Couverture de LICLA1_094

Article de revue

La Bruyère parrèsiaste ? « Vérité » et constitution éthique dans et par le texte des Caractères

Pages 49 à 59

Notes

  • [1]
    Que le discours philosophique se propose comme moyen de transformation éthique tout en se référant à la vérité, sur ce point le texte des Caractères ne déroge pas à la règle. Ainsi, dès la première ligne de la préface : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution » (La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques de poche », 1995, p. 117 ; je souligne). Toutes les citations des Caractères renverront ensuite à cette édition.
  • [2]
    Sur le Petit Concile, voir Fr.-X. Cuche, Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Éditions du Cerf, 1991.
  • [3]
    M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-1983), Paris, Gallimard / Seuil, 2008, p. 307-308.
  • [4]
    P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, A. Michel, 2002, p. 68. Voir aussi, du même, « Philosophie, dialectique, rhétorique dans l’Antiquité », Études de philosophie ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 159-186.
  • [5]
    Id., Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 166.
  • [6]
    Clément d’Alexandrie, Stromates, I, IX, 45, 3-5 ; Augustin, Contre les académiciens, III, 13, 29 et 17, 37 ; De l’ordre, II, 13, 38 ; De la doctrine chrétienne, II, 31, 48-37, 55 ; La Cité de Dieu, I, 8, 4 ; et surtout les Soliloques. Voir aussi J. Pépin, Saint Augustin et la dialectique, Weteren, Cultura Press, 1976.
  • [7]
    L’expression est de Furetière qui définit la morale comme étant « la science qui enseigne à conduire sa vie, ses actions » (Dictionnaire universel, La Haye, 1690).
  • [8]
    A. Arnauld et P. Nicole, La Logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard, 1992, p. 27 ; J.-B. Bossuet, Œuvres complètes, éd. Fr. Lachat, Paris, L. Vivès, 1864, t. 23, p. 25.
  • [9]
    A. Arnauld et P. Nicole, op. cit., p. 9 ; J.-B. Bossuet, Œuvres complètes, éd. cit., t. 23, p. 249 ; Œuvres de l’abbé Fleury, précédées d’un essai sur sa vie et ses ouvrages par M. Aimé-Martin, Paris, Lefèvre, 1844, t. I, p. 182 et 112-113.
  • [10]
    Œuvres de l’abbé Fleury, op. cit., t. II, p. 13-14. Voir aussi les Dialogues sur l’éloquence de Fénelon.
  • [11]
    Ibid., t. I, p. 112-113 ; je souligne.
  • [12]
    Platon, Théétète, 150 d, Œuvres complètes, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, t. II, p. 95.
  • [13]
    Platon, Le Banquet, 175 d-e ; Phèdre, 235 c-d ; République, I, 344 d.
  • [14]
    L’ouvrage, affirme-t-il dans son « Discours sur Théophraste », « ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable » (La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 72).
  • [15]
    D. Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit. Dialogues, Paris, Vve S. Mabre-Cramoisy, 1687, p. 395 ; je souligne. Même idée dans Arnauld et Nicole, La Logique, III, 14, éd. cit., p. 211.
  • [16]
    La Bruyère, Les Caractères, « De la société et de la conversation », 16 (I), p. 234.
  • [17]
    Ibid., « Des jugements », 28 (VIII), p. 464-465.
  • [18]
    Ibid., « De la société et de la conversation », 17 (I), p. 235 ; je souligne.
  • [19]
    Ibid., « Des ouvrages de l’esprit », 2, p. 124.
  • [20]
    « Il semble que la logique est l’art de convaincre de quelque vérité » (ibid., 55 (I), p. 149).
  • [21]
    Plutarque, Comment écouter, trad. P. Maréchaux, Paris, Payot & Rivages, 1995.
  • [22]
    La Bruyère, Les Caractères, « De quelques usages », 72 (VI), p. 550 ; je souligne.
  • [23]
    Je me permets de renvoyer sur ce point à ma thèse de doctorat, La Philosophie comme manière de vivre ou les impasses de la domination. Sur une lecture des Caractères de La Bruyère, à paraître. J’y propose une lecture du texte au sein de la problématique plus large de la philosophie comme manière de vivre, dans une perspective à la fois historique et politique.
  • [24]
    La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 72-73.
  • [25]
    Les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les Caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris, E. Michallet, [mars]1688, p. 58 ; numérisation accessible sur le site BnF Gallica.
  • [26]
    La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 61 et 62.
  • [27]
    Ibid., p. 77-78 ; je souligne. Sur ce passage, voir A. Lanavère, « Morale et ironie dans les Caractères : La Bruyère disciple de Théophraste », dans C. Kannengiesser et Y. Marchansson (éd.), Humanisme et foi chrétienne, Paris, Beauchesne, 1976, p. 181-191.
  • [28]
    La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 614 ; je souligne.

