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Article de revue

Plaidoyer en faveur des renifleurs d’odeurs littéraires : pour une mise à profit de l’élément olfactif dans l’analyse de la littérature romanesque de la fin du XIXe siècle

Pages 97 à 108

Notes

  • [1]
    Maurice de Fleury, « Le Paris des Parisiens : l’art des parfums I », Le Figaro, « Supplément littéraire », 15 mars 1890.
  • [2]
    Léopold Bernard, Les Odeurs dans les romans de Zola : conférence faite au Cercle Artistique, Montpellier, Camille Coulet, 1889 ; Augustin Cabanès, « Un chapitre de physiologie littéraire : le nez dans l’œuvre de Zola », La Chronique médicale n° 2, 1895, p. 680-685.
  • [3]
    Ernest Monin, Les Odeurs du corps humain : causes et traitements, Paris, Doin, 1903 [1885], p. 12.
  • [4]
    Étienne Tardif, Étude critique des odeurs et des parfums : leur influence sur le sens génésique, Bordeaux, Imprimerie du Midi – Paul Cassignol, 1898, p. 60 sq.
  • [5]
    Max Nordau, Dégénérescence, trad. de l’allemand par A. Dietrich, Paris, Alcan, 1894, p. 458.
  • [6]
    Havelock Ellis, « La sélection sexuelle chez l’homme : toucher – odorat – ouïe – vision », Études de psychologie sexuelle vol. IV, trad. par A. van Gennep, Paris, Mercure de France, 1925 [1905], p. 123.
  • [7]
    Dans l’ensemble de l’article, nous adoptons le vocabulaire moral en vigueur à l’époque. C’est dans cette perspective que doivent se comprendre les termes « perversion » et « vice ».
  • [8]
    Le champ est plus actif en ce qui concerne d’autres littératures européennes, et notamment la littérature anglo-saxonne (principalement de l’époque victorienne), notamment grâce aux recherches de Janice Carlisle, de Catherine Maxwell, de Colleen Kennedy ou encore d’Emily C. Friedman.
  • [9]
    Charles Léonard Pfeiffer, Taste and Smell in Balzac’s Novels, University of Arizona Bulletin, Humanities Bulletin n° 6, 1949 ; Pierre Solda, Les Odeurs dans l’œuvre romanesque d’Émile Zola jusqu’au Docteur Pascal, Thèse de doctorat (Université de Bordeaux 3, 2000) ; Philippe Bonnefis, Parfums : son nom de Bel-Ami, Paris, Galilée, « Incises », 1995 ; Jean-Yves Laurichesse, La Bataille des odeurs : l’espace olfactif dans les romans de Claude Simon, Paris, L’Harmattan, 1998.
  • [10]
    Dans le sens où l’entend Marc Angenot, soit comme « la totalité de ce qui s’écrit, s’imprime et se diffuse à un moment donné dans un état de société » (Marc Angenot, « 1889 : pourquoi et comment j’ai écrit ce livre » § 13, in 1889, Un état du discours social, 2013 [1989] [en ligne] : http://www.medias19.org/index.php?id=11003, consulté le 8 déc. 2016).
  • [11]
    Il serait injuste de ne pas mentionner l’étude de Pierre Poupon, Mes dégustations littéraires : l’odorat et le goût chez les écrivains (Nuits-St-Georges, Confrérie des Chevaliers du Tastevin, 1979), antérieure de plus de dix ans à celle de Rindisbacher. Davantage qu’un ouvrage académique, il s’agit cependant des réflexions d’un autodidacte épicurien et bibliophile, raison pour laquelle nous retenons plutôt le livre de Rindisbacher comme premier jalon. Mes dégustations littéraires n’en demeure pas moins un livre aussi plaisant qu’instructif.
  • [12]
    Hans J. Rindisbacher, The Smell of Books : A Cultural-Historical Study of Olfactory Perception in Literature, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1992, p. 6.
  • [13]
    La littérature narrative d’avant 1900 « uses the olfactory as a descriptive modality, it generally employs it in an objective role », selon Rindisbacher (ibid. p. 163). Pour la définition de l’effet de réel selon Barthes, voir Roland Barthes, « L’Effet de réel », Communications vol. 11, n° 1, 1968, p. 84-89.
  • [14]
    Le premier parfum à employer un produit de synthèse issu de la chimie organique (la coumarine) est Fougère royale de la maison Houbigant (1882). Quant à l’influence des odeurs sur la reproduction animale, elle est notamment mise en évidence par les travaux de l’entomologiste Jean-Henri Fabre (à ce sujet, voir Eugénie Briot, La Fabrique des parfums : naissance d’une industrie de luxe, Paris, Vendémiaire, 2015, p. 74-75).
  • [15]
    Cette appellation est tirée à l’origine du livret de Lorenzo Da Ponte pour le Don Giovanni de Mozart (« Zitto ! mi pare sentir odor di femmina »), mais se trouve modifiée dans son fond et dans sa forme lorsque Barbey d’Aurevilly, dans son introduction aux Bas-bleus, l’orthographie « odor di femina ». Cette erreur est reproduite, volontairement ou non, par de nombreux auteurs et critiques contemporains, faisant de la graphie erronée la norme pour exprimer la thématique littéraire des odeurs féminines.
  • [16]
    Comme en témoignent, dans le domaine médical, des titres tels que La Volupté et les parfums : rapports des odeurs avec le sens génital. Le parfum naturel de la femme (Jean Fauconnay [Dr Caufeynon], Paris, Offenstadt, 1903), Le Parfum de la femme et le sens olfactif dans l’amour : étude psycho-physiologique (Augustin Galopin, Paris, E. Dentu, 1886) ou encore Étude critique des odeurs et des parfums : leur influence sur le sens génésique (Étienne Tardif, op. cit.).
  • [17]
    Cheryl Krueger, « Decadent Perfume : Under the Skin and through the Page », Modern Languages Open, 28 oct. 2014. p.  4. [En ligne], http://www.modernlanguagesopen.org/index.php/mlo/article/view/36, consulté le 8 déc. 2016. Voir également « The Scent Trail of “Une Charogne” », French Forum 38.1-2, 2013, p. 51-68 et « Flâneur Smellscapes in Le Spleen de Paris », Dix-neuf 16.2, 2012, p. 181-192.
  • [18]
    Andrea Oberhuber et Érika Wicky, « Du mauvais usage des parfums : Chérie empoisonnée par le musc et l’héliotrope », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 23, 2016. Mes remerciements les plus vifs aux auteures pour m’avoir fait parvenir cet article avant publication.
  • [19]
    Sophie-Valentine Borloz, « Les femmes qui se parfument doivent être admirées de loin » : les odeurs féminines dans Nana de Zola, Notre cœur de Maupassant et L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, Lausanne, Archipel, « Essais », 2015 ; « “Un élargissement brusque d’elle-même” : la contagion des parfums de l’intimité dans Nana de Zola et Monsieur Vénus de Rachilde » (communication présentée à l’occasion de la journée d’études « Espaces et lieux de l’intime » des Doctoriales de la SERD, avril 2016, Université Paris-VII, à paraître). Dans cette même perspective, on peut également mentionner les travaux d’Isabelle Reynaud-Chazot [Détournements de l’olfaction dans la littérature de la deuxième partie du XIXsiècle, Thèse de doctorat (Université Paris 4, 2000, non publiée)] et de Manon Raffard [Corps senti, corps sentant : imaginaire fin de siècle de l’olfaction, Mémoire de maîtrise (Université de Bourgogne, 2016, non publié)].
  • [20]
    À ce sujet, voir notamment l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
  • [21]
    Nous pensons à l’ouvrage fondateur d’Alain Corbin (Le Miasme et la Jonquille : l’odorat et l’imaginaire social xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1982), mais également aux travaux d’Annick Le Guérer (Les Pouvoirs de l’odeur, Paris, Odile Jacob, 2002 [1998] ; Le Parfum : des origines à nos jours, Paris, Odile Jacob, 2005), d’Élisabeth de Feydeau (Les Parfums : histoire, anthologie, dictionnaire, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2011), d’Eugénie Briot (La Fabrique des parfums, op. cit.) ou encore de Rosine Lheureux, Une histoire des parfumeurs : France 1850-1910, Paris, Champ Vallon, « Époques », 2016.
  • [22]
    Eugénie Briot justifie ce recours aux œuvres de fiction dans l’un de ses articles : « Ces sources littéraires, si elles doivent faire l’objet de certaines précautions méthodologiques de la part de l’historien – puisqu’on sait combien leur valeur démonstrative peut être contestée et leurs usages illustratifs dénoncés – permettent cependant de rendre compte des représentations que les écrivains mobilisent pour ancrer leurs personnages dans des dynamiques sociales qu’ils estiment vraisemblables, particulièrement dans le roman réaliste et naturaliste. » (Eugénie Briot, « De l’Eau Impériale aux Violettes du Czar. Le jeu social des élégances olfactives dans le Paris du xixe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine n° 55-1, 2008/1, p. 30).
  • [23]
    Louis Dumont-Wilden, « Chronique littéraire », L’Humanité nouvelle, IVe année, tome II, vol. 7, 1900, p. 613.
  • [24]
    Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Folio, « Classique », 2015 [1900], p. 145.
  • [25]
    Ibid. p. 302.
  • [26]
    Ibid. p. 338.
  • [27]
    Académie des inscriptions et belles-lettres, « Extrait du journal d’Angleterre », Le Journal des Savants, 1684, p. 59.
  • [28]
    Ernest Monin, Les Odeurs du corps humains : causes et traitements, op. cit., p. 52.
  • [29]
    Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 290.
  • [30]
    Ibid. p. 53.
  • [31]
    Hippolyte Cloquet, Osphrésiologie ou traité des odeurs et des organes de l’olfaction, Paris, Méquignon-Marvis, 1821, p. 128.
  • [32]
    Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 224.
  • [33]
    Ibid. p. 217.
  • [34]
    Ibid. p. 334.
  • [35]
    Ibid. p. 52.
  • [36]
    Ibid. p. 283.
  • [37]
    Ibid. p. 290.
  • [38]
    « Parmi toutes les odeurs, ayez l’horreur du musc, qui incommode la plupart des gens, et qui n’est ordinairement employé que par des personnes dépourvues de distinction » (Maryan et Béal, Le Fond et la forme : le savoir-vivre pour les jeunes filles, Paris, Bloud & Barral, 1896, p. 108).
  • [39]
    « L’art des parfums I », op. cit.
  • [40]
    Ellis, op. cit. p. 169.
  • [41]
    Ibid. p. 296.
  • [42]
    Ibid. p. 34.
  • [43]
    C’est en cela que Célestine est « nauséabonde » selon la critique de Dumont-Wilden.
  • [44]
    Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 315.
  • [45]
    La notion de « renifleur » apparaît sous la plume du Dr Tardieu, dans son Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs (Paris, Baillière, 1867 [1857]). Elle y désigne des hommes excités sexuellement par l’odeur de l’urine féminine. Le terme est repris par d’autres médecins, souvent dans un sens moins spécifique. Le Dr Layet rapproche quant à lui la pratique des renifleurs de celle des écrivains de son temps. Il déplore qu’un homme puisse « descendre assez bas dans sa propre estime pour arriver à n’être plus qu’un de ces renifleurs dont parle Ambroise Tardieu, dans son livre sur les attentats à la pudeur, et qu’une littérature malsaine ose nous montrer aujourd’hui dans toute leur repoussante expression ! » (Alexandre Layet, article « Odeurs », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, deuxième série, t. 14, Paris, Masson et Asselin, 1880, p. 166-167).

