Couverture de LITT_152

Article de revue

Le Dianus de Frazer : de Faulkner à Bataille

Pages 35 à 45

Notes

  • [1]
    On le sait par la publication des « Emprunts de Georges Bataille à la B.N. » dans le volume XII des Oeuvres complètes chez Gallimard. Dans la suite de cet article, toutes les références renvoient à cette édition.
  • [2]
    « Je lus Faulkner un peu plus tard et, sans lui ménager mon admiration, jamais je n?ai pu l'aimer », in « Hemingway à la lumière de Hegel », OC, XII, p. 243.
  • [3]
    T.S. Eliot, « Ulysse : ordre et mythe », trad. fr., James Joyce, Configuration critique 4, Revue des Lettres modernes, 1959, p. 149.
  • [4]
    Thomas L. Mc Haney, « Sanctuary and Frazer?s Slain Kings », Mississippi Quarterly, 24, summer 1971, repris in A. Bleikasten et N. Moulinoux (dir.), Douze lectures de « Sanctuaire », Rennes, PUR, 1995, p. 35-50.
  • [5]
    James Georges Frazer, Le Roi magicien dans la société primitive (trad. Pierre Sayn), in Le Rameau d?or, vol. 1, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1981, p. 151. Pêcheur frappé d?impuissance comme son pays est accablé par la stérilité.
  • [6]
    Je signale la publication récente ? et postérieure à l'écriture de mon propre texte ? d?une étude de Osamu Nishitani, « Georges Bataille et le mythe du bois : Une réflexion sur l'impossibilité de la mort », Lignes, 17, mai 2005, p. 40-55.
  • [7]
    Gilles Ernst, « Le Coupable, livre de Georges Bataille », in E. Guitton (dir.), La culpabilité dans la littérature française, Travaux de Littérature, vol. VIII, ADIREL, 1995, p. 427-442.
  • [8]
    OC, VI, p. 42.
  • [9]
    « Mais le refuge n?est rien comparé à l'absence de refuge », OC, V, p. 363.
  • [10]
    OC, V, p. 365.
  • [11]
    OC, V, p. 402.
  • [12]
    OC, V, p. 403.
  • [13]
    OC, V, p. 277.
  • [14]
    OC, VI, p. 79.
  • [15]
    OC, V, p. 396.

1N.-B. : Le texte qui suit constitue un extrait d?un essai consacré à Faulkner il y a quelques années et laissé (provisoirement ?) inachevé. L?étude aurait dû s?intituler : Passion de Temple Drake, Faulkner et l'irrémédiable. Des éléments de ce travail ont déjà paru dans les revues Action restreinte et Penser/Rêver.

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2L??uvre de Bataille et celle de Faulkner (ils s?ignorent mais sont d?exacts contemporains) se situent dans un espace semblable de pensée, à l'extrémité logique d?un romantisme impossible qui ne conçoit pas la littérature autrement que sous la forme d?une passion assumée du sens : non pas cette forme sentimentale et mélodramatique de l'imposture poétique qui spécule sans risque sur les formes mineures de la sensibilité et de la souffrance mais cette protestation plus ancienne qui, prenant acte de la fuite du divin, n?envisage de destin que dans la confrontation irréconciliée de l'être avec le désir et la douleur. Tel est (il faut s?entendre sur ce mot) ce que l'on peut nommer le Mal dans le langage de l'« hypermorale » et c?est ce langage que toujours parle le roman lorsqu?il confronte l'individu à l'épreuve de l'irrémédiable.

3S?ils sont d?exacts contemporains (1897-1962), Faulkner et Bataille s?ignorent. On sait que le second a lu le premier (au moins Sanctuaire et Lumière d?août ) [1] mais dans l'article qu?il consacrera à Hemingway, Bataille avouera n?être jamais parvenu à véritablement aimer l'?uvre de Faulkner malgré toute l'admiration éprouvée pour elle [2]. Chez l'un comme chez l'autre auteur se trouve cependant au travail une même pensée du Mal qu?énoncent Sanctuaire et Le coupable et à laquelle donne corps l'histoire de Temple Drake. Je ne crois pas qu?on ait jamais remarqué que le premier volume de la Somme athéologique s?achève (avec un texte que répète L?Impossible ) au point exact où commence le roman de Faulkner. Plus exactement : le premier moment de la Somme conduit le lecteur jusqu?au lieu qui sert de décor inaugural à Sanctuaire. Et ce lieu, par une bizarrerie qui pourrait sembler aberrante, n?est autre que le lac de Némi, dans les monts Albains de l'ancien Latium.