1 Du point de vue de la philosophie classique, toute transformation éthique ne peut se faire que sous l’égide d’un rapport strict et étroit à la vérité. On comprendrait mal en effet qu’un homme s’applique sa vie durant, au prix parfois d’un entrainement austère et d’efforts rigoureux, à se transformer de manière réfléchie en son être même d’agent et à l’aide de ses seuls discours, sans qu’il suppose à ceux-ci l’indice le plus probant de vérité, celui du moins auquel il se sent capable d’atteindre. De la même façon, on percevrait mal comment un discours philosophique pourrait se proposer comme moyen de transformation éthique sans laisser entendre qu’il entretient lui-même un rapport des plus étroits avec la vérité [1]. En ce sens on peut dire que la parrêsia (le fait de vivre effectivement selon une certaine vérité, on le suppose, réfléchie) est autant la condition de possibilité de l’éthique (le fait de se constituer en sujet d’action selon cette même vérité) que l’éthique l’est de la parrêsia. Ce lien qui noue indissociablement discours de vérité et transformation spirituelle (ou modes d’accès à la connaissance et mode de constitution de soi) a fait l’objet d’une attention particulière de la part de Michel Foucault dans son cours sur « le gouvernement de soi et des autres » lors de la leçon du 2 mars 1983. À cette occasion, le professeur rend compte d’un texte philosophique d’une importance capitale pour comprendre le rapport au langage requis lors de la transformation éthique proposée par la philosophie classique de filiation socratique et chrétienne. Il s’agit du Phèdre de Platon, œuvre qui, nous le verrons, est susceptible de renouveler notre lecture du texte des Caractères.

2 Il faut savoir en effet que le dialogue, entre autres œuvres et productions philosophiques de l’Antiquité, a servi de support réflexif à certains membres éminents du « Petit Concile [2] » et amis de La Bruyère pour précisément penser la chose éthique et le rapport au langage qui est susceptible d’y conduire – j’y reviendrai. Selon Michel Foucault, à l’appui du Phèdre et donc au sein de la filiation philosophique d’origine socratique, ce qui permet d’unir ensemble une parole et la transformation spirituelle (la psychagogie), c’est la dialectique. À la suite des propositions (au sens prospectif du terme) contenues dans le dialogue de Platon, on se trouve en présence d’un dispositif éthique qui coïncide étroitement avec un mode particulier d’accès à la vérité dont les ressorts méthodologiques sont des opérations de l’esprit qui ont été recensées, développées et promues par la logique traditionnelle :

3

Dialectique et psychagogie sont deux faces d’un seul et même processus, d’un seul et même art, d’une seule et même tekhnê qui est la tekhnê du logos. Comme le logos philosophique, la tekhnê du logos est une tekhnê qui permet à la fois la connaissance de la vérité et la pratique de l’ascèse de l’âme sur elle-même. [...] le mode d’être du discours philosophique est caractérisé par le fait que, d’une part, la connaissance de la vérité n’y est pas simplement nécessaire, n’y est pas simplement un préalable, mais y est une fonction constante. Et cette fonction constante du rapport à la vérité dans le discours qui est la dialectique, cette fonction constante ne peut pas être dissociée de l’effet immédiat, de l’effet direct qui est opéré, non pas simplement sur l’âme de celui auquel le discours s’adresse, mais de celui qui tient le discours. Et c’est cela la psychagogie. Connaissance de la vérité et pratique de l’âme, articulation fondamentale, essentielle, indissociable de la dialectique et de la psychagogie, c’est cela qui caractérise la tekhnê propre au discours vrai, et c’est en cela que, puisqu’il est à la fois le dialecticien et le psychagogue, le philosophe sera véritablement parrèsiaste, et le seul parrèsiaste. [3]

