Notes
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[1]
« Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » (Barthes : 2002, V, p. 432).
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[2]
« Il y a donc un langage qui n’est pas mythique, c’est le langage de l’homme producteur : partout où l’homme parle pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image, partout où il lie son langage à la fabrication des choses, le métalangage est renvoyé à un langage objet, le mythe est impossible. Voilà pourquoi le langage proprement révolutionnaire ne peut être un langage mythique » (Barthes : 2002, I, p. 857).
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[3]
Il est intéressant de noter que dans une perspective bien plus précise, concerné par les concepts que les historiens forgent pour expliquer un phénomène ou une période, Lucien Febvre analyse aussi ce phénomène d’élargissement incontrôlable du sens d’un mot : «… la Renaissance, au départ, c’est avant tout l’apparition d’une nouvelle peinture. Et puis, de la peinture le mot passe à la sculpture, à l’architecture, à tout l’ensemble des arts plastiques. Et puis, des arts plastiques, il passe à la littérature. Et à l’érudition, dans tous les domaines. A la philosophie et à la science comme humanisme, au sens restreint du mot. Voilà l’étiquette devenue système cohérent, elle aussi, et système qui prend vie. […] Et la Renaissance cessant d’être un épisode de l’histoire artistique et littéraire de l’Occident, devient toute une époque, tout un genre de vie, toute une manière d’être. […] Un être qui engendre, qui façonne, qui marque des hommes : les hommes de la Renaissance. […] Étonnante puissance des mots que l’homme crée pour ses besoins. Mais qui, sitôt créés, volent de leurs propres ailes, courent leur fortune, connaissent leur destin. […] Qu’y a-t-il derrière tous ces débats verbaux ? rien que des mots. Supprimons-les, jurons de ne plus prononcer ni le mot Moyen Âge, ni le mot Renaissance. […] Je veux bien. Je ne tiens pas aux mots. Je me méfie singulièrement, toujours, de leur pouvoir occulte. Biffons-les. Ce ne sera d’ailleurs pas si facile que l’on pourrait croire. Car les mots se défendent. Nous ne saurions en créer sans la complicité des masses : ce sont elles, qui d’un néologisme, font un mot de la langue. Nous ne saurions de même en supprimer sans la complicité des masses : ce sont elles, et elles seules, qui brusquement laissent tomber les mots dans l’oubli… » (Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, Cours au Collège de France 1942-1943, éd. Flammarion, Paris, 1992, p. 25-26)
1La célèbre phrase que Barthes prononça lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, accusant la langue de fascisme [1], a provoqué et provoque encore aujourd’hui une certaine gêne chez un grand nombre de chercheurs en littérature, appartenant à des courants différents de la pensée littéraire. Cette gêne se manifeste sous des formes diverses, des condamnations rapides et lapidaires aux longs articles critiques. Mais ces lectures ont majoritairement un trait en commun : elles détachent cette phrase du texte dans lequel elle apparaît et a fortiori de l’œuvre de Barthes, car le mot « fasciste » dérange plus que l’idée qu’il transmet. « La langue est fasciste » n’est pourtant pas un énoncé indépendant. Il n’est ni une conclusion, ni une assertion, et encore moins une nouveauté que Barthes prétendait livrer à son auditoire. C’est le point culminant de son introduction, là où il pose, le plus directement possible, le problème qui l’a toujours préoccupé, pour montrer ensuite où il en est au moment de son entrée au Collège de France et quelle nouvelle solution il veut proposer pour régler ce problème ancien. Pour bien saisir l’enjeu de cette formule, il faudra suivre sa Leçon du début à la fin, en gardant un regard sur le contexte dans lequel il l’a prononcée.