4La première page de Sanctuaire est célèbre et certains la tiennent pour l'une des plus belles : derrière l'écran des broussailles qui entourent une source un individu (le gangster Popeye) en observe un autre (l'avocat Horace Benbow). Dans l'eau, leurs reflets s?additionnent. Le face-à-face s?éternise comme si, par la fascination de ce regard échangé, se trouvaient liés l'homme au livre et l'homme au revolver. Absurdement, le premier (en route pour Jefferson et qui ne s?est arrêté là qu?afin de se rafraîchir un instant) se retrouve prisonnier du second qui, le soupçonnant d?espionner ses douteux trafics, l'emmène jusqu?à la carcasse croulante d?une maison dont la toiture délabrée émerge de la masse sauvage d?un bouquet de cyprès. Comme toujours chez Faulkner, on ne sait trop ce que peut tout à fait signifier une telle scène que sa très faible vraisemblance romanesque n?explique pas. Lorsque Temple Drake tombera à son tour dans ce même piège, elle protestera que de semblables choses n?arrivent pas dans la vraie vie. Mais chez Faulkner, la vraie vie est un songe banal qui ne commence à réellement exister que lorsque se répète en lui le cauchemar de drames sans âges.

5Comment reconnaître dans l'?uvre romanesque la marque, la trame de ces drames ? Avec Faulkner, la tache est d?autant plus ardue que l'auteur, simulant l'ignorance et la naïveté, entoure son propre travail d?une sorte de silence ingénu, effaçant toutes les traces susceptibles de mener jusqu?à lui. Formé aux anciens (la Bible, les Tragiques, Skakespeare) et aux modernes (tout autant Dickens et Dostoievski que Swinburne et Mallarmé), Faulkner a l'élégante et coquette prétention de ne rien avoir lu, d?avoir tiré du néant prosaïque du concret (la poussière de son pays) la matière entière de son ?uvre (aux dimensions de l'univers). Toute la sagacité critique du lecteur est nécessaire pour ne pas céder à cette illusion et comprendre que cet ensemble romanesque aux poses primitivistes vaut aussi comme entreprise globale de récapitulation de la culture occidentale.

6L?ambition de Faulkner n?est pas moindre que celle de Joyce (dont, à certains égards, elle s?inspire). Elle consiste à faire tenir toute la geste du monde dans les limites d?un domaine déshérité, situé à la fois en deçà et au-delà de toute civilisation : sauvage et simultanément sénile, encore primitif et déjà décadent. Dans cette mesure exacte, le Sud de Faulkner n?est pas différent de l'Irlande de Joyce. Les rives du Mississipi ne sont pas habitées de moins de dieux et de héros que celles de la Liffey. Dans la banalité provinciale de ces terres asservies, situées aux marges de l'Empire (le Nord, l'Angleterre) se jouent sans répit les mythes premiers où s?exténue le destin finissant de l'Occident. Mais là où Joyce articule, énonce, en appelle à l'érudition, multiplie les allusions qui permettent au lecteur de remonter le cours du récit jusqu?à ses sources lointaines (les Métamorphoses ou l'Odyssée ), Faulkner se tait. Mieux : il ne donne même pas à entendre qu?il se taise et n?invite donc aucunement l'interprétation à se mettre en quête d?un quelconque secret. En conséquence, rien n?est plus aisé que de se méprendre comme le fit longtemps la critique imputant à Faulkner une sorte de naturalisme de l'extrême, cruel et vide de signification, brutal et irréfléchi. Avec Sanctuaire (mais aussi bien Tandis que j?agonise ou Absalom ), toute pensée passe dans la poésie taciturne d?une parole qui se refuse à laisser affleurer en elle (sinon par exception ou accident) le langage de la culture pour absorber celui-ci dans le monument nouveau d?une épopée apparemment sans mémoire.

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7Mais le drame tout entier de la civilisation se joue interminablement ? et en pleine connaissance de cause ? en chacun des lieux du monde où se constitue une ?uvre susceptible de le penser. Et chaque roman digne de ce nom (tantôt massivement, tantôt par fragments) déploie à cette fin, dans l'espace plus ou moins exigu qu?il embrasse, la scène nécessaire.