4 Ce que Michel Foucault relève ici est d’une importance capitale pour la question que nous ouvrons et qui consiste à saisir la manière dont le texte des Caractères peut fonctionner comme instrument de réformation éthique au sens où l’entendait la philosophie classique, à savoir devenir une parole parrèsiastique par excellence, et ceci principalement pour trois raisons. Tout d’abord parce que l’exercice dialectique, non pas sous la forme exclusive que lui a donnée Platon, mais sous des formes diverses et variées et supposant toujours les opérations liées à la logique traditionnelle – soit aux différentes figures syllogistiques dont l’Organon d’Aristote demeure le compendium le plus abouti –, domine, si l’on suit les recherches menées par Pierre Hadot, toute la philosophie de l’Antiquité, païenne et chrétienne :

5

cette méthode, qui consiste, non pas à exposer un système, mais à donner des réponses précises à des questions précises et limitées, est l’héritage, permanent, dans toute l’Antiquité, de la méthode dialectique, c’est-à-dire de l’exercice dialectique. [4]

6 L’exercice dialectique constitue à ses yeux l’exercice spirituel par excellence en ce qu’il aboutit, pour l’agent de la transformation, à une « logique vécue [5] ». Il y aurait donc, au-delà des options philosophiques et des contenus de discours, une relative stabilité de méthode, non pas seulement pour se rapporter au langage, mais pour articuler intimement rapport au langage, modes d’accès à la vérité et constitution de soi. La place que prend la dialectique dans le discours chrétien à partir de Clément d’Alexandrie, demeure incontournable pour accéder à la vérité révélée [6]. Or non seulement cette méthode, qui configure un rapport au langage articulé étroitement à l’acquisition d’une science de la conduite de la vie[7], est reprise telle quelle par Arnauld et Nicole et par Bossuet, lorsqu’ils écrivent leurs traités de logique [8], mais surtout ces traités de logique associent on ne peut plus étroitement les opérations (ou les figures) de l’esprit qui en sont le ressort avec la conduite de l’existence [9]. La logique demeure à leurs yeux le médium opératoire par lequel on se rapporte tout à la fois au langage et à la réalité de l’existence de soi qu’il s’agit de conduire, à l’aide de ces opérations pratiquées et maîtrisées.

7 Ensuite, le Phèdre est une référence incontournable pour les membres du Petit Concile afin de configurer un rapport au langage qui coïncide immédiatement avec une constitution éthique. Voici ce qu’en dit par exemple l’abbé Claude Fleury dans son Discours sur Platon :

8

Le Phèdre me paraît un traité de rhétorique, où Platon veut enseigner en quoi consiste la véritable éloquence et la beauté d’un discours écrit ou prononcé et je ne crois pas en pouvoir donner une plus grande idée qu’en le mettant au-dessus de la Rhétorique d’Aristote. Il me semble qu’il va plus au fond de l’art mais j’aimerais encore mieux placer le Phèdre dans la morale, avec les anciens, que dans la métaphysique [...]. Il faut se souvenir que la morale est répandue dans tous les ouvrages de Platon, et qu’il n’a rien traité qu’il ne semble y avoir voulu rapporter. [10]

9 Cela suppose bien entendu une définition de la morale et du rôle qu’y tiennent et le discours philosophique et surtout la dialectique et la logique :

10

La logique de Socrate, que nous voyons dans Platon et dans Xénophon, était l’art de chercher sérieusement la vérité, et il le nommait dialectique, parce que cette recherche ne se peut bien faire qu’en conversation particulière entre deux hommes attentifs à bien raisonner. Cet art consistait donc à répondre juste sur chaque question, à faire des divisions exactes, à bien définir les mots et les choses, et à peser attentivement chaque conséquence avant de l’accorder, sans se presser, sans craindre de revenir sur ses pas et d’avouer ses erreurs, sans vouloir qu’une proposition fût vraie plutôt que l’autre. Ainsi dans cette logique il entrait de la morale. [...] comme la logique est l’instrument de toutes les sciences, et principalement de la morale, elle doit comprendre ce qui est nécessaire pour faire entrer dans les esprits toutes sortes de vérités, et plus celles où nos passions résistent que les autres. [11]