2D’emblée, en posant la question du pouvoir, Barthes fait de ce concept un point de rencontre qui lui permet de démontrer l’intersection des deux axes de réflexion qui créent ensemble l’enjeu théorique du texte : c’est par le pouvoir qu’il explique et la cohérence interne de sa trajectoire intellectuelle et le souci méthodique de son enseignement. Et ceci pour une raison claire : c’est par sa position vis-à-vis du discours du pouvoir que la sémiologie barthésienne se distingue des autres branches de la sémiologie et de la linguistique, à la fois par son objet et par sa méthode. Et Barthes commence précisément avec cette question. La leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire commence par poser la question du pouvoir ; affirmation significative : la sémiologie est à situer d’abord face au pouvoir. Quelques années avant de prononcer cette Leçon, dans son séminaire sur les idiolectes et ensuite dans son article de 1973 intitulé « La division des langages », Barthes partage les discours en fonction de leurs rapports au pouvoir, selon deux catégories : « encratique » et « acratique ». Les deux mots seront rapidement abandonnés, mais l’idée qu’ils expriment conserve toute son importance. Si le discours encratique est soumis au pouvoir, travaille à l’ombre du pouvoir, que le discours acratique est hors du pouvoir et s’y oppose, ils ont néanmoins ceci en commun qu’ils « ne relèvent pas d’une techné de la persuasion, mais [qu’] ils comportent tous des figures d’intimidation (même si le discours acratique paraît plus brutalement terroriste) : fruit de la division sociale, témoin de la guerre du sens, tout sociolecte (encratique et acratique) vise à empêcher l’autre de parler » (Barthes : 2002, IV, p. 358-359).
3La tâche de l’intellectuel n’est pas simplement de critiquer la doxa, le discours encratique, mais aussi d’analyser et de critiquer son propre discours, le discours acratique : « l’analyser, c’est nous analyser nous-mêmes en tant que nous parlons : opération toujours risquée et que pour cela même il faudra entreprendre » (ibid., p. 358). Il faudra donc commencer par prendre en compte le rapport entre notre propre discours, c’est-à-dire le discours de l’intellectuel de gauche, avec le pouvoir, tout en prenant des distances avec le discours encratique. Pour ce faire, Barthes se démarque, dès le début de la Leçon, de la sémiologie et de la linguistique « universitaires », de ces disciplines qui pensent la langue comme un simple appareil transparent de communication et qui restent par ce parti pris à « l’ombre du pouvoir ». Il ne faut pas attendre longtemps pour que le discours des intellectuels de gauche soit à son tour également attaqué :
« L’innocence » moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’un côté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas ; nous avons cru que le pouvoir était un objet exemplairement politique, nous croyons maintenant qu’il est aussi un objet idéologique, qu’il se glisse là où on ne l’entend pas du premier coup, dans les institutions, l’enseignement, mais en somme qu’il est toujours un (Barthes : 2002, V, p. 430).
5Si, en insistant sur « l’enseignement », « les institutions » et « l’idéologie » Barthes laisse entendre qu’il évoque Althusser et notamment son Idéologie et appareil idéologique d’État (Voir Althusser : 1970), Althusser n’est pas le seul à être visé par cette phrase : il s’agit d’une certaine manière de tout le discours marxiste qui voit le pouvoir centralisé dans une classe dominante.
6 À l’intérieur de ce même discours, nous avons des raisons de croire que Barthes fait appel, quelques lignes plus loin, à un autre adversaire/ami : Pier Paolo Pasolini, avec qui il avait commencé depuis un an un « dialogue » sur la question même du fascisme, sans attendre de réponses car son interlocuteur avait déjà été assassiné. Le mot « fasciste », à cette époque, peut facilement rappeler Pasolini, tant le cinéaste avait insisté sur le phénomène du fascisme dans son œuvre. Regardons donc de plus près comment Barthes voit la compréhension pasolinienne du « fascisme » dans l’article très critique qu’il a publié à propos de Salo : « Le fascisme est un danger trop grave et trop insidieux, pour qu’on le traite par simple analogie, les maîtres fascistes venant “tout simplement” prendre la place des libertins. Le fascisme est un objet contraignant : il nous oblige à penser exactement, analytiquement, politiquement » (Barthes : 2002, IV, p. 945). Devant le fascisme nous sommes donc obligés de penser exactement, d’être précis ; pour ce faire, Barthes distingue entre deux formes de fascisme : le « système-fasciste » et la « substance-fascisme » :
Autant le système requiert une analyse exacte, une discrimination raisonnée, qui doit interdire de traiter en fascisme n’importe quelle oppression, autant la substance peut circuler partout ; car elle n’est au fond que l’un des modes dont la ʺ raisonʺ politique vient colorer la pulsion de mort, qu’on ne peut jamais voir, au dire de Freud, si elle n’est teintée de quelque fantasmagorie (ibid., p. 945).