8La source aux bords de laquelle débute Sanctuaire ressemble à une sorte de nulle part susceptible d?accueillir la représentation de toutes les fables. Cette solitude sylvestre fait naître chez le lecteur une inquiétante sensation de commencement des temps. Et sans doute Faulkner (se taisant) ne désire-t-il pas que le lecteur aille au-delà de cette sensation, pensant que l'intelligence de ce qui la cause la ferait aussitôt disparaître. Pour que le rite symbolique produise ses effets, il lui convient de s?envelopper discrètement d?assez de mystère. En cela, et jusqu?à Parabole, Faulkner ne cessera jamais d?être fidèle à l'étrange décadentisme de ses premières ?uvres, enfermant dans les plus réalistes de ses fictions, le secret d?une délicate allégorie. Conformément aux principes de l'esthétique mallarméenne (mais en suivant bien entendu d?autres voies), le sens ? tel qu?il se constitue dans l'opacité de la psychologie individuelle mais aussi tel qu?il résonne dans l'immémorial de la culture ? doit être tu et seulement suggéré. Il lui faut l'élégance du secret et c?est pourquoi, dans le célèbre article qui ouvre le premier volume de Situations, Sartre dénonçait à juste titre en l'?uvre de Faulkner une sorte de déloyal trompe-l'?il.

9Le lecteur n?est pas censé savoir que la source de Frenchman?s Bend sur laquelle se penche Horace Benbow reproduit sur la terre des États-Unis l'antique lac latin de Némi. Il doit même l'ignorer mais son ignorance doit être telle qu?elle lui ouvre un accès plus violent, moins averti vers l'éternel efficace de la fable. Cette dernière agit en silence et il faut déployer toutes les ressources de l'érudition pour faire parler ce silence. À cette condition, on comprend que la démarche de Faulkner relève (partiellement, tout au moins) de cette « méthode mythique » destinée à remplacer la « méthode narrative » et qu?en un article célèbre T.S. Eliot découvrait à l'?uvre dans l' Ulysse joycien : « En utilisant le mythe, en filant un parallèle ininterrompu entre notre temps et l'antiquité, [la méthode mythique constitue] un moyen de contrôle, de mise en ordre, de mise en forme, un moyen pour investir de signification cet immense panorama de futilité et d?anarchie qu?est l'histoire contemporaine. » [3]

10Dans un article publié à l'été 1971 par le Mississipi Quarterly[4], l'universitaire Thomas L. Mc Haney identifiait la référence mythique scellée par Faulkner dans le secret de son roman. Il établissait que les premières pages du livre procédaient de la réécriture partielle du Rameau d?or, la somme ethnographique de James G. Frazer. L?hypothèse semblerait baroque et extravagante si les preuves textuelles produites par Mc Haney ne s?avéraient aussi nombreuses et précises. On sait que dans le premier volume de son cycle, Frazer explore, à l'intérieur de la conscience primitive, les différents avatars de la figure du roi magicien. Il se donne pour point de départ l'énigme à résoudre des rites autrefois en vigueur dans le temple de Diane situé aux abords du lac de Némi : là, tout esclave fugitif pouvait obtenir son salut en mettant à mort le prêtre du lieu, également nommé « roi du bois ». Il s?appropriait alors sa fonction sacerdotale jusqu?à ce qu?il soit à son tour mis à mort par un autre prétendant au trône sacré. Frazer s?attache à penser l'énigme de cette transmission criminelle du pouvoir religieux et celle-ci lui fournit l'une des clés principales dans son investigation de la logique primitive. Si le roi du bois doit être assassiné, c?est afin de préserver sa personne ? sympathiquement liée à l'univers tout entier ? d?un vieillissement qui affecterait la nature dans ses capacités productives et reproductrices. Le crime est donc magiquement envisagé comme nécessaire au cycle naturel (au renouvellement sacrificiel de l'énergie cosmique). De même s?explique pour Frazer la relation du roi-prêtre à la déesse qu?il sert. Uni en des simulacres sexuels, le couple sacré mime un accouplement auquel participe l'univers tout entier et symboliquement indispensable à la fertilité de la terre et à la fécondité de l'humanité. Le roi du bois et la déesse du chêne, tels qu?ils étaient vénérés à Némi, apparaissent comme l'une des formes locales du couple divin formé de Jupiter et Junon (aussi nommés Dianus et Diane) dont les rites les plus anciens (notamment à Eleusis) célèbrent les retrouvailles saisonnières.

