ton de comédie, marqué par une forme d’euphorie, et garantit sa légitimité morale. Cotin notamment se fait l’écho de cette distinction dans sa Lettre […] sur la satyre, ainsi que Sorel dans la Description de l’Isle de portraiture, qui décrit en ces termes les « Peintres Burlesques et Comiques » :

12

Ils faisoient des Portraits ridicules de leurs Amis, dont ils ne s’offensoient point ; & ils en faisoient de semblables d’eux-mesmes, par lesquels ils ne croyoient point s’exposer à une moquerie veritable, d’autant que tout ce qu’ils entreprenoient n’estoit que fiction et galanterie. Il faloit pourtant qu’ils gardassent un agreable milieu dans ces choses, craignant de tomber dans le mépris des Hommes graves et serieux. [12]

13Les termes de « fiction », « galanterie », « agréable milieu », de même que l’idée d’un seuil de tolérance de la raillerie, traduisent clairement la filiation entre la réflexion mondaine et celle des dramaturges, dont la plupart dans la période 1640-1660 appartiennent à ces cercles lettrés. On sait que la connaissance des règles de la vie mondaine fait de l’assemblée du salon un groupe, fonde une cohésion qui pose , dans un espace singulier, garantit en principe l’innocuité des attaques. À l’intérieur du groupe, on pourrait presque dire que le problème éthique ne se pose pas, n’est pas censé se poser. Madeleine de Scudéry évoque ainsi dans Les Jeux (1667) « ces guerres innocentes qui se font toujours avec joie, et qui finissent d’ordinaire par un redoublement d’estime et d’amitié quand c’est entre des personnes raisonnables [13] ».

14Et ce sont bien les « personnes raisonnables » que la comédie entend séduire. De toutes les protestations d’honnêteté insérées dans les « comédies de comédiens » ou « comédies de la comédie » de Scudéry, Gougenot, Corneille, Quinault, Dorimond jusqu’au « rire dans l’âme » de Donneau de Visé, en passant par le célèbre « faire rire les honnêtes gens » de La Critique de L’École des femmes[14], la comédie entend bien profiter de la respectabilité croissante du théâtre ; et c’est en toute conscience qu’elle situe sa réflexion sur l’éthique du ridicule dans la lignée de la pensée mondaine.

Le choix des cibles : du consensus à l’interrogation

15Le second point de la réflexion des dramaturges sur le rire porte sur la question du choix des cibles. Une question qui se révèlera beaucoup plus importante que la première dans l’accès de la comédie à un regard distancié sur le monde.

16Jusqu’aux années 1650, on se trouve toujours dans une logique de l’osmose entre comédie et milieux mondains, et le choix des ridicules, comme celui des contre-modèles éthiques dont j’ai parlé tout à l’heure, conforte la société polie dans la conscience de son élégance, y compris de son élégance morale. On sait en effet que lorsqu’intervient un personnage étranger au groupe sa cohésion tend à devenir complicité et peut dès lors s’exercer aux dépens du nouveau venu. Cette fermeture du cercle mondain se produit surtout lorsque l’arrivant trahit par des manières ridicules une incapacité à y entrer : l’exclusion se fait au nom de l’idéal galant et de la raison esthétique mais modifie considérablement la relation du groupe à la notion d’égard pour autrui. C’est en effet sans ménagement que le ridicule se trouve mis au ban de la société polie : le pédant et le provincial font régulièrement les frais de ette clôture exclusive de la galanterie parisienne.

17La comédie de la première moitié du siècle reproduit avec enthousiasme et bonheur ce bannissement du ridicule, ou de celui que l’on décrétera tel. L’anti-héros de la comédie est alors, comme il se doit dans la société polie, un pédant ou un noble de campagne. La ville se voit confortée dans son dégoût du savoir spécialisé et livresque, et la cour dans son rejet d’une aristocratie qui ignore tout de cette « contrée [15] ». Or, quand la ligne de partage entre honnêtes gens et ridicules est une ligne esthétique, elle relègue la question éthique au second plan. Toute inaptitude à entrer dans le cercle consensuel des honnêtes gens est une faute qui appelle la sanction immédiate de l’exclusion. En raillant les impolis, les grotesques, les malappris que la société mondaine érige en repoussoirs, la comédie se met implicitement, et de façon imparable, du côté de ces honnêtes gens qu’elle entend séduire. Comment, dans ces conditions, accéder à une autonomie du discours et de la représentation du monde proposés sur la scène comique ?