8 Mais l’analyse que fait Pasolini du fascisme ne se limite pas à Salo, il l’aborde notamment dans ses articles sur la société de consommation, et nous pouvons nous demander si la distinction de Barthes est applicable à la conception pasolinienne de « nouveau fascisme ». Est-ce d’un système-fascisme qu’il parle ou d’une substance-fascisme ? D’abord il faudra s’interroger sur l’argument qui permet à Pasolini de définir la société de consommation comme fasciste. Il s’agit avant tout du conformisme, notion qui rejoint plus ou moins le phénomène que Barthes critique sous le nom de « grégarité ». Mais ce qui importe pour Pasolini dans ce conformisme, c’est l’aliénation qui en résulte, c’est le fait que cette transformation idéologique, cette production massive des sujets semblables est en réalité plus efficace que ce qu’il appelle « le fascisme historique » :
Le fascisme avait en réalité fait d’eux des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de l’âme, dans leur façon d’être. En revanche, le nouveau fascisme, la société de consommation, a profondément transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels (Pasolini : [1974] 1976, p. 269).
10 C’est ce qui permet à Pasolini de traiter de génocidaire l’attitude de la société de consommation : si le génocide veut dire supprimer par intolérance tout ce qui est différent de soi, la société de consommation ne permet même pas que cette différence naisse. Nous pouvons en déduire que la société de consommation n’est pas une substance-fascisme, mais bel et bien un système-fascisme. Le fascisme sera donc défini comme une violence systématique et organisée qui condamne toute issue et, dans le même temps, exclut les différences. La société de consommation est à cet égard plus efficace que le « fascisme historique » en ceci que nous ne pouvons d’aucune manière en sortir. Nous pouvons faire un livre ou un film pour la critiquer : elle le transforme en objet de consommation, en marchandise, et se moque de notre naïveté, elle fonctionne par le phénomène que Barthes appelle la « récupération ».
11 Pasolini a bien senti la lacune du discours antifasciste, qui ne voit pas que le problème se reproduit sous une autre forme et de manière plus efficace. Il a également senti le rapport qu’il y a entre ce fascisme et la langue, mais il le pose différemment, par le concept de l’aphasie, c’est-à-dire par une imposition de la part du discours dominant qui nous empêche d’être inventifs dans la langue, qui nous empêche de dire. Mais Barthes a encore tendance à poser le problème plus profondément et à montrer que cette critique est insuffisante, comme il l’a toujours fait depuis le manifeste des 121. À ce moment-là aussi il s’agissait du fascisme, et Barthes résistait devant le sens léger que l’on donnait à ce mot : … nous sommes déçus, presque, que le gaullisme ne soit pas du fascisme » (Barthes : 2002, I, p. 985). Il essayait à cette époque aussi de déplacer le lieu de l’intervention intellectuelle : « Si vraiment le sens du gaullisme est au niveau de l’idéologique, ce sont les armes idéologiques qu’il faut trouver » (ibid., p. 986). Et il propose des stratégies pour ce changement, auxquelles il reste fidèle toute sa vie :
1. Il faut peu à peu corriger l’objet même de la contestation intellectuelle : la faire porter moins sur les abus du pouvoir que sur ses alibis, ses raisons, l’organisation implicite de ses valeurs à tous les niveaux. 2. Il faudrait alourdir, en quelque sorte, lester la technique du combat intellectuel : rassembler collectivement des matériaux sur la nouvelle idéologie, entretenir un dossier permanent, ouvrir peut-être une sorte de Bureau d’information mythologique […] 3. Enfin et surtout, il faudrait peut-être aborder franchement une réforme du statut interne (non écrit) de l’intelligentsia française […] substituer l’acte au geste, et l’acte intellectuel à l’acte politique (ibidem).
