Notes
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[1]
Le présent article vient prolonger les propositions formulées pour les querelles du Cid et de La Princesse de Clèves dans « Petites querelles du Grand Siècle, ou l’accent circonflexe », Textuel, n° 64, 2011, p. 37-46 ; mis en ligne dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula : http://www.fabula.org/atelier.php?Accent_circonflexe.
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[2]
Extraits des deux lettres reproduits dans J. Racine, Théâtre. Poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 181-182.
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[3]
Ibid., p. 181 – orthographe et ponctuation par nous modernisées (comme pour l’ensemble de nos citations)
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[4]
Ibid., p. 182.
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[5]
Dans un recueil publié chez Barbin sous le titre Œuvres mêlées […] par M. S. E., avec un achevé d’imprimer daté du 26 juin. Le texte est reproduit dans J. Racine, op. cit., p. 183-189.
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[6]
Saint-Évremond, Dissertation sur le Grand Alexandre, ibid., p. 188-189.
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[7]
Ibid., p. 183.
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[8]
A.-Th. de Subligny, La Folle Querelle ou la Critique d’Andromaque, Préface, dans J. Racine, op. cit., p. 261.
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[9]
Ibid., p. 261-263.
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[10]
R. Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 2011, chap. dernier, passim. Peut être dite transfictionnelle toute forme d’écriture seconde qui porte moins sur le texte fictionnel que sur le monde fictif (fût-ce par jeu).
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[11]
A.-Th. de Subligny, op. cit., II, 9, éd. cit., p. 280.
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[12]
N.-P.-H. de Montfaucon de Villars, La Critique de Bérénice, Paris, L. Billaine, 1671.
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[13]
Ibid., dans J. Racine, op. cit., p. 514-515.
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[14]
P. Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 72.
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[15]
N.-P.-H. de Montfaucon de Villars, op. cit., p. 516.
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[16]
[Anonyme], Remarques sur les Iphigénies de M. Racine et de M. Coras, « Remarques sur l’Iphigénie de M. Racine », dans J. Racine, op. cit., p. 795.
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[17]
Ibid., p. 798.
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[18]
Loc. cit. Le critique cite en outre l’oracle d’Ammon dans Andromède de Corneille (1650, I, 1) comme exemple d’énoncé oraculaire solidement motivé.
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[19]
Voici le texte intégral de l’oracle de Laïus : « Un grand crime impuni cause votre misère, / Par le sang de ma race il doit être effacé, / Mais à moins qu’il ne soit versé, / Le ciel ne se peut satisfaire ; / Et la fin de vos maux ne se fera point voir, / Que mon sang n’ait fait son devoir. » (Œdipe, II, 3). Pour une analyse détaillée, voir B. Louvat et M. Escola, « Le complexe de Dircé. La structure de l’épisode dans Œdipe de Corneille », XVIIe siècle, n° 200, juillet-septembre 1998, p. 453-470.
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[20]
Remarques sur les Iphigénies de M. Racine et de M. Coras, éd. cit., p. 802-803.
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[21]
[Saint-Ussans], Réponse à La Critique de Bérénice, dans J. Racine, op. cit., p. 523.
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[22]
Ibid., p. 521-522.
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[23]
Ibid., p. 528.
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[24]
Ibid., p. 533.
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[25]
Ibid., p. 532-533.
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[26]
L’exemple est donc à verser au dossier instruit par P. Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2008. Voir l’entrée correspondante de l’Atelier de théorie littéraire de Fabula : http://www.fabula.org/atelier.php?Plagiat_par_anticipation.
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[27]
Je remercie C. Bourqui d’avoir attiré mon attention sur ce passage d’une œuvre capitale, mise par lui à la disposition de tous (www.nouvellesnouvelles.fr), et dont C. Schuwey et A. Vuilleumier proposent supra une analyse passionnante.
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[28]
N.-P.-H. de Montfaucon de Villars, La Critique de Bérénice, éd. augmentée, Paris, L. Billaine, M. Le Petit et E. Michallet, 1671, « Seconde partie », dans G. Michaut, La Bérénice de Racine, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1907, p. 260-262.
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[29]
Ibid., p. 262-265.
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[30]
On s’est naguère diverti à appliquer ce principe à Horace : si Corneille a pu dénoncer dans l’Examen de la pièce rédigé en 1660, soit vingt ans après la création, une « duplicité d’action », les Discours offrent de leur côté et à la même date de quoi restaurer l’unité. Voir notre édition de la pièce (Paris, GF-Flammarion, 2001), dont le dossier « Horace 1660 » se proposait ainsi d’améliorer une œuvre réussie, ainsi que l’article « Récrire Horace », XVIIe siècle, n° 216, 2002 (partiellement repris dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, entrée « Refaire Horace » : http://www.fabula.org/atelier.php?Refaire_Horace).
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[31]
Pour une complète présentation de l’œuvre comme pour un examen détaillé des pages consacrées à Sophonisbe, voir supra l’article de C. Schuwey et A. Vuilleumier.
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[32]
J. Donneau de Visé, Nouvelles Nouvelles, Paris, J. Ribou, 1663, t. III, p. 177-194 (en ligne : http://www.nouvellesnouvelles.fr/tomeIII.html). La première mention de Mairet se trouve p. 166.
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[33]
Ibid., p. 182-183.
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[34]
C’est ainsi que l’on peut entendre cette déclaration « lorsqu’un auteur s’est une fois acquis de la réputation, son nom fait du moins autant de chefs-d’œuvre que lui » (ibid., p. 189).
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[35]
Ibid., p. 243-276 pour l’ensemble de l’examen de la pièce.
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[36]
Notre réflexion devrait s’étendre logiquement à l’ensemble des textes produits dans les premiers mois de 1663, dont la chronologie rend douteuse la datation habituellement retenue pour le tome III des Nouvelles Nouvelles (9 février, date de l’achevé d’imprimer du t. I – quand juin paraît plus probable pour le t. III) : aux Remarques de l’abbé (8 février, chez Ch. de Sercy) comme à l’ensemble de ses Dissertations contre Corneille (où l’on voit l’auteur de La Pratique du théâtre s’en prendre moins à telle ou telle pièce qu’au genre même de la tragédie cornélienne), à la Défense de la Sophonisbe rédigée par le même Donneau de Visé à la même (?) date (mars, chez C. Barbin) et à l’anonyme Lettre sur les Remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de M. Corneille (mars également), ainsi qu’aux interventions de Corneille lui-même dans l’impression de la pièce (10 avril) – en suivant les suggestions avancées par H. Baby dans son édition de La Pratique du théâtre (Paris, Champion, 2001), par N. Hammond et M. Hawcroft dans leur édition des Dissertations contre Corneille (Exeter University Press, 1995), par B. J. Bourque dans son édition des Écrits contre l’abbé d’Aubignac (Tübingen, G. Narr, 2014), et dans le présent volume par C. Schuwey et A. Vuilleumier, ainsi que par C. Meli (supra).
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[37]
J. Donneau de Visé, op. cit., t. III, p. 255 (nos italiques).
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[38]
Ibid., p. 257-260.
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[39]
Ibid., p. 267-268.
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[40]
Ibid., p. 270-272.
1Dans les années qui voient les débuts de Racine, Corneille n’apparaît pas seulement comme le maître incontesté de la scène française depuis un quart de siècle ; il est aussi, depuis 1660 précisément, le théoricien de sa propre pratique et le thuriféraire de son génie singulier : l’ensemble formé par les Trois Discours sur le poème dramatique et les Examens de ses pièces constitue, comme on sait, une exacte poétique, monnayée en maximes qui sont autant de préceptes de l’excellence délivrés avec la caution du succès. C’est dire qu’à dater de 1660, Corneille fait doublement autorité, et comme poète dramatique et comme théoricien – pour la première fois peut-être dans l’histoire du théâtre si l’on excepte l’Arte nuevo de hacer comedias de Lope de Vega (1609) : Aristote n’était pas dramaturge, non plus que l’abbé d’Aubignac dont La Pratique du théâtre porte un titre au moins abusif. Dès lors, dans les textes critiques qui examinent les créations raciniennes, le nom de Corneille nomme beaucoup plus qu’un auteur : on soutiendra que « Corneille » fonctionne dès ce moment-là comme un nom de genre.
