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Article de revue

« Une véritable historienne » : voir et entendre sous le contrôle du document

Pages 90 à 104

Notes

  • [1]
    L’expression est de Paul Ricœur, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 339.
  • [2]
    Philippe Carrard, Poétique de la nouvelle histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Payot, coll. « Sciences humaines », 1998, p. 102-103.
  • [3]
    Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1989 ; Le Cours ordinaire des choses dans la cité du dix-huitième siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1994 ; La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2000.
  • [4]
    Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire » (1993), Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun Espaces-Temps Les Cahiers n 87-88 et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2005, p. 128-139.
  • [5]
    Marcel Bénabou, « Entre l’Histoire et l’Ouvroir. Noé arrachant lui-même son manteau ». Url : http://www.oulipo.net/docs/entre-l-histoire-et-l-ouvroir.
  • [6]
    Arlette Farge, Michel Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille, Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1982.
  • [7]
    Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au dix-huitième siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1992 ; Essai pour une histoire des voix au dixhuitième siècle, Montrouge, Bayard, 2009.
  • [8]
    Siegfried Kracauer, L’Histoire. Des avant-dernières choses, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Orsoni, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2006 [1969].
  • [9]
    Georges Perec, « Approches de quoi ? », L’Infra-ordinaire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du xxe siècle », 1989, p. 10-13.
  • [10]
    Arlette Farge, Effusion et tourment. Le récit des corps. Histoire du peuple au dix-huitième siècle, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2007, p. 19-20
  • [11]
    Claude Burgelin, « Perec et l’archive – À la lumière d’Arlette Farge », Europe, n 993-994, Georges Perec, Paris, janvier-février 2012, p. 71-81. Il est intéressant de constater que Claude Burgelin a établi le même rapprochement que nous entre les deux auteurs : « … j’ai été saisi par la concordance des préoccupations de l’historienne et de l’écrivain. Avec des méthodes et des enjeux différents, surgissaient des similitudes d’approche, de questionnements. Parfois, de façons mêmes de formuler ou d’interroger », écrit en effet ce dernier (op. cit. p. 73).
  • [12]
    Arlette Farge, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au dix-huitième siècle, Paris, Hachette, 1986.
  • [13]
    Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses, op. cit., p. 10-11.
  • [14]
    « Ce que je lis dans les archives, je le vois en couleur » : Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?, Paris, Les Prairies Ordinaires, coll. « Contrepoints », 2005, p. 189.
  • [15]
    Sur ces questions, voir notamment Bérenger Boulay, « Effets de présence et effets de vérité dans l’historiographie », Littérature, n 159, Écrire l’histoire. Paris, Larousse, septembre 2010, p. 26-38.
  • [16]
    Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses, op. cit., p. 16 ; Le Silence, le souffle, Paris, Éditions La Pionnière, 2008.
  • [17]
    Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?, op. cit., p. 189.
  • [18]
    Arlette Farge, La Nuit blanche, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2002.

1Si nous avons voulu interroger Arlette Farge, ce n’est pas seulement parce qu’elle est un « pilier d’archives [1] », selon l’expression de Paul Ricœur, mais aussi parce que c’est d’elle qu’est née en partie notre approche sensible de l’archive et, par extension, du document en général. C’est aussi la lecture de ses textes – d’histoire bien sûr, mais aussi les autres, plus « libres » – qui a suscité en nous des interrogations sur l’écriture historienne. Il semblait donc important de revenir avec elle, plus de treize ans après Le Goût de l’archive, sur ces questions, et sur la façon dont, en tant qu’historienne, elle avait pu écrire, et écrivait encore, avec le document. Nous nous sommes rendus chez elle le 13 mars 2012, pour un entretien d’environ une heure et demie, dont le texte ci-dessous est une retranscription qui se veut la plus fidèle possible (avec tout ce que ce terme, dans un tel contexte éditorial, implique de réécriture, voire de transformation du document pour faire d’un enregistrement oral, un article écrit). Nous remercions Arlette Farge pour la générosité avec laquelle elle a bien voulu répondre à nos questions.

2Les historiens reconnaissent généralement dans la notion de contrainte une dimension importante de leur travail. Il y a, évidemment, la règle fondamentale de la véridicité, liée au respect de contraintes dues au matériau documentaire : il faut travailler et écrire à partir des sources, qui font parfois défaut. Les documents et l’absence de documents sont ainsi des contraintes (volontairement) « subies » par l’historien. Des contraintes d’ordre énonciatif semblent par ailleurs avoir longtemps été imposées par l’institution universitaire : on pense à la proscription des marques de première personne, qui régit peut-être encore une partie des travaux académiques. Mais il arrive aussi que l’historien s’impose lui-même des contraintes de ce type. On a ainsi décrit Le Goût de l’archive comme une sorte de lipogramme, puisqu’il s’agit d’un essai dans lequel le « je » est exclu alors qu’il y est au contraire très attendu[2].

3Pourriez-vous d’abord revenir sur l’évolution et sur les raisons des choix énonciatifs qui président à l’écriture de vos ouvrages ? En effet, jusqu’au Goût de l’archive, à peu près, ceux-ci se passaient de la première personne, qui est en revanche très présente dans des titres plus récents, comme Le Cours ordinaire des choses ou La Chambre à deux lits [3]. La notion de contrainte – contraintes subies ou contraintes choisies – vous paraît-elle pertinente pour décrire ces choix d’énonciation ?