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11Aussi sèchement résumée, la thèse de Frazer semble n?entretenir aucune relation (sinon due à l'hallucination du lecteur) avec le roman de Faulkner. Il faut toute la sagacité de Mc Haney pour établir indiscutablement la corrélation au terme d?une démonstration dont il serait fastidieux de répéter ici le détail.

12Disons (pour nous en tenir à la même et facile comparaison) que Faulkner ne procède pas autrement que Joyce en disposant, dans le titre même de son ouvrage, la clé mythique qui ouvre à l'intelligence masquée de son propos. Le roman définit les frontières d?un « sanctuaire » où se répètent les mêmes rites de désir et de mort par lesquelles chaque société humaine croit pouvoir traiter les forces destructrices et créatrices auxquelles elle se trouve soumise. L?essentiel de la démonstration tourne prévisiblement autour de l'épisode du viol : la substitution de l'épi de maïs au phallus rattache le simulacre sexuel à une symbolique de la fertilité renouvelée, comme dans les mystères anciens, par l'union rituelle du hiérophante et de la prêtresse. Popeye est Dianus, le criminel-roi qui accède au pouvoir sacré par le meurtre, qui veille dans la profondeur de la forêt, aux abords du lac mais étend son emprise jusque sur la cité. Il est celui qui accomplit d?indicibles cérémonies sexuelles indispensables au devenir biologique de l'espèce. Temple est la victime sacrifiée sur l'autel de ce culte autant que la déesse nécessaire à sa perpétuation : Diane, vierge et mère, personnification de la vie sauvage, veillant sur la chasse et sur l'enfantement.

13Mc Haney établit comment l'ample et redondante enquête de Frazer, brassant la mémoire ante-religieuse des peuples, informe l'imagination de Faulkner qui se saisit des détails fournis par l'ethnographie afin de les redistribuer au sein de sa propre et contemporaine fiction. L?essentiel reste que sous l'apparence de la civilisation persiste la réalité obscure de la magie (et derrière la parole du roman, celle plus ancienne du mythe). Dans l'un des principaux chapitres du Rameau d?Or, Frazer décrit le gisement de la pensée première à la façon d?« une couche épaisse de barbarie sous la surface de la société, couche que n?affectent pas les changements superficiels de religion et de culture ». Et en savant lucide épris (sans réel espoir) du progrès des Lumières, Frazer ajoute : « C?est comme si nous marchions sur une très mince croûte terrestre, prête à se désagréger inopinément sous des forces souterraines assoupies. De temps en temps, un sourd murmure, ou un jet soudain de flamme, en s?élançant dans l'air, nous rappelle ce qui se passe sous nos pieds. De temps en temps, le monde policé s?ébahit de lire dans un journal qu?on a trouvé en Écosse une figurine toute piquée d?épingles dans l'intention expresse de tuer un propriétaire odieux ou un pasteur répréhensible ; on est stupéfié d?apprendre, par un quotidien, qu?une femme a été rôtie à petit feu, en Irlande, comme sorcière ; ou qu?on a assassiné, et coupé en morceaux une jeune fille, en Russie, pour fabriquer ces chandelles de graisse humaine, à la lumière desquelles les cambrioleurs espèrent se rendre invisibles pour effectuer leurs néfastes besognes nocturnes. » [5]

14Le Sud de Faulkner est semblable à l'Écosse, à l'Irlande, à la Russie sur lesquelles, depuis son College de Cambridge, Frazer pose un regard halluciné. La terre y laisse entendre un perpétuel murmure et soudain elle éclate en jets de flammes. La barbarie rappelle la civilisation à son ordre cruel : on viole et l'on empale, on castre et l'on brûle, l'inceste et l'infanticide, la mutilation et le meurtre forment l'ordinaire momentanément caché de la vie.

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15La présence des thèses de Frazer dans Sanctuaire apparaîtra moins invraisemblable si l'on se rappelle que le second recueil poétique de Faulkner portait pour titre : Le Rameau vert. Et l'hypothèse de Mc Haney gagnera encore en force explicative si l'on lit Sanctuaire en se souvenant de ce que la pensée de Faulkner doit souvent à celle de T.S. Eliot.