1 De la symphonie des fromages du Ventre de Paris à l’orgue à parfums de des Esseintes dans À rebours, la littérature romanesque de la fin du xixsiècle accorde une large place à l’élément olfactif, qu’il soit répulsif ou plaisant. Bien loin de se limiter à une lubie d’écrivain ou à une simple curiosité, cela constitue l’indice d’un véritable champ littéraire, avec ses règles, ses codes et ses inspirations. Les mentions d’odeurs fonctionnent à l’échelle du texte, où elles s’organisent en réseaux de signification, mais entrent également en résonance d’une œuvre à l’autre, d’un écrivain à l’autre, révélant le caractère véritablement transversal du phénomène. Plus encore, ces odeurs littéraires s’intègrent dans une préoccupation globale pour l’olfaction – manifestée par les milieux médicaux – et pour la parfumerie – comme en témoignent de nombreuses publications journalistiques et mondaines. Ces différents discours – littéraire, médical et mondain – s’inspirent et s’informent mutuellement, collaborant à la création d’un véritable imaginaire olfactif à la fin du xixsiècle. Curieusement, cette dimension n’a encore que peu retenu l’attention des études littéraires. À travers un rapide état des lieux des discours d’alors et d’aujourd’hui autour de cette question et un exemple d’analyse centrée sur les mentions d’odeur, le présent article se veut un appel à une plus grande mobilisation des chercheurs autour de cette problématique, une invitation à une lecture olfactive des textes littéraires.