2L’allégation de Corneille suffit en effet à conditionner un mode de discours critique singulier qui ne se résume pas à un parallèle entre les deux dramaturges : évaluer l’invention racinienne à l’aune du modèle cornélien, c’est regarder les créations du second venu comme des variantes imparfaites des œuvres de son illustre prédécesseur. Les critiques des premières tragédies de Racine envisagent ainsi les choix raciniens en se demandant à chaque instant ce que Corneille aurait fait, pour soutenir bien sûr que c’est ce que Racine aurait dû faire ; le texte examiné se trouve sans cesse rapporté à un horizon de possibles dramatiques : ceux-là même que l’on peut construire ou projeter selon une grammaire elle-même déduite des grands succès de Corneille et de l’architecture de principes établie dans les Trois Discours. L’exercice de la critique dramatique se confond avec l’élaboration de variantes, et s’écrit dans un style très particulier de description où collaborent à part égale l’observation du réel et l’imagination, ou mieux encore une forme de sollicitude pour le virtuel : loin de chercher à justifier le texte tel qu’il est, on imagine ce qu’il aurait pu ou dû être, en faisant l’économie de tout questionnement sur la signification politique ou morale de la pièce. Les modalités de ce discours se traduisent logiquement dans un jeu sur les modes verbaux, soit dans la prédominance du plus-que-parfait du subjonctif et l’omniprésence de l’accent circonflexe [1]. En appeler à « Corneille », c’est donc moins réveiller le souvenir du passé qu’ouvrir une perspective sur le futur, en convoquant non pas tant un corpus d’œuvres qu’un système de possibles dramatiques.
3On s’attachera au détail de ce mode d’écriture critique dans trois polémiques décisives pour la carrière de Racine, et pour le devenir du théâtre français : les querelles d’Andromaque, de Bérénice et d’Iphigénie. Mais il est plus intéressant encore d’observer que le même traitement peut être appliqué dans ces mêmes années à Corneille lui-même lorsque ses nouvelles créations ne rencontrent pas les faveurs du public : au lendemain de Tite et Bérénice (1670) comme déjà lors de la publication de Sophonisbe (1663), on oppose Corneille non pas tant à Racine ou Mairet qu’à lui-même, en confrontant ce qu’il vient de faire à ce que « Corneille » aurait fait quelques années plus tôt, en rappelant en somme le dramaturge à son propre génie.
4En amont de la première en date des polémiques qui firent la célébrité de Racine – la querelle d’Andromaque (1668) –, on ferait volontiers tenir la première assomption du nom de Corneille comme nom de genre dans deux lettres très tôt fameuses adressées par Saint-Évremond à Mme Bourneau [2] ; exilé depuis 1661, Saint-Évremond n’a pas pu assister à la création d’Alexandre le Grand à l’automne 1665 et, dans l’attente du texte imprimé, il accueille d’abord avec méfiance les échos « avantageux » qui lui en parviennent :
Je serai bien aise de voir des sentiments forts aussi bien poussés que ceux de Corneille, d’une manière différente. Comme les siens sont fort justes, il est à craindre que ceux qui s’en éloignent n’aient quelque chose de faux. [3]
6S’il est possible au critique de parler d’une tragédie qu’il n’a pas vue, c’est que « Corneille » est pour lui la pierre de touche pour juger de la valeur d’une pièce, dans l’expression des sentiments « forts », c’est-à-dire héroïques, comme, plus loin dans la même lettre, des « passions » ou des « caractères ». La formule énoncée par Saint-Évremond suffit en outre à induire une alternative appelée à la plus grande postérité dans le discours critique : une tragédie ne peut être, à cette date et pour quelques années encore, que « cornélienne », sauf à dégénérer dans ces formes dégradées du pathétique que sont le « romanesque » ou « l’élégiaque » ou encore le « tendre » – trois épithètes régulièrement associées aux créations raciniennes.
7La lecture d’Alexandre, dont sa correspondante lui adresse un exemplaire dès parution (janvier 1666), n’entame en rien le préjugé de Saint-Évremond :
Pour moi, je cherche en [votre] Alexandre des mouvements extraordinaires, qui le transportent et me passionnent ; je ne trouve que des paroles vaines, qui ne marquent aucune émotion en lui, et me laissent dans tout le sang-froid où je puis être. […] Porus cependant, que Quinte-Curce dépeint tout étrange aux Grecs et aux Perses, est ici purement français. Au lieu de nous transporter aux Indes, il [i.e. Racine] l’amène en France. […] J’eusse voulu que tout le fort de la pièce eût été à nous donner l’image différente de ces deux héros, et que dans une scène admirable, ils nous eussent fait voir, de diverse façon, jusqu’où peut aller la grandeur de l’âme. Si la conversation de Sertorius et de Pompée [Sertorius, 1662, III, 1] a tellement rempli nos esprits, que ne devions-nous pas espérer de celle de Porus et d’Alexandre ? [4]
9La Dissertation sur le Grand Alexandre viendra dès 1668 rendre ce jugement public [5], qui distingue les défauts raciniens par soustraction en quelque sorte — en les rapportant systématiquement à l’excellence des choix de Corneille dans Sophonisbe, Sertorius, Cinna, Œdipe ou La Mort de Pompée. Autant de façons de rappeler l’élève à l’enseignement du maître, tout à la fois « sur la bienséance qu’on doit garder à faire parler les héros, sur le discernement qu’il faut avoir dans la différence de leurs caractères, sur le bon et le mauvais usage des tendresses de l’amour dans la tragédie [6] ». Autant d’occasions de signaler que le fils dégénère de surseoir un moment aux leçons de son père :
je voudrais qu’avant sa mort [le vieux Corneille] adoptât l’auteur de cette pièce pour former avec la tendresse d’un père son vrai successeur. Je voudrais qu’il lui donnât le bon goût de cette Antiquité qu’il possède si avantageusement, qu’il le fît entrer dans le génie de ces nations mortes et connaître sainement le caractère des héros qui ne sont plus. [7]
11La paternité n’obligeant que des ingrats, on conçoit que Racine ait eu très tôt conscience qu’il n’était pour lui pas d’autre ligne de défense que d’inventer, de préface en préface, un genre de tragédie qui puisse s’émanciper assez du modèle cornélien pour recevoir ultimement le nom de l’auteur de Phèdre et de Bérénice : la véritable gloire ne consiste pas à attacher son nom à une œuvre mais bien à un genre.
12On isolera maintenant dans la Préface donnée par Subligny à La Folle Querelle ou la Critique d’Andromaque – comédie en trois actes créée par la troupe de Molière en mai 1668 et aussitôt imprimée par l’éditeur de Racine, Thomas Jolly – les traits de ce schéma qui régit durablement la réception critique des tragédies raciniennes. Après avoir énuméré quelques-unes des fautes de Racine contre la « pureté de la langue » et la « conduite de théâtre », le critique peut asséner ce superbe verdict :
À cela près, l’auteur d’Andromaque n’en est pas moins en passe d’aller un jour plus loin que tous ceux qui l’ont précédé, et s’il avait observé dans la conduite de son sujet de certaines bienséances qui n’y sont pas, s’il n’avait pas fait toutes les fautes qui y sont contre le bon sens, je l’aurais déjà égalé sans marchander à notre grand Corneille. [8]
14La comparaison ne vient pas ici mettre deux auteurs face à face pour sacrifier à l’usage du parallèle critique ; le « grand Corneille » est le nom donné à une façon de « conduire » l’action tragique, et finalement au genre de la tragédie elle-même, telle du moins qu’on veut continuer à la voir sur les scènes parisiennes. On le comprend mieux dans les lignes qui suivent immédiatement, lesquelles forment la péroraison du réquisitoire :
Mais il faut avouer que si M. Corneille avait eu à traiter un sujet qui était de lui-même si heureux, il n’aurait pas fait venir Oreste en Épire comme un simple Ambassadeur ; mais comme un Roi qui eût soutenu sa dignité. Il aurait fait traiter Pylade en Roi à la Cour de Pyrrhus, comme Pollux est traité à la Cour de Créon dans la Médée […]. Il aurait introduit Oreste le traitant d’égal, sans nous vouloir faire accroire, qu’autrefois le plus grand Prince tutoyait le plus petit ; parce que cela n’a pu être entre des gens qui portaient la qualité de Rois, et que quand cela aurait été, ce n’est pas les cérémonies des anciens Rois qu’il faut retenir dans la Tragédie, mais leur génie et leurs sentiments, dans lesquels M. Corneille est si bien entré qu’il en a mérité une louange immortelle ; et qu’au contraire ce sont ces cérémonies-là, qu’il faut accommoder à notre temps pour ne pas tomber dans le ridicule.