18C’est tout simplement en refusant ce fantasme d’unité de la société galante que la comédie va sortir de l’impasse que constitue ce statut implicitement laudatif. Une première étape dans cet accès à l’autonomie critique consiste en une représentation contrastée et diversifiée de la société polie. On se souvient que chez Corneille seuls les singularités psychologiques ou philosophiques, les choix individuels parfois réductibles à une posture ou à une forme d’extravagance permettaient de distinguer les personnages, car le fond de leur culture était tout uni : Tirsis, Mélite, Alidor et même Dorante adhèrent à une vision toute mondaine de la vie en société et des lois de l’échange amoureux. Or dans les années 1640-1660 se substitue progressivement à cette représentation de l’unité galante une mise en cause de la validité du consensus, de son caractère effectif : ainsi, dans L’Amant ridicule (1655 ?) Boisrobert met en scène un galant parfaitement au fait des codes mondains mais pris en flagrant délit de ridicule et sanctionné pour ce fait au dénouement, tandis que son cousin, « nouveau venu des universités » – et qui semblait automatiquement destiné au rôle du ridicule – use d’un style simple et naturel qui lui vaudra les grâces d’Isabelle. Voici brusquement l’idéal de la société polie convaincu de contradiction. Le naturel, la grâce de l’expression et les qualités de parfait galant ne seraient-il donc pas à coup sûr l’apanage de la société mondaine ? Dans cette petite pièce de Boisrobert, c’est l’adéquation implicite entre un milieu et les idéaux qu’il professe qui se trouve mise en cause. Autre exemple de ce refus discret du consensus galant, Le Desniaisé de Gillet de la Tessonnerie (1647), où Climante donne à Ariste, qui se fait passer pour sot, des leçons de galanterie. Il aborde notamment la question des « menteries » :

19

Il fait bon d’en donner, mais c’est un grand malheur,
Quelque habile qu’on soit, de passer pour hableur,
Si lorsqu’on s’introduit dedans les compagnies,
On ne concerte bien toutes ses menteries,
Et si l’on n’a l’esprit de les faire avouer,
Ce n’est qu’un beau talent pour se faire jouer. [16]

20Il faut en outre, poursuit Climante, « selon les gens régler la quantité ». Tout est donc affaire de grâce et de bienséance, d’adaptabilité surtout, qualité précisément de l’homme universel des traités de cour, chez qui la légèreté du discours mondain relègue la question éthique au rang de détail esthétique. Climante est donc un mondain accompli, par ailleurs grand amateur de fine raillerie (il tente constamment de jouer Ariste pour divertir Olimpe), un personnage dont les leçons pourraient donc passer pour recevables. Mais c’est aussi un personnage de fat, explicitement désigné comme tel par Jodelet, auquel se confie Ariste, et dont les ruses seront condamnées au dénouement. L’union entre civilité et qualité morale a perdu de son évidence sur la scène comique.

Du regard satirique à la critique moraliste, ou le désenchantement galant

21On discerne, dans cette période de transition et de renouveau que sont pour la comédie les années 1640-1660, une nouvelle évolution du genre et précisément de son rapport à la pensée mondaine. Plusieurs auteurs de comédies comme Scarron, Boisrobert et Thomas Corneille commencent à faire du rire une arme critique au service d’une aspiration moraliste. On s’affranchit des principes de la pensée mondaine pour observer « de l’extérieur » leur mise en pratique par la société polie. Alors que la réflexion éthique de type mondain se situe sur un plan idéal et spéculatif – même si elle intègre pleinement le cadre social qui est le lieu de son expression –, le regard moraliste de la comédie portera désormais sur les pratiques galantes. C’est donc un regard à la fois objectif, du moins dans son ambition, et satirique. La comédie prend peu à peu conscience de son incompatibilité avec les genres de pure célébration des valeurs mondaines.