16C?est dans La Terre Vaine de ce dernier que la poésie mettait à contribution de façon significative le savoir né du développement nouveau des sciences humaines. Dans l'article précédemment évoqué qu?il consacrait à Joyce, Eliot, citant Le Rameau d?or, n?hésitait pas à affirmer qu?un pas en avant avait été accompli dans les domaines de la psychologie et de l'ethnologie (Freud avec Frazer ?) qui rendait précisément possible l'invention de la « méthode mythique ». Plus humble ou plus habile, Faulkner, on l'a vu, se refuse à rien révéler de ses intentions. Quand Eliot abat ses cartes (accompagnant ses poèmes de notes érudites, citant ses sources), Faulkner (qui déclarait tirer toute sa connaissance de la psychologie de la pratique du poker) masque son jeu et bluffe à l'envers, laissant entendre que sa main est vide quand elle contient en réalité toutes les cartes maîtresses.

17Dans La Terre vaine, on le sait, Eliot dépeint un monde moderne vidé de toute force vitale, voué à la stérilité et bientôt à la mort. Le printemps y est cruel car il fait espérer une renaissance qui jamais n?aura lieu. Chaque paysage tourne au désert des grandes cités. La civilisation est parvenue en ce stade de son développement où le sens s?absente, où les dieux la désertent et la laissent confrontée à l'horizon tristement fatal de ce qu?Eliot ne nomme pas le nihilisme mais qu?il dénonce bien comme tel. La fable qui confère son titre au poème et nomme son projet est tirée de la légende du Graal. La Terre vaine y est le domaine maudit du Roi Dans un monde coupé du sacré, séparé de lui sans appel, tous les rites par lesquels la vie triompherait de la mort sont désormais sans pouvoir. Le poème assiste à ce désastre et, en fragments, il étaye ces ruines.

18Le sanctuaire que suscite Faulkner au c?ur du nulle part américain est semblable à celui qu?Eliot contemple au sein de la vieille Europe. Définitivement profané, il n?est plus que le théâtre de cérémonies parodiques. Popeye est Dianus, mais il connaît un sort identique à celui du Roi Pêcheur. La façon dont Faulkner le décrit au début de son roman (teint blafard comme sous la lumière électrique, méchante minceur d?étain embouti) en fait l'un des produits exemplaires de la contemporanéité la plus dérisoire. Son impuissance exacerbe la violence sexuelle des rites tout en leur conférant une sorte de dimension crapuleuse presque risible. Elle suggère déjà que la répétition de ces rites restera vaine et improductive c?est-à-dire incapable de susciter le sens manquant à la civilisation. De même, Temple n?est plus que la contrefaçon des figures antiques : quasi adolescente prise à son propre jeu de séductrice, épouvantée par la réalité soudain devenue tangible du désir qu?elle provoque.

19Chez Faulkner, la modernité est dégradation du mythe, mise en spectacle de son devenir sordide. Comme chez Joyce (mais de façon plus grimaçante), les dieux lorsqu?ils reviennent visiter les humains, leur empruntent leurs vices et leurs faiblesses, leurs plus pitoyables travers. Les rites témoignent de l'obscur et de sa permanence panique mais, définitivement vidés de leur substance symbolique, ils ne donnent plus sens au vertige dont ils procèdent. Réduit à la dimension d?un fait-divers sordide, l'union du criminel et de la vierge a assez de force encore pour que se manifeste avec elle la toute-puissance cosmique du Mal mais plus suffisamment de sens pour que se ressource dans ce précipice le principe d?un ordre universel. Et le roman moderne déplace le mythe dans l'espace dévasté d?une culpabilité sans appel.

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20En ce même espace s?installe l'?uvre de Bataille pour y penser la possibilité d?une fondation nouvelle où se joue interminablement le drame rituel des origines.

21Encore qu?à ma connaissance la critique ait toujours préféré s?intéresser aux liens qui l'unissaient à celles de Nietzsche, Hegel ou Heidegger [6], la pensée de Bataille puise largement dans l'?uvre de Frazer. On sait que le Rameau d?Or (du moins plusieurs de ses épais volumes) fut lu et relu, en différents moments de sa vie, par Bataille à qui il arriva (rarement il est vrai) de s?appuyer explicitement sur son autorité. De telles références, en soi, n?ont pas de quoi surprendre tant le travail de Frazer, à l'époque où Bataille commence à réfléchir, domine et, en quelque sorte, enveloppe tout le champ de l'ethnographie. Ce qui frappe cependant est la façon dont Bataille s?approprie l'une des figures mythiques étudiées par Frazer pour élire en elle l'incarnation de son propre double.