M. Corneille, dis-je, aurait rendu Andromaque moins étourdie, et pour faire un bel endroit de ce qui est une faute de jugement, dans la résolution qu’elle prend de se tuer, avant que le mariage soit consommé, il aurait tiré Astyanax des mains de Pyrrhus, afin qu’elle ne fût pas en danger de perdre le fruit de sa mort, et qu’on ne l’accusât point d’être trop crédule.
Il aurait conservé le caractère violent et farouche de Pyrrhus, sans qu’il cessât d’être honnête homme, parce qu’on peut être honnête homme dans toutes sortes de tempéraments ; et donnant moins d’horreur qu’il ne donne des faiblesses de ce Prince qui sont de pures lâchetés, il aurait empêché le spectateur de désirer qu’Hermione en fût vengée, au lieu de craindre pour lui.
Il aurait ménagé autrement la passion d’Hermione ; il aurait mêlé un point d’honneur à son amour, afin que ce fût lui qui demandât vengeance plutôt qu’une passion brutale ; et pour donner lieu à cette Princesse de reprocher à Oreste la mort de Pyrrhus avec quelque vraisemblance, après l’avoir obligé à le tuer ; il aurait fait que Pyrrhus lui aurait témoigné regret d’être infidèle, au lieu de lui insulter : qu’Oreste l’aurait prise au mot pour se défaire d’un Rival, au lieu que c’est elle qui le presse à toute heure de l’assassiner […].
Enfin il aurait modéré l’emportement d’Hermione, ou du moins il l’aurait rendu sensible pour quelque temps au plaisir d’être vengée. Car il n’est pas possible qu’après avoir été outragée jusqu’au bout, qu’après n’avoir pu obtenir seulement que Pyrrhus dissimulât à ses yeux le mépris qu’il faisait d’elle : qu’après qu’il l’a congédiée, Sans pitié, sans douleur du moins étudiée, et qu’elle a perdu toute espérance de le voir revenir à elle, puisqu’il a épousé sa rivale ; il n’est, dis-je, pas possible qu’en cet état elle ne goûte un peu sa vengeance.
Pour conclusion, M. Corneille aurait tellement préparé toutes choses pour l’action où Pyrrhus se défait de sa garde, qu’elle eût été une marque d’intrépidité, au lieu qu’il n’y a personne qui ne la prenne pour une bévue insupportable. Voilà ce que je crois que M. Corneille aurait fait, et peut-être qu’il aurait fait encore mieux. [9]
16On aurait tort de croire que le nom de Corneille n’est ici allégué que pour cautionner le jugement critique et les corrections suggérées : les variantes affabulées n’ont rien d’arbitraire ou de subjectif, elles sont forgées à partir d’une connaissance approfondie de la poétique cornélienne, soit : du corpus de ses pièces à succès et des leçons réunies dans les Trois Discours sur le poème dramatique. La poétique est ici une façon de lire : elle autorise à imaginer à tout coup, c’est-à-dire sur n’importe quel sujet, ce que Corneille aurait fait, pour publier en retour ce que Racine « eût dû » faire.
17La pétition s’étend de la préface à la comédie, dans l’exercice de ce que l’on doit nommer une critique transfictionnelle [10] : au fil des dialogues de La Folle Querelle, les personnages (de spectateurs) n’hésitent pas à « conférer » telle scène d’Andromaque à telle autre de Cinna ; « Corneille » est ici encore le nom donné à un système de normes dramatiques établies par l’usage et cautionnées par le succès. Et la polémique peut dès lors se développer selon l’alternative critique déjà repérée chez Saint-Évremond sinon forgée par lui – qu’on en juge par cet échange entre deux personnages de la comédie de Subligny, qui font assaut de persiflage et rivalisent d’antiphrases pour destituer Pyrrhus de sa stature héroïque :
Éraste. […] Je lui soutiens, moi, que Pyrrhus avait lu la Clélie. […]
La Vicomtesse, riant. Ah ! pour la Clélie, il ne se peut ; mais du moins il avait lu les Romans de son temps : car l’amour est l’âme de toutes ses actions, aussi bien que de la Pièce, en dépit de ceux qui tiennent cela pour indigne des grands caractères. Enfin on a raison de renvoyer Corneille à l’école. Il n’a jamais rien fait d’approchant. [11]
19La tragédie est cornélienne et romaine, ou elle est romanesque et galante : Horace ou La Clélie, il n’y pas de moyen terme.
20L’abbé de Villars ne conçoit pas autrement sa Critique de Bérénice (1671), qu’il donne comme rédigée dans le bref intervalle qui sépare les premières représentations de la tragédie racinienne de la création de Tite et Bérénice, sur laquelle il promet un autre libelle [12]. Le discours critique épouse le point de vue d’un spectateur ouvertement cornélien (Corneille, déclare-t-il ironiquement, lui a « dépravé le goût »), qui aurait vu la pièce deux fois : à la première représentation, il n’a été sensible qu’aux infractions de Racine aux règles – et partant à la poétique cornélienne ; la seconde représentation a « enchanté » ce même spectateur, dès lors qu’il ne s’est plus attaché qu’à « l’expression des passions ». Le critique fait ainsi coup double : condamnée une première fois pour son irrégularité, la pièce de Racine l’est une seconde fois pour n’être pas une tragédie mais une élégie. Ainsi, s’agissant du caractère et du rôle d’Antiochus :
Ce n’est pas que je fusse satisfait le premier jour de cet écuyer inutile. Puisque la violence de l’amour empêchait son maître de rien imaginer pour nouer agréablement l’aventure, et qu’il se contentait de s’exclamer à tout propos, et de maudire le Ciel et la fortune ; il fallait lui inspirer de faire quelque chose, ou pour empêcher que Titus n’épousât Bérénice, quand il croyait l’affaire en ces termes, ou pour l’épouser, quand il croyait que Titus l’allait renvoyer. Si ce confident a eu ses raisons pour n’embarrasser pas son maître en aucune intrigue, parce qu’il ne le jugeait peut-être pas capable de la mener ; le poète en a eu assurément beaucoup de nous faire voir en ce Prince, que l’amour outre les désordres, qu’il a faits en Titus et Bérénice, en fait encore un ici, dont tout le monde ne s’aperçoit pas ; et nous apprend qu’un homme amoureux est si peu capable de rien faire pour les autres, que même en ce qui regarde son amour, il n’est pas en état de rien entreprendre pour soi-même ; et de plus que l’effet de l’amour le plus ordinaire, et le plus vraisemblable, c’est de se tuer soi-même, ou du moins de faillir à le faire, comme on le voit en Titus, Bérénice et Antiochus.