De la réflexion à la peinture

22C’est principalement en restreignant sa visée à des lieux précis de la vie mondaine que la comédie se dégage d’un domaine qui n’est pas le sien. En traitant la civilité non plus en idéal objet principalement de spéculation mais en espace concret sur lequel concentrer l’observation, la comédie rompt de fait la logique du consensus. Elle ne pense plus en consonance avec les mondains, elle observe les espaces qui lui sont propres, ville et cour, et se place par là même en dehors. On passe ainsi d’une représentation spéculative à une peinture du réel, qui engage pour la comédie le choix de son orientation.

23À partir des années 1650, plusieurs comédies représentent non plus les idéaux mais les espaces mondains, les lieux de galanterie : L’Amant ridicule (1655 ?) et La Folle Gageure ou les divertissements de la comtesse de Pembroc (1652) de Boisrobert, Le Cercle des femmes (1656) et L’Académie des femmes de Chappuzeau (1661), et chez Molière Les Précieuses ridicules, La Comtesse d’Escarbagnas, Le Misanthrope et Les Femmes savantes. La représentation de ces espaces mondains, soit sous forme de cercles constitués, de salons, soit sous forme d’assemblée d’honnêtes gens ou prétendus tels, est d’abord résolument comique, satirique aussi dans la mesure où elle prend pour cible de ses railleries un groupe social bien défini et aisément reconnaissable. Simplement, le manque de savoir-vivre, au nom duquel la comédie bannissait du cercle des honnêtes gens le hobereau de campagne ou l’extravagant, se trouve désormais imputé à des représentants de la société polie.

24Certes, les précieuses de Molière pourraient passer pour des copies imparfaites d’un art de vivre qui ne serait pas lui-même remis en cause, mais personne ne sous-estime l’impact d’une représentation qui aux ridicules n’oppose aucun personnage de précieuse raisonnable : ne donner à voir la préciosité que sous l’angle de ses ridicules et de ses excès n’est pas un grand hommage, de sorte que par un effet de résonance la parodie atteint l’ensemble de la coterie. Reste qu’il ne faudrait pas assimiler la satire des coteries à une critique de la société mondaine dans son ensemble : la comédie, en stigmatisant au nom de la mesure les dérives galantes, se comprend encore dans le cercle idéal des « honnêtes gens », dont les mondains se réclament aussi. Seulement, dans la représentation comique l’honnêteté n’est plus considérée comme une qualité allant de soi dès lors qu’on se réclame d’une culture mondaine ; le fait que les personnages ridicules renvoient moins à une extravagance qui leur serait propre qu’aux travers d’un groupe social bien défini témoigne d’une prise de distance décisive de la scène comique par rapport aux milieux mondains.

25Toutefois, les dérives pointées dans ces pièces restent d’ordre esthétique. Alors que la comédie des années 1630 ne songeait à remettre en cause ni la perfection morale du parfait amant ni la délicatesse civile du parfait galant, la production des années 1650-1660 a certes rompu le lien implicite entre mondanité et idéalité, mais ce n’est que par extrapolation qu’on peut en inférer qu’en contestant aux cercles mondains leur maîtrise du savoir-vivre la comédie conteste implicitement leur statut de modèle éthique : de fait, dans ces pièces satiriques il n’est guère question du mérite des galants ni de la vertu des maîtresses.