13 Comme nous le voyons, c’est par le combat sémiologique que Barthes essaie de « corriger l’objet de la contestation intellectuelle », pour qu’elle porte sur « les alibis du pouvoir ». Il n’est pas loin de cette position au moment où il prononce sa leçon inaugurale ; il l’affirme lui-même, et explique que les changements sociaux obligent la sémiologie à se déplacer tout en restant attachée au même objet : « La langue travaillée par le pouvoir : tel a été l’objet de cette première sémiologie. La sémiologie s’est ensuite déplacée, elle s’est colorée différemment, tout en gardant le même objet, politique – car il n’y en avait pas d’autre ». (Barthes : 2002, V, p. 440)
14 Qu’est-ce qui produit précisément la différence entre la sémiologie de l’époque des Mythologies et celle de la leçon inaugurale au Collège de France ? Pour l’essentiel, il s’agit de deux changements de position, l’un d’ordre scientifique, l’autre politique. Scientifiquement le déplacement se produit à propos de la distinction hjelmslévienne entre le métalangage et le langage-objet, tel que Barthes la définit dans son essai « Le Mythe aujourd’hui ». Le métalangage, en tant que système second qui s’empare du signe linguistique, déjà plein, et l’utilise comme signifiant – faisant ainsi passer son message et ses valeurs pour naturels –, s’oppose dans la dichotomie de cette époque au langage-objet, qui ne transmet rien au-delà de sa signification linguistique. Cette distinction permet à Barthes de penser, au début, qu’un langage non mythique est possible [2]. D’un point de vue politique, à l’époque du « Mythe aujourd’hui », le mythe est principalement à droite et la production de l’idéologie est plutôt la fonction de la classe dominante. Mais à partir de la fin des années 1960, Barthes – inspiré de Lacan – commence à douter de cette différence entre le métalangage et le langage-objet. Il le dit dans son séminaire intitulé Sarrasine de Balzac, après avoir repris la phrase de Lacan (« il n’y a pas de métalangage ») : « En fait, tout discours renvoie à un autre discours : l’anaphore est le régime normal de tout langage. En ce sens, il n’y a que des métalangages ». (Barthes : 2011, p. 100) Ce qui reste alors n’est pas un langage-objet mais, au contraire, uniquement un métalangage. Ce renversement est signifiant : la fonction de la production idéologique et mythique n’est plus limitée à un certain niveau de la langue, mais étendue à son ensemble. L’autre différence entre le moment de la Leçon et l’époque du « Mythe aujourd’hui » concerne le rapport à la gauche. Après les événements du mai 1968, Barthes ne peut plus affirmer que le langage révolutionnaire n’est pas un langage mythique ; au contraire il voit dans le mode d’apparition de ce langage une violence inquiétante, ce qu’il a expliqué à plusieurs reprises et notamment dans la Leçon : « chaque groupe oppositionnel devenait à son tour et à sa manière un groupe de pression entonnant en son propre nom le discours même du pouvoir, le discours universel… » (Barthes : 2002, V, p. 440-441).
15 Avant de reprendre le dialogue avec Pasolini sur la question du fascisme, il faudrait mettre l’accent sur un autre point qui contribue à la confusion créée par la fameuse phrase de Barthes : dans les premières pages de la Leçon où Barthes décrit le rapport entre la langue et le pouvoir, il déplace plusieurs fois implicitement et rapidement l’objet de son analyse ; d’abord il évoque l’aspect uniquement syntaxique de ce rapport, puis, en citant Renan et en expliquant la citation, il fait allusion à l’ensemble de la langue, à l’ensemble de ses mécanismes sémantiques et syntaxiques qui collaborent pour produire le sens secondaire, mythique, de l’énoncé linguistique. Enfin, tout de suite après avoir affirmé que la langue était fasciste, comme pour donner un exemple de ce fascisme, il rappelle « l’autorité de l’assertion » et « la grégarité de la répétition » qui « se dessinent immanquablement dans chaque parole proférée », ce qui relève du niveau discursif, des unités plus grandes que la phrase, dont la sémiologie essayait de s’occuper dès les premières années de l’enseignement de Barthes à la VIe section de l’EPHE. Quelques pages plus loin, il explique la raison de cette confusion :
Vous avez pu voir que, tout au long de ma présentation, je suis passé subrepticement de la langue au discours, pour revenir, parfois sans prévenir, du discours à la langue, comme s’il s’agissait du même objet. Je crois en effet aujourd’hui que, sous la pertinence qui est ici choisie, langue et discours sont indivis, car ils glissent selon le même axe de pouvoir (ibid., p. 439).