Sensitif ou dégénéré : l’écrivain olfactif vu par ses contemporains

2 Dans une chronique du Figaro de 1890, le journaliste Maurice de Fleury rend compte du caractère particulièrement odorant de la littérature de son temps :

3

La littérature contemporaine se préoccupe des sensations olfactives ; comprenant qu’elles sont entre toutes fécondes en évocations, elle leur donne une très large place dans ses descriptions : jamais les mots fragrance, fleur (pour odeur), émanations, effluences, senteurs, relent, remugle, troublants effluves, sans compter l’odor di femina, jamais ces mots n’ont été si fréquemment employés que ces dernières années ; on en abuse même un peu. Tous les romanciers sensitifs, de M. de Goncourt à M. Poictevin, en passant par Huysmans et Loti, ont contribué à réhabiliter cet art négligé, dédaigné, mis arbitrairement tout en bas de la classification, non loin de l’art du cuisinier [1].

4 De Fleury n’est pas le seul à dresser pareil constat : en 1889, Léopold Bernard consacre une conférence aux « odeurs dans les romans de Zola » ; six ans plus tard, le Dr Cabanès se penche sur « le nez dans l’œuvre de Zola [2] ». Un autre médecin, le Dr Monin, remarque, en 1885, que « les littérateurs contemporains, les romanciers surtout, qui suivent pas à pas les découvertes médicales, ont bien compris l’importance du sens olfactif », et de mentionner, outre Zola, les Goncourt, Daudet et Maupassant [3]. Une lettre du même Zola est reproduite dans l’ouvrage sur l’olfaction du Dr Tardif et oriente considérablement la réflexion du médecin autour de l’influence des odeurs sur le sens génésique [4]. Si certains voient dans cette tendance la marque d’un renouveau littéraire, d’autres en font un symptôme évident de dégénérescence. Le sociologue Max Nordau considère que « la prédominance du sens de l’odorat et le rapport de celui-ci avec la vie sexuelle frappent chez beaucoup de dégénérés » et que, lorsque ces « dégénérés » se trouvent avoir le goût de l’écriture, « les odeurs acquièrent aussi dans leurs œuvres une importance supérieure [5] ». Si, une fois encore, l’essentiel de la charge vise Zola, les œuvres de Tolstoï, Baudelaire, Huysmans, Barrès et Edmond de Goncourt sont également dénoncées. Ce diagnostic se retrouve chez Havelock Ellis, l’un des pères de la sexologie, pour qui « il est certain aussi qu’un grand nombre de neurasthéniques, et surtout ceux qui le sont sexuellement, sont particulièrement sensibles aux influences olfactives. Beaucoup de poètes et de romanciers éminents – surtout, à ce qu’il semble, en France – paraissent se trouver dans ce cas [6] ». Suivent, sans surprise, les noms de Baudelaire, de Zola et de Huysmans, ainsi que de certains poètes britanniques.

5 Il ne s’agit là que de quelques exemples des commentaires qu’ont pu susciter les odeurs littéraires au xixe siècle, mais un certain nombre de constantes s’en dégagent, qui méritent d’être relevées. Tout d’abord, tant les commentateurs que les auteurs mentionnés écrivent dans la seconde moitié du siècle, et, pour la plupart, durant son dernier tiers. De plus, les écrivains cités sont majoritairement de langue française, et romanciers. Ensuite, le nom de Zola revient très régulièrement, le faisant apparaître comme la figure la plus en vue d’une tendance à laquelle participent aussi d’autres auteurs, dont des figures de la littérature dite décadente. En outre, de nombreux commentateurs sont des médecins et prennent la plume en tant que tels, identifiant des similitudes, ou du moins une confluence d’intérêts, entre ces textes odorants et leurs propres travaux. Enfin, l’odorat n’est pas abordé comme un sens neutre, mais qu’il suscite des interprétations morales, allant de la simple dévalorisation dans l’échelle des sens (de Fleury), à un lien étroit avec la sexualité (Tardif, Nordau, Ellis), voire à une forme de perversion [7] (Nordau, Ellis).

6 À la lumière de ces quelques réactions, mais également de nombreux autres témoignages allant dans le même sens et des romans à odeurs eux-mêmes, ces convergences nous permettent de postuler 1) que l’olfaction constitue un champ à part entière dans la littérature romanesque française de la fin du xixsiècle et notamment – mais pas uniquement – des mouvements naturaliste et décadent, 2) que cet intérêt fait écho aux préoccupations médicales de l’époque et 3) que l’élément olfactif véhicule un imaginaire sulfureux, lié à la sexualité et à la perversion.

La recherche et la littérature olfactive : un état des lieux

7 Si les commentateurs du xixsiècle se montrent extrêmement conscients de ce phénomène et le commentent abondamment, force est de constater que les études littéraires françaises l’ont depuis très largement négligé [8]. Certes, quelques ouvrages ou articles monographiques, visant à mettre au jour un système des odeurs chez un auteur en particulier, ont permis de révéler l’importance de l’imaginaire olfactif de Balzac, Zola, Maupassant ou encore Claude Simon, mais de telles études, si elles se révèlent évidemment indispensables, ne permettent que peu de rendre compte du caractère transversal du phénomène de la littérature olfactive [9].