4La contrainte, surtout quand on commence une carrière, ou du moins qu’on suit des études académiques, est très forte. En tout cas, pour ma génération, le « je » était absolument interdit. Déjà, Michelet n’était pas forcément reconnu comme quelqu’un qui pouvait donner toute l’objectivité due à l’histoire.

5Donc, il est sûr que la contrainte est forte. Pour des raisons que l’on pourrait dire « socio-politiques » (c’est-à-dire, pour obtenir un poste), parler au « je » peut être difficile. En plus, à cette époque-là de la vie, on n’a pas envie d’écrire au « je ». On a plutôt envie, et déjà, ce n’est pas simple, de respecter les règles de la discipline. Alors, c’est très important de ne pas parler au « je ». Même après Le Goût de l’archive, même après Le Cours ordinaire des choses, j’ai rarement parlé au « je ». Pour un historien, utiliser le « je » est très difficile : c’est une espèce d’effraction dans un discours qui doit rester non seulement objectif, mais véridique, vérifiable, empli de véridicité. Le passage au « je » me paraît toujours, je ne dirais pas « condamnable », mais absolument peu adéquat.

6Donc, c’est sûr qu’il y a des contraintes – et, Dieu merci, il y en a. Parce que si nous sommes historiens, c’est que nous adhérons à une discipline, à son protocole (à ses protocoles mêmes, car il y en a plusieurs), à l’interrogation de ses pairs, à la vérification de son public, qui a le droit, grâce aux notes, d’aller vérifier ce qu’on a avancé. Pour moi, le métier d’historien est un métier très rigoureux, qui obéit à ce protocole, et à des normes… Il obéit en tout cas à un système dans lequel le public qui lit les textes d’historiens, ou les étudiants qui s’en emparent, peuvent à la fois vérifier, contrarier, continuer le travail, tout en ayant la liberté de penser, grâce à la rigueur de l’historien et à la nomination de ses sources, qu’à partir de ces sources-là, ils auraient fait autre chose.

7J’appelle donc ces contraintes fortes des contraintes de véridicité. Je ne voudrais jamais parler de « contraintes de vérité », car l’histoire est quelque chose de mobile, qui se transforme de génération en génération, et telle génération se pose des questions que les précédentes ne se posaient pas. Cela ne veut pas dire que tout ce qui a été dit avant est faux, mais que les interrogations du présent viennent faire résonner d’autres réponses.

8Une autre contrainte à laquelle j’essaye d’être extrêmement fidèle, est la prudence vis-à-vis de l’anachronisme. Ce n’est pas parce que vous vous intéressez au présent que la question du présent peut être accolée immédiatement à celle du passé. L’anachronisme, c’est quelque chose, comme l’a dit souvent Nicole Loraux [4], avec lequel on peut travailler, mais il faut une très grande finesse et une très grande subtilité d’historien.

9Je prends un exemple : l’histoire ouvrière dans les années cinquante, ou l’histoire des femmes dans les années quatre-vingt, sont issues des problématiques de ces années-là. Et il n’y a aucune raison que ces histoires plaquent un schéma qui est le leur sur leur objet. C’est ce qui est le plus difficile, en histoire, ce qui, également, fait parfois le plus de contestation. L’anachronisme est donc très difficile à manier car l’histoire est une science, comme la sociologie, qui est très observée par le public – par le public intellectuel et mais aussi par le public cultivé – et on peut s’orienter vers des choses, à mon avis, très fausses. Je ne comparerais jamais, pour ma part, au nom de l’inégalité homme-femme, une femme du xvie siècle à une femme d’aujourd’hui. Ça, c’est déjà une lutte pour aujourd’hui, si vous êtes une femme un peu engagée : faire comprendre à vos collègues historiennes qu’il y a des choses qu’on ne peut pas travailler de la même façon, ni avec les mêmes grilles de lecture. Pour moi l’histoire, c’est abandonner nos propres grilles de lecture, ce qui est un exercice extrêmement difficile, tout en venant avec nos questions, à nous, et chercher à comprendre quelles étaient leurs grilles, à eux, dans ces sociétés d’Ancien Régime par exemple.

10Par rapport à l’ethnologie, que j’aime beaucoup, l’histoire a de grosses contraintes, parce que l’ethnologie se repose sur une sorte de tranquillité : elle a une structuration immobile, ou du moins anthropologiquement faite, qui est tout à fait nécessaire, et intéressante, mais qui ne tient jamais compte de la mobilité extraordinaire, du mouvement même des événements. La sociologie, c’est autre chose. Même si je suis un peu marginale par rapport aux historiens, même si je prends des objets particuliers, j’ai le plus grand respect pour ma discipline, et j’essaie de rester la plus rigoureuse possible, de ne jamais m’échapper de l’interrogation sur comment les autres pensaient, vivaient, fabriquaient des catégories, inventaient des résignations, des disputes, des révoltes, etc. – qui ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui. Donc, oui, l’histoire est une discipline contrainte, et j’en suis contente, parce que c’est un moyen de réfléchir sur notre antériorité et que c’est très riche, même pour le présent.

11Pourriez-vous nous faire entrer dans votre atelier d’historienne et nous dire comment vous travaillez à partir des documents ? Que se passe-t-il entre le moment où vous avez pris connaissance de vos sources, où vous les avez constituées en documents, en les interrogeant, en les sélectionnant, et le moment de l’écriture ? Êtes-vous d’accord pour dire que les documents contraignent l’écriture ? Et iriez-vous jusqu’à comparer, comme le fait par exemple Marcel Bénabou[5], la démarche de l’historien à celle de l’oulipien aux prises avec un « cahier des charges » ?