17 Nous pouvons dès lors reprendre les critiques adressées par Pasolini à la société de consommation pour voir comment, selon Barthes, elles sont déjà en fonction dans la langue. Appliquée au texte de Barthes lui-même, la distinction entre la « substance-fascisme » et le « système-fascisme » montre que la langue réunit les deux formes à deux niveaux : au niveau discursif, elle est la résidence perpétuelle de la substance-fascisme ; au niveau syntaxique, en tant que système de violence et d’oppression organisé, elle est un système-fascisme. L’idée de Jakobson selon laquelle la langue se définit moins par ce qu’elle permet de dire que par ce qu’elle nous oblige à dire est répétée dans le Leçon (Barthes s’y référait déjà en 1973 dans « La Division des langages ») comme un premier exemple de l’aliénation linguistique. En commentant Boas, Jakobson affirme que ces obligations grammaticales n’ajoutent rien à la clarté de la langue : s’il est indispensable d’atteindre cette clarté, on peut toujours y parvenir au moyen de suppléments lexicaux. Boas donnait l’exemple du temps ou de la pluralité : lorsque ces notions sont absentes de la grammaire d’une langue, elles sont exprimées par les moyens lexicaux. De l’idée de Boas, Jakobson peut conclure « que la vraie différence entre les langues ne réside pas dans ce qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exprimer mais dans ce que les locuteurs doivent ou ne doivent pas transmettre » (Jakobson : [1959] 1963, p. 201). L’importance de cet aspect d’obligation apparaît davantage lorsque Jakobson évalue son impact sur les croyances, les décisions et même la pensée d’une communauté linguistique :
La grammaire est un véritable ars obligatoria, comme disaient les scolastiques ; elle impose des décisions par oui ou non. Comme Boas n’a cessé de le faire remarquer, les concepts grammaticaux d’une langue donnée orientent l’attention de la communauté linguistique dans une direction déterminée, et, par leur caractère contraignant, influencent la poésie, les croyances et même la pensée spéculative… (ibid., p. 201-202).
19 L’apport de Barthes est donc uniquement d’ordre politique : sur le plan scientifique, l’idée se trouve telle quelle chez Boas et dans l’interprétation que Jakobson fait de son texte. Chez Barthes, en revanche, la donnée scientifique est analysée par ses conséquences politiques.
20 Il serait intéressant d’aborder la même question de l’obligation à travers les contraintes qu’elle impose à la traduction, en prenant l’exemple d’une langue éloignée du français. Gilbert Lazard commence ainsi sa traduction française d’un des ghazals de Hâfez : « Elle a ravi mon cœur et caché son visage… » (Hâfez [Lazard] : 2010, p. 102). Le ghazal est devenu d’emblée un poème d’amour hétérosexuel et masculin. Or le persan ne permet de faire aucune distinction entre le masculin et le féminin, et la communauté littéraire iranienne discute, depuis quelques décennies, pour savoir si la poésie lyrique persane de cette époque (de XIIe au XVIe siècle) est principalement homosexuelle ou hétérosexuelle, pour constater finalement que cette distinction n’est pas valable en ce qui concerne cette période : le même poème pouvait être écrit pour une fille ou un garçon indifféremment. La même indécision existe du côté du lecteur, qui peut s’identifier – sans tenir compte de son sexe –, et sans aucun obstacle linguistique, selon son orientation sexuelle ou selon son désir, au sujet d’énonciation. Le pronom de troisième personne du singulier en persan او [ou] signifie il/elle, mais le traducteur français ne peut que choisir l’un ou l’autre. Il est donc obligé par la langue d’inventer une sexualité (fausse) pour le poète, il doit être soit homosexuel soit hétérosexuel. Mais ces contraintes ne se limitent pas aux obligations syntaxiques. En prenant l’exemple de Renan, Barthes indique le déplacement qu’il a effectué par rapport à l’époque du « Mythe aujourd’hui ». C’est maintenant la langue qui fait entendre « dans une résonance souvent terrible autre chose que son message principal », deuxième raison qui fait de la langue un alibi du pouvoir, car, comme nous l’avons expliqué, elle fonctionne dans son intégralité comme un métalangage. Si « l’anaphore est le régime même de tout langage », c’est-à-dire si chaque mot renvoie immanquablement à d’autres mots, à d’autres valeurs, et m’oblige toujours à en dire plus que ce que je ne voulais, et si le langage-objet me paraît alors impossible, je ne peux que me voir être pris dans un piège étouffant [3]. » Avec un troisième exemple, celui du niveau discursif, Barthes met en parallèle le discours de la droite et de la gauche, et les compare : l’un fonctionne par répétition (celui de droite) l’autre par assertion ; l’un est déjà dans le pouvoir, l’autre y aspire. Les deux exercent des violences discursives qui essaient de ne pas laisser l’autre parler, ou de l’obliger à parler en se conformant à certaines valeurs. Déjà, dans « La division des langages », il l’avait expliqué :
Aussi, la division des deux grands types de sociolectes ne fait qu’opposer des types d’intimidation, ou si l’on préfère, des modes de pression : le sociolecte encratique agit par oppression […], le sociolecte acratique (étant hors du pouvoir, il doit recourir à la violence) agit par sujétion, il met en batterie des figures offensives de discours, destinées à contraindre l’autre plus qu’à l’envahir… (Barthes : 2002, IV, p. 359).