11 Enfin, élément qui n’est pas à négliger pour envisager une lecture des Caractères, la dialectique, qui est cet art par lequel il s’agit de placer les éléments d’un discours interrogatif afin que l’interlocuteur soit amené à formuler ses propres réponses et ainsi à optimiser sa propre maîtrise dans la manipulation des opérations de l’esprit qui se rapportent aux figures de la logique, a pour particularité de se présenter sous une forme à la fois dissimulée et discontinue. Ces caractéristiques discursives ont pour fonction de produire en retour la constitution éthique souhaitée, car l’interlocuteur est contraint, de lui-même, à reconstituer une logique qui se présente de prime abord sous la forme d’un discours fragmenté et qui, par-là, n’est pas censé lui délivrer un contenu de discours clairement et immédiatement identifiable. Il va sans dire que ces caractéristiques discursives conditionnent un certain rapport au langage, et c’est encore une fois vers Socrate qu’il faut se tourner et vers sa célèbre méthode d’apprentissage (l’ironie socratique), laquelle consiste à faire accoucher ses interlocuteurs sans jamais leur délivrer le moindre contenu de savoir, mais en s’adressant à eux de manière telle qu’ils soient en mesure de le produire par eux-mêmes :

12

de moi, ils n’ont jamais rien appris, mais que c’est de leur propre fonds qu’ils ont, personnellement, fait nombre de belles découvertes, par eux-mêmes enfantées. [12]

13 Ce qui nous conduit à admettre trois choses. Tout d’abord, au sein d’une certaine rhétorique philosophique, de filiation socratique du moins, la parole parrèsiastique ne se limite absolument pas à prendre la figure d’un acte-discours de vérité immédiatement accessible à celui à qui il s’adresse. Il n’y a pas de vérité discursive ou de parrêsia indépendante du mouvement de reconstitution opéré par l’interlocuteur. La parole philosophique est une parole dissimulée, au sens socratique du terme. Elle ne délivre pas directement un savoir comme l’on déverserait le contenu d’un vase dans un autre [13]. La vérité n’est donc pas tant de l’ordre du contenu de discours immédiatement accessible, ni de l’apparition subite d’une réalité éthique, que du ressort des opérations grâce auxquelles il est possible, en soi, de la reconstituer. Elle ne s’impose donc à quiconque comme une force irrépressible, mais se laisse découvrir, le mouvement de sa découverte coïncidant pour l’agent avec son accès. Ensuite, d’un point de vue technique, c’est précisément en ce mouvement de reconstitution que consiste la transformation éthique, ou selon les mots mêmes de Socrate, l’enfantement de soi-même. Ainsi, cet accès libre, critique et réfléchi à la vérité, par une certaine pratique du langage, s’identifie rigoureusement au procès de transformation de soi. Enfin, ce qu’il y a à reconstituer, c’est une certaine logique discursive qui se présente d’abord comme discontinue, morcelée, interrompue par de nombreuses interrogations, digressions et répétitions. Cette logique est accessible par des opérations de l’esprit que la logique traditionnelle a patiemment recensées et qui renvoient toutes à l’exercice de la raison. Autrement dit, les opérations requises ne se réduisent pas, loin s’en faut, à celles configurées par la méthode sémiologique (la découpe du perçu, la désignation de ses parties constitutives et leur combinaison ou redistribution au sein d’un champ visible limité et hiérarchisé selon un ordre de valeur préalablement posé, etc.), mais à divers exercices renvoyant principalement à la définition des termes utilisés par le moyen de la syllogistique et des nombreuses opérations de l’esprit liées à celle-ci. En un mot, la composition du langage philosophique qui se destine à la transformation éthique de ses destinataires suppose une disposition discontinue de ses éléments afin qu’un effort de reconstitution logique soit par eux produits, ces derniers réalisant par ce procédé la quintessence de leur transformation : devenir un être de raison, et ce afin de se conduire dans l’existence, l’excellence acquise dans l’exercice de la raison constituant l’un des appuis les plus solides aux différentes délibérations qu’on est amené à produire en la gestion de ses affaires.