12Ce qui s’opère dans le travail, ce « comment passer du document à l’écriture », c’est toute ma passion. À partir d’un certain moment, au lieu de penser que la source d’archive était un réservoir d’informations, un seau où on puiserait avant d’analyser, j’ai pensé que l’information qui était là était un signe de quelque chose, d’une singularité absolue, d’une aspérité dans le cours linéaire des choses. J’ai toujours eu beaucoup de respect pour la parole dite, car mon hypothèse est que ce sont toutes ces paroles qui construisent les événements. Donc passer du document à l’écriture, c’est partir d’un épisode isolé, en cherchant sa signification à l’intérieur d’une vie, d’un contexte, d’un instant – j’aime travailler sur les moments, les instants, je ne travaille pas sur la longue durée – qui, tout d’un coup, va signifier quelque chose. Bien sûr, je garde à l’esprit que toutes les archives n’ont pas la même importance…

13Or, ces paroles qui sont remises par le greffier, sont intéressantes pour deux raisons : ceux qui parlent ont le sentiment de vivre un instant bien particulier avec d’autres, en collectivité, et c’est aussi pour eux, dans l’archive judiciaire en tout cas, un moment de résistance à l’autorité.

14Mais ces archives (au xviiie siècle, car ça disparaîtra au dix-neuvième) sont étonnantes, si minutieusement décrites. La personne qui répond s’insère dans une non-culpabilité, qu’elle va essayer de créer (« je n’ai pas fait ça », ou « j’étais pas là ») mais qui, dans les incises, dans les échappées de ce qui est écrit, est une espèce d’adhésion à un moment collectif tout à fait particulier. Par exemple, un mari qui tue sa femme – même si tous les maris ne tuent pas leur femme, bien sûr – va se resituer par rapport à un contexte collectif : il était bien normal qu’il tue cette femme, parce qu’elle avait été adultère, ou elle avait volé, etc. Ce qu’il y a de passionnant dans ces paroles, c’est qu’elles sont avant tout celles d’un événement singulier, elles donnent une situation personnelle, et puis, tout d’un coup, et toujours, elles rejoignent un collectif de pensée – non pas un collectif au sens d’aujourd’hui, mais une humanité collective qui pourrait dispenser de la faute commise. Les accusés vont dire : « C’est quand même bien normal que j’aie fait ça, parce qu’elle a battu les enfants », etc.

15C’est ce qui m’a toujours passionné : dans ces interrogatoires forcément convenus, il y a ce que j’appelle une « compétence sociale » des accusés ou des témoins, et qui est la compétence de rejoindre quelque chose qui devrait être assumé, collectivement, comme normal. Et si ça m’a toujours passionnée, ce n’est pas que cela puisse disculper les accusés, mais parce qu’il y a quelque chose qui existe en eux d’une profonde inscription sociale dans les normes et les non-normes. Ils vont chercher la norme commune pour s’y référer, et ils le font avec une compétence étonnamment élaborée, même si pas toujours convaincante, parce qu’il n’est pas totalement normal d’utiliser une hache pour couper sa femme en morceaux… Donc cette compétence est le fruit, non pas d’une pensée commune (ce qui voudrait dire que tout le monde est d’accord), mais d’une pensée partagée.

16En ce qui concerne la question de savoir comment passer du document à l’écriture, je vous dirais que l’écriture, c’est très spécial pour moi. Une de mes convictions, une des raisons pour lesquelles j’écris l’histoire, c’est d’écrire avec le rythme sonore de l’époque, le rythme des chaos qui arrivent, des disruptions. Je ne sais pas si je réussis, mais j’essaie. J’essaie aussi de faire en sorte que mon écriture ne soit pas anachronique, ni linéaire. C’est pour cela que par moments je suis passée au « je », comme dans Le Cours ordinaire des choses (La Chambre à deux lits est un cas à part, c’est très spécial)… J’ai beaucoup appris de Michel Foucault, il écrivait somptuairement et je ne prétends pas écrire comme lui, mais j’ai appris de lui une forme de poétique, de disposition des mots et de structure des phrases, qui pouvaient aller à la fois vers le siècle décrit et vers le siècle d’aujourd’hui. C’était sa vie, ou plutôt, une des formes de son engagement. Je n’ai pas envie d’écrire comme Michel Foucault – d’abord j’en serais bien incapable – mais j’ai retenu de lui, d’une part, une forme de lyrisme – chose qui n’a jamais été reconnue chez lui, et L’Histoire de la folie en est peut-être l’exemple le plus intense – et, d’autre part, une façon de faire en sorte que les mots soient un peu écartés de leur signifié, pour leur redonner du signifiant. Je l’avais lu, mais en écrivant avec lui, ce que je trouvais intéressant, c’était sa recherche des mots. Par exemple, au lieu d’« un verre, c’est un verre », il écrivait autre chose, qui était toujours un peu décalé. Je ne l’ai pas connu longtemps, trois ans avec sa mort, mais cela fut pour moi capital.

17Aller du document à l’écriture, c’est aller du document à la volonté qu’il dise le véridique, au moment où l’écriture permet qu’il y ait un écho dans notre sensibilité du présent.

18Il semble y avoir chez vous une tension entre, d’une part, le besoin de reproduire les documents que vous utilisez et qu’il vous arrive d’ailleurs de citer assez longuement et, d’autre part, le besoin de commenter les « paroles captées » par les archives.