Je remarquai toutes ces beautés le second jour, parce que je ne m’attachai qu’à l’expression des passions. Je ne les avais pas remarquées à la première représentation, parce que Corneille m’avait dépravé le goût dans ses pièces, et m’avait accoutumé à chercher des caractères vertueux, ce que j’avais garde de trouver ici. J’avais eu pourtant quelque espérance que le caractère de Titus serait héroïque ; je lui voyais quelquefois des retours assez romains ; mais quand je vis que tout cela n’aboutissait qu’à se tuer par maxime d’amour, je connus bien que ce n’était pas un héros romain que le poète nous voulait représenter, mais seulement un amant fidèle qui filait le parfait amour à la Céladone. De sorte que je vis alors l’inconvénient de cette règle, quoique fort commune : qu’il ne faut pas que l’amour domine dans une pièce héroïque. [13]
22On aura reconnu dans la dernière proposition une paraphrase manifeste du précepte le plus fameux de la dramaturgie cornélienne, tel qu’édicté dans le premier Discours sur le poème dramatique : « que l’amour doit se contenter du second rang dans le poème et laisser le premier à quelque passion plus noble et plus mâle, telle que l’ambition ou la vengeance [14] ». Cette unique citation suffit à montrer que l’alternative critique signalée est ici encore à l’œuvre, qui peut condamner Racine doublement, en se contentant d’indiquer ce que Corneille aurait fait – des caractères pleinement vertueux et héroïques – et ce qu’il aurait su éviter – une rhapsodie de plaintes élégiaques. S’il n’y a de tragédie que cornélienne, l’originalité de Racine ne se trouve dès lors reconnue que pour ôter à sa pièce toute valeur tragique :
L’auteur a trouvé à propos pour s’éloigner du genre d’écrire de Corneille, de faire une pièce de théâtre, qui depuis le commencement jusqu’à la fin, n’est qu’un tissu galant de madrigaux et d’élégies […]. [15]
24La tragédie est celle de tout épigone : Racine aura élu une forme qui, comme Odette pour Swann, n’était décidément pas son genre.
25Publiées en 1675, les anonymes Remarques sur l’Iphigénie de M. Racine sont semblablement imputables à un spectateur cornélien, qui s’étend « sur les nouvelles grâces qu’[il] souhaiterai[t] dans cet ouvrage pour l’élever à la dernière perfection », en passant la pièce au crible d’une conception de la « vraisemblance » régulièrement déduite des chefs-d’œuvre de Corneille [16]. Il s’attarde ainsi longuement sur le rôle de l’oracle de Diane qui fait le nœud de l’action, pour montrer que Racine n’a pas su donner à la demande divine un « fondement » acceptable :
Diane demande le sang [d’Iphigénie], et l’on ne sait pourquoi. Agamemnon n’est point coupable ; Diane n’accuse personne et n’agit que par caprice. […] Dictys de Crète, cet ancien auteur qui a écrit l’histoire du siège de Troie colore bien mieux [la principale action]. Agamemnon avait tué une biche consacrée à Diane ; la peste détruisait l’armée des Grecs ; Diane voulait que la réparation de l’injure fût faite par la fille du profanateur : Agamemnon pouvait donner sa fille, et pour expier sa faute, et pour sauver l’armée ; le péril était pressant ; le sacrifice devenait nécessaire en quelque façon : mais dans la tragédie de Monsieur Racine il ne s’agit que d’obtenir du vent, qui n’était pas plus pour Agamemnon que pour Ménélas, Ulysse, et tous les autres Grecs. Et depuis quand Diane se mêle-t-elle de l’emploi d’Éole, pouvait dire Agamemnon ? Depuis quand a-t-elle empire sur la mer ? Qu’a fait ma fille ? Quel crime ai-je commis ? La colère de Diane devait regarder Agamemnon en particulier […]. [17]
27L’analyse tire ici encore toute son autorité d’une norme, sur laquelle le critique ne fait pas mystère ; elle se trouve établie depuis 1659 au moins, et la réécriture par Corneille de ce qui passait depuis l’Antiquité pour le modèle du genre :
L’oracle que prononce Calchas dans la pièce de Monsieur Racine, n’est pas si bien prétexté que celui de Laïus dans l’Œdipe de Monsieur Corneille [18].
29Amené par des raisons moins vraisemblables que celui de Laïus dans la pièce de Corneille, l’oracle de Calchas ne suffit pas à fonder la subrogation du personnage éponyme par un personnage secondaire au dénouement de la nouvelle Iphigénie. Racine n’a pas été assez habile pour ménager l’énoncé de l’oracle de telle façon qu’il puisse être appliqué successivement à ses deux héroïnes. Dans le long développement qui confronte l’étroite univocité de l’oracle de Calchas à la subtile polysémie de l’énoncé de Laïus dans la tragédie de Corneille – où il peut désigner tour à tour Dircé (fille de Laïus, personnage épisodique inventé), Thésée (introduit par Corneille dans la fable thébaine) et, in fine seulement, Œdipe –, le critique laisse entendre que Racine a vainement tenté de plagier le procédé cornélien :
C’est une question de grammaire [que] de savoir, si dans la pureté de notre langue on peut également entendre par les termes une fille du sang d’Hélène Ériphile fille d’Hélène et Iphigénie sa nièce, ou si l’on doit seulement entendre Iphigénie ou quelque autre princesse qui soit de la famille et du sang d’Hélène. Si l’oracle a demandé le sang d’Ériphile, il a parlé improprement, quand il l’a désigné par ces termes, une fille du sang d’Hélène. On […] peut dire avec pureté que : Iphigénie est fille de Clytemnestre, Ériphile fille d’Hélène, [mais] non pas Ériphile est fille du sang d’Hélène. Cette manière de parler, une fille du sang d’Hélène, ne marque point la fille d’Hélène, de même que ces paroles, fille d’Hélène, ne désigneraient point Iphigénie sa nièce, laquelle cependant est fille de son sang. Puisque l’oracle voulait qu’on sacrifiât une fille du sang d’Hélène, qui fût liée à elle par le sang, qui lui appartînt, qui fût de la même famille, il fallait suivre la première pensée d’Agamemnon, et de tous les Grecs, et ne vouloir pour victime qu’Iphigénie nièce d’Hélène, et qui était fille de son sang. Quand on veut parler des enfants de nos Rois, on ne dit point les fils du sang de France, mais l’on dit très bien les fils de France […]. Ce n’était donc point, pour parler proprement, le sang d’Ériphile que l’oracle demandait en ces termes : une fille du sang d’Hélène ; et il le demandait d’autant moins qu’il ajoute : Sacrifiez Iphigénie. On ne pouvait entendre par là que la fille d’Agamemnon qui était du sang d’Hélène, et qui s’appelait Iphigénie. L’oracle qui est dans Œdipe [de Corneille] que je viens de citer, s’explique mieux en ces termes [c’est l’ombre de Laïus qui réclame vengeance]:Le sang d’Œdipe était celui de la race de Laïus, aussi bien que celui de Dircé. Ils étaient tous deux le sang de Laïus, puisqu’ils étaient ses enfants. L’oracle semblait ne demander que le sang de Dircé, d’autant plus qu’on ne connaissait point Œdipe pour fils de ce roi ; et quand on vient à le reconnaître, on voit avec plaisir que cet oracle qui semblait ne menacer que Dircé, ne pouvait être entendu que d’Œdipe. Mais dans la pièce de Monsieur Racine, on ne doit pas approuver qu’Ériphile soit sacrifiée, parce qu’à prendre la véritable signification des termes de l’oracle, il ne demandait qu’Iphigénie. [20]Par le sang de ma race il [ce grand crime impuni] doit être effacéQue mon sang n’ait fait son devoir [19]
31Il ne suffisait pas de parier sur la polysémie du mot sang : encore eût-il fallu donner à l’énoncé oraculaire une structure qui autorise des réinterprétations successives et également vraisemblables à des moments distincts de l’action dramatique. N’est pas Corneille qui veut.
32On conçoit que les partisans de Racine se soient longtemps abstenus d’entrer en lice sur ce terrain-là : leur champion ne pouvait d’emblée se prévaloir d’une doctrine solidement constituée, et il a donc fallu défendre chacune de ses créations comme un coup d’essai singulier – à cet égard, redisons-le, les différentes préfaces de Racine sont à lire comme autant d’étapes dans la constitution d’une poétique susceptible de faire de la tragédie « racinienne » un genre à part entière : le dramaturge ne cesse d’y afficher la volonté d’être jugé à l’aune de ses propres règles.
