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Article de revue

Penser le modernisme à partir de l'Inde : traduction et braconnage, recyclage et renouvellement

Pages 96 à 111

Notes

  • [1]
    Cet article a bénéficié du soutien du laboratoire d'excellence TransferS (programme Investissements d'avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSL* et ANR-10-LABX-0099).
  • [2]
    Susan Stanford Friedman, 2001, 493-513.
  • [3]
    « It is crucial that we do not see the modern as a form of determininism to be followed, in the manner of the stations of the cross, to a logical end » (Kapur 2000, 295).
  • [4]
    Voir le dossier de l'American Historical Review, « Historians and the Question of `Modernity'» (2011).
  • [5]
    Formule qui fait allusion aux travaux sur le système-monde capitaliste d'Immanuel Wallerstein.
  • [6]
    À signaler, dans le champ français, le très intéressant dossier dirigé par Xavier Garnier et Anne Tomiche (2009).
  • [7]
    « Traduire, c'est comprendre comment les différentes langues produisent des mondes différents » (Cassin, 2009).
  • [8]
    Le « détour » pour Glissant est de l'ordre de l'invention créatrice et s'oppose à la notion de « retour », qui est « l'obsession de l'Un […]. Revenir, c'est consacrer la permanence, la non-Relation » (1981, 30).
  • [9]
    Mouvement de dévotion populaire rassemblant hommes et femmes de toutes castes, la bhakti qui a émergé au VIsiècle dans le sud de l'Inde avant de s'étendre à l'ensemble du pays, a donné naissance à un extraordinaire répertoire poétique en langues dites « vernaculaires ». La bhakti a été relue comme un puissant courant de protestation contre l'idéologie et l'orthodoxie brahmaniques.
  • [10]
    Tous ces passages inédits des carnets du poète ont été publiés pour la première fois dans mon ouvrage sur Kolatkar (2014), auquel je me permets de renvoyer à plusieurs reprises.
  • [11]
    « Confessions of a Street-writing Man » (2015, 326-328).
  • [12]
    Le long poème d'Arvind Krishna Mehrotra « Song of the Rolling Earth », publié dans la petite revue Vrishchik en 1970, s'ouvre d'ailleurs par une épigraphe d'Apollinaire : « Je crois avoir trouvé dans les prospectus une source d'inspiration […] les catalogues, les affiches, les réclames de toutes sortes. Croyez-moi, la poésie y est incluse ».
  • [13]
    Damn you 6 se clôt sur une liste vertigineuse de petites revues dont voici un aperçu : « DY exchanges itself with the following mags and presses : BB Books, Trace, University of Tampa Poetry Review […] Manhattan Review, open skull, El Corno Emplumado, Hyphid […] Beloit Poetry Journal, Loveletter, Freelance, etc. » Des poètes comme Arvind Krishna Mehrotra, Pritish Nandy ou Srinivas Rayaprol sont régulièrement publiés dans des petites revues américaines. Celles-ci peuvent d'ailleurs publier des poètes indiens écrivant dans d'autres langues, en particulier le bengali grâce à l'intermédiaire d'Allen Ginsberg qui rencontra le groupe des « Hungryalists » à Calcutta en 1962. Leurs manifestes paraissent ainsi dans City Lights Journal, Evergreen Review, Kulchur ou Salted Feathers. En 1968 la revue américaine Intrepid publie un numéro spécial sur la poésie indienne édité par Carl Weissner avec des extraits des journaux d'Allen Ginsberg à Calcutta, des poèmes des « Hungryalists » et du groupe Krittibash, mais aussi des textes de Mehrotra, Kolatkar, Pritish Nandy, Pavankumar Jain, Kamala Das, etc.
  • [14]
    « We have been the only means by which poetry has been kept alive while the big publishers slept […] Welcome to the conspiracy » (Jussawalla 1978, 6). « Après les batailles rangées du romantisme, la poésie se replie : guérilla dans les sous-sols, conspiration dans les catacombes » (Paz 1990, 115).
  • [15]
    « Chor Bazar », littéralement le « marché des voleurs » à Bombay est l'un des plus importants marchés aux puces de l'Inde. Voir Chapitre IV (« From Scrap to Art ») de mon ouvrage sur Kolatkar (2014).
  • [16]
    « Avec la rigueur d'un pirate plutôt que d'un cartographe, pour ce qui est de l'exactitude ». Mots tirés du poème « Pi-dog » (« Chien paria ») qui ouvre le recueil Kala Ghoda Poems d'Arun Kolatkar (2010, 75 pour l'édition anglaise, 2013, 31, pour la traduction française).
  • [17]
    C'est ici qu'il faudrait montrer, mais je n'ai malheureusement pas la place de développer, combien ce modernisme est politique, car menacé dans un pays où les discours nationalistes et indigénistes ne cessent de polariser l'indigène et l'exogène et où nombreux sont les artistes et intellectuels à être censurés et harcelés pour leurs œuvres soi-disant anti-nationales ou inauthentiques. Le modernisme en Inde est aussi un combat, et il est politique. La distinction entre modernité et avant-garde a priori plus politisée, ne fait ainsi pas plus de sens que la distinction entre modernisme et postmodernisme, comme le montre l'importance du trope du recyclage dans les œuvres étudiées.
It is thus absolutely crucial to acknowledge at the outset that we are all Eurocentric in this sense, even and perhaps especially when we attempt to tell the story of such non-European objects as Indian, Chinese, and Arabic literature. This acknowledgement is necessary in order both to recognize the enormity of the problem and the difficulty of effort it requires.
Aamir Mufti
Quelle est cette histoire de notaires, où la filiation se rapporte à l'héritage, la valeur d'une idée aux intérêts de son emprunt et la philosophie à une querelle de succession ? Reste que les circulations intellectuelles ne sont pas des transferts de fonds, que les concepts se trafiquent davantage qu'ils s'échangent et qu'ils se piratent bien plus qu'ils ne se monnaient.
Patrick Boucheron
The multiplicity and simultaneity of these worlds filled me with a sense of being part of them all… It was a multiverse of sorts.
And I decided to use it all.
Gulammohammed Sheikh