19C’est une bonne remarque, parce que c’est compliqué. Quand j’ai écrit le Désordre des familles avec Michel Foucault [6], son idée était de n’apposer aucun commentaire (et en cela il était plus philosophe qu’historien). Je ne sais pas comment j’ai pu balbutier, moi qui étais tellement plus jeune que lui, que je n’étais pas tout à fait d’accord. Je le lui ai dit car, pour moi, c’est extrêmement important de mettre des citations. C’est un peu comme mon habitude, quand je vais dans les archives, de recopier les documents : c’est une façon d’entrer corporellement, intellectuellement, éthiquement dans le vif du corps de l’écriture. Donc, présenter des archives à l’état brut, c’est très beau, certes – mais ça ne veut rien dire. Le devoir de l’historien est de transmettre ce qui s’est passé dans ce contexte-là. C’est pour ça qu’il n’y a plus beaucoup de livres dans lesquels je cite l’archive telle quelle… Par exemple, dans l’Essai pour une histoire des voix, dans Dire et mal dire[7], je n’ai pas voulu mettre beaucoup de citations. Dans Le Cours ordinaire des choses, je l’ai fait davantage et volontairement, et c’était exprès, parce que j’avais en tête une idée artistique… C’est un endroit où je m’en vais en échappées. Ce sont des livres qui ont voulu prendre au sérieux ces citations, en mettre quelques-unes, bien sûr, en faire à la fois une esthétique et du sens.

20Il y a autre chose. Vous allez croire que ce n’est pas modeste, mais ça l’est, je vous assure… Je crois que j’ai une innocence à faire ça, ainsi je veux dire par là que je le fais comme je le sens. Je n’ai pas d’appareil intellectuel prévu à l’avance. J’ai tellement été pénétrée par les archives, je les ai tellement travaillées… Et pourtant, je n’ai pas établi pour elles de grilles intellectuelles absolument fortes. Elles sont suffisamment évidentes pour que les grilles intellectuelles n’arrivent qu’après.

21Ce qui est intéressant quand on lit les historiens, et Kracauer[8] le dit bien, par exemple, c’est qu’il n’y a pas de rigidité, mais au contraire une souplesse.

22Oui, c’est juste. Il y a des gens sur mon parcours qui m’ont beaucoup aidée, comme Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, ou encore Roger Caillois.

23Puisqu’on parle des personnes qui ont été importantes pour vous, nous voudrions vous proposer un rapprochement entre vos travaux et ceux d’un autre écrivain, Georges Perec. En effet, votre travail sur le quotidien, sur le détail, a des résonances avec certains textes de Perec, qui s’intéressait notamment à l’infra-ordinaire. On pourrait rapprocher le passage suivant de certains de vos écrits :

24

[…] Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines. […] Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. […] Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ?
[…] Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique.
[…] Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité [9].

25Confrontons maintenant ce texte avec celui-ci, dans lequel vous portez votre attention sur des observateurs des rues de Paris, le lieutenant général de police Lenoir, dans ses Mémoires, Louis-Sébastien Mercier, le plus fameux des chroniqueurs du xviiie siècle, dans son Tableau de Paris entre 1782 et 1789, et le libraire Siméon-Prosper Hardy :

26

Ayant fenêtre sur rue (parfois au sens littéral du terme), un peu à la façon d’un Georges Perec assis sur une borne place Saint-Sulpice à Paris, ils écrivent comme ils dessinent, peignent à foison les milieux populaires, entraînés par le spectacle d’un dehors encombré et profus, chaotique aussi. Être chroniqueur, c’est regarder son temps avec l’esprit critique, en soulignant de la plume les faiblesses, les indignités, injustices et curiosités données à voir [10].

27Georges Perec fait-il partie de votre univers de référence ? A-t-il été une source d’inspiration pour votre « tentative d’épuisement de Paris au xviiie siècle » ? Enfin, les éléments auxquels vous faites attention au xviiie siècle vous semblent-ils relever de ce que Perec appelle « l’infraordinaire » ?

28J’ai lu La Vie Mode d’emploi, mais à part ça, Georges Perec n’avait jamais fait partie de mon univers de référence, d’où mon émotion d’avoir lu dans la revue Europe[11] que je pouvais être rapprochée de lui. Par contre, dans le texte que vous venez de lire, la phrase qui me semble magnifique est : « Le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines ». Pour moi, c’est sans doute le plus fort. Ce sur quoi j’ai travaillé, ce n’est pas tant l’événement extraordinaire, que « le cours ordinaire ». Perec ne fait pas partie de mon univers de référence, parce que je croyais – à tort d’ailleurs – qu’il était dans un univers, très littéraire, auquel je ne pouvais pas prétendre. J’ai toujours eu peur des littéraires, j’avais une véritable intimidation vis-à-vis d’eux… Il n’a donc pas été une source d’inspiration pour moi, si ce n’est que, dans La Vie fragile[12], l’introduction est inspirée par La Vie mode d’emploi. Donc il y avait quelque chose, peut-être inconsciemment. Il y avait quelque chose avec l’Oulipo qui m’intimidait. Je connaissais bien Marcel Bénabou, mais il me faisait peur ! (rires)