33En témoigne la réponse donnée (mars 1671) à La Critique de Bérénice de l’abbé de Villars par un anonyme défenseur de Racine, parfois identifié à l’abbé de Saint-Ussans : pour miner l’autorité du critique et faute de pouvoir invalider la poétique cornélienne dont celui-ci se réclame, l’auteur de la Réponse prend prétexte de la publication antérieure par Villars d’une nouvelle galante et ésotérique intitulée Le Comte de Gabalis (1670) pour rapporter ses remarques à une fantaisiste « poétique des sylphes », à laquelle il peut opposer l’orthodoxie aristotélicienne en vertu de ce principe ironique : « M. Racine a suivi partout les erreurs d’Aristote [21] ». Le procédé tente ainsi de dénier à Corneille tout magistère :
comme les règles de poétique sur lesquelles vous avez fondé votre Critique de Bérénice ne sont d’aucun auteur dont j’aie entendu parler jusqu’ici, je m’imagine que c’est la poétique des sylphes. […]
En effet, il est certain que quiconque verra la poétique du philosophe, – qui prétend que l’une des plus grandes beautés que le poète puisse former dans la structure de sa fable, c’est de faire que l’aventure qui doit finir tragiquement aille bien avant dans la joie, avant d’être troublée par les accidents funestes, qui composent la catastrophe, et que pour relever avec adresse l’éclat de ces renversements, il faut qu’au moins une fois, on voie dans le bonheur et dans le plaisir, ces personnes que le malheur doit accabler dans la fin de la tragédie (ce que M. Racine a suivi, dans la joie que donne à Bérénice l’espoir de posséder Titus) – et qui verra ensuite la poétique des sylphes – qui veut que quand un amant doit quitter sa maîtresse à la fin du poème, on le dise au commencement, – trouvera une différence très grande de l’une à l’autre. [22]
35Le face à face des sylphes et du philosophe n’a pas d’autre fonction que d’orchestrer la disparition de « Corneille » en laissant Racine seul dramaturge à occuper la scène théorique. La facétie ne parvient toutefois pas à masquer l’essentiel : une vraie difficulté à défendre l’autonomie de la création racinienne. L’argumentation mise en œuvre par ce partisan de Racine se confond avec la quête ou la promotion d’un modèle générique susceptible de concurrencer celui auquel Corneille a attaché son nom.
36On verra ainsi ce même thuriféraire tenter d’en appeler en foule aux anciens contre le critique qui « se choque des pleurs d’un empereur » – « je ne vous conseille pas de lire Homère, Sophocle, Ovide, Sénèque, Virgile, Cicéron, ni tous les Anciens, où vous verriez pleurer Achille, Ulysse, Ajax, Hercule, Énée, Alexandre, César, et tant d’autres empereurs, dont les larmes seraient capables de vous noyer si on les avaient conservées dans des vases [23] » – sans parvenir à ébranler l’autorité de Corneille, qui a pour lui la caution du succès : l’abbé de Villars aurait beau jeu de répondre à la réponse en rappelant comment l’auteur du Cid ou de Cinna a su « exciter » une pitié plus digne.
37Mais le rappel d’un passé aussi lointain que glorieux reste impuissant à démontrer qu’on « peut faire un poème dramatique sans vouloir entrer en lice avec M. Corneille [24] » : il y faudrait logiquement un saut dans le futur, auquel le zélateur de Racine s’essaye courageusement. Cela nous vaut cette échappée vers une pièce possible, qu’on doit regarder autrement que comme une curiosité de l’histoire littéraire :
on voit que la Bérénice de M. Racine ressemble extrêmement à cette Iphigénie. La pauvre fille se réjouit d’abord de son prétendu mariage avec Achille ; comme Bérénice se réjouit de ses prétendues noces avec Titus. Iphigénie est surprise, crie et fond en larmes quand elle apprend qu’au lieu d’épouser, il faut être sacrifiée au salut des Grecs, par son propre père ; comme Bérénice se décharge en lamentations et en soupirs, quand on lui dit qu’il faut être sacrifiée aux lois des Romains, et qu’elle est abandonnée de ce même amant, qu’elle croyait épouser. Agamemnon pleure en voyant pleurer sa fille ; comme Titus pleure en voyant pleurer sa maîtresse. Le Grec ne se laisse jamais si fort attendrir, qu’il en change de résolution ; comme le Romain, quelque sensiblement qu’il soit touché, ne se laisse jamais fléchir. Ils disent l’un et l’autre, dans l’emportement de la douleur, des choses fort approchantes. L’un s’entend reprocher par sa fille et par sa femme ses pleurs, son attachement à l’oracle et à la satisfaction des Grecs ; comme l’autre par sa maîtresse, ses larmes et son attachement aux lois et au contentement des Romains. Et enfin la catastrophe d’Iphigénie n’est autre que la résolution de cette généreuse fille, qui, se lassant de pleurer inutilement, fait tout à coup un effort sur sa faiblesse, et exhorte elle-même son père à la sacrifier ; comme le dénouement de Bérénice consiste seulement en ce changement subit de cette reine, qui, après avoir en vain versé tant de pleurs, se résout à partir, et exhorte elle-même son amant à vivre en repos, éloigné d’elle. [25]
39L’Iphigénie dont il est ici question, c’est bien sûr l’héroïne de la tragédie d’Euripide. Le parallèle est d’autant plus riche d’enseignements que Racine ne devait écrire son Iphigénie que trois ans plus tard (première le 18 août 1674). Si le « résumé » proposé n’est pas complètement fidèle à la pièce grecque, c’est que notre auteur anonyme esquisse ici un canevas « racinien » de ce même sujet – en faisant donc de l’Iphigénie antique une variante de la moderne Bérénice… et d’Euripide un plagiaire par anticipation de Racine [26].
40On achèvera de se convaincre que « Corneille », à compter de 1660, nomme bien plus un genre qu’un auteur en observant maintenant les textes polémiques visant l’auteur de Tite et Bérénice ou de Sophonisbe : les critiques ont beau jeu d’opposer au dramaturge d’alors sa production de jadis pour lui reprocher de méconnaître sa propre poétique. À relever seulement dans ces textes l’émergence du topos du « vieux Corneille » ou à souligner l’outrecuidance du critique qui confond les rôles, on passerait à côté de l’essentiel : la façon dont le critique emprunte à « Corneille » lui-même une autorité assez grande pour traiter d’égal à égal avec le dramaturge. Par quoi il devient loisible de dénoncer dans les créations nouvelles un mauvais pastiche des succès de naguère : le poète ne se montrant pas toujours égal à lui-même, Corneille n’est plus dans Corneille, il est tout entier dans ce que je voudrais lire – soit encore : dans ce qu’il m’a rendu capable d’imaginer. On retiendra ici deux échantillons seulement de ces polémiques, en les lisant à rebours : la Critique de Tite et Bérénice par l’abbé de Villars déjà nommé (1671), et les très riches pages consacrées par Donneau de Visé à Sophonisbe au tome III (1663) de ses Nouvelles Nouvelles [27].
41Alors que la sévérité affichée à l’égard de Racine dans La Critique de Bérénice laissait attendre un éloge de la pièce concurrente, l’abbé de Villars n’épargne guère Corneille :
La Muse du cothurne […] s’est oubliée en faveur d’un jeune homme au préjudice du grand Corneille, avec qui elle avait été si longtemps en si bon ménage. Rotrou, Du Ryer et Scudéry n’avaient jamais pu la débaucher ; qui n’eût dit qu’elle aurait été fidèle jusqu’au bout ? […] Par un caprice impitoyable, elle l’a fait entrer en lice avec un aventurier qui ne lui en contait que depuis trois jours, elle l’a abandonné à sa verve caduque au milieu de la course, et s’est jetée du côté du plus jeune.
Allégorie mise à part, je suis fort mal édifié de la Bérénice du Palais-Royal, n’en déplaise à la vieille cour ; Monsieur Corneille a oublié son métier, et je ne le trouve point en toute cette pièce. […] Qui s’aviserait qu’un homme aussi expérimenté au théâtre que l’est M. Corneille, en une occasion où il est question de décider de son excellence, et en une pièce qui devrait servir de modèle à toute la tragique postérité, et de leçon à celui qu’il ne regardait que comme son écolier ; qui croirait, dis-je, qu’il dût nous donner un ouvrage irrégulier en tout point ? [28]
43À quoi tient l’irrégularité ? Le critique peut montrer que Corneille a échoué dans ce qui faisait jusque-là le ressort principal en même temps que la signature de ses intrigues : une unité d’action comprise comme « concurrence » de l’action épisodique et de l’action principale. L’abbé de Villars a une connaissance tellement approfondie de la poétique cornélienne qu’il peut affabuler autrement le rôle de Domitien au bénéfice d’une conspiration susceptible d’acheminer le dénouement par des voies authentiquement pathétiques :
Je ne le blâme point d’avoir introduit plusieurs personnages épisodiques ; mais je lui sais mauvais gré, premièrement de les avoir mal choisis, et puis de s’en être mal servi.