22 Or, remarque Barthes, d’un côté le sociolecte ne fait pas uniquement violence à ceux qui en sont exclus (à l’autre), mais aussi à ceux qui le partagent (par les contraintes qu’il leur impose) ; d’un autre côté, il est impossible de parler en dehors de tout sociolecte : en parlant, donc, je me fais violence à moi-même et je fais violence à mon interlocuteur. La violence et l’aliénation linguistique ne sont donc pas seulement une question d’imposition de la langue de la classe dominante à travers la culture de masse, comme semble le penser Pasolini ; elles la dépassent pour faire de la langue un lieu où le pouvoir s’exerce sans avoir aucun sujet d’exercice désigné.
23 Barthes est aussi critique que Pasolini vis-à-vis de la culture de masse. Par son pessimisme, il se distingue de lui, ainsi que par le lieu où il perçoit le problème. Malgré toute son amertume, Pasolini reste optimiste quant à un changement possible : « Mais si à côté d’elle (la société de consommation) et de l’angoisse qu’elle suscite, il n’y avait pas aussi en moi une part d’optimisme, autrement dit la pensée qu’il est possible de lutter contre tout cela, je ne serais tout simplement pas ici, au milieu de vous, pour parler » (Pasolini : 1976, p. 266). Si Pasolini croit encore à la possibilité de la résistance, si Michel Foucault, malgré son rationalisme froid et sceptique peut être fasciné par la révolution iranienne, comme une éventuelle issue de l’impasse politique de son temps proposée par la spiritualité, Barthes est au contraire, et comme toujours, le thermomètre incroyablement sensible des changements sociaux. Avec les premières pages de la Leçon, il annonce la fin d’une époque, la sienne, et le début d’une autre, la nôtre, celle de la fin de l’espoir révolutionnaire.
24 La fin de l’espoir révolutionnaire, pourtant, ne signifie pas l’abandon de la résistance : il faut, comme Barthes l’a toujours cru, en changer le lieu et la méthode. Si atteindre le langage-objet est impossible, si la langue transmet, que je le veuille ou non, par le biais de connotations et de sous-entendus envahis par la doxa, du sens et des valeurs supplémentaires, on doit alors agir à l’intérieur de la logique même de la langue. Jakobson, comme nous l’avons vu, avait expliqué qu’indépendamment de ces contraintes syntaxiques, là où la langue a besoin de plus de précision ou de clarté, elle recourt aux ajouts lexicaux. Peu avant son entrée au Collège de France, dans un article sur Brecht, Barthes donne un exemple de cette méthode. En lisant un texte de l’officier nazi Rudolf Hess, Brecht ajoute à chaque phrase des suppléments qui établissent la vérité historique du texte : « Chaque phrase est retournée parce qu’elle est supplémentée : la critique ne retranche pas, elle ne supprime pas, elle ajoute » (Barthes : 2002, IV, p. 785-786). Nous pouvons penser au fameux enfant noir saluant le drapeau français, au fait que le mythe fonctionne par les sous-entendus qui, une fois qu’ils sont rendus explicites, le retournent contre lui-même. S’il n’est pas possible de démystifier le mythe, nous pouvons en revanche le re-mythifier en y ajoutant une couche. Cette deuxième mythification sera ce que Barthes appelle « tricher avec la langue, tricher la langue ».