29Quant à la question de savoir si les éléments auxquels je m’intéresse relèvent de l’infra-ordinaire… Le terme a été repris par un historien qui a fait des choses que je n’apprécie pas vraiment. Que Perec dise « infraordinaire », je comprends très bien. J’entends bien ce qu’il dit, et je suis d’accord avec lui. Mais qu’un historien le dise, c’est autre chose. Je trouve que ça ne veut rien dire. Au sens de cet historien, être attentif à « l’infra-ordinaire » signifie travailler les archives « au ras des archives », sans rien dire d’autre. Prendre à la lettre « le scandale ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines », aujourd’hui comme historien, c’est prendre la seule chose sur laquelle on doit travailler, sans la remettre dans un contexte, ce qui évacue même le scandale. Donc je n’ai jamais voulu me servir de ce vocabulaire d’« infra-ordinaire », peut-être à cause de cet historien qui travaille sur des « archives de peu », comme on dit, mais en en faisant une description matérielle, sans beaucoup d’interprétation. Un historien, s’il ne fait pas d’interprétation, ce n’est pas la peine qu’il travaille. C’est pour ça que j’avais appelé mon livre Le Cours ordinaire des choses. Il n’y a pas d’infra-ordinaire… c’est l’ordinaire. Même le malheur n’est pas infra-ordinaire, il est à l’intérieur de l’ordinaire.

30Vous avez plusieurs fois souligné les vertus « visuelles » des archives de police avec lesquelles vous travaillez. Il s’agit de documents descriptifs particulièrement détaillés, qui suscitent chez vous des images mentales. Si bien que, pour vous, « Lire l’archive, […] c’est voir[13] », et c’est même voir « en couleur[14] ».

31Est-ce que l’on peut dire que votre travail historiographique consiste à transmettre ces expériences à la fois mentales et « visuelles » en reproduisant, en commentant en réécrivant les archives ? En somme, est-ce que vous cherchez à faire voir en imagination ce qui s’est passé en vous appuyant sur les traces que cela a laissé ? Et, si oui, pourquoi est-ce important de faire voir lorsque l’on écrit l’Histoire[15] ?

32Je partirais de « Lire l’archive, […] c’est voir », c’est même voir « en couleur » : c’est peut-être quelque chose que je n’ai pas assez expliqué. C’est quelque chose qui est très administratif et juridique, très étonnant, puisque ça disparaîtra au xixe siècle et que ça n’a pas lieu au xviie : c’est une sorte de folie, à partir de la présence du lieutenant-général de police à Paris en 1665, de devenir celui qui lira, qui verra, qui observera Paris en entier. Effectivement, ce xviiie siècle – et c’est pour ça qu’il est très intéressant – a des archives qui ont toujours été extrêmement surprenantes, et émouvantes par ailleurs ; elles vont du signalement d’un visage, à la description de ses taches, de ses cicatrices, etc. – une espèce de lecture scénographique d’un visage et d’un corps. Ce sont tous des corps par ailleurs malformés, édentés, boiteux, du moins si on parle des corps des pauvres. Mais même les grands de ce monde ont la vérole, or ils sont décrits de façon totale, avec leur visage, leur « signalement ». Il y a aussi le ton de leur voix, la façon dont ils sont vêtus. Et puis il y a également des dépôts d’archives renseignant sur les morts qui sont trouvés dans la rue, on a par exemple leurs objets, ce qu’ils ont dans les poches… On a une lecture d’une grande minutie : on ne va pas vous dire « Il a un bijou » – ce qu’on ferait aujourd’hui – mais : « Elle a une chaîne qui est comme ci, et au bout il y a cela, etc. » Quelques fois ils dessinent. Il y a une sorte d’absolue volonté d’observation des gens qui pourraient susciter le désordre, ou qui l’ont suscité, et même des autres. Il y a quelque chose de mystérieux, qui fait qu’avec ces archives, on ne peut pas faire autrement que de voir en couleur, puisque tout est marqué : le taux d’usure, si c’est chiffonné, s’il y a de la dentelle, etc. Forcément, cela imprime en vous des images mentales, et une impression de voir.

33Est-ce que mon travail consiste à transmettre ces expériences ? Je ne vais pas réécrire les archives, mais je pense qu’il y a énormément d’importance à savoir si quelqu’un a dans sa poche un crucifix ou non, s’il a un billet d’amour, s’il a une espèce de grimoire magique ou s’il n’en a pas, une lettre pour sa fille ou non, une robe comme ci, comme ça, parce que pour moi ça reconstitue tout un contexte mental, intellectuel, spirituel, une adhésion à des croyances. Nous, les femmes, on a dans nos sacs à main une photo d’un enfant, d’un compagnon, ça m’arrive d’avoir des petits cadeaux de mes petits enfants, parce que je trouve ça mignon, etc. Si des sociologues regardent ça plus tard, ils vont en déduire des choses sur le rapport qu’on peut avoir avec des enfants, ou des petits enfants.

34Oui, il me semble important de « Faire voir lorsqu’on écrit l’histoire », bien sûr. Sinon, il faut s’en remettre à la peinture. Un Greuze, des gens qui sont « proches » du peuple, n’iront pas jusque-là. On est, je ne dirais pas, dans l’infra-ordinaire, mais dans l’infime. Et l’infime, ce n’est pas loin de l’infâme. Je n’ai pas cherché à voir en imagination de ce qui s’est passé, mais j’ai pensé qu’il était important de faire voir. Ça se rattache peut-être aussi, et ça, c’est plus politique, aux SDF d’aujourd’hui. J’étais au Conseil scientifique du Samu Social. Ce qu’ils ont dans leur poche en étonnerait plus d’un, parce qu’on les croit incultes, on les croit ceci, on les croit cela. C’est extrêmement important de faire voir la réalité pour dire qu’on n’est pas si loin d’eux. Je prends l’exemple du sac des femmes, parce qu’on lit toujours dans les journaux des articles sur les sacs des femmes, alors que peut-être que maintenant, avec leurs ordinateurs etc., on en apprendrait autant sur les sacs des hommes.