Puisqu’il voulait des personnes épisodiques, il fallait prendre le temps de la fable du vivant de Vespasian, le père de Titus, et se servir de l’avantage que l’histoire lui donnait. C’est par ordre de Vespasian que les historiens disent que Tite renvoya Bérénice. Voilà une épisode naturelle et dans le sujet. C’était une raison invincible que Titus avait pour quitter sa maîtresse ; et en même temps un beau champ pour le poète d’étaler les droits de l’autorité paternelle, et la vertu héroïque et romaine qui porte un fils à faire violence à ses inclinations pour suivre les désirs de son père. […] M. de Corneille, ayant besoin d’une épisode, a laissé celle-ci pour en prendre deux éloignées, qui la détruisent tellement, qu’il lui sera difficile de donner un titre juste à sa pièce, et de dire une bonne raison, pourquoi il l’appelle Bérénice plutôt que Domitie. […]
Quant à Domitien, frère de Tite, il était naturel de l’employer ; mais le poète a mal suivi la règle d’Horace, qui veut que, quand on met en avant des gens connus, on les représente tels qu’ils ont été : Achille brutal et Jason infidèle. Il fallait donc se souvenir que Domitien avait conspiré contre la vie de Titus ; ne se contenter pas de le dire en deux vers, mais faire une épisode de cette conspiration ; ce qui eût admirablement relevé la clémence de Titus, puisqu’elle le rend si recommandable dans l’histoire.
Tout cela n’eût-il pas fait un plus bel effet, un jeu plus ingénieux, et des scènes plus riches et plus héroïques, que toutes ces longues déclarations d’amour que Domitien fait à Domitie, qui ne font rien du tout à l’affaire de Bérénice ? que toutes ces feintes purement comiques d’aimer ailleurs ? que tous ces essais de donner de la jalousie, peu propres au Cothurne ? et enfin que toute cette ridicule picoterie de deux rivales, qui récrée le parterre dans un acte où il devrait être en pleurs ?
L’amour de Titus pour Bérénice eût pu être le prétexte de la conspiration de Domitien contre son frère ; nous eussions vu un héros en péril, nous eussions craint pour lui, nous l’eussions plaint ; la pitié et la crainte eussent été excitées selon les règles par le moyen d’un premier acteur ; il eût été délivré du péril en renvoyant Bérénice, par qui la conspiration eût été découverte et qui n’eût pas voulu conclure ce mariage, de peur d’exposer son amant à la fureur de la vertu romaine. Nous en eussions été ravis, nous aurions admiré l’amante et le héros, et nous eussions vu en Monsieur Corneille toutes ces manières romaines qui lui ont autrefois tant acquis de réputation. [29]
45Nul besoin au fond de rapporter l’invention cornélienne à la Bérénice de Racine comme à une version concurrente pour ouvrir l’éventail des possibles : le critique peut suggérer à Corneille des variantes avec le seul secours de ses propres Discours sur le poème dramatique – on aura reconnu dans le principe que « la pitié et la crainte doivent être excitées par le moyen du premier acteur » le précepte central du second des Trois Discours ; il s’agit en somme de produire une version de Tite et Bérénice susceptible de ramener Corneille à lui-même, en le rendant à son génie [30].
46La façon assez retorse dont Donneau de Visé convoque à deux reprises le nom de Corneille dans les Nouvelles Nouvelles [31] ne permet pas de le ranger tout uniment sous la bannière des critiques « cornéliens » de Corneille lui-même. Après une rapide allusion à Mairet, malade du « dépit » éprouvé à constater « que l’on a refait sa Sophonisbe », une première conversation roule sur la question de la « préoccupation » du public, soit la prévention, en français moderne [32]. Straton y apparaît comme un auteur infatué de lui-même qui s’inquiète en ces termes du sort d’un ouvrage – vraisemblablement un poème dramatique – qu’il vient de mettre sous presse :
Si cet ouvrage était d’un de ces auteurs qui sont aussi célèbres par l’estime et par la vénération que l’habitude fait avoir pour eux et pour leur nom que par le mérite de leurs ouvrages, et dont on loue les productions avant que de les avoir vues et que de savoir si elles méritent les louanges que l’on leur donne, mon livre serait le plus beau du monde, il l’emporterait sur tout ce que nous voyons d’ouvrages approuvés. […] Je suis prêt de soutenir devant toute la terre que la préoccupation que l’on a pour un nom fait toujours réussir les ouvrages de ceux qui le portent, beaucoup plus qu’ils ne réussiraient si l’on croyait que d’autres en fussent auteurs. Cette préoccupation est un torrent qui entraîne les applaudissements avec une rapidité presque incroyable. L’on n’oserait ouvrir la bouche qu’elle ne soit aussitôt fermée par des personnes qui traitent d’ignorants et de stupides ceux qui veulent parler, en leur disant, pour toutes raisons : « Cet ouvrage est d’un tel », ou « Ne savez-vous pas que cet ouvrage est d’un tel auteur ? ». La personne qui a été ainsi traitée croit que c’est un grand crime que de ne pas approuver ce que fait un tel et dit à ceux qui lui en disent du mal la même chose que l’on lui a dite. Ceux-là en disent autant aux autres et, par un bonheur si grand qu’il ne se peut presque imaginer, il n’est pas permis d’examiner ce que font ceux dont la préoccupation que l’on a pour eux fait réussir les ouvrages. Quelques fautes qu’ils puissent commettre, leur nom les met à l’abri de la plus juste critique et, bien que ce que l’on dit contre eux soit souvent vrai, il ne laisse pas que de passer pour des effets de l’envie, et les plus habiles ne peuvent faire connaître leurs défauts sans se faire railler et sans passer pour injustes, pour médisants et pour envieux. [33]
48Ariste, lui-même auteur sans réputation établie, vient appuyer le propos d’une anecdote : cinq jours plus tôt, à la comédie, il a pu observer les effets successivement produits sur un amateur – « jeune homme qui paraissait de qualité » – par l’insidieuse attribution à « Corneille » de la pièce représentée, puis par le brutal démenti de cette attribution (on ne connaîtra jamais le nom du dramaturge fictif). Sous la plume de Donneau de Visé, le passage ne tend évidemment pas à accréditer l’idée que « les grands auteurs se doivent plus fier au bonheur de leur nom qu’au mérite de leurs ouvrages ». Tout l’humour du passage tient à ce que les protagonistes confondent deux régimes du nom propre et deux emplois de la préposition de – ces auteurs prétendus méconnaissent donc la fonction-auteur telle que théorisée par Michel Foucault – en rabattant sur le modèle du préjugé nobiliaire la prévention dont les « ouvrages de l’esprit » sont susceptibles de bénéficier. Le dialogue vient ironiquement démontrer qu’un nom d’auteur ne s’attache pas à une œuvre de la même façon qu’un patronyme à un titre nobiliaire : Straton et Ariste se méprennent sur la valeur de « Corneille » qui désigne moins le dramaturge qu’un horizon d’attente pensé comme système de possibles dramatiques [34].