La fin du pur amour ou la galanterie par intérêt

26Le rapport à l’argent est particulièrement éclairant quant au processus d’autonomisation de la comédie. Dans les comédies que l’on dira idéalisantes (majoritaires dans les années 1630-1640 et encore très présentes jusqu’en 1660), l’argent est un obstacle au bonheur des amants, justement parce qu’il leur fait défaut, mais le parfait amant compense par sa haute naissance et son mérite personnel une carence qui ne gêne que les parents de la promise. Sur quoi on assiste à un foisonnement scénique d’aristocrates et de mondains intéressés. Scarron fait figure de pionnier avec L’Héritier ridicule ou La Dame intéressée (1649), adapté d’une comedia de Solórzano [17], qui met en scène une aristocrate vénale qui repousse Dom Diègue parce que son héritage se fait attendre, mais fait bon visage à son valet qui se fait passer pour un hobereau de campagne, grotesque mais riche. Le dénouement, que Scarron modifie par rapport à l’original espagnol, vaut jugement : Hélène est démasquée puis humiliée par les sarcasmes de Dom Diègue, de Dom Juan et surtout du valet Filipin, l’instigateur du piège. Les figures intéressées d’aristocrates hantent ensuite régulièrement la scène comique – citons les Sottenville dans George Dandin, Dorante dans Le Bourgeois gentilhomme, le chevalier dans Le Chevalier à la mode de Dancourt (1687), le Vicomte dans L’Homme à bonnes fortunes de Regnard (1690) –, ainsi que des mondains et des robins, Trissotin dans Les Femmes savantes, Fattenville dans Le Petit-maître de robe de Boindin (1707), et de quelques coquettes du théâtre fin de siècle. Oubliés le code de l’honneur, le modèle de l’homme de cour et celui de l’honnête homme. Témoin cette règle de conduite énoncée par le Chevalier de Dancourt : « Songeons au solide, mon ami, nous donnerons ensuite dans la bagatelle [18] », maxime à laquelle fait écho le Vicomte créé par Regnard, en digne représentant de « ces gens d’épée qui, pendant un quartier d’hiver, vous sucent une femme jusqu’au dernier bijou », comme le dit Nivelet dans La Critique de l’Homme à bonnes fortunes (1690) – mais, lui répond le Baron : « Où est le mal, s’il vous plaît, à un officier qui part pour l’armée, de plumer une femme ? Dans le fond, on n’a en vue que le service du roi [19]. »

27On pourrait supposer cette intrication de la galanterie et de l’argent limitée à l’univers des coquettes et des Petits-Maîtres. Or le théâtre des premières années du XVIIIe siècle semble faire fi de pareille illusion, comme en témoigne ce bref échange entre Frontin et Lisette dans L’Irrésolu de Destouches (1713) : trois femmes sont éprises du héros indécis, Julie la piquante, Célimène l’innocente ainsi que leur mère, Madame Argante, dont le principal argument est sa fortune, qui devrait, en toute bienséance, constituer la dot de ses filles :

28

Frontin
Ça voyons qui des trois aura la marchandise.
D’un côté la pudeur, de l’autre la franchise,
D’autre part on nous vient offrir cent mille écus.
Ma foy, prenons l’argent, et laissons les vertus.
Lisette
Du siècle où nous vivons c’est assez là l’usage. [20]

29Notons également qu’abondent dans cette comédie les remarques désabusées sur l’infidélité masculine (« Un mari du bel-air n’aime jamais chez lui », dit Lisette) et féminine (« Non. Dussent me railler les femmes d’aujourd’hui, / Tous mes vœux, tous mes soins ne seront que pour lui [21] », déclare Julie à la suivante). La jeune fille formera avec Dorante un couple d’exception, une sorte de curiosité, comme l’atteste un autre échange entre l’amoureux et son valet :

30

Dorante
Malgré les mœurs du temps, je veux me rendre heureux,
Et bornant à ma femme, et mes soins, et mes vœux,
Et plus amant qu’époux, toujours la politesse
Suivra les doux transports de ma vive tendresse. […]
Frontin
La chose en ce temps-ci me paraît difficile.
Quiconque y réussit peut passer pour habile,
Mais ce miracle-là vous était réservé. [22]

La perversion des modèles

31En 1666, dans Le Misanthrope Molière interroge la dégradation de l’idéal mondain de complaisance à travers le personnage de Célimène bien sûr, mais aussi de Philinte, parfait honnête homme mais coupable peut-être d’un excès de mesure. La perversion du modèle est subtile, et discrètement posée comme inévitable : la force du Misanthrope est de placer l’idéal mondain devant ses limites et parfois ses apories, auxquelles font d’ailleurs écho les contradictions de la philosophie d’Alceste, liée à sa mélancolie. C’est sans doute dans cette comédie sérieuse que se lisent le plus clairement les ambitions moralistes du genre, dans la mesure où elles sont dégagées des excès de la satire.