35Vous avez également souvent parlé de ces archives en les rapprochant d’objets picturaux auxquels vous conférez d’ailleurs une certaine valeur documentaire : tableaux et gravures du xviiie siècle, photographies dans La Chambre à deux lits. L’archive de police est une sorte de tableau que vous confrontez volontiers aux images matérielles, comme le Lever de Fanchon de Lépicié, que vous avez commenté au moins deux fois en le plaçant en regard de textes extraits des archives[16]. Par ailleurs, certains de vos travaux semblent globalement plus descriptifs que narratifs : vous rapportez bien sûr une multitude d’actions, d’événements glanés dans les archives, mais avant tout dans le but de décrire comment étaient les choses à Paris et en Île-de-France au xviiie siècle. Vous ne cherchez pas vraiment à raconter le xviiie siècle parisien en distinguant des phases, des périodes, en mettant en avant une évolution, des mutations, des transformations. Vos différents ouvrages semblent plutôt constituer progressivement une sorte de Tableau de Paris au dix-huitième. Vous reconnaissez-vous dans ce rapprochement avec Louis Sébastien Mercier ? Et peut-on dire que vous êtes une sorte de peintre de Paris et de la vie parisienne à la fin de l’époque moderne ?

36La Chambre à deux lits est un projet tellement à part qu’il vaut mieux en parler à part. Il s’agit de photos du xxe siècle commentées sous le regard du siècle des Lumières et l’ouvrage a été publié dans la collection « Fiction & Cie » de Denis Roche, parce que je ne voulais pas que les historiens s’en emparent. C’était mon histoire à moi.

37Mes travaux sont-ils plus descriptifs que narratifs ? Non, je ne le pense pas ainsi. Par exemple Dire et mal dire est un de mes livres qui cherche à reconstituer des phases, des périodes… Pour moi, c’est toujours très important.

38Louis-Sébastien Mercier, c’est vrai, est une de mes sources littéraires les plus récurrentes. Son Tableau de Paris m’aide en tant que source, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de faire. Au risque de vous contrarier, je dirais que mes travaux sont plus narratifs que descriptifs. Ils n’y arrivent peut-être pas, mais je crois qu’ils cherchent à mettre davantage la population et les gens dans une action, sociale ou politique, très forte. Effusion et tourment, c’était ça : le corps est politique. L’Essai pour une histoire des voix, c’était ça. Pour Le Cours ordinaire des choses, je suis d’accord avec vous – mais c’est peut-être mon livre le moins réussi. Son objectif, c’était en effet de faire un tableau, et j’étais moi-même vraiment plongée dans les tableaux à ce moment-là. Mais mes autres livres sont toujours politiques : ils s’appuient sur une idée politique, une idée de la personne singulière, actrice politique, emplie de compétences sociales. Non, je ne cherche pas les évolutions, les mutations et les transformations. Je cherche la façon dont les gens subissent et prennent à bras-lecorps quelque chose qui arrive sur eux et agissent avec. Donc je n’ai pas l’impression de les décrire comme on décrirait une gravure (même si je me sers des gravures), mais plutôt comme des actants.

39Vous semblez par ailleurs considérer que les archives de police ont des vertus « auditives » : « Ce que je lis dans les archives, […] je l’entends », écrivez-vous[17]. Vous avez aussi souligné que votre longue expérience de la radio vous a rendue attentive à la question des sons, des bruits et des voix.

40Oui, c’est sincère. J’ai été attentive à la façon dont les techniciens du son travaillent sur les silences ou sur les aigus. Ils ne déforment pas, mais ils font des arrangements que je trouve étonnants. Je suis fascinée aussi par la façon dont ils parlent des voix.

41Du coup, c’est tout un univers sonore que vous cherchez à reconstruire et à faire imaginer à vos lecteurs en vous appuyant sur les documents. On pense bien sûr à la « marmite de son » du deuxième chapitre de Effusion et tourment, ainsi qu’à votre récent Essai pour une histoire des voix.

42Je collabore en ce moment avec un compositeur pour un projet sur France Culture, de deux heures de son sur ce livre, justement. Il ne s’agira pas de transpositions sonores, de simples illustrations (par exemple : s’il y a des cloches, on les entend sonner). Ce sera avec un jeune compositeur de musique moderne, Jean-Christophe Marti, qui va intégrer des chœurs, des voix d’enfants, etc. et que je vais accompagner en voix off.

43Pouvez-vous préciser ce que vous voulez dire lorsque vous affirmez « entendre » le xviiie siècle dans et par ses archives ? Peut-on dire que vous cherchez à partager avec vos lecteurs des sortes d’« hallucinations » auditives, des perceptions sans objet présent mais qui sont toutefois contrôlées par les documents qui garantissent une part de vérité ?

44Je sais bien qu’il est impossible de faire « une histoire des voix », je n’en ai jamais eu la prétention, et c’est pour ça que ce livre s’appelle Essai pour une histoire des voix. J’ai lancé là quelque chose, pour que, par exemple, des historiens du xixe siècle qui disposent d’enregistrements travaillent dessus, puisque les voix ont un sens. Cela se fait maintenant et j’en suis contente. Je me suis donc battue pour imposer ce titre. C’était un essai parce que je savais que c’était un défi, je savais que je ne pouvais pas « entendre » ces voix, que je n’avais pas tous les moyens de les entendre… Mais il y avait tellement de sources, j’avais un matériau extraordinaire.