14 Or il se fait que le texte des Caractères de La Bruyère a la particularité de réunir tous ces points : discontinuité, dissimulation (au sens socratique du terme) et accès non pas à la raison, mais à la constitution d’un agent à la conduite de l’existence duquel préside l’exercice de la raison. En effet, « rendre l’homme raisonnable », c’est exclusivement ce que s’est proposé de faire La Bruyère par l’intermédiaire de son ouvrage [14]. Ajoutons que le motif de la dissimulation, qui consiste à disposer savamment les éléments du discours de telle manière que rien ne soit dit explicitement, mais que le lecteur, par et pour lui-même, puisse néanmoins en reconstituer un sens, semble être devenu un acquis dans la composition littéraire au moment où l’auteur écrit son ouvrage. En témoignent les propos de Bouhours dans La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, livre publié un an avant Les Caractères :

15

un des plus seûrs moyens de plaire n’est pas tant de dire & de penser comme de faire penser, & de faire dire. Ne faisant qu’ouvrir l’esprit du Lecteur, vous luy donnez lieu de le faire agir ; & il attribuë ce qu’il pense & ce qu’il produit à un effet de son génie & de son habileté : bien que ce ne soit qu’une suite de l’adresse de l’Auteur, qui ne fait que luy exposer ses images, & luy préparer de quoy produire & de quoy raisonner. [15]

16 Ce que Bouhours présente comme l’« un des plus sûrs moyens de plaire » est en fait l’un des grands principes de transformation philosophique qui prend sa source dans la dialectique socratique et particulièrement dans le Phèdre. Que la parole ait à la fois suffisamment d’étrangeté et d’attrait pour qu’on ait envie de produire l’effort nécessaire à sa résolution, à sa compréhension et à son assimilation, demeure le principe cardinal de ce rapport au langage qui vise à faire agir spirituellement l’interlocuteur, lui donnant ainsi l’occasion de développer chez lui ses capacités intellectives (ses dispositions dianoétiques) et la maîtrise de ses passions (ses dispositions éthiques). La Bruyère formule dans le cinquième chapitre un principe identique à celui proposé par Bouhours :

17

L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres ; celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement. [16]

18 Cette réflexion trouve à la fois son écho et son complément dans une remarque où le moraliste fait le portrait d’une femme idéale :

19

Loin de s’appliquer à vous contredire avec esprit, et d’imiter Elvire, qui aime mieux passer pour une femme vive, que marquer du bon sens et de la justesse, elle s’approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit, vous êtes content de vous d’avoir pensé si bien et d’avoir mieux dit encore que vous n’aviez cru. [17]

20 Tout l’art consiste à présenter une parole grâce à laquelle l’interlocuteur parvient à formuler pour lui-même un discours qui lui agrée, qu’il ne se croyait pas capable de prononcer de manière telle, et qu’à la fois il trouve juste et marqué du bon sens, mais sans jamais le contredire frontalement. Il s’agit donc de se fier aux capacités de raisonnement de l’interlocuteur qu’on lui suppose, en principe, innées, mais qui demandent toujours à être développées, entretenues et préservées, soit, à être constituées en dispositions éthico-dianoétiques fiables et durables. Il en va donc de sa propre constitution éthique et de sa toujours possible amélioration :

21

Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement. [18]

22 Cette dernière réflexion ne fait que formuler à nouveau, dans la perspective des conversations que nous entretenons avec les autres, ce que disait déjà la remarque 2 du premier chapitre, qui quant à elle prend aussi en compte la composition des discours écrits :

23

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. [19]

24 En ces réflexions ici rassemblées nous retrouvons l’intime association entre d’une part un souci de réformation éthique (l’amélioration de soi), de l’autre l’exercice de la raison et du jugement comme le ressort le plus fondamental de cette réformation et d’un accès à la vérité concomitant [20], enfin une disposition particulière des éléments du discours en vue de stimuler et développer cet exercice. En d’autres termes, nous sommes ici en présence d’un rapport particulier au langage qui est mode de constitution de soi et à la fois mode d’accès à la vérité – soit en présence d’une parole parrèsiastique au sens philosophique et socratique du terme.