1 J'aimerais poursuivre ici [1] la réflexion que je mène sur le modernisme en Inde à travers l'œuvre d'écrivains et d'artistes de Bombay, en particulier du poète bilingue anglais-marathi Arun Kolatkar, pour élargir les questionnements à la fois théoriques, poétiques et esthétiques que pose cette réflexion d'un modernisme à partir de l'Inde. Par « modernisme », notion utilisée par la critique de langue anglaise, y compris en Inde, j'entends la modernité esthétique et littéraire ou ce que Susan Stanford Friedman – dont l'œuvre appelle à une révision radicale des bornes spatiales et temporelles du modernisme, de son canon et de sa cartographie – appelle encore la « dimension expressive de la modernité » (2006, 432). Cette définition me semble particulièrement utile dans la mesure où elle pose « modernité » et « modernisme » (deux notions instables qui défient toute tentative de périodisation a priori, et dont Friedman a montré le babel inépuisable de significations parfois contradictoires [2]) comme indissociables, et dans la mesure où c'est une définition ouverte. Échappant aux définitions nominales ou normatives du modernisme, elle met l'accent sur la dimension expressive de la modernité, phénomène global ou planétaire qui varie selon les lieux, les époques, les histoires et les langues dans lesquels celle-ci prend forme, et qui doit donc être appréhendée de manière conjoncturelle (plutôt que téléologique [3]). Par modernisme j'entends aussi une forme de représentation de soi ou de discours réflexif. C'est la manière dont les gens se sont pensés ou revendiqués modernes que la notion de modernisme implique [4], ce qui recoupe en partie la définition que donne Fredric Jameson de la modernité comme catégorie narrative qui se charge d'un investissement « libidinal » particulier : « the operator of a unique kind of intellectual excitement not normally associated with other forms of conceptuality » (Jameson 2002, 34). Les artistes et les écrivains indiens dont il sera question ici se sont envisagés, souvent avec euphorie, comme modernes et c'est à partir à la fois de ce qu'ils en disent, de leurs pratiques et de leurs œuvres que j'aimerais réfléchir ici.

2 Mais « modernité » et « modernisme » sont aussi des notions piégées, particulièrement en contexte post-colonial, dans la mesure où la modernité est indissociable du projet colonial, et où celle-ci implique forcément, comme le suggère Dipesh Chakrabarty, son envers, c'est-à-dire de traquer ce qui ne serait « pas encore » ou « pas complètement » moderne. Or désigner tel pays ou telle pratique de la sorte est toujours, explique-t-il encore, une marque de domination : « a gesture of the powerful » (2002, xix). Si la modernité est bien une « catégorie narrative » plutôt qu'un concept, c'est aussi qu'elle est un récit porté par l'Occident : le récit par lequel l'Occident s'est raconté, inventé et imposé au reste du monde. Le poète et artiste Gieve Patel (né en 1940) se rappelle que les peintres de sa génération ne cessaient d'être comparés à des « Picassos tardifs ». La violence de cette consignation dans le passé est à peine déguisée par l'incitation, faite aux artistes indiens, de revenir aux sources de leur art classique et soi-disant authentique : « When the Western critic comes here and says look at your folk art, your classical art, what he is telling us is that we don't belong to this century – this century is owned by the West. Literally, it's consigning you back to your past, and sugar-coating that act of agression » (Patel dans Dalmia 2011, 298). Ce délogement de la modernité, prérogative de l'occident, est aussi délogement ou confiscation du présent. Et l'importance de ce délogement explique donc, comme le soutient Aamir Mufti dans l'essai (2005) dont est tiré le premier exergue de cet article, l'ampleur de la tâche qui reste à accomplir pour penser la littérature, l'art ou le modernisme à partir d'autres lieux, d'autres termes ou d'autres formes.

3 Or, si ce travail de problématisation, provincialisation ou pluralisation de la catégorie de modernité, notamment à partir de contextes non-occidentaux est engagé depuis longtemps dans certaines disciplines, notamment en histoire ou en anthropologie – qu'on pense parmi beaucoup d'autres travaux à ceux d'Arjun Appadurai, de Dipesh Chakrabarty ou de Sanjay Subrahmanyam pour qui, formule devenue célèbre, la modernité « est historiquement un phénomène global et conjoncturel – pas un virus qui se propage d'un endroit à l'autre [5] », il me semble qu'il reste en partie à produire dans le champ littéraire et esthétique non-occidental [6], en tout cas en ce qui concerne l'Inde.

4 Certes, le champ de la littérature, et particulièrement de la littérature comparée, a été ébranlé par le « tournant » mondial, transnational, global ou planétaire des sciences humaines et sociales qui a remis en cause l'eurocentrisme de nombreux travaux et invite à mettre les traditions canoniques occidentales à l'épreuve d'autres histoires et d'autres textes (voir, parmi les travaux les plus littéraires, ceux de David Damrosch, Neil Lazarus, Franco Moretti, ou Raymond Williams). Mais la conception du modernisme comme diffusion vers les « marges » d'un modèle soi-disant universel à partir d'une origine spatiale et temporelle occidentale, reste dominante pour penser la modernité esthétique en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud. Ce sont d'ailleurs encore les récits diffusionnistes (inséparables du binôme hiérarchique centre/périphérie) qui guident nombre de travaux importants sur la littérature mondiale. Dans le champ des études postcoloniales, qui vise pourtant à mettre à nue la culturalité des savoirs, et donc l'historicité des catégories employées pour étudier les littératures dites postcoloniales, celles-ci sont majoritairement discutées sous l'angle du postmodernisme, sans que cette périodisation pour le moins contestable, en tout cas tributaire d'une histoire et d'une chronologie particulières, soit interrogée.