45Mon idée était très simple : on se situe dans une société orale, non lettrée, pour les gens les plus démunis (qui vont des plus pauvres jusqu’à certains artisans, qui quelques fois savent juste signer). J’ai pensé que la voix était le moyen de communication, le rapport du corps au corps, le moyen de faire des embauches, de parler, de discuter. C’était aussi une façon de montrer une population qu’on n’imagine pas, c’est-à-dire dont on imagine rarement qu’elle n’a pas l’écrit, et que, par conséquent, l’oral est sa première façon de s’interposer au monde, de communiquer avec le monde. Donc il ne s’agissait par pour moi de dire « les voix, c’est ça ». Il s’agissait de montrer comment ces gens vivaient ou pouvaient vivre, avec leurs voix, avec ou sans le patois, etc. Cela m’a entraînée vers des choses qui me dépassent, j’ai eu des contacts avec l’IRCAM, avec des musiciens…

46Le xviiie siècle est très sonore, comme le disent tous les voyageurs qui arrivent sur les hauts de Saint-Cloud ou d’ailleurs, et qui entendent une cacophonie absolument incroyable faite de paroles, de cloches, des trompettes… Mais il y a surtout une espèce d’oralité absolue, puisqu’on vit dehors, d’une part, et puisque, d’autre part, on ne peut pas non plus faire aucun traité, aucune embauche, aucun contrat sans que ce soit accompagné de gestes de la main… Je suis aussi allée chercher comment on a procédé pour que le patois soit éradiqué. Il fallait une nation souveraine et un langage souverain, donc le patois était trop étrange. C’est fascinant parce qu’il y a beaucoup de textes.

47Quant à l’idée de faire partager des « hallucinations », je ne pense pas, non. Ces gens le disent : ils sont fatigués par le son, par le niveau sonore. [On entend les bruits d’une cour d’école par la fenêtre] Ce devait être 300 fois ce qu’on entend là. Il y a les animaux, il n’y en a plus maintenant, toutes les bêtes parce qu’elles vont à l’équarrissage en bord de Seine. Il y a le bord de Seine lui-même, qui est assez silencieux maintenant, mais qui ne l’était pas du tout au xviiie. J’ai beaucoup travaillé là-dessus : Young qui fait le voyage à travers la France, ou Smollet. Il y en a même un, je ne sais plus comment il s’appelle, qui arrive avec sa famille, en carrosse. Arrivé sur la route de Saint-Cloud, il fait demi-tour et rentre chez lui, à cause du bruit ! Ça doit être quelque chose quand même…

48J’aime bien le terme « hallucination », et en plus, c’est un très bon terme en ce qui concerne la nuit, qui a toujours fait peur aux gens du xviiie siècle. Ils ont beau être habitués au bruit, dans la nuit, il y a la magie, des superstitions, la présence de possibilités diaboliques. Les sons reçoivent une perception qui n’est pas religieuse, mais magique, et qui est l’introduction du diable à l’intérieur d’une société fortement déchristianisée. Donc le mot « hallucination », pour la nuit, oui, mais pour le jour, je ne pense pas.

49Mais les gens hallucinés, c’est vous et nous, l’historien et ses lecteurs. Ah d’accord, alors oui. Mais eux aussi le sont. C’est vrai que les textes sont hallucinants. Et que nous sommes hallucinés, je suis d’accord.

50Faire voir et faire entendre : finalement, on croit deviner chez vous un désir de « mise en scène » de l’Histoire et du matériau contenu dans les documents. Ce désir aurait d’ailleurs pu se traduire par l’expérience de La Nuit blanche [18], qui est un livre à mi-chemin entre le récit historiographique et la fiction dramatique. En composant une fiction, c’en est une puisque vous avez inventé le personnage de Charlotte, vous avez franchi un pas que peu d’historiens ont franchi avant vous. Le projet n’a pas abouti, mais vous étiez prête à participer à une véritable mise en scène d’événements pour certains réellement arrivés, en acceptant que des hommes et des femmes du passé dont des documents portent des traces soient incarnés par des acteurs.

51Avez-vous renoncé à des excursions de ce type, et si oui pourquoi ? Ou bien avez-vous (eu) d’autres projets d’écriture qui dialogueraient ainsi avec l’archive tout en prenant plus de liberté avec la contrainte documentaire ? Et seriez-vous prête à franchir à nouveau une des frontières qui séparent l’Histoire de la fiction ? N’avez-vous par exemple jamais été tentée ou sollicitée par la fiction cinématographique, qui peut créer un rapport au passé fondé sur une base documentaire solide. On pense à la collaboration de Natalie Zemon Davis au Retour de Martin Guerre de Jean-Claude Carrière et Daniel Vigne et surtout à Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… (1976) de René Allio, l’adaptation du cas Pierre Rivière, à partir du dossier d’archives réuni par une équipe dirigée par Michel Foucault.

52Non, je n’ai aucun désir de mise en scène. Non, je voudrais être historienne, historienne, historienne !

53L’histoire de La Nuit blanche, c’était avec Gilberte Tsaï, à Montreuil. J’ai fait un scénario qui ne lui a pas plu, elle a donc fait autre chose, mais peu importe. Du coup j’ai écrit un livre, ce dont je suis contente. Alors c’est vrai, j’ai rajouté le personnage de Charlotte, je l’ai inventée. Je me suis dit « quand même, j’ai le droit ». En plus, Charlotte, elle ressemble à toutes les Charlotte du monde.