22En effet, les premières pages du Coupable furent d?abord publiées (en 1940) sous le pseudonyme de Dianus et l'ensemble du volume, présenté deux ans plus tard comme le journal posthume de ce même personnage au patronyme inspiré de la mythologie romaine. Si la référence reste extraordinairement discrète tout au long du livre, elle en marque avec force le tout dernier chapitre qui prend pour titre celui du chapitre inaugural du premier volume du Rameau d?Or : « Le roi du bois ». Autant dire que la pensée de Bataille se propose explicitement d?adopter ainsi comme terme provisoire le lieu originel qu?interroge celle de Frazer. Tout au long des années 40 (sans doute la période la plus profondément féconde avec l'écriture de la Somme athéologique), Dianus constitue le masque symbolique privilégié à l'aide duquel Bataille choisit tout à la fois de dissimuler et de révéler ses traits. Publié en 1947 (avant d?être ultérieurement joint au Coupable), L?Alleluiah est sous-titré : « Catéchisme de Dianus ». La même année, La Haine de la Poésie (plus tard rebaptisée : L?Impossible) se donne encore Dianus pour personnage principal de son double récit inaugural.

23Il est clair que, figure obscure de la mythologie latine, absente de tous les grands textes par lesquelles celle-ci était susceptible d?être connue même d?un lecteur à l'érudition aussi large que Bataille, Dianus n?existe que par l'importance exemplaire que lui attribue Frazer. Il n?investit la Somme athéologique et les livres périphériques qu?à partir de la mise en récit que constitue Le Rameau d?Or. Parler d?influence engagerait l'analyse dans une impasse tant la philosophie paradoxale de Bataille se déploie dans un espace qui excède celui de la pure ethnographie et suppose une expérience subjectivement habitée de celle-ci. Ainsi que le note Gilles Ernst (l'un des rares lecteurs du Coupable à ne pas ignorer la dimension mythique du texte), tout se joue sur la magie évocatoire du nom : « Deux fois criminel, proie d?une épouvante à plusieurs visages, Dianus entre à juste titre dans Le Coupable, et quand Bataille dira plus tard, dans une des variantes de L?Expérience intérieure, qu?il allie la ?saveur d?une femme à barbe? à celle d?un ?dieu qui meurt la gorge ruisselant de sang?, il ne fera que gloser le pouvoir de renversement d?un nom. Ce nom se suffit à luimême, il ouvre tout un monde, et ce monde est à la mesure d?un livre dont la marque première est l'égarement. » [7]

24 Dianus est le coupable. Mais Bataille nous avertit que c?est peut-être par antiphrase seulement qu?il se désigne ainsi. Le comble de la culpabilité (qui signifie l'absence d?accès à la gloire) ne se distingue guère de la forme la plus haute de l'innocence. Criminel et victime dont l'existence n?est plus qu?attente de la mort donnée ou reçue, amant perpétuel et égaré, Dianus est l'homme livré tout entier à l'expérience sans attaches du Mal. En cela, dans l'horreur de la sainteté, il accède au sommet d?où se déduit tout déclin. Roi et meurtrier, il se transforme en emblème déchiré d?une souveraineté dérisoire, hors-la-loi, impossible.

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25On ne hasardera pas ici l'hypothèse que Bataille, découvrant en décembre 1934 et la traduction française de Sanctuaire et le texte anglais de l'un des volumes du Rameau d?Or, ? encore que cette coïncidence mérite d?être soulignée ? ait perçu (même de façon vague ou inconsciente) la lointaine référence mythique secrètement sollicitée par Faulkner à travers sa lecture de Frazer. Il reste que Dianus, à quelques petites années d?intervalles, habite, chez Faulkner comme chez Bataille, le c?ur obscur d?un projet littéraire comparable et que la façon dont l'écrivain français réactive explicitement la légende latine jette une lumière nouvelle sur la manière silencieuse dont celle-ci agit dans le roman de l'américain. Les thèses du Coupable sont notamment susceptibles de restituer à Sanctuaire un peu d?une dimension mythique émoussée par la répétition d?exégèses trop systématiquement sociologiques, psychologiques et moralisantes. Alors le couple formé du criminel et de sa victime resurgit dans sa signification proprement sadienne.