25 Cette perception et cette pratique de la composition des discours oraux et écrits rejaillissent bien évidemment sur l’attitude que doit adopter l’auditeur ou le lecteur. Plutarque nous a laissé un traité directement inspiré du Phèdre et extrêmement précis et instructif sur l’attitude que pouvait adopter le disciple philosophe à l’égard des discours qu’il écoutait [21]. La Bruyère ne sera pas non plus avare d’indications. Les plus explicites apparaissent dans la sixième édition, où le moraliste enjoint au lecteur d’adopter une certaine « méthode d’étudier » : 

26

puisez à la source ; maniez, remaniez le texte ; apprenez-le de mémoire ; citez-le dans les occasions ; songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue et dans ses circonstances ; conciliez un auteur original [i.e. conciliez ce qui peut paraitre de prime abord contradictoire], ajustez ses principes, tirez vous-même les conclusions. [22]

27 Cela dit, dès la première édition, dans son « Discours sur Théophraste », La Bruyère avait pris la peine de dispenser toutes les indications utiles à la manipulation de son ouvrage, mais de manière parfaitement dissimulée, ce qui ne rend pas leur accès facile et immédiat. Ce discours culmine précisément dans une définition dissimulée de la dissimulation (ou de l’ironie philosophique). Il m’est impossible ici de déplier l’entièreté du « Discours » et les multiples ruses que le moraliste emploie afin de donner au lecteur, de manière toujours infiniment suggestive et voilée, toutes les indications utiles à la lecture de ses Caractères[23]. Je me limiterai à la manière dont l’auteur délivre la définition de l’ironie en question, qui s’identifie à une définition en acte de la composition du discours philosophique servant à la réformation éthique, c’est-à-dire une définition dont le mouvement de reconstitution est à la charge seule du lecteur. Ce par quoi je terminerai mon propos.

28 Nous nous situons à la toute fin du « Discours sur Théophrase », au moment où La Bruyère vient de prendre doublement distance avec le projet d’écriture théophrastien, en ce qu’il se limite à la seule figure de description et en ce qu’il renvoie à un mode d’accès empirique à la réalité éthique vers laquelle le moraliste voudrait néanmoins faire progresser son lecteur. Sous le prétexte d’apporter quelques précisions relatives à sa traduction, La Bruyère prend pour exemple le premier des « caractères » de Théophraste, qui traite justement de... la « dissimulation ». À partir de ce moment, l’auteur laisse à l’attention du lecteur un véritable jeu de piste destiné à lui faire découvrir par lui-même le sens de ce terme qui est central pour la découverte de son ouvrage. Dans ce jeu de piste savamment conduit, on peut entrevoir l’art consommé du philosophe qui parvient à indiquer en dernier recours le sens définitionnel à ses yeux le plus important du mot de dissimulation (ou d’ironie), mais de manière parfaitement dissimulée et discontinue. Il prend soin tout d’abord de distinguer le sens que les hommes de son temps donnent au terme ironie de celui donné par Théophraste, mais en ne développant pas complètement ce dernier. Il préférera renvoyer le lecteur au passage concerné dans les Caractères du philosophe grec :

29

la signification d’un terme grec, traduit en français mot pour mot, n’est plus la même dans notre langue ; par exemple, ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure de rhétorique, et chez Théophraste c’est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n’est pourtant ni l’un ni l’autre, mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre. [24]

30 Première indication : l’ironie dont parle Théophraste n’est ni totalement dissimulation, ni totalement fourberie, mais se situe entre les deux. Cela est suffisamment vague pour que le lecteur se donne la peine d’aller vérifier de lui-même car, dit La Bruyère, cela est décrit de manière précise dans le premier chapitre, à savoir quelques pages plus loin. Il faut donc s’y rendre pour vider totalement ce point, celui de savoir ce que peut bien vouloir dire l’« ironie » pour Théophraste (que La Bruyère traduit cette fois-ci par « dissimulation »), ce qui implique qu’on interrompe le suivi de la lecture, créant ainsi une discontinuité dans la chaîne du discours ou du moins dans celle de la lecture. Or la première définition qu’on rencontre à l’endroit indiqué, ce n’est pas celle de Théophraste, mais celle suggérée par une remarque de La Bruyère juste au moment où le mot « dissimulation » apparaît. Voici la page de la première édition, où l’auteur intervient pour apporter une précision supplémentaire à la définition du mot en question, dont il aurait pu bien se passer, si cette précision ne revêtait pas une importance capitale pour la saisie de son ouvrage [25] :