54Sinon, j’ai travaillé avec René Allio sur Le Médecin des Lumières, qui n’est jamais sorti en salle. Comme il me l’avait demandé, et que j’avais beaucoup d’amitié pour lui, je l’ai aidé. Mais à part ça, on ne m’a jamais sollicitée. Mais je ne demande pas à être sollicitée par la fiction. Je vois qu’il va sortir les Adieux à la reine de Benoît Jacquot, et on m’a demandé d’aller en parler avec lui, et de ce futur entretien qui m’intimide, je suis ravie.

55Peut-être, un jour, si quelqu’un… Mais je crois que j’aurais très peur. Je connais bien Pascal Quignard, qui a parfois été très déçu par les façons dont il a été mis en scène.

56Moi, je veux vraiment être historienne, mais vraiment, historienne. Je veux que les gens se disent qu’on a encore un peu de ça dans nos veines, qu’il n’y a pas besoin de romans pour ça, qu’il n’y a pas besoin de films pour ça. C’est peut-être une erreur, mais, c’est mon plus grand plaisir.

57Peut-on être à la fois historien et auteur de fiction ?

58On peut l’être. Si vous êtes dans un certain cadre institutionnel et à un certain point dans votre carrière, vous ne pouvez pas. Après vous pouvez, bien sûr, et ça doit être agréable. Ça pose plein de risques, et j’ai une telle rigueur intellectuelle et politique, que s’il y avait quoi que ce soit, ce ne serait pas possible. Et puis, je ne voudrais pas être mise en avant. Être mis en scène, c’est forcément être mis en avant, or je n’ai pas envie d’être exposée comme cela, publiquement. Ce n’est pas mon but.

59Vous pensez que le théâtre ou le cinéma exposent plus que d’écrire des livres ?

60Cela expose plus qu’écrire un livre d’histoire qui se vend à quelques centaines d’exemplaires, oui. Si un réalisateur venait me solliciter, je ne sais pas ce que je dirais à ce moment-là, mais je crois que j’aime mieux convaincre les historiens, plus que le public. Ce n’est pas gagné. Convaincre le public, c’est facile avec les archives que j’ai, qui sont très sensuelles. Et puis je trouve que les gens-là du xviiie méritent d’être objets de l’histoire.

61Ce que je vous dis est très personnel, et je ne reprocherais à quiconque d’être tenté, peut-être que moi-même, je me laisserais un jour prendre à ces sirènes. À la limite, mon problème aura été de ne pas avoir toujours été reconnue comme une véritable historienne.

62Mais vous avez touché, peut-être involontairement, d’autres gens que des historiens.

63Oui, des littéraires, des musiciens, des danseurs, etc. C’est bien.

Notes

  • [1]
    L’expression est de Paul Ricœur, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 339.
  • [2]
    Philippe Carrard, Poétique de la nouvelle histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Payot, coll. « Sciences humaines », 1998, p. 102-103.
  • [3]
    Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1989 ; Le Cours ordinaire des choses dans la cité du dix-huitième siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1994 ; La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2000.
  • [4]
    Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire » (1993), Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun Espaces-Temps Les Cahiers n 87-88 et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2005, p. 128-139.
  • [5]
    Marcel Bénabou, « Entre l’Histoire et l’Ouvroir. Noé arrachant lui-même son manteau ». Url : http://www.oulipo.net/docs/entre-l-histoire-et-l-ouvroir.
  • [6]
    Arlette Farge, Michel Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille, Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1982.
  • [7]
    Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au dix-huitième siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1992 ; Essai pour une histoire des voix au dixhuitième siècle, Montrouge, Bayard, 2009.
  • [8]
    Siegfried Kracauer, L’Histoire. Des avant-dernières choses, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Orsoni, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2006 [1969].
  • [9]
    Georges Perec, « Approches de quoi ? », L’Infra-ordinaire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du xxe siècle », 1989, p. 10-13.
  • [10]
    Arlette Farge, Effusion et tourment. Le récit des corps. Histoire du peuple au dix-huitième siècle, Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2007, p. 19-20
  • [11]
    Claude Burgelin, « Perec et l’archive – À la lumière d’Arlette Farge », Europe, n 993-994, Georges Perec, Paris, janvier-février 2012, p. 71-81. Il est intéressant de constater que Claude Burgelin a établi le même rapprochement que nous entre les deux auteurs : « … j’ai été saisi par la concordance des préoccupations de l’historienne et de l’écrivain. Avec des méthodes et des enjeux différents, surgissaient des similitudes d’approche, de questionnements. Parfois, de façons mêmes de formuler ou d’interroger », écrit en effet ce dernier (op. cit. p. 73).
  • [12]
    Arlette Farge, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au dix-huitième siècle, Paris, Hachette, 1986.
  • [13]
    Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses, op. cit., p. 10-11.
  • [14]
    « Ce que je lis dans les archives, je le vois en couleur » : Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?, Paris, Les Prairies Ordinaires, coll. « Contrepoints », 2005, p. 189.
  • [15]
    Sur ces questions, voir notamment Bérenger Boulay, « Effets de présence et effets de vérité dans l’historiographie », Littérature, n 159, Écrire l’histoire. Paris, Larousse, septembre 2010, p. 26-38.
  • [16]
    Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses, op. cit., p. 16 ; Le Silence, le souffle, Paris, Éditions La Pionnière, 2008.
  • [17]
    Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?, op. cit., p. 189.
  • [18]
    Arlette Farge, La Nuit blanche, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2002.
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