5 L'Europe et les États-Unis font figure d'origine, de norme ou de centre qui organise le monde en autant de marges dérivatives. Cette cartographie eurocentrique du monde dont la grille de lecture reste l'ascension de l'Occident et l'occidentalisation de tout ce qui n'est pas occidental a été analysée par l'anthropologue Jack Goody (2006) par le géographe J. M. Blaut (1993) et elle est résumée par Chakrabarty dans la formule « first in the West, and then elsewhere » (2000, 6). La modernité artistique et littéraire serait donc née à Paris, à Londres ou New York avant d'être exportée vers le « reste » du monde qui tenterait de rattraper et d'imiter le centre, ou en attendrait la consécration. Dipesh Chabrabarty parle de « malédiction du retard » : « Has the curse of belatedness ever been lifted from India, I wondered ? », écrit-il à propos d'une exposition, organisée à Londres en 2007, d'artistes indiens contemporains qui seraient enfin, selon les commissaires, en train de rattraper l'Occident (dans Boehmer et Chaudhuri 2011, 163). La notion d'influence, indissociable de celles d'origine et de retard (puisqu'elle implique à la fois une relation de hiérarchie ou de dépendance, et une relation temporelle entre un premier et un second, la source et sa copie) et qui s'envisage généralement dans le même sens, demeure prépondérante.

6 Dans le sillage des travaux les plus novateurs sur le modernisme en Inde, ceux des deux historiens de l'art, Geeta Kapur (2000) et Partha Mitter (2007), et à la suite du récent « tournant global » des études modernistes (Wollaegher 2012), je souhaiterais donc non seulement déplacer le point de vue (penser le modernisme à partir de Bombay, Allahabad ou Baroda plutôt qu'à partir de grandes métropoles occidentales), mais aussi la focale. À la question de l'origine de la modernité, ou au paradigme de l'influence, je voudrais d'abord substituer la notion de traduction, qui n'est pas à entendre comme la recherche d'une équivalence, mais à la fois comme expérience ou manifestation de la différence [7], et comme renouvellement.

7 Dipesh Chakrabarty suggère que c'est dans la connexion entre « retard » et « déplacement » que « la malédiction du retard » peut devenir une possibilité, voire une opportunité. Reprenant les termes de Salman Rushdie sur la manière dont la nouveauté fait irruption dans le monde, il s'interroge :

8

How does newness enter the world ? How do we know what is new in what seems like repetition ? […] My first proposition is that newness enters the world through acts of displacements […] My second proposition is that newness confounds judgment because judgment tends to see the new as repetition and therefore deficient (2011, 165-166).

9 Tenter de reconnaître ce qui est « neuf », même si la nouveauté, comme l'explique l'historien, peut déconcerter ou obscurcir notre jugement, voilà qui pourrait être l'objectif de cette réflexion à partir de l'Inde. Mais à la notion de nouveauté privilégiée par Dipesh Chakrabarty, je préfère celle de renouvellement et me propose donc d'étudier, à partir de l'Inde, la connexion entre déplacement et différence, entre « détour » (au sens glissantien du terme [8]) et réinvention. Il s'agit donc au moins autant de saisir l'historicité de catégories comme modernité ou modernisme, et de leur généalogie, que de les renouveler à partir d'autres lieux, d'autres formes et d'autres langues, à partir aussi d'une multitude de pratiques inclassables, et donc transgressives : « the transgressions of uncategorized practice » (Kapur 2000, 295).

10 Penser le modernisme à partir de l'Inde ce serait d'abord penser simultanément une histoire singulière et une histoire connectée. Le modernisme est à la fois traduit ou renouvelé en Inde où il ne signifie pas la même chose qu'en Europe ou aux États-Unis, tout en étant étroitement associé, pour ce qui est des écrivains et artistes indiens sur lesquels je travaille, aux poètes de la Beat Generation ou de la Harlem Renaissance et à la contre-culture des années 1960, à André Breton ou à William Carlos Williams, à Jackson Pollock ou John Cage. Il vient aussi puiser aux sources d'une autre modernité, celle qu'artistes et écrivains indiens retrouvent dans certaines traditions précoloniales indiennes (qu'ils re-sémantisent), notamment – et c'est le cas de nombreux poètes, mais aussi d'un peintre tel Gulammohammed Sheikh – dans le répertoire de la bhakti médiévale [9].

11 Penser le modernisme à partir de l'Inde c'est aussi dessiner une autre histoire de circulations et de transferts. Écrivains et artistes indiens se sont certes nourris de l'art et de la littérature produits en Europe et aux États-Unis, mais il n'est plus à prouver aujourd'hui qu'artistes et écrivains européens sont allés puiser en Asie, en Afrique ou en Océanie les sources et les formes de leur propre modernité. Ces circulations ou cannibalisations réciproques et à double sens permettent d'abord d'éviter de penser l'histoire occidentale – et en particulier la modernité – comme une forme de parthénogenèse (Mitter 2007, 13). Elles sont aussi exemplaires d'une certaine génération d'artistes indiens qui, travaillant à partir de lieux spécifiques en Inde – lieux qu'ils n'ont parfois jamais quittés – n'avaient pas l'impression de patienter dans « la salle d'attente » de l'histoire, mais étaient convaincus d'être « à la même heure » que San Francisco, Londres ou New York, en tout cas que certains des espaces et des communautés qui étaient en train de s'inventer dans ces métropoles. Raymond Williams parle d'une « communauté du médium et des pratiques » qui s'offrait aux artistes modernes exilés dans les grandes villes, en rupture avec leurs milieux d'origine : « liberated or breaking from their national or provincial cultures […] the artists and writers and thinkers of this phase found the only community available to them : a community of the medium, of their own practices » (Williams 1989, 45). Et l'un des lieux où cette communauté transnationale s'est construite qui est aussi le médium privilégié du modernisme, en Inde comme dans le reste du monde, est la petite revue.

12 Tout commence par une curiosité, voire une voracité insatiable. Artistes et écrivains indiens font preuve d'un appétit formidable pour d'autres arts, d'autres littératures et d'autres mondes, qui est aussi un appétit formidable pour la traduction, et se caractérise par la charge « électrique » ou « libidinale » évoquée par Jameson. C'est d'ailleurs en ces termes, presque sexuels, que le peintre et poète en gujarati Gulammohammed Sheikh (né en 1937) évoque le désir de modernité. Il parle de lui-même et d'autres artistes dans les années 1950 comme d'« esprits affamés » (« hungry souls lusting to share a thrill of the `modern'»), avides des reproductions de Tàpies, Rothko, Pollock, ou Soulages, qu'il traquait et « dévorait » (in Garimella 2005, 51). Nombreux sont également les écrivains et les artistes de cette génération à souligner l'effervescence provoquée par la révolution des imprimés et des livres de poche après la Seconde Guerre mondiale. Ouvrages et journaux du monde entier sont désormais accessibles et submergent les trottoirs des grandes métropoles indiennes. Dans un passage inédit de ses carnets, le poète Arun Kolatkar se décrit comme un glouton, aussi téméraire dans ses habitudes culinaires que littéraires, et comme un aventurier boulimique cultivant son goût pour les poètes les plus exotiques, qu'il consomme en traduction, digère puis « régurgite ». C'est bien dans cette formidable « chaîne alimentaire » de lecture-consommation-traduction-recyclage-(ré)écriture que toute littérature, et tout modernisme, trouve naissance :

13

I'm afraid i've been a glutton/consumed poets of europe living and dead…/only after they have first been eaten consumed/and regurgitated by translators/… I've supplemented my diet/at various times with canned catullus/smoked baudelaire reconstituted villon/pickled apollinaire salted mashed mandelstam/and cured thomas transtromer/seasoned rousevitch processed neruda vallejo lorca/synthetic rilke/even great poets of china japan and latin/america have to be first consumed and regurgitated/even the great classics of say the tamil/or kannada poetry have to be fed to me in that form[10].

14 On pense à la réflexion de Michel de Certeau sur la lecture et sur la dimension créatrice de l'acte de « consommer » images et textes, qui fait d'ailleurs écho à certains textes d'Arjun Appadurai pour qui la culture (et la modernité) est consommée par des publics qui se réapproprient les formes culturelles médiatisées et peuvent imaginer d'autres « soi » ou d'autres mondes possibles (Appadurai 1995). La lecture est un braconnage, selon Michel de Certeau, et le lecteur un voyageur et un bricoleur, j'y reviendrai. « Le lecteur est le producteur de jardins qui miniaturisent et collationnent un monde […] Les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d'autrui, nomades braconnant à travers les champs qu'ils n'ont pas écrits » (1990, 250-251). Nombreux sont les artistes et les écrivains indiens à revendiquer s'inspirer de tout ce qui leur tombe sous la main, sans discrimination aucune. Les livres les plus marquants du poète Adil Jussawalla ont été ainsi littéralement moissonnés dans la rue, achetés aux innombrables vendeurs installés sur les trottoirs de Bombay, et il se délecte, écrit-il, de l'éclectisme et de l'arbitraire de ces découvertes [11]. Et Arun Kolatkar de célébrer lui aussi, non sans provocation, le grand « supermarché » des matériaux et ouvrages à disposition, tout en revendiquant l'approche résolument anti-académique d'un lecteur-amateur qui survole, navigue et braconne entre plusieurs territoires (« a browser's approach ») :

15

I'm particularly interested in history of all kinds, the beginning of man, archaelology, histories of everything from religion to objects, bread-making, paper, clothes, people, the evolution of man's knowledge about the world or his own body.… It's a browser's approach, not a scholarly one, one big supermarket position… I also like looking at legal, medical, non-sacred texts – schoolboys' texts from Egypt, a list of household objects in Oxyrhincus, a list of books in the collection of a Peshwa wife, correspondence about obtaining a pair of spectacles, deeds of sale, marriage, divorce contracts (de Souza 1999, 19-20).

16 Ils sont nombreux également à exprimer leur admiration pour la culture, l'art et la musique populaires, pour les traditions orales et folkloriques, pour toutes les formes d'art mineur et arts de la rue, chansons, prospectus, publicités, etc. [12].

17 Cette curiosité insatiable, qui bouscule les hiérarchies habituelles, est exemplaire des « little magazines », ces publications éphémères et expérimentales, souvent polycopiées, fondées par écrivains et artistes indiens, à partir des années 1950 et 1960, et qui se placent délibérément aux marges de l'establishment culturel et des logiques commerciales. Ces petites revues, qui furent elles-mêmes le creuset du modernisme et de la contre-culture aux États-Unis, signent à la fois l'esprit de rupture et de contestation d'une génération – Geeta Kapur parle de « signatures of dissent » (2001) –, mais aussi l'appartenance de tous ces artistes à une communauté qui est en train de se créer localement et mondialement.

18 Ignorés par institutions, éditeurs et critiques, et souvent placés dans une position de marginalité sociale, religieuse ou politique, en tout cas culturelle, beaucoup d'artistes et d'écrivains de cette époque n'ont d'autre recours que de travailler ensemble, de s'associer au sein de collectifs, de fonder petites maisons d'éditions indépendantes et journaux, mais aussi de regarder ailleurs, en dehors de l'Inde et de s'affilier avec d'autres marginalités de par le monde. Ces petites revues voient le jour en bengali, en gujarati, en hindi, en marathi, en malayalam et dans d'autres langues indiennes, mais ce sont celles qui s'écrivent en anglais qui s'échangent et dialoguent avec d'autres publications similaires, notamment américaines [13]. Toutes en tout cas mettent en scène, à travers la publication d'extraits de correspondances, de traductions et de recensions, leurs affiliations transnationales. L'excentricité ou la marginalité de ces communautés est, de fait, tout sauf provinciale. Dans damn you : a magazine of the arts et ezra, fondés par le poète Arvind Krishna Mehrotra, respectivement en 1965 à Allahabad et en 1967 à Bombay, dans Contra 66, publié par l'artiste J. Swaminathan de 1966 à 1967 à Delhi, ou dans Vrishchik, fondé à Baroda par les deux artistes Gulammohammed Sheikh et Bhupen Khakhar en 1969, sont publiés, en résonance avec leurs propres textes et ceux de leurs contemporains en Inde, les textes de John Cage, Hans Arp, Allen Ginsberg, Cesare Pavese, Octavio Paz, Howard McCord, Jean Genet, Vasco Popa, André Breton, Douglas Blazek et bien d'autres encore. On trouve aussi, dans un numéro de 1970 de Vrishchik une sélection de lettres écrites par un GI américain au Vietnam ; sur la couverture du dernier numéro de Contra 66, s'affiche une citation de l'écrivain russe dissident Yevgeny Zamyatin ; sur celle du deuxième numéro d'ezra, apparaissent les mots du poète américain Vachel Lindsay, et ezra 3 s'ouvre sur plusieurs comptes rendus publiés par des petites revues américaines (notamment manhattan review et The Century) parlant d'ezra comme d'une véritable déflagration dans le paysage éditorial indien et mondial.

19 Il me semble important de souligner ici qu'il s'agit beaucoup moins pour ces artistes et écrivains indiens de se sentir consacrés par le « centre », voire en relation avec celui-ci, que d'appartenir à un univers qui remet en cause la notion même de centre, tout comme celle de périphérie. Car ces petites revues qui circulaient dans le monde entier de marge en marge, contribuent à créer ce qu'Eric Bulson a appelé un « univers littéraire décentré » (2012, 268). Cette « conspiration » internationale – selon le terme utilisé par Octavio Paz, mais aussi par Adil Jussawalla [14] – et semi-clandestine, est sa propre créatrice de valeur littéraire : « you like it or lump it », proclame, bravache, Arvind Krishna Mehrotra dans le numéro inaugural d'ezra.

20 Rencontres fortuites et circuits informels président d'ailleurs souvent à la circulation de ces œuvres. Ashok Shahane, éditeur de Kolatkar et fer de lance du « little magazine movement » en marathi, m'a raconté la manière dont le seul exemplaire de Naked Lunch de William Burroughs circulait sous le manteau à Bombay dans les années 1960 et était photocopié tous azimuts. C'est grâce à l'oncle d'un ami d'Arvind Krishna Mehrotra, installé à New York, qui avait pris l'habitude d'envoyer à son neveu des exemplaires de Village Voice, que Mehrotra découvre l'existence d'une autre petite revue, Fuck You : A Magazine of the Arts, créée en 1962 dans le Lower East Side par le poète Ed Sanders (et dont l'un des credo était : « I'll print anything »). Les deux jeunes hommes décident alors de détourner le nom, tout en l'euphémisant légèrement – « we now decided to steal the name for ourselves » (Mehrotra 2012, 60) – et c'est sur une vieille machine miméographique que paraît en septembre 1965 à Allahabad le premier numéro de damn you.

21 Toutes ces revues s'opposent à une vision de l'art comme domaine privilégié ou élitiste, le domaine de l'establishment. C'est une conception mineure de l'art et de la littérature qui prédomine – puisque ces textes sont explicitement l'art d'une sous-culture et qu'ils ne cessent de vouloir abolir les frontières entre artistes et non-artistes, art et non-art, parole usuelle et parole poétique, et bien sûr entre « l'Est » et « l'Ouest », ces « catégories inertes » selon l'expression bienvenue d'Amit Chaudhuri (2013, 257). Poètes et artistes indiens utilisent les codes des petites revues de l'époque (absence de ponctuation et de majuscules, registre familier, parfois obscène, etc.). Mais ils inventent aussi une signature qu'on pourrait qualifier de distinctement indienne, en tout cas liée au contexte immédiat dans laquelle elle émerge. C'est dans les pages de Vrishchik que s'exprime par exemple la lutte de nombreux artistes contre l'académie nationale des arts, la Lalit Kala Akademi, symbole de l'establishment artistique en Inde. C'est aussi dans les pages de Vrishchik que paraît en 1970 un extraordinaire numéro consacré aux traductions de la poésie bhakti (Kabir, Tukaram, Vasto, Janabai, Namdev, Muktabai) par les poètes Gieve Patel, Arvind Krishna Mehrotra et Arun Kolatkar magnifiquement illustrées par Bhupen Khakhar et Jyoti Bhatt. Toutes ces petites revues publient en même temps les textes les plus contemporains, qu'ils soient indiens, européens, américains ou sud-américains, et des traductions de traditions précoloniales effectuées par ces écrivains à partir du hindi, du gujarati, du marathi ou d'autres langues indiennes.

22 Appréhender ces transactions réciproques, c'est aussi, comme James Clifford nous invite à le faire (1997), concevoir les pratiques de déplacement, de circulation et de traduction comme absolument constitutives des systèmes culturels plutôt que comme leur simple transfert ou leur extension. Tous les modernismes peuvent être compris comme des processus de traduction ou de transplantation, de recyclage, de réécriture, voire de bricolage. La traduction, en ce sens, est moins à entendre comme un procédé qui viendrait après la création littéraire ou artistique, qu'elle ne la rendrait possible (un point aussi souligné par Susan Stanford Friedman dans ses travaux). Toujours « déjà là », elle serait finalement autant première que seconde, en tout cas à envisager comme un processus continu, inépuisable et créateur. Le mythe du génie artistique inaugurant un chef-d'œuvre ou de la geste moderne comme rupture radicale s'inventant ex nihilo s'effondre.

23 Et c'est bien, de manière exemplaire il me semble, ce que nous permet de penser un modernisme à partir de l'Inde. Le critique, poète et traducteur A. K. Ramanujan nous rappelle d'ailleurs que les pratiques de répétition-réflexivité, de traduction-recréation des traditions antérieures, qu'elles soient orales, littéraires, musicales ou picturales, sont au fondement même de la création littéraire et artistique en Inde. Imiter, traduire ou recycler, c'est aussi poursuivre la tradition, c'est-à-dire à la fois la continuer et l'approfondir, la renouveler et la pousser plus loin. L'angoisse de l'influence n'a pas lieu d'être : « The poet says, `I will show you one more thing that the tradition can do'» (Ramanujan 2001, 68). Dans un entretien récent, Sheikh explique également que toute tradition est soumise à un processus d'absorbtion et d'internalisation, puis d'interrogation et de transformation : « Once appropriated an idea in interaction with other ideas undergoes a radical transformation […]. Every work that we do continues a series of works. Every poem is a pregnant poem » (Zecchini, 2017). Il me semble que les remarques d'A. K. Ramanujan et de Gulammohammed Sheikh nous offrent une merveilleuse façon d'appréhender le modernisme, dont je voudrais aussi montrer à quel point celui-ci a partie liée, en Inde, avec la notion, l'expérience et la défense de la pluralité. Les pratiques de collages et d'assemblages, d'accumulation et de « recyclage » de citations (textes, images, motifs, histoires, etc.) si présentes dans les œuvres de nombreux écrivains et artistes indiens sont aussi signes de la pluralité des mondes, des temporalités et des modernités auxquels ils appartiennent.

24 L'avidité ou la gloutonerie évoquée en amont, et l'euphorie qui la caractérise, naît du sentiment de pouvoir tout revendiquer et assimiler : « I want to reclaim everything I consider my tradition […] I've never stopped to ask myself whether I am an Indian poet or not […] I try to fuse whatever I have access to » déclarait Kolatkar (de Souza 1999, 19-22). Gulammohammed Sheikh rappelle que tout ce qui a contribué à faire de lui un homme et un artiste, qu'il s'agisse de son enfance dans un village du Gujarat, de sa formation au Fine Arts Faculty de Baroda, ou bien de sa propre éducation artistique et des affiliations qu'il s'est choisies, rend impossible de parler d'un monde au singulier. Dans son enfance, marquée par la convergence de rituels hindous et musulmans, il apprenait le sanskrit à l'école et récitait le Coran à la mosquée, fréquentait autant la Birdwood Library que le temple hindou du xiisiècle. Cette multiplicité de traditions, d'espaces et de temporalités (Gulammohammed Sheikh suggère aussi qu'en Inde le Moyen Âge, la préhistoire et la modernité ne cessent de se chevaucher) se reflète dans la multiplicité des modèles artistiques qui l'ont nourri : peinture traditionnelle sur verre, affiches de cinéma, photographies colorisées reproduites dans les pages des journaux populaires, mais aussi miniatures mogholes, peintures murales du Shekhawati, peintre italiens de la renaissance et de l'école de Sienne, Michel-Ange, Picasso, Soulages, Klein, etc. C'est « une forme de multivers » qu'il habite et reconnaît comme sien : « The multiplicity and simultaneity of these worlds filled me with a sense of being part of them all […] It was a multiverse of sorts. And I decided to use it all » (1989, 108 et 116). Gieve Patel témoigne également de cette période charnière, dans les années 1960, où les artistes de sa génération réalisent que le monde entier est leur héritage : « One should feel free to take from anywhere, any country, any period […] take whatever your inner need prompts you to take » (dans Dalmia 2011, 298).

25 Il n'y a pas trace ici de mauvaise conscience ou d'un quelconque complexe de l'épigone souvent associé, à tort, aux artistes post-coloniaux. Ce constat est d'ailleurs confirmé par Homi Bhabha qui évoque l'atmosphère « translationnelle », citationnelle et conversationnelle qui prévalait dans les années 1960 et 1970, notamment à Bombay. À cette époque, le monde de l'art en Inde était extrêmement restreint, peu professionnalisé et subventionné, mais c'est précisément pour cette raison, souligne Bhabha, et parce qu'aucune institution culturelle dans le pays n'avait encore érigé la modernité en norme culturelle ou esthétique, que ces artistes sont libres de citer, emprunter, assimiler et expérimenter sans se sentir tenu de choisir entre art dit occidental et art indien (Susan S. Bean 2013).

26 On peut revenir à la métaphore du braconnage utilisée par Michel de Certeau pour parler de l'activité de lecture. Assimiler, ça n'est pas toujours « devenir semblable à » ce qu'on absorbe, mais aussi le « rendre semblable à » ce qu'on est (1990, 245). Le lecteur détache les textes de leur origine, perdue ou accessoire : « Il en combine les fragments et il crée de l'in-su dans l'espace qu'organise leur capacité à permettre une pluralité indéfinie de significations » (ibid.), introduisant « le multiple et la différence dans le système écrit d'une société ou d'un texte » (ibid., 250). Certeau, s'inspirant de Claude Lévi-Strauss, associe aussi la lecture comme braconnage à la notion de bricolage, qui permet de réajuster les restes des constructions et destructions antérieures. Et je préfère ces termes de recyclage, de braconnage ou de bricolage pour appréhender le modernisme en Inde à ceux « d'indigénisation » ou de « nativisation » du modernisme que Geeta Kapur et Susan Friedman privilégient. Le terme de nativisme peut en effet, dans le contexte indien, être connoté de manière réactionnaire (Zecchini 2015), et semble, en tout cas à première vue, à l'opposé de cette mondialité en partage qui caractérise les auteurs évoqués. La notion de recyclage introduit par ailleurs du jeu, de l'impur, de l'impropre – au sens aussi de ce qu'on ne peut pas s'approprier de manière exclusive et définitive – qui me semble particulièrement adaptée à l'œuvre de ces artistes et écrivains.

27 Le trope du recyclage est d'ailleurs fondamental dans une œuvre comme celle de Kolatkar, d'un point de vue thématique (que l'on pense au recueil Kala Ghoda Poems, qui est saturé de tas d'ordures, d'objets usagés et recyclés, de toute une réalité matérielle ordinaire et résiduelle) mais aussi comme méthode de création. Kolatkar concevait ces textes comme des débris qu'il récupère ou pille, écrit-il, d'un cimetière de déchets : « stolen/salvaged/plundered/from rubbish heap/junkyard/graveyard » (2010, 349). Et j'ai montré ailleurs comment sa poésie peut en effet être comparée à un « chor bazar[15] », ou une boutique de brocanteurs, assemblée à partir de « raids » sur d'innombrables textes, traductions et documents variés, coupures de presse, photographies, chansons, débris de langues, de dictionnaires, de poèmes (les siens, ceux des autres), tous traduits et recyclés en poésie. Certains de ses textes sont d'ailleurs des « poèmes trouvés » ou des « poèmes-conversations », composés à partir de paroles saisies au détour d'une conversation, d'une émission de radio ou de bouts de papier glanés dans la rue. « Poor Man » (2010, 294) par exemple, est né d'un papier distribué par un mendiant sourd-muet sur un quai de gare : « I'm a poor man from a poor land and everything about me is wrong. » Si la figure du chiffonnier convient si bien au poète, c'est aussi que ces tas d'ordures créent des assemblages hétéroclites et hérétiques, qui mettent en relation des choses étrangères les unes aux autres, et que Kolatkar joue sans cesse lui aussi de ces assemblages, en faisant consonner par exemple dans le poème « Poor Man » un mendiant de Bombay avec le répertoire – et le vernaculaire américain – du blues, du folk et du jazz.

28 L'œuvre de Mehrotra, qu'il s'agisse de sa poésie, de ses traductions ou de ses nombreux articles critiques, dessine elle aussi une sorte de collage ou de tapisserie littéraire, émaillée de citations. Ses traductions de poèmes d'amour écrits en langue prakrit et rassemblés au IIsiècle après Jésus-Christ (1991) entrent en résonance avec le courant des poètes imagistes et de la poésie concrète, avec Ezra Pound et William Carlos Williams dont plusieurs vers servent d'épigraphes au recueil. Ses traductions de Kabir (2011), poète bhakti du xve siècle, dialoguent avec Cavafy, Leadbelly, G. M. Hopkins, Tom Paulin ou Ezra Pound dont certains extraits introduisent les poèmes. L'un de ses essais majeurs, « The Emperor has no Clothes » (Mehrotra 2012, 147-195), est traversé par les voix de William Carlos Williams, Pouchkine, Dostoievski, Andrew Field, John Updike, George Steiner, Italo Calvino et bien d'autres encore, mais aussi par celles de poètes indiens tels que Nissim Ezekiel, Arun Kolatkar, Adil Jussawalla ou A. K. Ramanujan. Ces voix innombrables se rejoignent dans la même constellation mondiale et cosmopolite, et à l'esprit d'un écrivain comme Mehrotra, elles sont toutes absolument contemporaines.

29 Gulammohammed Sheikh considère, quant à lui, sa peinture comme une assemblée mondiale (« a world sangat »), ouverte à tous, et où peuvent s'inviter les innombrables personnages, motifs, textes et images des différents mondes pictural, culturel, linguistique et littéraire qui le constituent. Ces images – qu'il désigne sous le terme de « citations » –, c'est au peintre de jouer avec elles et de se les approprier, afin que d'autres puissent le faire à sa suite. Dans l'extraordinaire série des Mappa Mundi, que le peintre appelle des « collages digitals », Gulammohammed Sheikh travaille à partir d'une reproduction de la Carte d'Ebstorf (mappa mundi du xiiie siècle) qu'il utilise comme un palimpseste. À partir de cette carte, dont il supprime, ajoute, modifie ou grossit certains détails, il fait dialoguer Majnun avec Saint François, une représentation de Marie-Madeleine par Giotto avec la figure de Kabir, Fra Angelico ou Lorenzetti avec une représentation de Ram.

30 *

31 « In Indian modernity, the Indian and the Western constantly take on each other's disguises » écrit Amit Chaudhuri dans une formule lumineuse que je ne me lasse pas de citer (2002). Et il n'y a sans doute pas de meilleure illustration de ces transactions-permutations que les traductions effectuées par tant de poètes indiens à partir des années 1950. Si la traduction apparaît comme un modèle ou un paradigme pour penser le modernisme à partir de l'Inde, c'est d'abord que dans ces traductions contemporaines, les écrivains s'autorisent tous les emmêlements et les croisements, réinventant par exemple la bhakti à l'aune du surréalisme, de la Beat Generation ou de la contre-culture américaine, la bhakti comme contre-culture, mais inventant également leur propre voix à travers le détour de la Beat Generation et de la bhakti. Dans les recréations-assemblages de Kolatkar, Tukaram, bhakta marathi du xviie siècle a des accents de Charlie Chaplin, Woody Guthrie, Allen Ginsberg et Muddy Waters. « I'll create such confusion/that nobody can be sure about you wrote and what I did », écrivait le poète dans une adresse imaginaire à Tukaram (2010, 353). Cette confusion est bien sûr favorisée par le fait que la bhakti est une tradition collective, instable et mouvante dont les répertoires, qui ne peuvent être rapportés à un Ur-texte, appartiennent à tous ceux qui voudraient s'en saisir. Transmises et relayées à l'oral, les compositions de Kabir ou de Tukaram n'ont pu survivre que dans un processus continu de recréation-altération par des poètes qui retravaillent ou recyclent des matériaux existant et les réinventent au présent. Arvind Krishna Mehrotra parle de l'œuvre de Kabir comme d'un brouillon qui ne cesse d'être repris : « a working draft, whose lines and images could be shifted around, or substituted by others, or deleted entirely », et considère sa traduction comme une variante dans un répertoire infini : « a further elaboration of the Kabir corpus, taking its place alongside those who have already been in existence for hundreds of years » (Mehrotra 2011, xxxi-xxxii).

32 Penser le modernisme à partir de l'Inde nous permet ainsi de comprendre que le modernisme serait beaucoup moins le neuf (comme inédit ou inauguration) que le recyclé, le bricolé ou le traduit au sens où la traduction est bien l'art de la résurrection, de la défamiliarisation et de la variation infinie. Le modernisme en Inde, à l'image des Songs of Kabir de Mehrotra, est une variante ou une recréation d'une syntaxe globale de la modernité, qu'il serait vain de vouloir assigner à un propriétaire, un lieu, une époque ou une forme définitive. Penser le modernisme à partir de l'Inde nous permet aussi, à l'image des mappa mundi de Gulammohammed Sheikh, de recartographier le monde (« with a pirate rather than a cartographer's regard for accuracy[16] »), en ré-attribuant ce qui semble « occidental » ou « oriental ». Il s'agit beaucoup moins d'indigéniser le modernisme ou de le ramener à soi, que de brouiller ce qui appartient à soi et à l'autre, et ainsi de rompre avec une pensée qui voudrait distinguer le propre de l'impropre, le premier du second et l'authentique du dérivatif  [17].

Bibliographie

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  • The American Historical Review, « AHR Roundtable : Historians and the Question of Modernity” », Vol. 116, n° 3, 2011.

Notes

  • [1]
    Cet article a bénéficié du soutien du laboratoire d'excellence TransferS (programme Investissements d'avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSL* et ANR-10-LABX-0099).
  • [2]
    Susan Stanford Friedman, 2001, 493-513.
  • [3]
    « It is crucial that we do not see the modern as a form of determininism to be followed, in the manner of the stations of the cross, to a logical end » (Kapur 2000, 295).
  • [4]
    Voir le dossier de l'American Historical Review, « Historians and the Question of `Modernity'» (2011).
  • [5]
    Formule qui fait allusion aux travaux sur le système-monde capitaliste d'Immanuel Wallerstein.
  • [6]
    À signaler, dans le champ français, le très intéressant dossier dirigé par Xavier Garnier et Anne Tomiche (2009).
  • [7]
    « Traduire, c'est comprendre comment les différentes langues produisent des mondes différents » (Cassin, 2009).
  • [8]
    Le « détour » pour Glissant est de l'ordre de l'invention créatrice et s'oppose à la notion de « retour », qui est « l'obsession de l'Un […]. Revenir, c'est consacrer la permanence, la non-Relation » (1981, 30).
  • [9]
    Mouvement de dévotion populaire rassemblant hommes et femmes de toutes castes, la bhakti qui a émergé au VIsiècle dans le sud de l'Inde avant de s'étendre à l'ensemble du pays, a donné naissance à un extraordinaire répertoire poétique en langues dites « vernaculaires ». La bhakti a été relue comme un puissant courant de protestation contre l'idéologie et l'orthodoxie brahmaniques.
  • [10]
    Tous ces passages inédits des carnets du poète ont été publiés pour la première fois dans mon ouvrage sur Kolatkar (2014), auquel je me permets de renvoyer à plusieurs reprises.
  • [11]
    « Confessions of a Street-writing Man » (2015, 326-328).
  • [12]
    Le long poème d'Arvind Krishna Mehrotra « Song of the Rolling Earth », publié dans la petite revue Vrishchik en 1970, s'ouvre d'ailleurs par une épigraphe d'Apollinaire : « Je crois avoir trouvé dans les prospectus une source d'inspiration […] les catalogues, les affiches, les réclames de toutes sortes. Croyez-moi, la poésie y est incluse ».
  • [13]
    Damn you 6 se clôt sur une liste vertigineuse de petites revues dont voici un aperçu : « DY exchanges itself with the following mags and presses : BB Books, Trace, University of Tampa Poetry Review […] Manhattan Review, open skull, El Corno Emplumado, Hyphid […] Beloit Poetry Journal, Loveletter, Freelance, etc. » Des poètes comme Arvind Krishna Mehrotra, Pritish Nandy ou Srinivas Rayaprol sont régulièrement publiés dans des petites revues américaines. Celles-ci peuvent d'ailleurs publier des poètes indiens écrivant dans d'autres langues, en particulier le bengali grâce à l'intermédiaire d'Allen Ginsberg qui rencontra le groupe des « Hungryalists » à Calcutta en 1962. Leurs manifestes paraissent ainsi dans City Lights Journal, Evergreen Review, Kulchur ou Salted Feathers. En 1968 la revue américaine Intrepid publie un numéro spécial sur la poésie indienne édité par Carl Weissner avec des extraits des journaux d'Allen Ginsberg à Calcutta, des poèmes des « Hungryalists » et du groupe Krittibash, mais aussi des textes de Mehrotra, Kolatkar, Pritish Nandy, Pavankumar Jain, Kamala Das, etc.
  • [14]
    « We have been the only means by which poetry has been kept alive while the big publishers slept […] Welcome to the conspiracy » (Jussawalla 1978, 6). « Après les batailles rangées du romantisme, la poésie se replie : guérilla dans les sous-sols, conspiration dans les catacombes » (Paz 1990, 115).
  • [15]
    « Chor Bazar », littéralement le « marché des voleurs » à Bombay est l'un des plus importants marchés aux puces de l'Inde. Voir Chapitre IV (« From Scrap to Art ») de mon ouvrage sur Kolatkar (2014).
  • [16]
    « Avec la rigueur d'un pirate plutôt que d'un cartographe, pour ce qui est de l'exactitude ». Mots tirés du poème « Pi-dog » (« Chien paria ») qui ouvre le recueil Kala Ghoda Poems d'Arun Kolatkar (2010, 75 pour l'édition anglaise, 2013, 31, pour la traduction française).
  • [17]
    C'est ici qu'il faudrait montrer, mais je n'ai malheureusement pas la place de développer, combien ce modernisme est politique, car menacé dans un pays où les discours nationalistes et indigénistes ne cessent de polariser l'indigène et l'exogène et où nombreux sont les artistes et intellectuels à être censurés et harcelés pour leurs œuvres soi-disant anti-nationales ou inauthentiques. Le modernisme en Inde est aussi un combat, et il est politique. La distinction entre modernité et avant-garde a priori plus politisée, ne fait ainsi pas plus de sens que la distinction entre modernisme et postmodernisme, comme le montre l'importance du trope du recyclage dans les œuvres étudiées.
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