figure im1

31 « L’Auteur parle de celle qui ne vient pas de la prudence, et que les Grecs appelloient ironie. » À cette précision s’ajoute la définition de Théophraste : « un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin ». Ce qui veut dire qu’au terme de dissimulation/ironie, aux côtés de la définition qu’en donne ici Théophraste et de celle qu’en donnent les contemporains de La Bruyère, il faut ajouter ce sens supplémentaire apporté par la note. Mais ce dernier sens, comme on peut le voir, est implicite. La note indique en effet qu’il existe une autre espèce de dissimulation qui vient de la prudence et qui par là s’oppose à la définition donnée par Théophraste. Comment donc comprendre cette espèce particulière de la dissimulation par cette seule indication qu’elle s’oppose à la définition du philosophe grec ? La « prudence » elle-même n’est pas ici définie. Cependant, tous les éléments sont là pour que le lecteur puisse de lui-même reconstituer la définition de cette dissimulation particulière qui s’associe à la prudence. Si la dissimulation fourbe est un art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin, on suppléera aisément en disant que la dissimulation prudente, à l’inverse, est cet art qui consiste à composer ses paroles et ses actions pour une bonne fin. Quelle est cette fin ou quel est ce « bien » pour les Caractères ? Il a déjà été dit : « rendre l’homme raisonnable », ce qui coïncide précisément avec une réformation de ses mœurs, à savoir de la conduite de son existence. Ainsi, une information importante est délivrée sans que jamais, à aucun moment, elle ne le soit explicitement par le texte. Il revient au seul lecteur, attentif et scrupuleux, de faire les efforts requis pour la découvrir, efforts qui sont précisément le ressort de sa transformation éthique. Cette précision sur les sens multiples du terme dissimulation/ironie donnée pour le premier caractère de Théophraste suit immédiatement la préface de ce dernier sur laquelle La Bruyère avait préalablement attiré deux fois l’attention [26] et où il est dit :

32

J’espère […] que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous : il leur tracera des modèles qu’ils pourront suivre ; il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l’émulation les portera à imiter leur sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en matière : c’est à vous de pénétrer dans mon sens, et d’examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles [...]. [27]

33 En préface au Discours de réception à l’Académie française qui accompagnera l’ouvrage à partir de la huitième édition, La Bruyère rappellera le rôle de la prudence dans sa composition des Caractères, essentielle à la réformation des lecteurs :

34

avec toutes les précautions que la prudence peut suggérer, j’essaye, dans mon livre des Mœurs, de décrier, s’il est possible, tous les vices du cœur et de l’esprit, de rendre l’homme raisonnable et plus proche de devenir chrétien. [28]

35 Ces quelques indications, je l’espère, pourront suffire à envisager une nouvelle lecture des Caractères et au-delà porter une attention renouvelée à la parole parrèsiastique qui a pris forme au sein de la tradition philosophique d’origine socratique. Celle-ci nous suggère qu’il est possible de composer des discours, oraux ou écrits, de telle sorte qu’on invite le récepteur à produire une série d’opérations logiques et de figures de l’esprit, lui donnant ainsi accès à une certaine « vérité ». Il s’agit donc d’une vérité, non pas qui s’affirme ou qui s’impose, qui surgit ou qui apparaît sur un mode épiphanique, mais qui se propose à la discrétion et à la sagacité de l’interlocuteur. Non pas une vérité de contenu qui doit nécessairement s’allier à la force pour se faire valoir, mais une vérité opératoire qui suppose toujours le dialogue, la réflexion, sans cesse à renouveler, et la confiance en ce que de cet exercice pratiqué en commun surgira quelque chose de bon pour nous.