32Mais l’évolution de la coquette de comédie dans le dernier tiers du siècle fera de Célimène, en comparaison, une figure d’innocente bafouée. La coquette « fin de siècle » est aimable mais surtout habile, retorse et intéressée. Ainsi, dans Les Femmes coquettes de Poisson, Flavie contrefait la dévote pour soutirer de l’argent à son oncle, joue et trompe son mari ; dans L’Été des coquettes de Dancourt (1690), Angélique avoue qu’« il entre un peu de malice dans son fait », mais dit aussi trouver « une espèce de mérite » à son art, qui consiste à « [polir] un homme de robe, [apprendre] à vivre à un abbé, [mettre] un jeune homme dans le monde », à quoi rétorque sa suivante : « Que la conduite est une belle chose [23] ! » Chez Dufresny enfin, la Veuve explique au pauvre Girard la valeur éthique de la coquetterie :

33

Par coquette, j’entends une fille très sage,
Qui du faible d’autrui sait tirer avantage,
Qui toujours de sang froid, au milieu du danger,
Profite du moment qu’elle a su ménager,
Et sauve sa raison, où nous perdons la nôtre. [24]

34Puis elle donne ce conseil salutaire au malheureux amant, pour être mieux reçu de Lisette et de son père :

35

[…] pendant quelque temps agiote, grapille,
Contrôle, taille, rogne, en plein pille et repille ;
À force d’encaisser, de compter, d’escompter,
Tu pourras parvenir à te faire écouter. [25]

36Quant à Lisette, qui dit ne rien entendre aux leçons de la baronne, elle feint l’innocence pour mieux tromper son mentor…

37Encore la coquette apparaît-elle bien inoffensive par rapport à son équivalent masculin, le Petit-Maître. Rappelons, pour mieux mesurer le chemin parcouru, que dans le théâtre de Corneille et de Rotrou les personnages d’amoureux faisaient assaut de civilité, de protestations de sincérité, d’amitié, de fidélité. Et la plupart du temps, ils se montraient dignes de ces discours de parfaits amants. Car si l’infidélité à une maîtresse ou la trahison d’un ami sont de rigueur pour former le nœud de l’intrigue, ces fautes morales sont constamment absoutes comme étant bénignes en considération de leur origine passionnelle (un amant est avant tout le jouet de Cupidon) et surtout du caractère juvénile des personnages, qui s’essaient au jeu de la galanterie avant de découvrir l’amour vrai. On est à cent lieues de ces légèretés adolescentes avec les petits-maîtres. Ces aristocrates qui prennent à Paris leurs quartiers et entendent profiter de la trêve hivernale pour mener des conquêtes d’autre sorte représentent à l’inverse le jeu galant dans sa pleine maturité, dégradé en jeu de dupes. Nulle excuse passionnelle à leurs tromperies : leur vénalité n’est plus à démontrer, leur indélicatesse non plus ; ainsi, le héros du Chevalier à la mode de Dancourt rend les vers « circulaires », selon le mot de son valet, puisqu’il envoie en hommage à huit femmes différentes la production d’un « misérable poète » qu’il a payé d’un vieux justeaucorps… « Bon, qu’est-ce que cela fait ? S’il fallait de nouveaux vers pour toutes celles à qui l’on écrit [26]… » Quant aux entorses des petits-maîtres à la morale, elles dépassent largement les limites du jeu galant : le Vicomte de L’Homme à bonnes fortunes a par exemple volé une robe de chambre à un aveugle aux Quinze-Vingts.

38Certes, une telle évolution dans la représentation des mœurs de cour n’est pas imputable à la seule prise de distance de la comédie par rapport aux idéaux de la civilité. Il semble bien que la scène comique se fasse le témoin d’une évolution sociale réelle, la vulgarisation de l’idéal galant ayant probablement conduit à sa perversion en pratiques galvaudées et caricaturales ; le genre comique ne fait peut-être qu’accuser le passage d’un idéal de savoir-vivre à un art du paraître. Il n’empêche : le genre se spécialise dans la représentation d’un réel dégradé, uniformément dégradé. Il accuse les traits dénonciateurs dans des intrigues où le ridicule le cède désormais au vice ou l’accompagne, et ne présente, en fait d’éthique, quasiment que des contre-modèles : on est loin de l’exception libertine des années 1630. Témoin du tableau assombri des mœurs polies, cette remarque de Nérine à propos de deux amoureux, dans L’Irrésolu de Destouches :