26Considérée non plus en raison de l'interprétation de T.S. Eliot (attribuée par défaut à Faulkner) mais de celle de Bataille (touchant plus directement à la violence nue du Mal), l'insignifiante atrocité sans issue de Sanctuaire prend valeur, non plus de dégradation du mythe mais d?exacerbation de celui-ci. Le scandale sans appel du crime, le sordide inexcusable du désir, dans la mesure même où ils assument leur caractère déchu, conservent infiniment vivant le sacré et ouvrent en direction de lui une voie à l'individu qui s?y abandonne. Dans le monde moderne où se constitue en mythe l'absence même de toute transcendance, la souveraineté déchirée semble à ce prix. Elle exige des héros (violeur impuissant, vierge douteuse, veule champion de la justice) qui, semblables à ceux de Faulkner, connaissent jusqu?au bout l'épreuve interminable d?une déréliction sans gloire.

27Il y a, explique Bataille dans son Nietzsche, le sommet et le déclin : « Le sommet répond à l'excès, à l'exubérance des forces. Il porte au maximum l'intensité tragique. Il se lie aux dépenses d?énergie sans mesures, à la violation de l'intégrité des êtres. Il est donc plus voisin du mal que du bien. Le déclin ? répondant aux moments d?épuisement, de fatigue ? donne toute la valeur au souci de conserver et d?enrichir l'être. C?est de lui que relèvent les règles morales. » [8] Les coupables (ils forment une impensable communauté) cheminent vers le « sommet » (où ils ne s?établiront pas, qu?ils n?atteindront pas même) et surplombent ainsi le sentier inverse du « déclin » (sur lequel ils se savent inévitablement engagés déjà). L?expérience du Mal n?est pas décadence, perte d?une pureté à reconquérir. Elle est révélation d?un néant avec lequel la vérité a partie liée et que le désir, écrit Bataille, se donne en réalité pour objet.

28Sanctuaire dit incontestablement ce désir du néant, il relate l'initiation à celui-ci. L?univers que décrit Faulkner (celui que pense Bataille) a les apparences d?un abri dévasté où il n?est plus concevable d?invoquer la protection d?aucune divinité. L?être y est à la merci de ce qui le détruit. Et dans cette « absence de refuge » [9], le sacrifice où il s?offre lui permet de communiquer avec cet « autre côté » des choses où se défait l'exiguïté de sa condition ordinaire. La profondeur du bois dont Dianus est le roi est semblable, lit-on dans Le Coupable, à celle d?une chambre où deux amants se dénudent et où le rire et la poésie se libèrent [10].

29L?impuissance même manifeste l'impossible propre du sexe dans sa vérité (ainsi en témoignent encore Le Bleu du ciel ou Le Soleil se lève aussi). Le plaisir inaccessible pousse le désir jusque vers une inhabitable limite où règne « l'horreur d?être assouvi » [11]. L?union des corps se trouve plus ouvertement vouée à ce « naufrage sexuel » par lequel « il s?agit à la fin de sombrer dans l'horreur de l'être ». Bataille met ces mots dans la bouche de Dianus : « Des amants se trouvent à la condition de se déchirer. L?un et l'autre ont soif de souffrir. Le désir doit en eux désirer l'impossible. Sinon, le désir s?assouvirait, le désir mourrait. » [12]

30Le viol auquel Sanctuaire nous fait assister (et que prolongent les mutuelles tortures sexuelles des deux amants) est un déchirement de cet ordre. L?effroi, la nausée, le dégoût participent de cette expérience érotique où chacun jouit visiblement du Mal (autant celui qu?il subit que celui qu?il inflige), où chacun devient grâce à l'autre « la proie de l'impossible » [13]. Une lecture trop raisonnablement psychologique du roman (taisant la dimension panique que révèle le mythe) échoue à rendre compte de la vérité noire qui l'habite, commande les actes (autrement inintelligibles) des personnages, suscite la fascination (sinon immotivée) des lecteurs. Aussi scandaleux que cette proposition puisse sembler, l'histoire de Temple et de Popeye est aussi celle d?un amour partagé (ajoutant que l'amour est envisagé alors comme relation vertigineuse au pire). Le rapport sexuel étant impossible et avec lui le soulagement du plaisir, chacun des amants jouit là où l'autre souffre et, par cette blessure ouverte, il accède grâce à l'autre à cet « au-delà » où gît son « inconnaissable destin ». L?orgasme impartageable de la victime (qui, dans Sanctuaire, suscite le hennissement de douleur du voyeur) répond à l'excitation solitaire du criminel. Dans cette relation exclusive, le tiers n?est plus qu?un objet soumis aux règles d?un jeu érotique que d?autres jouent sans souci de lui : Temple choisit de jouir de l'amant que lui impose Popeye et cette jouissance lui est une arme afin d?exacerber la frustration de l'homme qui la séquestre ; mais il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que cette frustration, cette jalousie impuissante répondent aussi au désir de Popeye, constituent la forme souhaitée d?une impossible jouissance qui ne s?accomplit que dans la mise à mort du rival. Autour de cet assassinat se scelle la complicité inaperçue du couple sadien, criminel et libertin.