8 Les chercheurs qui ont abordé l’olfaction dans cette perspective, comme un véritable champ littéraire, non plus propre à un texte ou à un auteur, mais à une époque et à un discours social [10], sont fort peu nombreux. Hans J. Rindisbacher fait figure de précurseur [11] avec son ouvrage The Smell of Books, A Cultural-Historical Study of Olfactory Perception in Literature, qui se fixe précisément pour objectif de comparer l’élément olfactif dans différentes littératures européennes (allemande principalement, mais également française, anglaise et russe [12]). Il considère que l’émergence de l’élément olfactif en littérature marque le début du modernisme et d’un nouveau sujet constitué par ses perceptions. Comme les commentateurs de l’époque, il identifie les prémisses de ce mouvement dans la production poétique française des années 1880-1900 (reconnaissant en Baudelaire un précurseur) et attribue un rôle fondateur au roman de Huysmans À rebours (1884). Il se distingue cependant des premiers observateurs en affirmant que, à l’exception d’À rebours, la littérature narrative jusque vers 1900 ne convoque l’élément olfactif que comme effet de réel, marqueur de réalité [13]. À notre sens, une telle perspective ne rend pas justice à l’importance sémiotique tout autant que symbolique des références olfactives dans cette littérature, et principalement dans les romans naturalistes et décadents.

9 D’autres chercheurs se sont employés à rectifier ce biais, mettant en évidence l’importance des mentions d’odeurs pour la construction du sens dans ces œuvres. Cette démarche s’appuie généralement sur une double pratique de micro-lecture des odeurs littéraires et de mise en relation des textes étudiés avec le très riche contexte olfactif de leur époque de production. La littérature n’est en effet pas le seul domaine à connaître une fin de siècle odorante. La découverte des odeurs de synthèse, qui révolutionne le monde de la parfumerie en rendant ses articles accessibles à tous, ainsi que la mise en évidence formelle du rôle de l’olfaction dans la sexualité animale, génèrent une intense curiosité scientifique autour de l’odeur et de son rôle dans la sexualité humaine [14]. C’est principalement la question des effluves féminins qui est au cœur du débat, la notion d’odor di femina[15] devenant rapidement un terme clé tant en médecine qu’en littérature [16]. Dans un registre moins scientifique, les manuels de parfumeurs et les ouvrages de savoir-vivre regorgent de recommandations concernant le bon usage des parfums, conseils largement repris par la presse. Ces publications forment la toile de fond contre laquelle les romans à odeurs doivent être lus et compris, afin de déchiffrer les connotations associées à divers types de senteurs, de manières de sentir, et de révéler l’interpénétration du littéraire et d’autres types de discours.

10 C’est l’approche adoptée par Cheryl Krueger, dans des articles qui révèlent l’influence réciproque des discours littéraires et non fictionnels autour de la question olfactive. Dans le roman Chérie d’Edmond de Goncourt, elle traque les occurrences de ce jeu d’inspiration réciproque qui contribue à construire ce qu’elle nomme « intertwined culture and poetics of perfume » et montre de quelle façon les prescriptions de l’époque en matière de parfumerie contribuent à expliquer la fin tragique de l’héroïne [17]. Ce même texte est analysé dans une perspective comparable par Érika Wicky et Andrea Oberhuber, qui considèrent qu’il « témoigne […] de la circulation entre le discours médical dont Edmond [de Goncourt] s’inspire largement et le roman », la problématisation du parfum dans le livre faisant écho à des préoccupations sociales et médicales similaires [18]. Une approche du même type a dicté nos propres recherches, portant sur des textes différents, mais aboutissant à des constatations qui rejoignent celles de ces autres travaux : les mentions olfactives à l’intérieur d’une œuvre fonctionnent en système dans l’économie propre à ce texte, mais entrent aussi en écho avec d’autres systèmes chez d’autres romanciers, témoignant ainsi d’un imaginaire olfactif cohérent et partagé, largement mobilisé dans le monde littéraire, et informant les discours médicaux, journalistiques et mondains de l’époque [19]. Ces recherches mettent également en évidence le lien étroit unissant olfaction et perversion dans cet imaginaire : l’élément olfactif est en effet très régulièrement convoqué pour exprimer l’anormal, le perverti – notamment au niveau sexuel –, conformément au statut ambigu de l’odorat, sens primaire et instinctif, associé à l’animalité et au bas corporel [20]. L’odeur littéraire apparaît alors comme une nouvelle modalité du dérèglement cher à la fin du siècle, et mérite amplement d’être étudiée en tant que telle.

Appel à contributions

11 Les résultats obtenus par ces différentes études sont significatifs, puisqu’ils permettent à la fois de mettre en évidence l’originalité d’un auteur dans son traitement de l’élément odorant et d’identifier des constantes qui viennent confirmer la prégnance de l’olfactif comme thème et forme littéraire, comme phénomène social et comme imaginaire collectif. Cependant, les projets allant dans ce sens sont encore trop peu nombreux. Une analyse riche et pertinente des odeurs littéraires de la fin du xixe siècle nécessite une approche pluridisciplinaire, faisant se croiser les études littéraires (histoire littéraire, mais aussi herméneutique et linguistique) et l’histoire culturelle (histoire de la parfumerie, de la médecine et des pratiques d’hygiène). La multiplication des champs de compétences mobilisés ne peut être que profitable à une telle entreprise.

12 Le besoin s’en fait d’autant plus sentir que les historiens de la parfumerie et de l’odorat en général ont déjà produit de nombreux travaux portant, notamment ou exclusivement, sur la fin du xixe siècle et s’y sont montrés très conscients de l’importance de l’élément olfactif dans la production littéraire romanesque de ce temps [21]. Bien qu’ils ne réduisent pas les mentions d’odeurs à de simples marqueurs de contexte et livrent parfois des analyses littéraires fines, ils emploient principalement ces textes comme autant de sources permettant d’étayer et d’illustrer leur propos [22]. La dimension transversale du phénomène, de même que le système de signification complexe – autant interne qu’externe à l’œuvre – tendent donc à disparaître au profit de la seule fonction documentaire.

13 Face à ce constat, il est urgent d’apporter la contribution des études littéraires : il leur revient de mettre à profit l’histoire culturelle de l’odorat et de ses stimuli, telle qu’elle nous parvient grâce aux documents d’époque et aux travaux des historiens, pour rendre véritablement signifiantes les odeurs littéraires et améliorer la compréhension des représentations préexistantes dont elles découlent et qu’elles renforcent tout à la fois.

14 Plus généralement, il importe de multiplier les études et les approches autour de l’olfaction en littérature, afin de rendre compte du phénomène dans sa complexité. Il convient également de forger les outils méthodologiques et lexicaux nécessaires à ce nouveau champ. Ainsi, l’étude de l’olfaction en littérature pourra rattraper un peu du retard qu’elle a pris sur celle d’autres modalités sensorielles, telles que la vue et l’ouïe.

Circulation du vice : les odeurs dans Le Journal d’une femme de chambre

15 Afin d’ancrer davantage ce propos dans la réalité de l’analyse, nous proposons ici un bref exemple du type de recherche que l’on peut conduire sur la base des odeurs littéraires et de leur mise en parallèle avec les discours non fictionnels contemporains. Le roman d’Octave Mirbeau Le Journal d’une femme de chambre fournit un exemple parlant du fonctionnement en système des odeurs dans l’économie générale d’une œuvre littéraire et de la conformité de ce système et des valeurs qui s’y rattachent avec le discours social contemporain à l’écriture.

16 À sa publication, en 1900, le roman de Mirbeau a fait froncer bien des nez, dont celui du critique Louis Dumont-Wilden :

17

Ils sentent mauvais, les milieux bourgeois que nous décrit la pauvre servante Célestine ; ils sentent mauvais le mensonge, la bêtise et l’hypocrisie ; mais plus nauséabonde encore est l’atmosphère de l’office d’où elle les regarde ; plus nauséabonde est sa propre âme, l’âme du ressentiment servile. Tout le roman sent l’hôpital et la basse cuisine, et jamais peut-être on n’a poussé plus loin la volonté de voir jusqu’au bout les laideurs humaines [23].

18 Le critique aurait pu prolonger la métaphore et parler de « la volonté de sentir jusqu’au bout les laideurs humaines », tant il est vrai que Le Journal d’une femme de chambre est un livre éminemment olfactif. Dans cette ambiance saturée, les odeurs les plus prégnantes sont celles qui évoquent la sexualité, des parfums du désir aux relents de l’acte. Les suivre au fil du roman revient à mettre en lumière le triomphe du corps et la circulation du vice entre les sexes et les classes sociales.

19 L’odeur sexuelle est omniprésente dans le roman. Ainsi, déchiffrant la valeur indicielle des émanations qui flottent dans la chambre d’un de ses maîtres après une nuit agitée, Célestine, la femme de chambre, identifie sans difficulté « l’odeur violente de tout cela, une odeur de peau humaine, mêlée à des parfums… à des parfums qui sentaient bon, quoique ça [24] ! ». Naturelles ou artificielles, ces émanations se font traces et témoignages pour qui sait les lire ; elles offrent un aperçu encore vif des événements de la nuit, transformant qui les respire en acteur par procuration des jouissances dont elles témoignent. Célestine tire un certain plaisir de la respiration de ces parfums révélateurs, se muant ainsi en voyeuse olfactive. Dès l’abord donc, le rapport à l’odeur de Célestine est placé sous le signe d’une certaine perversion, induite par la fréquentation de ses employeurs.

20 Les pièces ne sont pas les seules à conserver le cachet olfactif de l’activité sexuelle ; les êtres en sont également porteurs. Mme de Tarves, l’une des employeuses de Célestine qui cherche à introduire la jeune femme dans le lit de son fils Xavier, sait déterminer à l’odeur si l’union charnelle a eu lieu ou non : « Elle avait l’instinct du vice, voilà tout… Elle le flairait à travers les murs, à travers les âmes, ainsi qu’une chienne hume dans le vent l’odeur lointaine du gibier [25] ». Célestine elle-même, lorsqu’elle suspecte une liaison entre le cocher Joseph et Marianne, la cuisinière, écarte bien vite cette idée en se disant que, si tel avait été le cas, elle l’« aurait flairé [26] ». De telles notions rappellent le fameux religieux de Prague, mentionné pour la première fois dans Le Journal des Savants en 1684 et repris depuis par quasi tous les théoriciens de l’odeur corporelle, qui avait la réputation de pouvoir déterminer à l’odeur si une femme était chaste ou non [27]. Plus encore, elles font écho à la théorie populaire selon laquelle l’odeur spermatique qu’exhale l’homme dès sa puberté se communique à la femme lors du rapport sexuel. En 1885 encore, le Dr Monin cite, sans le contester, Albrecht von Haller, qui considérait, plus d’un siècle auparavant, que « c’est le sperme qui donne, après l’accouplement, à la chair et au lait des femelles, ce goût désagréable qu’on leur reconnaît [28] », observation jugée valable autant pour l’animal que pour l’homme. Ce n’est donc pas une simple odeur d’eau de Cologne masculine que perçoit Célestine lorsqu’elle constate que Mme de Tarves rentre chez elle, le corps « tout imprégné d’une odeur qui n’était pas la sienne [29] », mais bel et bien le cachet olfactif que lui a apposé son partenaire d’un soir.

21 Cette odeur spermatique ne s’exhale pas uniquement pendant l’acte, mais témoigne avant cela du désir masculin, voire participe activement de la séduction qu’exercent les protagonistes mâles. Ainsi, bien qu’elle ne soit pas véritablement attirée par lui, Célestine n’est pas insensible aux exhalaisons de M. Lanlaire, lequel « dégage je ne sais quoi de puissant… et aussi une odeur de mâle… un fumet de fauve, pénétrant et chaud… qui ne m’est pas désagréable [30] ». L’accent est clairement mis sur un attrait primitif, animal, bien éloigné des raffinements de la galanterie. La réceptivité dont fait preuve la jeune fille à l’égard de pareils stimuli la place du côté de celles que les médecins qualifient de « femmes ardentes » chez qui « l’odeur de l’homme réveille […] le besoin du plaisir [31] ». Cette attirance instinctive et irraisonnée jette Célestine dans les bras des pires crapules : « j’ai toujours eu un faible pour les canailles… Ils ont un imprévu qui fouette le sang… une odeur particulière qui vous grise, quelque chose de fort et d’âpre qui vous prend par le sexe [32] ». L’exemple le plus frappant en est l’irrésistible désir qu’elle ressent pour Joseph, dont il émane une « atmosphère sexuelle, âcre, terrible ou grisante [33] », alors même qu’elle le suspecte d’être un violeur et un meurtrier. Au fil du roman, cette « odeur forte de mâle, presque de fauve [34] » prend progressivement possession de la jeune femme, la poussant à s’offrir, sans force et sans volonté, à celui qui deviendra même son mari.

22 Si Célestine perçoit les odeurs des autres et y réagit, elle n’en est pas pour autant inodore et constitue au contraire un exemple révélateur de l’odor di femina littéraire et de ses effets dévastateurs. Consciente de la sensibilité de M. Lanlaire à ses effluves corporels, la domestique s’applique à se laisser respirer à la moindre occasion. Lui, dont le « nez s’excitait aux parfums de [la] nuque [de Célestine] », est rapidement pris à ce piège olfactif, au point que son épouse interdira à la femme de chambre l’usage des parfums [35]. Une autre employeuse utilise au contraire l’odeur de la femme de chambre pour arriver à ses fins, et n’hésite pas à l’enrichir dans cette optique. Mme de Tarves, qui cherche donc à retenir son fils au domicile grâce aux charmes de Célestine, fait don à sa domestique de vêtements desquels se dégage « une odeur forte, une odeur de peau d’Espagne, de frangipane, de femme soignée, une odeur d’amour enfin [36] ». Elle a également à cœur l’hygiène et la toilette de son employée, qu’elle « inondait de glycérine, de peau d’Espagne [37] ».

23 Ces précisions peuvent sembler anecdotiques, ne visant qu’à souligner le train étrange et dissolu qui règne dans la maison. Cependant, la présence de civette et de musc dans le parfum mentionné laisse penser que l’essence n’a pas été choisie au hasard, ces deux ingrédients relevant des parfums animaux proscrits par la norme olfactive pour leur caractère sensuel et immoral [38]. Dans sa chronique dominicale, Maurice de Fleury fait d’ailleurs de la Peau d’Espagne un parfum qui « approche […] en puissance, en pénétration, en séduction, de la nature féminine qu’il […] reprodui[t] presque [39] ». Cet avis est partagé par Havelock Ellis, qui explique le succès de cette senteur par sa dimension sexuellement explicite :

24

Nous pouvons citer la « peau d’Espagne » comme un parfum compliqué et très excitant ; il est souvent l’odeur favorite de personnes sensuelles, et doit une grande partie de sa force à la présence des odeurs animales sexuelles du musc et de la civette. […] On dit parfois, et probablement avec quelque raison, que la peau d’Espagne est de tous les parfums celui qui s’approche le plus de l’odeur de la peau féminine ; il semble toutefois que ce parfum rappelle en même temps l’odeur du cuir [40].

25 Le choix de Mme de Tarves se révèle efficace : après l’avoir humée, M. Xavier couche avec Célestine, non sans avoir relevé : « Oh ! comme tu sens bon ! […] Petite putain, tu sens maman [41]… ». Le parfum animal fait naître le désir sexuel, mais permet également de brouiller les identités olfactives entre Célestine et son employeuse, aboutissant ainsi à la réalisation d’un fantasme incestueux qui contribue à son tour à renforcer l’aura sulfureuse de la Peau d’Espagne.

26 Après son départ, Célestine conserve certaines habitudes de cette maison, puisqu’elle écrit « sur du papier parfumé à la peau d’Espagne [42] » subtilisé à sa patronne. L’échange de courrier avec sa nouvelle employeuse, Mme Lanlaire, s’inscrit donc d’emblée sur le plan de la séduction féminine, la maîtresse du Prieuré ne pouvant ignorer, d’après l’odeur des missives, qu’elle s’apprête à introduire chez elle non seulement une domestique, mais également une femme. La circulation olfactive du vice s’établit donc de haut en bas – des maîtres aux domestiques – et de bas en haut, le papier à lettres parfumé de Célestine constituant le premier ferment d’une séduction parfumée qui, en faisant craquer le vernis des apparences, bouleversera le train tranquille des Lanlaire.

27 L’attrait érotique du parfum se rit donc des obstacles de classe, de moralité, de volonté. Volatile, irrésistible, l’odeur unit maîtres et domestiques, hommes et femmes, en des étreintes instinctives, irraisonnées. Ce faisant, elle signale l’arbitraire du rang, joignant les protagonistes dans une puanteur commune, celle du vice, reconnaissable par tous car exhalée par tous [43]. Cette communion dans la bassesse s’exprime par la contagion olfactive : si « les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres », c’est que, dans les demeures bourgeoises, « on ne respire que lui [44] ».

Conclusion : le pouvoir des renifleurs

28 L’exemple du Journal d’une femme de chambre illustre les trois niveaux d’insertion des odeurs littéraires. Sur le plan de l’œuvre, les senteurs mentionnées dans le texte s’organisent en réseau cohérent et sous-tendent la dynamique du vice et de sa contagion. Ce premier aspect entre en résonance avec le second niveau, celui du discours médical contemporain du roman. De nombreux principes illustrés dans le texte – tels que l’imprégnation spermatique ou l’influence de l’odeur corporelle sur l’instinct génésique – constituent en effet l’application de théories médicales du moment. Enfin, ces deux niveaux combinés témoignent, tout en contribuant à le constituer, de cet imaginaire olfactif où l’odeur, vue comme ferment de dérèglement moral et sexuel, se propage comme une maladie. La prise en compte de cet élément permet donc à la fois d’insérer le texte de Mirbeau dans les problématiques propres à son contexte de production et de mettre en évidence un principe de diffusion original, qui participe fondamentalement de l’unité du roman et va ainsi à l’encontre de l’impression morcelée qui peut se dégager du texte, du fait de la succession d’épisodes se déroulant dans des temps et des lieux différents.

29 Les médecins de la fin du xixe siècle ont condamné avec virulence ceux qui manifestaient une sensibilité jugée trop vive aux stimuli olfactifs, les taxant de renifleurs, êtres immoraux et dégradés [45]. Si le renifleur fait si peur, c’est qu’il témoigne, de par sa perversion même, du pouvoir de l’odeur et de son influence sur l’individu. Il est celui qui sait se laisser pénétrer par l’odeur pour mieux bénéficier de son double potentiel d’excitation et d’évocation. À partir d’une simple trace olfactive, il est capable de décoder le sillage et de lui donner du sens. La seule présence de l’élément odorant lui suffit à faire revivre l’objet de son désir, à le convoquer dans toute sa réalité. En d’autres termes, le renifleur sait lire la trace odorante, lui conférer du sens et faire revivre, à travers elle, la construction complexe qui la sous-tend.

30 C’est dans ce sens que les chercheurs en littérature française peuvent se faire renifleurs ; en traquant, interprétant et valorisant les odeurs littéraires. L’accusation d’immoralité n’a plus cours ; l’insignifiance du phénomène est contredite par les découvertes des chercheurs qui se sont déjà engagés dans cette voie. Ne reste plus qu’à renoncer au primat de la vue et à accepter de se laisser mener par le bout du nez pour qu’enfin les odeurs littéraires reçoivent l’importance qui fut et qui devrait redevenir la leur.


Date de mise en ligne : 10/04/2017

https://doi.org/10.3917/litt.185.0097

Notes

  • [1]
    Maurice de Fleury, « Le Paris des Parisiens : l’art des parfums I », Le Figaro, « Supplément littéraire », 15 mars 1890.
  • [2]
    Léopold Bernard, Les Odeurs dans les romans de Zola : conférence faite au Cercle Artistique, Montpellier, Camille Coulet, 1889 ; Augustin Cabanès, « Un chapitre de physiologie littéraire : le nez dans l’œuvre de Zola », La Chronique médicale n° 2, 1895, p. 680-685.
  • [3]
    Ernest Monin, Les Odeurs du corps humain : causes et traitements, Paris, Doin, 1903 [1885], p. 12.
  • [4]
    Étienne Tardif, Étude critique des odeurs et des parfums : leur influence sur le sens génésique, Bordeaux, Imprimerie du Midi – Paul Cassignol, 1898, p. 60 sq.
  • [5]
    Max Nordau, Dégénérescence, trad. de l’allemand par A. Dietrich, Paris, Alcan, 1894, p. 458.
  • [6]
    Havelock Ellis, « La sélection sexuelle chez l’homme : toucher – odorat – ouïe – vision », Études de psychologie sexuelle vol. IV, trad. par A. van Gennep, Paris, Mercure de France, 1925 [1905], p. 123.
  • [7]
    Dans l’ensemble de l’article, nous adoptons le vocabulaire moral en vigueur à l’époque. C’est dans cette perspective que doivent se comprendre les termes « perversion » et « vice ».
  • [8]
    Le champ est plus actif en ce qui concerne d’autres littératures européennes, et notamment la littérature anglo-saxonne (principalement de l’époque victorienne), notamment grâce aux recherches de Janice Carlisle, de Catherine Maxwell, de Colleen Kennedy ou encore d’Emily C. Friedman.
  • [9]
    Charles Léonard Pfeiffer, Taste and Smell in Balzac’s Novels, University of Arizona Bulletin, Humanities Bulletin n° 6, 1949 ; Pierre Solda, Les Odeurs dans l’œuvre romanesque d’Émile Zola jusqu’au Docteur Pascal, Thèse de doctorat (Université de Bordeaux 3, 2000) ; Philippe Bonnefis, Parfums : son nom de Bel-Ami, Paris, Galilée, « Incises », 1995 ; Jean-Yves Laurichesse, La Bataille des odeurs : l’espace olfactif dans les romans de Claude Simon, Paris, L’Harmattan, 1998.
  • [10]
    Dans le sens où l’entend Marc Angenot, soit comme « la totalité de ce qui s’écrit, s’imprime et se diffuse à un moment donné dans un état de société » (Marc Angenot, « 1889 : pourquoi et comment j’ai écrit ce livre » § 13, in 1889, Un état du discours social, 2013 [1989] [en ligne] : http://www.medias19.org/index.php?id=11003, consulté le 8 déc. 2016).
  • [11]
    Il serait injuste de ne pas mentionner l’étude de Pierre Poupon, Mes dégustations littéraires : l’odorat et le goût chez les écrivains (Nuits-St-Georges, Confrérie des Chevaliers du Tastevin, 1979), antérieure de plus de dix ans à celle de Rindisbacher. Davantage qu’un ouvrage académique, il s’agit cependant des réflexions d’un autodidacte épicurien et bibliophile, raison pour laquelle nous retenons plutôt le livre de Rindisbacher comme premier jalon. Mes dégustations littéraires n’en demeure pas moins un livre aussi plaisant qu’instructif.
  • [12]
    Hans J. Rindisbacher, The Smell of Books : A Cultural-Historical Study of Olfactory Perception in Literature, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1992, p. 6.
  • [13]
    La littérature narrative d’avant 1900 « uses the olfactory as a descriptive modality, it generally employs it in an objective role », selon Rindisbacher (ibid. p. 163). Pour la définition de l’effet de réel selon Barthes, voir Roland Barthes, « L’Effet de réel », Communications vol. 11, n° 1, 1968, p. 84-89.
  • [14]
    Le premier parfum à employer un produit de synthèse issu de la chimie organique (la coumarine) est Fougère royale de la maison Houbigant (1882). Quant à l’influence des odeurs sur la reproduction animale, elle est notamment mise en évidence par les travaux de l’entomologiste Jean-Henri Fabre (à ce sujet, voir Eugénie Briot, La Fabrique des parfums : naissance d’une industrie de luxe, Paris, Vendémiaire, 2015, p. 74-75).
  • [15]
    Cette appellation est tirée à l’origine du livret de Lorenzo Da Ponte pour le Don Giovanni de Mozart (« Zitto ! mi pare sentir odor di femmina »), mais se trouve modifiée dans son fond et dans sa forme lorsque Barbey d’Aurevilly, dans son introduction aux Bas-bleus, l’orthographie « odor di femina ». Cette erreur est reproduite, volontairement ou non, par de nombreux auteurs et critiques contemporains, faisant de la graphie erronée la norme pour exprimer la thématique littéraire des odeurs féminines.
  • [16]
    Comme en témoignent, dans le domaine médical, des titres tels que La Volupté et les parfums : rapports des odeurs avec le sens génital. Le parfum naturel de la femme (Jean Fauconnay [Dr Caufeynon], Paris, Offenstadt, 1903), Le Parfum de la femme et le sens olfactif dans l’amour : étude psycho-physiologique (Augustin Galopin, Paris, E. Dentu, 1886) ou encore Étude critique des odeurs et des parfums : leur influence sur le sens génésique (Étienne Tardif, op. cit.).
  • [17]
    Cheryl Krueger, « Decadent Perfume : Under the Skin and through the Page », Modern Languages Open, 28 oct. 2014. p.  4. [En ligne], http://www.modernlanguagesopen.org/index.php/mlo/article/view/36, consulté le 8 déc. 2016. Voir également « The Scent Trail of “Une Charogne” », French Forum 38.1-2, 2013, p. 51-68 et « Flâneur Smellscapes in Le Spleen de Paris », Dix-neuf 16.2, 2012, p. 181-192.
  • [18]
    Andrea Oberhuber et Érika Wicky, « Du mauvais usage des parfums : Chérie empoisonnée par le musc et l’héliotrope », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 23, 2016. Mes remerciements les plus vifs aux auteures pour m’avoir fait parvenir cet article avant publication.
  • [19]
    Sophie-Valentine Borloz, « Les femmes qui se parfument doivent être admirées de loin » : les odeurs féminines dans Nana de Zola, Notre cœur de Maupassant et L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, Lausanne, Archipel, « Essais », 2015 ; « “Un élargissement brusque d’elle-même” : la contagion des parfums de l’intimité dans Nana de Zola et Monsieur Vénus de Rachilde » (communication présentée à l’occasion de la journée d’études « Espaces et lieux de l’intime » des Doctoriales de la SERD, avril 2016, Université Paris-VII, à paraître). Dans cette même perspective, on peut également mentionner les travaux d’Isabelle Reynaud-Chazot [Détournements de l’olfaction dans la littérature de la deuxième partie du XIXsiècle, Thèse de doctorat (Université Paris 4, 2000, non publiée)] et de Manon Raffard [Corps senti, corps sentant : imaginaire fin de siècle de l’olfaction, Mémoire de maîtrise (Université de Bourgogne, 2016, non publié)].
  • [20]
    À ce sujet, voir notamment l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
  • [21]
    Nous pensons à l’ouvrage fondateur d’Alain Corbin (Le Miasme et la Jonquille : l’odorat et l’imaginaire social xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1982), mais également aux travaux d’Annick Le Guérer (Les Pouvoirs de l’odeur, Paris, Odile Jacob, 2002 [1998] ; Le Parfum : des origines à nos jours, Paris, Odile Jacob, 2005), d’Élisabeth de Feydeau (Les Parfums : histoire, anthologie, dictionnaire, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2011), d’Eugénie Briot (La Fabrique des parfums, op. cit.) ou encore de Rosine Lheureux, Une histoire des parfumeurs : France 1850-1910, Paris, Champ Vallon, « Époques », 2016.
  • [22]
    Eugénie Briot justifie ce recours aux œuvres de fiction dans l’un de ses articles : « Ces sources littéraires, si elles doivent faire l’objet de certaines précautions méthodologiques de la part de l’historien – puisqu’on sait combien leur valeur démonstrative peut être contestée et leurs usages illustratifs dénoncés – permettent cependant de rendre compte des représentations que les écrivains mobilisent pour ancrer leurs personnages dans des dynamiques sociales qu’ils estiment vraisemblables, particulièrement dans le roman réaliste et naturaliste. » (Eugénie Briot, « De l’Eau Impériale aux Violettes du Czar. Le jeu social des élégances olfactives dans le Paris du xixe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine n° 55-1, 2008/1, p. 30).
  • [23]
    Louis Dumont-Wilden, « Chronique littéraire », L’Humanité nouvelle, IVe année, tome II, vol. 7, 1900, p. 613.
  • [24]
    Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Folio, « Classique », 2015 [1900], p. 145.
  • [25]
    Ibid. p. 302.
  • [26]
    Ibid. p. 338.
  • [27]
    Académie des inscriptions et belles-lettres, « Extrait du journal d’Angleterre », Le Journal des Savants, 1684, p. 59.
  • [28]
    Ernest Monin, Les Odeurs du corps humains : causes et traitements, op. cit., p. 52.
  • [29]
    Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 290.
  • [30]
    Ibid. p. 53.
  • [31]
    Hippolyte Cloquet, Osphrésiologie ou traité des odeurs et des organes de l’olfaction, Paris, Méquignon-Marvis, 1821, p. 128.
  • [32]
    Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 224.
  • [33]
    Ibid. p. 217.
  • [34]
    Ibid. p. 334.
  • [35]
    Ibid. p. 52.
  • [36]
    Ibid. p. 283.
  • [37]
    Ibid. p. 290.
  • [38]
    « Parmi toutes les odeurs, ayez l’horreur du musc, qui incommode la plupart des gens, et qui n’est ordinairement employé que par des personnes dépourvues de distinction » (Maryan et Béal, Le Fond et la forme : le savoir-vivre pour les jeunes filles, Paris, Bloud & Barral, 1896, p. 108).
  • [39]
    « L’art des parfums I », op. cit.
  • [40]
    Ellis, op. cit. p. 169.
  • [41]
    Ibid. p. 296.
  • [42]
    Ibid. p. 34.
  • [43]
    C’est en cela que Célestine est « nauséabonde » selon la critique de Dumont-Wilden.
  • [44]
    Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 315.
  • [45]
    La notion de « renifleur » apparaît sous la plume du Dr Tardieu, dans son Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs (Paris, Baillière, 1867 [1857]). Elle y désigne des hommes excités sexuellement par l’odeur de l’urine féminine. Le terme est repris par d’autres médecins, souvent dans un sens moins spécifique. Le Dr Layet rapproche quant à lui la pratique des renifleurs de celle des écrivains de son temps. Il déplore qu’un homme puisse « descendre assez bas dans sa propre estime pour arriver à n’être plus qu’un de ces renifleurs dont parle Ambroise Tardieu, dans son livre sur les attentats à la pudeur, et qu’une littérature malsaine ose nous montrer aujourd’hui dans toute leur repoussante expression ! » (Alexandre Layet, article « Odeurs », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, deuxième série, t. 14, Paris, Masson et Asselin, 1880, p. 166-167).

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