25 La sémiologie étant conçue par Barthes comme un moyen d’analyser et donc de résister à la production mythique de la langue, le « fascisme de la langue » devient non pas une conclusion mais la problématique même de cette sémiologie. En permettant de déjouer les obligations syntaxiques, de fuir les énoncés affirmatifs, d’ajouter les sous-entendus connotatifs et de mythifier le mythe, la littérature sera le lieu même de cette résistance discursive. Mais le discours en soi n’est ni oppressif ni libérateur, c’est sa position historico-sociale qui en fait une oppression ou bien une libération. C’est par la répétition que le discours le plus libérateur devient oppressif. Marx ou Freud ont produit des mutations discursives, comme Barthes l’explique dans l’article déjà cité sur « La division des langages. » Mais le discours qu’ils ont fondé est devenu ensuite répétitif et par conséquent oppressif. Il ne suffit donc pas de penser le contenu libérateur de son discours, il faut également veiller, à un niveau formel, à ce qu’il ne se fige pas. La littérature, pensée comme le lieu d’un déplacement discursif permanent, peut résister devant ce figement. Ce souci explique le déplacement permanent que l’on aperçoit dans l’ensemble de l’œuvre de Barthes.
Bibliographie
Bibliographie
- Althusser, Louis, 1970, « Idéologie et appareil idéologique d’État », in Positions, Paris, Éditions sociales, 1976.
- Barthes, Roland, 2002, Œuvres Complètes, Tome I-V, Textes établis par Éric Marty, Paris, Le Seuil.
- Barthes, Roland 2011, Sarrasine de Balzac, Séminaires à l’École pratiques des hautes études, 1967-1968, 1968-1969, texte établi et annoté par Claude Coste et Andy Stafford, Paris, Le Seuil.
- Febvre, Lucien, 1992, Michelet et la Renaissance, Cours au Collège de France 1942-1943, Paris, Flammarion.
- Hâfez, de Chiraz, 2010, Cent un ghazals amoureux, traduit par Gilbert Lazard, Paris, Gallimard.
- Jakobson, Roman, 1959, « La notion de signification grammaticale selon Boas » in Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963 (pour la traduction française).
- Pasolini, Pier Paolo, 1974, Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976 (pour la traduction française).
Notes
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[1]
« Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » (Barthes : 2002, V, p. 432).
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[2]
« Il y a donc un langage qui n’est pas mythique, c’est le langage de l’homme producteur : partout où l’homme parle pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image, partout où il lie son langage à la fabrication des choses, le métalangage est renvoyé à un langage objet, le mythe est impossible. Voilà pourquoi le langage proprement révolutionnaire ne peut être un langage mythique » (Barthes : 2002, I, p. 857).
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[3]
Il est intéressant de noter que dans une perspective bien plus précise, concerné par les concepts que les historiens forgent pour expliquer un phénomène ou une période, Lucien Febvre analyse aussi ce phénomène d’élargissement incontrôlable du sens d’un mot : «… la Renaissance, au départ, c’est avant tout l’apparition d’une nouvelle peinture. Et puis, de la peinture le mot passe à la sculpture, à l’architecture, à tout l’ensemble des arts plastiques. Et puis, des arts plastiques, il passe à la littérature. Et à l’érudition, dans tous les domaines. A la philosophie et à la science comme humanisme, au sens restreint du mot. Voilà l’étiquette devenue système cohérent, elle aussi, et système qui prend vie. […] Et la Renaissance cessant d’être un épisode de l’histoire artistique et littéraire de l’Occident, devient toute une époque, tout un genre de vie, toute une manière d’être. […] Un être qui engendre, qui façonne, qui marque des hommes : les hommes de la Renaissance. […] Étonnante puissance des mots que l’homme crée pour ses besoins. Mais qui, sitôt créés, volent de leurs propres ailes, courent leur fortune, connaissent leur destin. […] Qu’y a-t-il derrière tous ces débats verbaux ? rien que des mots. Supprimons-les, jurons de ne plus prononcer ni le mot Moyen Âge, ni le mot Renaissance. […] Je veux bien. Je ne tiens pas aux mots. Je me méfie singulièrement, toujours, de leur pouvoir occulte. Biffons-les. Ce ne sera d’ailleurs pas si facile que l’on pourrait croire. Car les mots se défendent. Nous ne saurions en créer sans la complicité des masses : ce sont elles, qui d’un néologisme, font un mot de la langue. Nous ne saurions de même en supprimer sans la complicité des masses : ce sont elles, et elles seules, qui brusquement laissent tomber les mots dans l’oubli… » (Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, Cours au Collège de France 1942-1943, éd. Flammarion, Paris, 1992, p. 25-26)