31Pour en revenir à lui, l'épi est le pal (au sens que Bataille donne à ce dernier mot dans son Nietzsche). Il hausse l'individu au sommet, le déchire, mais portant atteinte à l'intégrité de son être, il lui donne l'occasion de se libérer de lui-même et de s?accomplir. N?importe quel objet pourrait faire l'affaire et, songeant à Proust, Bataille pouvait ainsi noter : « Dès qu?on la tient pour ce qu?elle est ? chute de Dieu (de la transcendance) dans le dérisoire (l'immédiat, l'immanence), une tasse de thé est le pal. » [14] L?épi faulknérien, en ce sens, n?est pas sans rapport avec la madeleine proustienne : il se constitue en support infime et négligeable d?une « expérience intérieure » par où l'individu communique subitement avec la dimension sauvage de l'être. Ce qui advient dès lors mérite le nom de révélation, repris dans la langue des anciens mythes que réactive le roman moderne. En ce point (la source de Frenchman?s Bend reflétant celle de Némi) commence l'initiation de Temple Drake. Il semblerait que ce soit pour elle que Bataille ait fait parler Dianus : « Ne cherche plus la paix ni le repos. Ce monde d?où tu procèdes, que tu es, ne se donnera qu?à tes vices? Que serait la vie d?une voluptueuse sinon ouverte à tous les vents, ouverte dès l'abord au vide du désir ? D?une façon plus vraie que l'ascète moral, une chienne ivre de plaisir éprouve la vanité de tout plaisir. Ou plutôt la chaleur ressentie par elle à savourer dans la bouche une horreur est le moyen de désirer de plus grandes horreurs. » [15]


Date de mise en ligne : 01/01/2010.

https://doi.org/10.3917/litt.152.0035

Notes

  • [1]
    On le sait par la publication des « Emprunts de Georges Bataille à la B.N. » dans le volume XII des Oeuvres complètes chez Gallimard. Dans la suite de cet article, toutes les références renvoient à cette édition.
  • [2]
    « Je lus Faulkner un peu plus tard et, sans lui ménager mon admiration, jamais je n?ai pu l'aimer », in « Hemingway à la lumière de Hegel », OC, XII, p. 243.
  • [3]
    T.S. Eliot, « Ulysse : ordre et mythe », trad. fr., James Joyce, Configuration critique 4, Revue des Lettres modernes, 1959, p. 149.
  • [4]
    Thomas L. Mc Haney, « Sanctuary and Frazer?s Slain Kings », Mississippi Quarterly, 24, summer 1971, repris in A. Bleikasten et N. Moulinoux (dir.), Douze lectures de « Sanctuaire », Rennes, PUR, 1995, p. 35-50.
  • [5]
    James Georges Frazer, Le Roi magicien dans la société primitive (trad. Pierre Sayn), in Le Rameau d?or, vol. 1, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1981, p. 151. Pêcheur frappé d?impuissance comme son pays est accablé par la stérilité.
  • [6]
    Je signale la publication récente ? et postérieure à l'écriture de mon propre texte ? d?une étude de Osamu Nishitani, « Georges Bataille et le mythe du bois : Une réflexion sur l'impossibilité de la mort », Lignes, 17, mai 2005, p. 40-55.
  • [7]
    Gilles Ernst, « Le Coupable, livre de Georges Bataille », in E. Guitton (dir.), La culpabilité dans la littérature française, Travaux de Littérature, vol. VIII, ADIREL, 1995, p. 427-442.
  • [8]
    OC, VI, p. 42.
  • [9]
    « Mais le refuge n?est rien comparé à l'absence de refuge », OC, V, p. 363.
  • [10]
    OC, V, p. 365.
  • [11]
    OC, V, p. 402.
  • [12]
    OC, V, p. 403.
  • [13]
    OC, V, p. 277.
  • [14]
    OC, VI, p. 79.
  • [15]
    OC, V, p. 396.
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