39

Je puis fort aisément sonder deux jeunes cœurs
Dont le monde n’a point encor gâté les mœurs. [27]

40Tout est donc affaire d’optique. Dans la première moitié du siècle, la comédie se focalise spontanément à l’intérieur de l’espace mondain, dont elle adopte sans discussion les valeurs esthétiques et morales et reproduit leur subtil dialogue. Après quoi elle reconsidère les fondements de sa vision du monde pour replacer le comique au cœur de son système dramatique. Rire suppose dès lors des cibles et exige des normes propres. On passe d’une mise en scène du rêve galant de conciliaton entre perfection du sentiment, charmes de la civilité et hautes vertus à une représentation comique de la galanterie. Le divorce avec la société polie n’est pas pour autant consommé : tout dépend alors du statut exact du galant ridicule. S’il est taxé d’extravagant ou de malappris, en contre-modèle explicitement étranger aux cercles mondains, la mise en scène comique conforte les salons parisiens dans leur supériorité en matière de civilité : l’anti-mondain est avant tout une fiction de théâtre, de pure fantaisie. Mais si à l’inverse un personnage de galant ridicule renvoie clairement à la réalité sociale des salons par un vocabulaire, des manières ou des références culturelles qui permettent aux spectateurs d’identifier un référent précis, la perspective est bien différente : par ricochet les résonances du ridicule affectent discrètement les milieux mondains, égratignant au passage la belle unité du rêve galant. Finalement, la rupture sera consommée lorsque les auteurs de comédie considéreront que la diffusion de la politesse mondaine l’a dégradée en art du simulacre et de la duperie. On s’éloigne alors de l’indulgence et de l’innocuité propres au rire de comédie, pour tendre vers la raillerie acerbe et le mordant de la satire, expression désenchantée peut-être de l’ambition moraliste du genre comique.

41De l’osmose au divorce, l’évolution étonne par son ampleur. On mesure par là tout ce que doit la comédie aux cercles mondains, qui lui ont procuré un public garant de sa respectabilité, qui ont nourri sa représentation de la galanterie et inspiré sa réflexion sur l’éthique de la raillerie. Les mondains ont été comme l’autorité de la comédie, mais une autorité forcément oppressante pour un genre qui ne saurait avoir l’éloge pour fonction. Cette relation sous le signe de la contradiction rend compte ainsi de la quête identitaire d’un genre en voie de renaissance : d’une extrémité du siècle à l’autre il semble bien que la comédie se soit d’abord rêvée comme un espace civilisateur consensuel, à l’instar du roman sentimental et des assemblées mondaines, se soit dans un second temps perçue comme moraliste, correctrice des dérives de la civilité, avant de s’ériger, pour finir, en juge amer de la perte d’idéal d’une époque.