Date de mise en ligne : 30/01/2018

https://doi.org/10.3917/licla1.094.0049

Notes

  • [1]
    Que le discours philosophique se propose comme moyen de transformation éthique tout en se référant à la vérité, sur ce point le texte des Caractères ne déroge pas à la règle. Ainsi, dès la première ligne de la préface : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution » (La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques de poche », 1995, p. 117 ; je souligne). Toutes les citations des Caractères renverront ensuite à cette édition.
  • [2]
    Sur le Petit Concile, voir Fr.-X. Cuche, Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Éditions du Cerf, 1991.
  • [3]
    M. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (1982-1983), Paris, Gallimard / Seuil, 2008, p. 307-308.
  • [4]
    P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, A. Michel, 2002, p. 68. Voir aussi, du même, « Philosophie, dialectique, rhétorique dans l’Antiquité », Études de philosophie ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 159-186.
  • [5]
    Id., Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 166.
  • [6]
    Clément d’Alexandrie, Stromates, I, IX, 45, 3-5 ; Augustin, Contre les académiciens, III, 13, 29 et 17, 37 ; De l’ordre, II, 13, 38 ; De la doctrine chrétienne, II, 31, 48-37, 55 ; La Cité de Dieu, I, 8, 4 ; et surtout les Soliloques. Voir aussi J. Pépin, Saint Augustin et la dialectique, Weteren, Cultura Press, 1976.
  • [7]
    L’expression est de Furetière qui définit la morale comme étant « la science qui enseigne à conduire sa vie, ses actions » (Dictionnaire universel, La Haye, 1690).
  • [8]
    A. Arnauld et P. Nicole, La Logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard, 1992, p. 27 ; J.-B. Bossuet, Œuvres complètes, éd. Fr. Lachat, Paris, L. Vivès, 1864, t. 23, p. 25.
  • [9]
    A. Arnauld et P. Nicole, op. cit., p. 9 ; J.-B. Bossuet, Œuvres complètes, éd. cit., t. 23, p. 249 ; Œuvres de l’abbé Fleury, précédées d’un essai sur sa vie et ses ouvrages par M. Aimé-Martin, Paris, Lefèvre, 1844, t. I, p. 182 et 112-113.
  • [10]
    Œuvres de l’abbé Fleury, op. cit., t. II, p. 13-14. Voir aussi les Dialogues sur l’éloquence de Fénelon.
  • [11]
    Ibid., t. I, p. 112-113 ; je souligne.
  • [12]
    Platon, Théétète, 150 d, Œuvres complètes, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, t. II, p. 95.
  • [13]
    Platon, Le Banquet, 175 d-e ; Phèdre, 235 c-d ; République, I, 344 d.
  • [14]
    L’ouvrage, affirme-t-il dans son « Discours sur Théophraste », « ne tend qu’à rendre l’homme raisonnable » (La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 72).
  • [15]
    D. Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit. Dialogues, Paris, Vve S. Mabre-Cramoisy, 1687, p. 395 ; je souligne. Même idée dans Arnauld et Nicole, La Logique, III, 14, éd. cit., p. 211.
  • [16]
    La Bruyère, Les Caractères, « De la société et de la conversation », 16 (I), p. 234.
  • [17]
    Ibid., « Des jugements », 28 (VIII), p. 464-465.
  • [18]
    Ibid., « De la société et de la conversation », 17 (I), p. 235 ; je souligne.
  • [19]
    Ibid., « Des ouvrages de l’esprit », 2, p. 124.
  • [20]
    « Il semble que la logique est l’art de convaincre de quelque vérité » (ibid., 55 (I), p. 149).
  • [21]
    Plutarque, Comment écouter, trad. P. Maréchaux, Paris, Payot & Rivages, 1995.
  • [22]
    La Bruyère, Les Caractères, « De quelques usages », 72 (VI), p. 550 ; je souligne.
  • [23]
    Je me permets de renvoyer sur ce point à ma thèse de doctorat, La Philosophie comme manière de vivre ou les impasses de la domination. Sur une lecture des Caractères de La Bruyère, à paraître. J’y propose une lecture du texte au sein de la problématique plus large de la philosophie comme manière de vivre, dans une perspective à la fois historique et politique.
  • [24]
    La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 72-73.
  • [25]
    Les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les Caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris, E. Michallet, [mars]1688, p. 58 ; numérisation accessible sur le site BnF Gallica.
  • [26]
    La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 61 et 62.
  • [27]
    Ibid., p. 77-78 ; je souligne. Sur ce passage, voir A. Lanavère, « Morale et ironie dans les Caractères : La Bruyère disciple de Théophraste », dans C. Kannengiesser et Y. Marchansson (éd.), Humanisme et foi chrétienne, Paris, Beauchesne, 1976, p. 181-191.
  • [28]
    La Bruyère, Les Caractères, éd. cit., p. 614 ; je souligne.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions