Couverture de LITT_175

Article de revue

Taquin le Superbe

Pages 48 à 60

Notes

  • [1]
    L. Daudet, « Transpositions », Hommage à Marcel Proust, La Nouvelle Revue française, 1er janvier 1923, p. 50-51.
  • [2]
    Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, ch. iv, éd. Y. Ansel et Ph. Berthier, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 575.
  • [3]
    M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. sous la dir. de J.-Y. Tadié, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, 4 vol., t. II, p. 722.
  • [4]
    Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, 4, éd. cit., p. 575.
  • [5]
    Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. IV, p. 533.
  • [6]
    Voir supra la note 1 et La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 546 et p. 555.
  • [7]
    Gérard Genette, Apostille, Éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 2012, p. 170.
  • [8]
    Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, p. 133.
  • [9]
    John Ruskin, La Bible d’Amiens, trad., notes et préface deMarcel Proust [1904], UGE, « Fins de siècles », 1986, p. 9.
  • [10]
    Ibid., p. 10.
  • [11]
    Le Répertoire de « La Comédie humaine » d’A. Cerfberr et J. Christophe (Calmann-Lévy, 1888), premier dictionnaire des personnages de l’œuvre de Balzac, a été réédité par B. Lyon-Caen au t. 24 de la récente édition de La Comédie humaine procurée par les Classiques Garnier (2008). Sur les enjeux théoriques de ce type de répertoire, voir V. Descombes, Grammaire d’objets en tous genres, Éd. de Minuit, 1983.
  • [12]
    Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 826.
  • [13]
    « Fragments de comédie italienne », Les Plaisirs et les Jours [1896], éd. Th. Laget, Gallimard, « Folio Classique », 1993, p. 89.
  • [14]
    Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 826.
  • [15]
    La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 714.
  • [16]
    Jacques Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social, Éd. du Seuil, « Liber », 1997.
  • [17]
    Sur la résonance du nom des personnages de roman, je me permets de renvoyer à mon article « Le répertoire des figures », Études françaises, vol. 41, n° 1 (« Le personnage de roman », dir. Isabelle Daunais), 2005, p. 65-77.
  • [18]
    Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 663-664.
  • [19]
    La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 599.
  • [20]
    Albertine disparue, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. IV, p. 123.
  • [21]
    Balzac, Sur Catherine de Médicis, dans La Comédie humaine, éd. sous la dir. de P.-G. Castex, 1976-1981, 12 vol., t. XI, pp. 345-346.
  • [22]
    J. Borel, Proust et Balzac, José Corti, 1975, p. 33.
  • [23]
    A. Bouillaguet, « Naissance d’un “mot” », Bulletin d’informations proustiennes, n° 22, 1991, p. 59-70.
  • [24]
    F. Gregh, L’Âge d’or. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Grasset, 1947, p. 163-164. Le témoignage de Gregh, qualifié de « source », est cité dans l’apparat critique de l’édition de la Pléiade (Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 1765). Voir également J.-Y. Tadié, Marcel Proust. Biographie, Gallimard, 1996, p. 118-119.
  • [25]
    Le Côté de Guermantes II, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, pp. 755-756.
  • [26]
    Balzac, Sur Catherine de Médicis, éd. cit., p. 198.
  • [27]
    Le Côté de Guermantes II, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 796.
  • [28]
    Ibid., p. 797.
  • [29]
    Ibid. Voir le portrait de Charlus par Saint-Loup dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 110.
  • [30]
    Ibid., p. 114.
  • [31]
    Sodome et Gomorrhe, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 13.
  • [32]
    Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. IV, p. 540. Voir aussi l’« Esquisse LI », ibid., p. 926. Je remercie Nathalie Mauriac Dyer d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
  • [33]
    Contre Sainte-Beuve, éd. P. Clarac et Y. Sandre, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 273-274. Voir Hugo, « La Tristesse d’Olympio », Les Rayons et les Ombres, xxxiv.
  • [34]
    Sodome et Gomorrhe II, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 437.
  • [35]
    Ibid., p. 438.
  • [36]
    Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 274.
  • [37]
    Correspondance de Marcel Proust, établie, annotée et préfacée par Philip Kolb, Plon, 21 vol., t. IV, p. 144 et t. IX, p. 153.
  • [38]
    Ibid., t. XX, p. 264.
  • [39]
    Mortimer H. Franck, Arturo Toscanini : the NBC Years, Portland, Amadeus Press, 2003, p. 171.
Dans le Gotha, il cherchait les beaux prénoms de quelques-uns de ses personnages, mais surtout il découvrait des rapports et des ramifications qui l’enchantaient.
De même, certaines lettres de faire-part l’intéressaient comme un roman en une page, par la définition que donnaient d’une famille les noms qui y figuraient, par les histoires qu’ils racontaient, réunissant quelquefois les milieux les plus éloignés et les plus inattendus. S’il apprenait qu’une personne comptait parmi ses alliances un évêque, un duc, et un ancien président de la République, il éprouvait un plaisir qu’il appelait lui-même balzacien et qu’il serait juste, à présent, d’appeler aussi proustien [1].

1Lorsque Julien Sorel pénètre dans le salon de l’hôtel de la Mole, tout lui semble étrange et il semble singulier à chacun. Si sa « figure [est] inconnue [2] », son nom l’est tout autant, qui n’est pas celui d’un homme bien né et son jeune âge interdit que l’on voie en lui une illustration. Quelque six décennies plus tard, le comte Hannibal de Bréauté, découvrant chez la duchesse de Guermantes un invité « qui ne fait pas partie de la société de la duchesse » n’a de cesse de s’informer des « titres tout à fait extraordinaires » à la qualité de « notabilité » que ce nouveau-venu doit avoir pour être reçu dans un salon notoirement aussi fermé [3]. Les personnages de roman s’avancent dans la vie en terrain inconnu, portant haut leur timidité ontologique : ils ne savent sur qui ou quoi s’appuyer, quels ressorts faire jouer, incertains s’ils sont véritablement invités ou si on les prend pour un autre. Si on ne les connaît pas, ils ne connaissent personne. Aussi le héros de la Recherche ne manque-t-il jamais une occasion de s’informer des généalogies. « Pour que je puisse m’y reconnaître, il faut, se dit Julien, avec le sens de la résolution qui contribue à son charme, que j’écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon [4] ». L’inventaire méthodique, en mettant en liste le réel, prétend lui donner forme, apprivoiser la complexité relationnelle d’un monde qui, précisément parce qu’il est un monde, oppose tout d’abord au nouveau-venu, en guise de fin de non-recevoir, le maillage serré de ses rituels. Exclu de ce trésor de temps partagé qui constitue les habitués en un semblant de personne morale, l’impétrant doit, s’il veut se faire accepter, se doter d’un viatique qui lui permettra d’éviter les impairs, de démêler le dédale de noms, de titres et d’apparentements, qui informent les conversations, avec leur répertoire d’anecdotes, de mots d’esprit ou de souvenirs ressassés. Si l’on peut, comme Julien, bricoler à son propre usage un répertoire, au sens d’aide–mémoire, pour s’approprier au plus vite le répertoire du grand monde, le mot devant être compris cette fois au sens de fonds ordinaire, immédiatement mobilisable, il existe des annuaires plus officiels susceptibles de rendre ce type de services aux jeunes premiers soucieux de ne pas échouer dans leur prise de rôle. C’est le cas, dans la Recherche, des notices du Gotha, écrites certes à l’usage de ceux qui en sont – elles sont commentées avec gourmandise par le duc de Guermantes ou par le baron de Charlus – mais que les nouveaux-venus détournent de leur fonction première de ratification à des fins d’initiation. Bloch y a recours, après d’autres, pour s’orienter dans les salons, comme en témoigne un échange de vues avec le héros, lors de la matinée chez la princesse de Guermantes [5]. Et plus d’une page incite à penser que le Narrateur, et Swann avant lui, en ont usé de la même façon, en leur temps, comme Proust luimême, si l’on en croit Lucien Daudet, qui en aura tiré un double profit, pratique d’abord, poétique ensuite, puisqu’il aura découvert dans l’annuaire de quoi alimenter ses rêveries sur la nature et le pouvoir des noms [6].

2Ces notices ne sauraient pourtant suffire ; elles dispensent une information trompeuse, riche en angles morts, en faux-fuyants ou aberrations, qui demandent à être redressés par la fréquentation de l’un ou l’autre de ces « vieux Parisiens », qui sont aptes à résoudre les énigmes mondaines les mieux défendues, en raison de la position enjambante qui est la leur, à cheval sur plusieurs époques, position dont ils savent tirer profit pour décloisonner les existences, rentoiler les vies démembrées et se reconnaître dans la forêt obscure de l’impermanence des noms. C’est le rôle que le Narrateur joue auprès de Bloch dans Le Temps retrouvé, celui que Swann et Charlus ont joué auprès de lui à son début dans la vie. La langue classique appelle volontiers « répertoires », troisième acception du terme, ces personnes bien informées, figures de l’expertise, dont la mémoire a une souplesse, une mobilité, un délié, mais aussi un velouté atmosphérique, qui accusent, par un effet de contraste, la sécheresse simplificatrice, autant dire trompeuse des annuaires.

3Lire la Recherche revient à éprouver, à réaliser en soi la lente formation d’une mémoire, jeu dynamique de relations entrecroisées, qui accomplit, prenant appui sur elles mais s’en détachant, dans une logique d’émancipation et de dépassement, les listes de préférences, les nomenclatures, les distinctions trop statiques, aux arêtes trop vives, des viatiques. La Recherche demande à son lecteur de franchir la distance qu’il y a d’une acception à l’autre du mot répertoire, de se couler, en roturier, autant dire en personnage de roman, dans la mémoire d’un « répertoire vivant ». Telle sera du moins mon hypothèse, qui en recouvre une autre : si le mot répertoire emblématise la dynamique de l’apprentissage, le passage de l’ignorance ou de la méconnaissance à l’expertise, il désigne en outre et comme par surcroît la relation de détermination croisée qui oppose et solidarise la mémoire forte de l’aristocratie et la mémoire faible du roman.

« Mémoire improvisée » et « mémoire qui s’est faite elle-même »

4Genette rapporte dans Apostille la réponse d’un lycéen à un professeur qui lui demande s’il connaît Madame Bovary : « Pas personnellement, mais j’ai un copain qui a vu le film [7]. » Comme le remarque Genette, la phrase suggère, pour peu qu’on prenne le temps d’y rêver, qu’« un livre est une personne ». En ce sens, la phrase ingénue du lycéen fait fond sur la prétention commune qui veut, selon les expressions consacrées, que l’on connaisse quelqu’un sans le connaître, de nom, de vue ou par ouï-dire. Dans la Recherche, cette prétention s’incarne au plus haut point chez les membres masculins de la famille Bloch : chez le condisciple du héros mais aussi chez son oncle Nissim Bernard ou chez son père, Salomon Bloch, lesquels sont réputés « connaître » Bergotte pour l’avoir entr’aperçu à la générale d’une pièce à succès [8].

5Qu’un livre soit une personne, Proust ne dit pas autre chose aux premières lignes de son « avant-propos » à La Bible d’Amiens : « Ne lire qu’un livre d’un auteur, c’est voir cet auteur une fois. Or, en causant une fois avec une personne, on peut discerner des traits singuliers. Mais c’est seulement par leur répétition, dans des circonstances variées, qu’on peut les reconnaître pour caractéristiques et essentiels [9]. » C’est ce postulat – l’œuvre entier est une personne – qui justifie l’abondance inhabituelle, presque incongrue, des notes de bas de page accompagnant la traduction de l’essai de Ruskin. L’éditeur-traducteur ne pouvant espérer du lecteur français qu’il connaisse personnellement l’historien de l’art britannique, il se doit de le « pourvoir […] comme d’une mémoire improvisée [10] ». Aussi bien, l’annotation a-t-elle moins pour fonction d’élucider les allusions culturelles ou de mettre au jour les sources du texte que de construire autour de celui-ci, en disposant dans ses marges « des souvenirs des autres livres de Ruskin », une « sorte de caisse de résonance, où les paroles de La Bible d’Amiens pourront prendre plus de retentissement en y éveillant des échos fraternels ». Il ne s’agit pas de situer l’œuvre en l’inscrivant dans des cartographies ou des généalogies mais de révéler sa nature fragmentaire en suscitant autour d’elle l’englobant dont elle participe aux yeux des lecteurs mémorieux, autrement dit aux yeux de ceux qui connaissent Ruskin personnellement, chez qui, à force de le fréquenter, l’œuvre entier s’est déposé en mémoire. L’annotation, telle que Proust la conçoit, a l’ambition de modéliser cette mémoire, de construire un analogue susceptible d’en tenir lieu. « Mémoire improvisée », elle relève toutefois, par nature, d’un forçage de la durée et, à ce titre, ne saurait être autre chose qu’un ersatz de ce que Proust appelle par ailleurs la « mémoire qui s’est faite elle-même ». Les échos que la « mémoire improvisée », autrement dit les annotations du traducteur-éditeur, ménage de page en page n’ont pas, « pour venir rejoindre la parole présente dont la ressemblance les a attirés, à traverser la résistante douceur de cette atmosphère interposée qui a l’étendue même de notre vie et qui est toute la vie de la mémoire ».

6La distinction proposée par Proust entre « mémoire improvisée » et « mémoire qui s’est faite elle-même » recoupe les deux acceptions du mot répertoire, entendu comme « inventaire méthodique » et comme « personne informée ». Un liseur de Balzac comme le baron de Charlus peut passer, dans le domaine des choses de l’esprit, pour un « vieux répertoire », au sens que revêt l’expression chez Saint-Simon ou chez Sainte-Beuve, c’est-à-dire au sens de « personnes bien informées », qui connaissent tous et chacun et possèdent le répertoire entier des anecdotes, mots d’esprit, rumeurs et malveillances dont se nourrissent les conversations dans une société fermée comme la cour de Versailles ou les salons du faubourg Saint–Germain. L’équivalence entre mémoire lettrée et mémoire mondaine est omniprésente dans la Recherche mais trouve à se dire de façon particulièrement frappante dans une page du Côté de Guermantes : le Narrateur y compare l’effet esthétique propre aux conversations généalogiques du duc au plaisir que l’on goûte à consulter le Répertoire de « La Comédie humaine »[11]. Dans un cas comme dans l’autre, l’événement historique se trouve déclassé, relégué dans les marges ou à l’arrière-scène. L’histoire s’y trouve, note Proust, comme « enfermée », « emmurée », « renfrognée ». Louis-Philippe et Marie–Amélie ne sont pas considérés, dans les récits généalogiques de Basin, en tant que Roi et Reine des Français mais « dans la mesure où, en tant que grands–parents, ils laissèrent un héritage [12] ». De façon analogue, « dans un dictionnaire de l’œuvre de Balzac […] les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec La Comédie humaine, Napoléon ten [ant] une place bien moindre que Rastignac, et la ten[ant] seulement parce qu’il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne ». La structure réticulaire du répertoire, qui invite à circuler à l’intérieur d’un englobant, vous enveloppe dans un sentiment de familiarité, qui a pour contrepartie un éloignement cotonneux, un espacement de tout ce qui n’en est pas, sous la forme d’aberrations perceptives, ou, tout au moins, de changements d’échelle. Vies illustres et vies minuscules échangent leurs qualités à moins que, solidarisées, elles ne s’offrent les unes aux autres comme la chance d’un prolongement inattendu dans une autre dimension, d’un basculement dans la démesure d’un autre ordre de réalité. La jeune snob dont Proust esquisse le « caractère » dans les « Fragments de comédie italienne » recueillies dans Les Plaisirs et les Jours, découvre dans les généalogies une façon d’agrandir les jours, d’ennoblir sa passion coupable, de s’aveugler, d’enluminer avec les ors de l’Histoire la médiocrité, la trivialité décevante des conversations de salon :

7

Le Tout-Paris, le Gotha, le High Life vous ont appris le Bouillet. En lisant le récit des batailles que les ancêtres avaient gagnées, vous avez retrouvé le nom des descendants que vous invitez à dîner et par cette mnémotechnie vous avez retenu toute l’histoire de France. De là une certaine grandeur dans votre rêve ambitieux auquel vous avez sacrifié votre liberté, vos heures de plaisir ou de réflexion, vos devoirs, vos amitiés, l’amour même. Car la figure de vos nouveaux amis s’accompagne dans votre imagination d’une longue suite de portraits d’aïeux. Les arbres généalogiques que vous cultivez avec tant de soin, dont vous cueillez chaque année les fruits avec tant de joie, plongent leurs racines dans la plus antique terre française. Votre rêve solidarise le présent au passé. L’âme des croisades anime pour vous de banales figures contemporaines et si vous relisez si fiévreusement vos carnets de visite, n’est-ce pas qu’à chaque nom vous sentez s’éveiller, frémir et presque chanter, comme une morte levée de sa dalle blasonnée, la fastueuse vieille France [13] ?

8Si la fréquentation des répertoires porte en elle une forme d’illusion, en vous établissant dans le cercle enchanté d’une féerie, c’est aussi une authentique aventure cognitive. La lecture des répertoires imprimés, et, mieux encore, la conversation des « répertoires de cour », comme Basin ou Charlus, transforment peu à peu la mémoire du héros, qui s’en trouve enrichie mais qui y gagne surtout une densité dynamique qui est, chez Proust, la qualité à quoi l’on reconnaît les œuvres d’art authentiques :

9

Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne [14].

10La mémoire d’un « répertoire » est une manière d’œuvre d’art. On pourrait y circuler sans fin. C’est ce qui fait son charme mais aussi ce qui en fait un piège. Il est dangereux de s’y complaire, comme à la conversation, comme aux plaisirs de l’amitié, comme il est dangereux de s’arrêter aux délices des « journées de lecture ». On y court le risque de devenir un fruit sec, comme Swann ou comme Charlus, qui auraient pu, qui auraient dû transposer dans un livre la densité supérieurement mobile de leur mémoire. Le Narrateur exprime à plusieurs reprises son regret que Charlus se soit arrêté aux plaisirs de la conversation :

11

[I]l eût rendu un rare service en écrivant, car s’il distinguait tout, tout ce qu’il distinguait il en savait le nom. Certes en causant avec lui, si je n’ai pas appris à voir (la tendance de mon esprit et de mon sentiment était ailleurs), du moins j’ai vu des choses qui sans lui me seraient restées inaperçues, mais leur nom, qui m’eût aidé à retrouver leur dessin, leur couleur, ce nom je l’ai toujours assez vite oublié. S’il avait fait des livres, même mauvais, ce que je ne crois pas qu’ils eussent été, quel dictionnaire délicieux, quel répertoire inépuisable [15] !

12Si le héros accomplit pour finir une vocation d’écrivain longtemps suspendue, il le doit peut-être à cette capacité d’oubli qui le distingue des « vieux répertoires » comme Charlus ou comme Swann. À ce titre, il est bien de son temps, un oublieux liseur de romans. Sans doute nostalgique de l’âge des noms, il n’en demeure pas moins qu’il trouve en lui le courage d’affronter l’anonymat du grand désert d’hommes, ce qu’il doit sans doute, comme l’a suggéré Jacques Dubois, à l’avènement dans l’œuvre d’une certaine Albertine Simonet [16].

13Les ambitieux, comme Julien Sorel, ces « figures inconnues », sorties de nulle part, que l’on rencontre en si grand nombre dans le roman réaliste du xixe siècle nous disent quelque chose du personnage de roman, de son statut, de sa présence dans nos mémoires. Contrairement aux héros épiques ou tragiques, les personnages de roman n’ont pas de nom : ils ne sont pas d’emblée situés par le simple énoncé de leur patronyme ; celui-ci est sans résonance et il ne saurait suffire, dès lors, à les mettre au monde [17]. Le nom d’un personnage de roman demande, pour être actif, à s’alourdir de souvenirs de lecture. Il se constitue lentement, en notre présence et de notre fait, dans la mémoire du lecteur. Le nom d’Albertine apparaît initialement, et très significativement, comme une sorte d’emblème de l’indistinction, menacé qu’il est par la confusion homonymique – d’où la ritournelle défensive ou propitiatoire : « Simonet, avec un seul n[18] » – ; grisâtre, platement petit-bourgeois, il n’éveille aucun écho, n’invite à aucune rêverie, impuissant à mettre en branle la mémoire. Il faudra, de fait, l’espace d’un roman, « le roman d’Albertine », pour que le nom de celle-ci se charge de résonances, devenant, de mat qu’il était initialement, coextensif à la mémoire du Narrateur. Coextensif, c’est-à-dire proprement insituable. L’« être de fuite » [19] que fut Albertine l’est bien davantage encore après sa mort de faire corps avec le labyrinthe labile de la mémoire. Les noms aristocratiques, ceux que répertorie le Gotha, sont définis par leur situation, leurs alliances, leurs illustrations, leurs prétentions, les châteaux, les terres qui leur sont attachés. C’est à ce titre que le nom de Guermantes, aux antipodes, à tout point de vue, de celui de Simonet, peut fonctionner, du moins un temps, comme une sorte de point cardinal, et qu’il contribue, s’annexant d’autres noms, s’embranchant à d’autres encore, à arrondir autour de « Marcel » l’enveloppement d’une structure de monde. Le nom d’Albertine, parce qu’il a été semé à tous les vents, ne met pas en forme mais en mouvement : il affole la dynamique des associations d’idées, irrite la mémoire, se coule en elle comme un ferment d’hypermnésie. Une page célèbre d’Albertine disparue décrit jusqu’au vertige cette ivresse circulatoire qui transforme la mémoire du narrateur en un dédale qui, quel que soit le chemin emprunté, toujours vous reconduit à la chambre centrale, celle du minotaure, autrement dit à l’idée obsédante de la disparition d’Albertine :

14

J’essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture m’en était odieuse, et de plus elle n’était pas inoffensive. En effet en nous, de chaque idée comme d’un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes, qu’au moment où je m’y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, Le Secret, m’avait mené au Secret du roi du duc de Broglie, le nom de Broglie à celui de Chaumont. Ou bien le mot de Vendredi saint m’avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l’étymologie de ce mot qui, lui, paraît l’équivalent de Calvus mons, Chaumont. Mais par quelque chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j’étais frappé d’un choc si cruel que dès lors je pensais bien plus à me garer contre la douleur qu’à lui demander des souvenirs. Quelques instants après le choc, l’intelligence qui, comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m’en apportait la raison. Chaumont m’avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme Bontemps m’avait dit qu’Andrée allait souvent avec Albertine, tandis qu’Albertine m’avait dit n’avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À partir d’un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns sur les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu’on lit n’a presque plus d’importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon [20].

15Le jeu assez complexe d’associations d’idées qui s’expose dans cette page a été généralement explicité ainsi par les éditeurs : la mélodie de Fauré, Le Secret, sur un poème d’Armand Silvestre, élégie sur le nom de la bien aimée, conduit au Secret du Roi, ouvrage d’Albert de Broglie sur la diplomatie secrète de Louis XV, en raison de la parenté des titres mais aussi parce que le duc de Broglie avait pour mère Albertine de Staël, dernière-née de Germaine de Staël et par ailleurs fille putative de Benjamin Constant. L’attention flottante, rêveuse, du héros, lecteur distrait du journal mais attentif à la circulation en lui des souvenirs, ne vient pas se heurter in fine au prénom d’Albertine, de toute façon omniprésent et comme infusé dans sa mémoire, mais à un nom de château : Chaumont, dont le Narrateur ne comprend pas d’abord pourquoi il lui est douloureux ; il lui faut pour résoudre cette énigme parvenir à le rattacher à un épisode, celui des Buttes-Chaumont, du roman de sa jalousie pour Albertine. Le château de Chaumontsur-Loire est doublement associé à Albertine de Broglie parce que la mère de celle-ci y a trouvé refuge pendant son exil et parce que son fils s’en est porté acquéreur. La fréquentation du Gotha, et des « répertoires vivants » du grand monde, meuble la mémoire d’anecdotes comme de savoir que Chaumont est une propriété du duc de Broglie ou que celui-ci est le fils d’Albertine de Staël, sur lesquelles la rêverie peut faire fond pour revenir à Albertine d’aussi loin qu’un article de journal. Albertine, qui craint tant les homonymes en rencontre à chaque « carrefour » dans la mémoire de « Marcel », mais ce sont des homonymes qui n’ont rien de commun avec les douteux Simonnet (ceux qui sont affligés d’un double n) : on n’en rencontre de tels que dans un espace saturé d’entrecroisements comme l’est une mémoire de haute culture comme celle du Narrateur.

Portrait de Charlus en Diane de Poitiers

16Si le nom du château de Chaumont ne cesse de reconduire le Narrateur à Albertine, ce même nom informe, de façon plus secrète, plus obscure, les rêveries de Charlus, les scénarios fantasmatiques qu’il élabore pour vivre sa vie à la façon d’un roman. Dans Le Côté de Guermantes, Proust prête à Oriane un mot qui a le plus grand succès, que l’on se répète, qui circule de salon en salon. Elle a qualifié son beau-frère, le baron de Charlus, de « Taquin le Superbe ». Dans Sur Catherine de Médicis, une « étude philosophique » qui passe pour être parmi les plus inhospitalières, les moins fréquentées, de La Comédie humaine, Balzac avait montré Calvin jouant avec les mêmes mots : « [Luther] n’était qu’un taquin, moi je suis un Tarquin [21] ! » Cette rencontre inattendue entre la frivole duchesse et l’austère réformateur, a été signalée en passant, voilà près de quarante ans, par Jacques Borel [22], comme l’une de ces coïncidences curieuses, parfaitement oiseuses dont on ne sait que faire. L’hypothèse d’un emprunt, ou du moins d’un point de contact allusif entre la Recherche et Sur Catherine de Médicis, n’a jamais été sérieusement envisagée. La coïncidence n’est pas même évoquée dans l’article qu’Annick Bouillaguet a consacré au « mot » d’Oriane [23]. La raison en est qu’il existe un témoignage de Fernand Gregh, qui ne laisse aucun doute sur la « source » biographique du calembour : le mot a été prononcé par Arthur Baignères, à Trouville, à propos d’Horace de Landau, qui venait d’offrir à sa nièce, Mme Finaly, pour la taquiner, disaiton, une riche propriété, les Frémonts, transaction pour laquelle Proust avait servi d’intermédiaire [24]. La lecture du Côté de Guermantes, poursuit Fernand Gregh, réserva aux amis du romancier une heureuse surprise : ils y retrouvaient « pieusement conservé » un calembour « que se répéta tout le haut Trouville » durant toute une saison. Les mots d’esprits circulent : on les répète, on les emprunte, on les accommode. Proust a probablement contribué à faire entrer le mot d’Arthur Baignères dans le répertoire d’anecdotes des cercles balnéaires du haut Trouville. Il l’a également transposé dans son œuvre romanesque, prêté à un de ses personnages et inventé pour cela l’histoire d’un frère qui veut offrir à sa sœur un château.

17Le mot d’esprit d’Oriane est rapporté par Basin, au cours d’une visite à ses cousins Courvoisier :

18

Vous avez peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de sa femme, à sa sœur Marsantes.
– Oui, mais on nous a dit qu’elle ne le désirait pas, qu’elle n’aimait pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
– Hé bien, justement quelqu’un disait tout cela à ma femme et que si mon frère donnait ce château à notre sœur, ce n’était pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C’est qu’il est si taquin Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c’est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c’est une ancienne terre du roi, il y a là une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu’on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de « taquin » appliqué à Charlus parce qu’il donnait un si beau château, Oriane n’a pu s’empêcher de s’écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n’y a pas mis de méchanceté, car c’est venu vite comme l’éclair : « Taquin… taquin… Alors c’est Taquin le Superbe ! » [25]

19Le lecteur restera dans l’ignorance des motivations de Charlus. Pourquoi le baron exprime-t-il soudain le souhait de se dessaisir d’un château au profit de sa sœur ? Réalisera-t-il son dessein ? Le texte de la Recherche reste silencieux sur ces deux points. Si l’anecdote du don somptuaire reste sans suite dans le récit, sans autre fonction en apparence que de susciter le calembour d’Oriane – « mot » qui a vocation illustrative, donné qu’il est pour un exemple de « l’esprit Guermantes » –, elle contribue à révéler l’existence de l’un de ces réseaux, fils rouges ou filigranes, qui s’imposent au lecteur de la Recherche, consciemment ou obscurément, comme autant de principes dynamiques, en l’entretenant dans le sentiment d’une unité supérieure. Sa postérité réticulaire dans l’œuvre, le château le doit à son nom, Brézé, à ce simple fait, mais lourd de conséquences, qu’il est nommé.

20On sait que Brézé était le nom du mari de Diane de Poitiers, comme le rappelle Balzac dans Sur Catherine de Médicis :

21

Diane, comme on sait, porta toute sa vie le deuil de M. de Brézé, son mari. Ses couleurs étaient blanc et noir, le Roi les avait au tournoi où il mourut. Catherine, sans doute en imitation de sa rivale, garda le deuil de Henri II pendant toute sa vie. Elle eut envers Diane de Poitiers une perfection de perfidie à laquelle les historiens n’ont pas fait attention. À la mort du Roi, la duchesse de Valentinois fut complètement disgraciée […]. Diane fit offrir à la reine [Marie] sa terre et son château de Chenonceaux à Catherine. Catherine dit alors en présence de témoins : « Je ne puis oublier qu’elle faisait les délices de mon cher Henri, j’ai honte d’accepter, je veux lui donner en échange un domaine, et lui propose celui de Chaumont-sur-Loire. » En effet, l’acte d’échange fut passé à Blois en 1559 [26].

22La fidélité de Diane envers la mémoire de Louis de Brézé est proverbiale. Elle est constamment rappelée dans les répertoires biographiques, déclinée en anecdotes, dont la plus célèbre est celle de l’échange des châteaux entre Catherine de Médicis et la duchesse de Valentinois. Diane, contrainte de céder Chenonceaux, reçoit en échange la propriété dont on sait comment elle se rattache au roman d’Albertine. Au cours du dîner chez les Guermantes, c’est-à-dire dans le contexte immédiat de l’exposition du mot d’Oriane, vient à être évoquée la fidélité de Charlus envers sa femme défunte, sujet présenté par le Narrateur comme rebattu. Pour s’opposer à une affirmation aventurée d’Oriane – « il y a en somme plus d’amants que de maris inconsolables [27] » – la princesse de Parme s’empresse de convoquer, à titre de contre-exemple, leur cousin Palamède, qui « a voué un vrai culte [à sa femme] depuis sa mort [28] ». Basin renchérit : son « regret a édifié tout le monde ». Oriane en convient très volontiers : « Il va tous les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une grand-mère, comme une sœur. Ce n’est pas un deuil de mari [29]. » En s’inscrivant en faux contre l’opinion reçue, Oriane met en danger le secret des mœurs de son beau-frère, ce que le duc lui signifie par des regards courroucés qui l’invitent au silence. Par son insistance à utiliser le féminin, elle fait de toute évidence montre de lucidité : en se comportant comme il le fait, Charlus endosse un rôle que les codes culturels et les répertoires exemplaires réservent aux femmes. Plus précisément, il incarne dans le monde proustien le rôle qui est celui de Diane de Poitiers dans le répertoire des exempla historiques. Charlus peut apparaître, en effet, à bien des égards, comme une figure de Diane de Poitiers. De toute évidence, il imite la duchesse de Valentinois ; il se coule voluptueusement dans l’existence de la favorite, un peu à la façon dont, dans Le Rouge et le Noir, Mathilde rejoue, avec certes une énergie, une résolution, un esprit de suite dont Charlus est loin de faire preuve, les amours de Boniface de La Mole et de Marguerite de Valois. Non seulement, comme Diane, Charlus se voue au noir et au blanc du « deuil perpétuel [30] » mais, comme elle, il offre un château qu’il tenait de l’être disparu (le duc, rapportant le calembour d’Oriane chez les Courvoisier, a précisé que Brézé appartenait à la femme de Charlus). La coprésence des biographèmes du deuil perpétuel et du geste de dessaisissement ne laisse aucune place à la possibilité d’une coïncidence. Charlus prend plaisir à laisser affleurer à la surface de sa vie le destin sinueux de la grande favorite.

23Charlus est, par ailleurs, le seul personnage de la Recherche à évoquer la mémoire de Diane de Poitiers. Au terme de la scène de séduction introduisant la théorie des « hommes-femmes », le bourdon Charlus raconte à l’orchidée Jupien comment il lui est arrivé de suivre jusqu’à Orléans « une jeune personne » rencontrée dans les rues de Paris [31]. La filature n’aboutit à rien : « la jeune personne » est attendue sur le quai par sa famille. Dès lors, il ne reste plus au baron, dans l’attente du prochain train pour Paris, qu’à tuer le temps en visitant « la maison de Diane de Poitiers », mais si celle-ci a charmé « un de [ses] ancêtres royaux », il « [eût] préféré une beauté plus vivante ». Que Charlus semble vouloir interpréter plutôt que le rôle de la duchesse de Valentinois, celui de son amant ne saurait nous égarer : l’inversion est le régime de lecture d’un texte où « une jeune personne » signifie « un jeune homme ». Que l’on rencontre Diane de Poitiers au détour d’une anecdote de filature érotique, aux premières pages de Sodome et Gomorrhe, au moment même de la révélation de l’homosexualité de Charlus, confirme qu’elle fournit au baron de quoi enluminer son quotidien de vignettes romanesques ; elle fait partie de son répertoire ; c’est l’un de ses rôles de prédilection, au même titre que Vautrin, de ceux qu’il entretient dans sa mémoire et qu’il est susceptible de mobiliser pour faire danser la vie. Lorsqu’il prendra la décision d’adopter la nièce de Jupien, il donnera à la jeune couturière le titre de Mlle d’Oloron, ce qui est faire d’elle une Valentinois, comme nous l’apprend l’une des conversations du Temps retrouvé sur les aberrations du savoir généalogique et sur la capacité d’oubli du grand monde. Au terme du roman, le héros se présente à nous comme un « répertoire vivant », statut qu’il est désormais en mesure d’assumer, succédant dans la fonction à Charlus ou à Swann, dans la mesure précisément où il est capable, contrairement aux nouveaux-venus, de reconnaître Marie-Antoinette Jupien sous son travesti de Valentinois :

24

Cet oubli si vivace que recouvre si rapidement le passé le plus récent, cette ignorance si envahissante, crée par contrecoup un petit savoir d’autant plus précieux qu’il est peu répandu, s’appliquant à la généalogie des gens, à leurs vraies situations […]. Ces gourmets-là, ces amateurs-là étaient devenus peu nombreux qui savaient que Gilberte n’était pas Forcheville, ni Mme de Cambremer Méséglise, ni la plus jeune [Mlle d’Oloron, née Jupien, devenue Mme de Cambremer jeune] une Valentinois [32].

25* * *

26Que Charlus incarne par ailleurs, dans la Recherche, la figure du « balzacien » n’est pas indifférent et confirme qu’il est probable que le « mot » d’Oriane a une double « source », que l’on doit le situer à la confluence de la mémoire mondaine et littéraire. Charlus est un « balzacien », au sens que le mot a pris dans les années 1880, c’est-à-dire de connaisseur et de dévot, le mot désignant le plus souvent un liseur dont l’admiration se dévoie en fétichisme. La Comédie humaine fait incessamment retour dans la conversation de Charlus et contribue à configurer la façon dont il mène et, plus encore, dont il rêve sa vie, le fournissant en scénarios pour les jeux de rôle qu’il affectionne. Une page de Balzac revient sans cesse chez Proust, de la Correspondance aux ébauches du Contre Sainte-Beuve, et de celles-ci à la Recherche, invariablement présentée comme le haut lieu de La Comédie humaine : il s’agit de la rencontre de Lucien de Rubempré et de l’abbé Carlos Herrera à la fin d’Illusions perdues. Dans le Contre Sainte-Beuve, Proust la baptise, par allusion au poème de Hugo, « la Tristesse d’Olympio de l’Homosexualité [33] ». La métaphore de nom propre revient, légèrement modifiée, dans Sodome et Gomorrhe – il est désormais question de « la Tristesse d’Olympio de la pédérastie [34] » –, Charlus reprenant à son compte une formule qu’il attribue à Swann. « La Tristesse d’Olympio de l’Homosexualité » emblématise ce que Charlus appelle « le côté “hors-nature” [35] » de Balzac, autrement dit, elle fait signe vers tout ce qui dans La Comédie humaine peut entretenir Charlus dans son identité sexuelle déviante ; elle représente le Balzac de Charlus, la façon qui est la sienne de mêler Balzac à sa vie ; mais Proust invite également à y voir, par-delà le personnage du baron, un lieu stratégique où se dit quelque chose du propre du roman. La scène emblématise la technique du retour des personnages, « l’idée de génie de Balzac [36] », méconnue par Sainte-Beuve, ce geste qui instaure une interconnexion généralisée, instituant l’œuvre en une modélisation de la mémoire. Étendue aux dimensions d’un monde, l’œuvre voudra, pour que l’on y circule à loisir, que de dévots lecteurs comme Cerfberr et Christophe, en établissent le Répertoire biographique. On sait que Proust possédait ce répertoire : il l’a fréquenté longtemps, avant de s’en dessaisir, mais pour le redemander bientôt à l’ami à qui il l’avait offert [37]. En 1921, Georges de Traz proposa au romancier d’établir semblable ouvrage pour les personnages de la Recherche. Proust répondit favorablement à la proposition, du moins en apparence, mais en précisant qu’il souhaiterait, si pareille entreprise venait un jour à être menée à bien, que le répertoire fût « un peu moins littéral » que celui établi pour Balzac et qu’il laissât place à « l’histoire des impressions [38] ». Ce souhait qualifie assez exactement l’accomplissement esthétique d’une œuvre qui aura su représenter, pour reprendre une formule de l’avant-propos de La Bible d’Amiens, « toute la vie de la mémoire », en solidarisant les trois acceptions du mot répertoire, ambition qui impliquait que chaque nom devînt « un carrefour », que « pas une touche ne fût isolée ». Arturo Toscanini aimait dire de Pelléas et Mélisande que tout y est essentiel [39]. C’est une qualité qui définit mieux encore peut-être la Recherche, dans la mesure où Proust a fait de cette unité supérieure un enjeu. La densité superlative de relations à quoi prétend une œuvre comme celle de Proust ne saurait en aucun cas être obtenue par le recours au seul matériau autobiographique. La mémoire personnelle et la mémoire mondaine s’embranchent sur la mémoire littéraire, qu’elles rejoignent comme un fleuve le grand large océanique. Si Proust retient parmi les « mots » qui ont amusé le haut Trouville de sa jeunesse, « Taquin le Superbe », c’est parce qu’il fait confluent : en lui la mémoire personnelle se démesure et s’accomplit aux dimensions de celle du roman.


Date de mise en ligne : 30/09/2014

https://doi.org/10.3917/litt.175.0048

Notes

  • [1]
    L. Daudet, « Transpositions », Hommage à Marcel Proust, La Nouvelle Revue française, 1er janvier 1923, p. 50-51.
  • [2]
    Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, ch. iv, éd. Y. Ansel et Ph. Berthier, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 575.
  • [3]
    M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. sous la dir. de J.-Y. Tadié, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, 4 vol., t. II, p. 722.
  • [4]
    Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, 4, éd. cit., p. 575.
  • [5]
    Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. IV, p. 533.
  • [6]
    Voir supra la note 1 et La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 546 et p. 555.
  • [7]
    Gérard Genette, Apostille, Éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 2012, p. 170.
  • [8]
    Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, p. 133.
  • [9]
    John Ruskin, La Bible d’Amiens, trad., notes et préface deMarcel Proust [1904], UGE, « Fins de siècles », 1986, p. 9.
  • [10]
    Ibid., p. 10.
  • [11]
    Le Répertoire de « La Comédie humaine » d’A. Cerfberr et J. Christophe (Calmann-Lévy, 1888), premier dictionnaire des personnages de l’œuvre de Balzac, a été réédité par B. Lyon-Caen au t. 24 de la récente édition de La Comédie humaine procurée par les Classiques Garnier (2008). Sur les enjeux théoriques de ce type de répertoire, voir V. Descombes, Grammaire d’objets en tous genres, Éd. de Minuit, 1983.
  • [12]
    Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 826.
  • [13]
    « Fragments de comédie italienne », Les Plaisirs et les Jours [1896], éd. Th. Laget, Gallimard, « Folio Classique », 1993, p. 89.
  • [14]
    Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 826.
  • [15]
    La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 714.
  • [16]
    Jacques Dubois, Pour Albertine. Proust et le sens du social, Éd. du Seuil, « Liber », 1997.
  • [17]
    Sur la résonance du nom des personnages de roman, je me permets de renvoyer à mon article « Le répertoire des figures », Études françaises, vol. 41, n° 1 (« Le personnage de roman », dir. Isabelle Daunais), 2005, p. 65-77.
  • [18]
    Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 663-664.
  • [19]
    La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 599.
  • [20]
    Albertine disparue, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. IV, p. 123.
  • [21]
    Balzac, Sur Catherine de Médicis, dans La Comédie humaine, éd. sous la dir. de P.-G. Castex, 1976-1981, 12 vol., t. XI, pp. 345-346.
  • [22]
    J. Borel, Proust et Balzac, José Corti, 1975, p. 33.
  • [23]
    A. Bouillaguet, « Naissance d’un “mot” », Bulletin d’informations proustiennes, n° 22, 1991, p. 59-70.
  • [24]
    F. Gregh, L’Âge d’or. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Grasset, 1947, p. 163-164. Le témoignage de Gregh, qualifié de « source », est cité dans l’apparat critique de l’édition de la Pléiade (Le Côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 1765). Voir également J.-Y. Tadié, Marcel Proust. Biographie, Gallimard, 1996, p. 118-119.
  • [25]
    Le Côté de Guermantes II, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, pp. 755-756.
  • [26]
    Balzac, Sur Catherine de Médicis, éd. cit., p. 198.
  • [27]
    Le Côté de Guermantes II, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 796.
  • [28]
    Ibid., p. 797.
  • [29]
    Ibid. Voir le portrait de Charlus par Saint-Loup dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. II, p. 110.
  • [30]
    Ibid., p. 114.
  • [31]
    Sodome et Gomorrhe, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 13.
  • [32]
    Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. IV, p. 540. Voir aussi l’« Esquisse LI », ibid., p. 926. Je remercie Nathalie Mauriac Dyer d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
  • [33]
    Contre Sainte-Beuve, éd. P. Clarac et Y. Sandre, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 273-274. Voir Hugo, « La Tristesse d’Olympio », Les Rayons et les Ombres, xxxiv.
  • [34]
    Sodome et Gomorrhe II, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 437.
  • [35]
    Ibid., p. 438.
  • [36]
    Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 274.
  • [37]
    Correspondance de Marcel Proust, établie, annotée et préfacée par Philip Kolb, Plon, 21 vol., t. IV, p. 144 et t. IX, p. 153.
  • [38]
    Ibid., t. XX, p. 264.
  • [39]
    Mortimer H. Franck, Arturo Toscanini : the NBC Years, Portland, Amadeus Press, 2003, p. 171.

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