Date de mise en ligne : 24/04/2013

https://doi.org/10.3917/licla.058.0177

Notes

  • [1]
    Paris, Augustin Courbé, 1650.
  • [2]
    Paris, Guillaume de Luynes, 1655.
  • [3]
    Mélite (1629), La Veuve (1632), La Galerie du Palais (1633), La Suivante (1634), La Place Royale (1634), auxquelles s’ajoute, dans une esthétique différente, L’Illusion comique (1635-1636).
  • [4]
    Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique, Paris, SEDES, 1989, p. 27.
  • [5]
    Du Ryer, Les Vendanges de Suresnes [Paris, Antoine de Sommaville, 1636], dans Théâtre du XVIIe siècle, t. II, éd. J. Truchet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 3-83.
  • [6]
    Nicolas Faret, L’Honneste homme, ou l’art de plaire à la cour, Paris, Toussaint du Bray, 1630.
  • [7]
    Dans Les Jeux (texte servant de préface à Mathilde [1667]), Philiste développe une opposition entre « honnête » et « basse complaisance » : « L’honnête complaisance, qui est le prétexte dont la flatterie se veut couvrir, rend en effet l’amitié plus douce, sert à l’ambition, à l’amour, et est, pour ainsi dire, le lien de la société. Sans elle les opiniâtres, les ambitieux, les colères, et enfin tous les gens de tempéraments violents et contraires ne pourraient vivre ensemble. Elle unit, elle adoucit, elle lie la société ; mais c’est avec un air libre, qui n’a rien de bas ni de servile, qui ne sent ni l’empressement, ni l’intérêt, ni la dissimulation. mais la basse complaisance, ou pour mieux dire, la flatterie, se déguise en tout : elle flatte en la beauté, en l’âge, en l’esprit. Elle loue les amis de ceux qu’elle veut flatter, et blâme leurs ennemis, quels qu’ils soient, et prend enfin un grand circuit pour assiéger un cœur dont elle se veut emparer. » (Les Jeux, éd. N. Grande, Paris, Champion, 2002, p. 80-81).
  • [8]
    Amilcar explique on ne peut mieux cette nécessaire tolérance à l’égard des pieux mensonges de la galanterie : « Hélas aimable Plotine, lui dit-il, si l’on ne parlait jamais d’amour que lorsque l’on en a le cœur tout rempli, on n’en parlerait qu’une fois ou deux en toute sa vie, car on n’a jamais guère plus de deux violentes passions. De sorte que la conversation serait fort languissante, puis qu’à n’en mentir pas, quand on est longtemps avec des femmes, il faut de nécessité leur parler ou de l’amour qu’elles vous donnent, ou de celles qu’elles donnent aux autres […]. Ainsi il en faut toujours revenir à l’amour, soit que l’on en parle sérieusement, ou non, car une folie de cette nature dite galamment parmi les dames, les divertit plus que de grands raisonnements de morale et de politique, ou que des conversations de nouvelles, quand même on raconterait ce qui se passe par toute la terre. » (Clélie, histoire romaine, Ière partie [1654], éd. Ch. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001, p. 414-415).
  • [9]
    Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 264.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Rotrou, Clarice ou l’amour constant [1643], I, 2.
  • [12]
    Charles Sorel, La Description de l’Isle de Portraiture et de la Ville des Portraits, Paris, Charles de Sercy, 1659, p. 36.
  • [13]
    Les Jeux, éd. cit., p. 62.
  • [14]
    Gougenot, La Comédie des comédiens (1631-1632 ?) ; Scudéry, La Comédie des comédiens (1635) ; Corneille, L’Illusion comique (1635) ; Quinault, La Comédie sans comédie (1655) ; Dorimond, La Comédie de la comédie (éd. 1662) ; Donneau de Visé, Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope (1666) ; Molière, La Critique de L’École des femmes (1662).
  • [15]
    La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle [1688 sq.], « De la Cour », 74.
  • [16]
    Gillet de la Tessonnerie, Le Desniaisé [représ. 1647], Paris, Toussainct Quinet, 1648.
  • [17]
    Alonso del Castillo Solórzano, El Mayorazgo figura, éd. Ignacio Arellano, Barcelone, PPU, 1989.
  • [18]
    Dancourt, Le Chevalier à la mode [1687], I, 7.
  • [19]
    Regnard, La Critique de l’Homme à bonnes fortunes [1690], sc. 1 (Œuvres complètes, Paris, Haut-Cœur, 1820, t. 5, p. 247-266).
  • [20]
    Destouches, L’Irrésolu [Paris, François Le Breton, 1713], éd. John Dunkley, Paris, STFM, 1995, II, 8, v. 724-727.
  • [21]
    Ibid., II, 4, v. 544 et 535-536.
  • [22]
    Ibid., I, 7, v. 347-355.
  • [23]
    Dancourt, L’Eté des coquettes, sc. 1 (Les Œuvres de théâtre de M. Dancourt, nouvelle édition, revue et corrigée, Tome second [Paris, Libraires Associés, 1760], Genève, Slatkine Reprints, 1968, t. I, p. 102-108).
  • [24]
    Dufresny, La Coquette de village [1715], I, 1.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Dancourt, Le Chevalier à la mode [1687], II, 10.
  • [27]
    Destouches, L’Irrésolu, II, 1, v. 395-396.

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