49C’est le même Straton qui sera plus loin prié de dire, comme spectateur parisien, son « sentiment » sur la Sophonisbe de Corneille [35], créée quelques semaines auparavant seulement (12 janvier 1663). On doit penser que Donneau de Visé connaît dès ce moment-là les Remarques sur la tragédie de Sophonisbe par lesquelles l’abbé d’Aubignac entend répliquer à une pièce qui viole sciemment les principes de La Pratique du théâtre, et sans doute aussi l’avis « Au lecteur » de la seconde édition de la pièce ; il est même permis de supposer que l’auteur des Nouvelles Nouvelles espère envenimer par ces quelques pages une querelle qui couvait depuis 1660 et qui paraît dès les premières semaines de l’année 1663 devoir rééditer celle du Cid [36] : s’il se défend de faire des « remarques » en s’en tenant à des « sentiments particuliers » qui « ne sont pas conçus par règles mais par un peu de sens commun », s’il s’abstient de « reprendre la pièce scène par scène » en s’attachant d’abord à la distribution et aux rôles, et s’il prétend parler constamment en spectateur qui n’a vu « jouer cette pièce qu’une fois seulement », Straton n’est pas loin de formuler sur le fond les mêmes critiques que l’abbé d’Aubignac. Au vrai, ce long entretien consacre l’émergence d’une critique de goût ; quelques citations suffiront toutefois à montrer que le jugement ne s’émancipe pas d’une norme qui reçoit régulièrement le nom de Corneille lui-même – mais la loi du genre s’énonce désormais sous le sceau d’une ironie difficile à apprécier : l’avènement d’une critique de goût se signale peut-être par le traitement désinvolte réservé à ce qu’on a cherché jusqu’ici à décrire comme la lecture « poéticienne » de l’œuvre dramatique.
50Ainsi Straton se sent-il autorisé à blâmer le caractère de Sophonisbe en le confrontant à celui de Cléopâtre dans Rodogune ou de Cinna dans la pièce homonyme, en glosant ou citant de mémoire les Examens et Discours où le dramaturge a théorisé sa propre conception du héros « ni bon ni méchant » – mais c’est pour achever sa démonstration sur cette formule où il faut sans doute déceler une manière d’antiphrase :
Voilà quel est mon sentiment touchant le personnage de Sophonisbe, que vous ne devez pas prendre pour une règle. [37]
52Ou encore, s’agissant du rôle d’Éryxe :
Éryxe […] est un personnage entièrement inutile à la pièce et l’on ne croyait pas que Monsieur de Corneille dût donner de compagne à l’Infante du Cid ; et il est d’autant moins excusable qu’il a avoué lui-même que ce personnage est inutile et qu’il a dit qu’il s’était persuadé qu’Éryxe plairait à cause de la nouveauté de son caractère. Mais ce n’est pas imiter l’ancien Corneille que de travailler de la sorte : il regardait ce qui était bon, non ce qui était nouveau ; il travaillait pour la postérité, et non pour le temps présent. C’est pourquoi j’en appelle de lui-même à lui-même et je le condamne de s’être accommodé à un siècle qui, grâce aux farces, ne saurait plus goûter les bons et solides ouvrages.
Mais, pour retourner au rôle d’Éryxe, il a été regardé comme nouveau, ainsi que son auteur se l’est imaginé, et l’est en effet, puisque c’est une femme qui affecte pendant toute la pièce de servir sa rivale, afin de ne point passer pour jalouse et de gagner l’esprit de Massinisse, qu’elle aime et qui aime Sophonisbe. Mais quoi qu’elle fasse, on voit bien que la prudence de l’auteur agit plus qu’elle. L’on voit peu de femmes si modérées lorsqu’elles ont de si justes et de si visibles sujets d’être jalouses. Je veux toutefois qu’il s’en trouve ; mais, comme l’intérêt leur fait jouer ce personnage, il ne demande pas toujours qu’elles le jouent, et la raison veut que l’on cesse de se nuire et de servir une rivale, lorsqu’elle sait profiter des services que l’on lui rend, et que ce que l’on craint est près de s’accomplir. Il faut alors agir autrement qu’en obligeant et cesser de rendre des services, lorsqu’on voit que l’on n’en peut tirer le fruit que l’on s’était proposé d’en recueillir.
Si Éryxe toutefois croyait qu’il y eût de la honte à suivre l’exemple de toutes les femmes en faisant trop éclater sa jalousie, et qu’elle se ferait par ce moyen railler et mépriser tout ensemble, elle pouvait la cacher sans servir sa rivale ; elle pouvait affecter de l’indifférence et, puisqu’elle avait tant de pouvoir sur elle-même, retenir les éclats impérieux de la plus déréglée des passions, et de celle qui tourmente le plus une femme et a le plus d’empire sur son esprit. Enfin Éryxe agit si mollement pour elle-même qu’elle n’oblige point l’auditeur d’entrer dans ses intérêts. Mais l’on ne doit pas s’en étonner, puisque l’on pourrait bien jouer la pièce sans elle et qu’elle ne contribue en rien, ni au nœud ni au dénouement. [38]
54L’allusion à un « aveu » du dramaturge qui figure dans l’avis « Au lecteur » de l’impression et le rappel des déclarations relatives au personnage du Cid contenues dans le second Discours sur le poème dramatique permettent à Straton d’opposer « Corneille » à Corneille, pour produire dans la foulée une variante qui rende la jalousie d’Éryxe mieux conforme à ce que l’on sait des femmes (l’expérience du monde venant ouvertement se substituer à la connaissance des « règles ») – sans parvenir toutefois à rendre le personnage structurellement nécessaire.
55Mais quand il s’agit de traiter, dans un deuxième temps, de « la pièce en général », Straton doit, à l’instar de l’abbé d’Aubignac, donner raison à Mairet qui a préféré les bienséances à la vérité historique – contrairement à l’argument qu’avance(ra) le dramaturge dans le péritexte :
L’on peut dire, si l’on compare la Sophonisbe de Monsieur de Mairet avec cette dernière, qu’il a mieux fait que Monsieur de Corneille, d’avoir, par les droits que donne la poésie, fait mourir Siphax, pour n’y pas faire voir Sophonisbe avec deux maris vivants, et d’avoir, par la même autorité, fait mourir Massinisse qui, après la mort de Sophonisbe, ne peut vivre ni avec plaisir ni avec honneur. Cette mort aurait fait crier contre les Romains, elle en aurait fait blâmer la cruelle politique et elle aurait fait prendre pitié de Massinisse (car l’on n’en conçoit point pour Sophonisbe, après ce que l’on lui a vu faire), la tragédie en aurait été mieux finie, elle aurait excité de la pitié et l’auditeur s’en serait retourné plus satisfait. [39]
57L’irruption du conditionnel signale qu’il y va ici encore d’une variante : ce que le critique projette ainsi, c’est la Sophonisbe-de-Corneille telle qu’elle eût dû être si le dramaturge s’était mis à l’école de Mairet en prenant des leçons de La Pratique du théâtre.
58L’examen peut dès lors s’achever sur une concession qui a toutes les allures d’un sarcasme :
Il [Corneille] est au-dessus de la critique, il rend raison de tout ce qu’il fait, mais quoiqu’il soit le premier à faire voir ses fautes, il devait du moins faire en sorte que son dernier ouvrage fût si achevé qu’il ne fût point obligé de faire une préface pour en faire voir lui-même les défauts et pour montrer qu’il les connaît.
Je ne crois pas que ce que j’ai dit puisse plus nuire aux comédiens qu’à l’auteur, puisque, outre que cette tragédie a jeté tout son feu, il est certain que l’on court aux fautes de Corneille et que l’on les va voir avec plus de plaisir que les chefs-d’œuvre des autres.
D’ailleurs, l’on ne doit pas croire que la Sophonisbe soit méchante parce que j’ai, ce semble, dit quelque chose à son désavantage : l’on ne parle jamais contre une pièce qu’elle n’ait du mérite, parce que celles qui sont absolument méchantes ne sont pas dignes d’avoir cet honneur, et que ce serait perdre son temps que de vouloir faire remarquer des fautes dans des choses qui en sont toutes remplies et où l’on ne peut rien trouver de beau. Toutes ces choses font voir que ni l’auteur ni les comédiens ne se peuvent plaindre de moi avec justice, et que je n’ai pas cru effleurer seulement la réputation de Monsieur de Corneille en disant librement ce que je pense de sa Sophonisbe.
Je confesse avec tout le monde qu’il est le prince des poètes français, et je n’ai cité Rodogune et Cinna que pour faire voir que l’on ne peut rien trouver d’achevé que parmi ses ouvrages ; qu’il n’y a que lui seul qui ne puisse fournir des exemples de pièces parfaites et qu’il a pris un vol si haut que l’âge l’oblige malgré lui de descendre un peu. [40]
60Pareilles déclarations restent délicates à interpréter – selon qu’on accepte de voir ou non en Straton un double fictionnel de l’abbé d’Aubignac, selon que l’on considère ou non que le ridicule initial du personnage invalide d’avance ses propos critiques, selon que l’on date de février ou de juin la parution du tome III des Nouvelles Nouvelles, et finalement selon le statut que l’on accorde à la Défense de la Sophonisbe du même (?) Donneau de Visé (l’éloge n’est palinodique que si l’on identifie Straton à l’auteur des Nouvelles Nouvelles). Il reste dans l’affaire bien des zones d’ombre qu’un complément d’enquête pourrait venir lever – il fait toutefois peu de doute que le détail de cette querelle de Sophonisbe, où l’on a longtemps voulu déchiffrer l’affaissement de l’autorité de Corneille, nous instruirait plus sûrement encore sur la récession d’un mode de lecture jusqu’ici dominant : on cessera bientôt de lire en poète les poèmes dramatiques pour les citer à comparaître devant un tout autre tribunal – le jugement esthétique.
Notes
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[1]
Le présent article vient prolonger les propositions formulées pour les querelles du Cid et de La Princesse de Clèves dans « Petites querelles du Grand Siècle, ou l’accent circonflexe », Textuel, n° 64, 2011, p. 37-46 ; mis en ligne dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula : http://www.fabula.org/atelier.php?Accent_circonflexe.
-
[2]
Extraits des deux lettres reproduits dans J. Racine, Théâtre. Poésie, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 181-182.
-
[3]
Ibid., p. 181 – orthographe et ponctuation par nous modernisées (comme pour l’ensemble de nos citations)
-
[4]
Ibid., p. 182.
-
[5]
Dans un recueil publié chez Barbin sous le titre Œuvres mêlées […] par M. S. E., avec un achevé d’imprimer daté du 26 juin. Le texte est reproduit dans J. Racine, op. cit., p. 183-189.
-
[6]
Saint-Évremond, Dissertation sur le Grand Alexandre, ibid., p. 188-189.
-
[7]
Ibid., p. 183.
-
[8]
A.-Th. de Subligny, La Folle Querelle ou la Critique d’Andromaque, Préface, dans J. Racine, op. cit., p. 261.
-
[9]
Ibid., p. 261-263.
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[10]
R. Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 2011, chap. dernier, passim. Peut être dite transfictionnelle toute forme d’écriture seconde qui porte moins sur le texte fictionnel que sur le monde fictif (fût-ce par jeu).
-
[11]
A.-Th. de Subligny, op. cit., II, 9, éd. cit., p. 280.
-
[12]
N.-P.-H. de Montfaucon de Villars, La Critique de Bérénice, Paris, L. Billaine, 1671.
-
[13]
Ibid., dans J. Racine, op. cit., p. 514-515.
-
[14]
P. Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 72.
-
[15]
N.-P.-H. de Montfaucon de Villars, op. cit., p. 516.
-
[16]
[Anonyme], Remarques sur les Iphigénies de M. Racine et de M. Coras, « Remarques sur l’Iphigénie de M. Racine », dans J. Racine, op. cit., p. 795.
-
[17]
Ibid., p. 798.
-
[18]
Loc. cit. Le critique cite en outre l’oracle d’Ammon dans Andromède de Corneille (1650, I, 1) comme exemple d’énoncé oraculaire solidement motivé.
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[19]
Voici le texte intégral de l’oracle de Laïus : « Un grand crime impuni cause votre misère, / Par le sang de ma race il doit être effacé, / Mais à moins qu’il ne soit versé, / Le ciel ne se peut satisfaire ; / Et la fin de vos maux ne se fera point voir, / Que mon sang n’ait fait son devoir. » (Œdipe, II, 3). Pour une analyse détaillée, voir B. Louvat et M. Escola, « Le complexe de Dircé. La structure de l’épisode dans Œdipe de Corneille », XVIIe siècle, n° 200, juillet-septembre 1998, p. 453-470.
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[20]
Remarques sur les Iphigénies de M. Racine et de M. Coras, éd. cit., p. 802-803.
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[21]
[Saint-Ussans], Réponse à La Critique de Bérénice, dans J. Racine, op. cit., p. 523.
-
[22]
Ibid., p. 521-522.
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[23]
Ibid., p. 528.
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[24]
Ibid., p. 533.
-
[25]
Ibid., p. 532-533.
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[26]
L’exemple est donc à verser au dossier instruit par P. Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2008. Voir l’entrée correspondante de l’Atelier de théorie littéraire de Fabula : http://www.fabula.org/atelier.php?Plagiat_par_anticipation.
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[27]
Je remercie C. Bourqui d’avoir attiré mon attention sur ce passage d’une œuvre capitale, mise par lui à la disposition de tous (www.nouvellesnouvelles.fr), et dont C. Schuwey et A. Vuilleumier proposent supra une analyse passionnante.
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[28]
N.-P.-H. de Montfaucon de Villars, La Critique de Bérénice, éd. augmentée, Paris, L. Billaine, M. Le Petit et E. Michallet, 1671, « Seconde partie », dans G. Michaut, La Bérénice de Racine, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1907, p. 260-262.
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[29]
Ibid., p. 262-265.
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[30]
On s’est naguère diverti à appliquer ce principe à Horace : si Corneille a pu dénoncer dans l’Examen de la pièce rédigé en 1660, soit vingt ans après la création, une « duplicité d’action », les Discours offrent de leur côté et à la même date de quoi restaurer l’unité. Voir notre édition de la pièce (Paris, GF-Flammarion, 2001), dont le dossier « Horace 1660 » se proposait ainsi d’améliorer une œuvre réussie, ainsi que l’article « Récrire Horace », XVIIe siècle, n° 216, 2002 (partiellement repris dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, entrée « Refaire Horace » : http://www.fabula.org/atelier.php?Refaire_Horace).
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[31]
Pour une complète présentation de l’œuvre comme pour un examen détaillé des pages consacrées à Sophonisbe, voir supra l’article de C. Schuwey et A. Vuilleumier.
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[32]
J. Donneau de Visé, Nouvelles Nouvelles, Paris, J. Ribou, 1663, t. III, p. 177-194 (en ligne : http://www.nouvellesnouvelles.fr/tomeIII.html). La première mention de Mairet se trouve p. 166.
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[33]
Ibid., p. 182-183.
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[34]
C’est ainsi que l’on peut entendre cette déclaration « lorsqu’un auteur s’est une fois acquis de la réputation, son nom fait du moins autant de chefs-d’œuvre que lui » (ibid., p. 189).
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[35]
Ibid., p. 243-276 pour l’ensemble de l’examen de la pièce.
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[36]
Notre réflexion devrait s’étendre logiquement à l’ensemble des textes produits dans les premiers mois de 1663, dont la chronologie rend douteuse la datation habituellement retenue pour le tome III des Nouvelles Nouvelles (9 février, date de l’achevé d’imprimer du t. I – quand juin paraît plus probable pour le t. III) : aux Remarques de l’abbé (8 février, chez Ch. de Sercy) comme à l’ensemble de ses Dissertations contre Corneille (où l’on voit l’auteur de La Pratique du théâtre s’en prendre moins à telle ou telle pièce qu’au genre même de la tragédie cornélienne), à la Défense de la Sophonisbe rédigée par le même Donneau de Visé à la même (?) date (mars, chez C. Barbin) et à l’anonyme Lettre sur les Remarques qu’on a faites sur la Sophonisbe de M. Corneille (mars également), ainsi qu’aux interventions de Corneille lui-même dans l’impression de la pièce (10 avril) – en suivant les suggestions avancées par H. Baby dans son édition de La Pratique du théâtre (Paris, Champion, 2001), par N. Hammond et M. Hawcroft dans leur édition des Dissertations contre Corneille (Exeter University Press, 1995), par B. J. Bourque dans son édition des Écrits contre l’abbé d’Aubignac (Tübingen, G. Narr, 2014), et dans le présent volume par C. Schuwey et A. Vuilleumier, ainsi que par C. Meli (supra).
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[37]
J. Donneau de Visé, op. cit., t. III, p. 255 (nos italiques).
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[38]
Ibid., p. 257-260.
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[39]
Ibid., p. 267-268.
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[40]
Ibid., p. 270-272.