Notes
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[1]
Dans Hier, demain, Nuruddin Farah fait référence au cas d’un réfugié éthiopien, Oromo, qui vivait dans un camp de réfugiés qui existait en Somalie jusqu’à l’irruption du chaos et de la destruction au début des années 1990. Avec la population somalienne, les réfugiés ont été obligés de partir. Oromo se retrouva peut-être dans un camp de réfugiés kényan ou peut-être est-il rentré dans son pays, l’Éthiopie, dans un camp pour personnes déplacées. S’il en est ainsi, « il n’a plus la dénomination de réfugié, puisqu’il est retourné dans son pays d’origine. Je présume donc qu’on va le compter comme personne déplacée, mais en queue de peloton, et qu’il va arpenter le cercle vicieux auquel le condamne la malchance. D’emblée, il est né pauvre. Ensuite, sa situation d’infériorité s’est aggravée : sans droits politiques, il est devenu réfugié, et à présent il fait partie des personnes déplacées. » (Farah, 2001, p. 41)
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[2]
Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi écrit : « Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins. […] Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habilité ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’on fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux les musulmans, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. Eux sont la règle, nous l’exception. » (Levi, 1989, p. 82) C’est sur cette affirmation de Primo Levi qu’Agamben fonde sa notion du témoignage dans l’impossibilité de témoigner. Selon lui, l’autorité du témoignage résiderait, seulement, dans sa capacité de parler au nom d’une incapacité de dire. Témoigner diluerait, par sa possibilité, l’événement qui prétend transmettre ; ou plutôt, l’impossible qui prétend transmettre.
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[3]
Prisonnier politique déporté à Buchenwald, Rousset fut un survivant des camps de la mort. De retour en France, il publie plusieurs livres dans lesquels il essaie d’analyser et de comprendre l’univers concentrationnaire. Cependant, pour lui, il est essentiel de transformer son action en une implication plus radicale dans le monde, il faut faire régresser l’oubli. Non pas seulement par l’enfermement dans le ressentiment d’une mémoire littérale, comme Todorov l’affirme dans Les Abus de la mémoire, mais, fondamentalement, en questionnant, à partir de l’expérience du passé, les camps de déportation soviétiques qui, dans les années 1940, étaient en activité. Ce questionnement se présente, pour Rousset, comme un devoir pour tous les déportés, de façon à faire du passé un événement signifiant qui à soit la racine de l’action sur le présent. Dans ce contexte, la mémoire exemplaire permet que – face à une action dont on n’est pas l’acteur, mais que l’on connaît par analogie ou de l’extérieur –, l’on soutienne le devoir d’implication et de transformation d’une autre situation intégrée dans l’univers concentrationnaire ; « L’univers concentrationnaire est sans mesure avec tous les autres », écrit Rousset. Cet univers possède différentes manifestations, nous ne pouvons pas comparer les camps d’extermination avec les camps de déportation, il y a des différences irréductibles entre eux. Il ne s’agit pas d’universaliser – ce qui serait, encore une fois une façon de vider l’histoire des hommes qui la vivent. Comme l’explicite Todorov, « la mémoire exemplaire généralise mais de manière limitée ; elle ne fait pas disparaître l’identité des faits, elle les met seulement en relation les uns avec les autres, elle établit des comparaisons qui permettent de relever ressemblances et différences. Et “sans mesure” ne veut pas dire “sans lien” : l’extrême est en germe dans le quotidien. Il faut néanmoins distinguer entre germe et fruit. » (Todorov, 1995, p. 46). Accepter l’indicible de l’intolérable est une façon de pactiser avec le silence lisse du pouvoir, une forme d’abstractivité où l’histoire se vide des hommes. L’expérience limite est dicible, doit l’être. Cependant, le besoin du témoignage ne signifie pas, seulement, la consistance du témoignage comme document social ; comme l’affirme David Rousset en se référant à l’univers concentrationnaire, « si riche que soit le document ou le témoignage, si précieux pour l’analyste, il ne permet pas de participer, donc de comprendre réellement, dès lors que le récit est sans référence avec le vécu de l’auteur ». De cette façon, pour Rousset, « l’art est l’unique introducteur possible, le seul qui ouvre à l’intimité des profondeurs concentrationnaires. […] Pour que ce temps-là ne soit pas perdu. » (Rousset, 1998, p. 4)
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[4]
La notion de désert se présente comme une notion profondément importante pour essayer de comprendre la notion d’événement. Jacques Derrida mentionne nombre de fois le désert dans son travail. De même, Gad Soussana se réfère à l’événement comme désert, le désert étant une intense immanence. Dialoguant avec Derrida, Soussana écrit : « Désert rappelle pour moi l’ampleur d’un pays qui justement ne promet rien, n’annonce rien, retenant les vies dans ce néant. Son approche incite à la prudence et toujours, puisque nous y sommes, il faut le traverser comme l’on traverse un rythme, aveuglé par sa puissance et sa synchronie. Oui – le signe de mon affirmation devenue rythme –, c’est du désert de l’événement qu’il s’agit ; de la mesure qu’il donne au temps et à l’espace, de la rotation impossible dans laquelle il entraîne la phrase et la voix de nos consciences. […] Dans le désert, présentement. Là, ton existence est requise, incapable de tisser les liens de la vie et de la mort, trop intense pour éprouver le deuil. Ton verbe est ton corps. Tu es dans le désert, n’oublie pas cette immanence intense. Quelque chose de partout passe sur toi, tu es travers‚ plus que tu ne traverses […] : un bref passage du rythme, de la synchronie aveuglante. […] Dans ce désert, la venue de la langue, l’étrange déploiement synchronique des signes dans l’événement. La voix disparaît au profit de son écho. Une langue apparaît, escarpée, saillante et abrupte. Puissante et ignorée. En plan, ce qu’elle offre vient d’un verbe décentré, hors de tout, venu d’une grammaire désertique. Arriver. Un nom et un verbe. Toujours le verbe enchaîné, venu avant la signification, pour l’exposition au désert de l’événement. » (Soussana, 2001, p. 38-39)
Ouverture
1Aujourd’hui, des figures intimement rapportées à un espace territorial émergent partout, identifiables comme la continuelle énonciation d’une histoire des vaincus (Walter Benjamin). Dans l’espace narratif d’une pensée identitaire, dont les dimensions constitutives sont l’inclusion et l’exclusion, les apatrides, les réfugiés, les immigrés, les déplacés – et tant d’autres figures qui fracturent les régimes de pouvoir et de vérité – sont excentriques par rapport aux fictions créées autour de l’idée d’un sens politique, social et économique homogène.
2Dans le cadre d’une figure biopolitique du pouvoir, les déplacés surgissent comme des figures saisies au moyen d’un mécanisme discursif où les corps singuliers, dans leur existence concrète, sont métamorphosés en corps abstraits, en tant que corps de discours. Dans ce sens, le « déplacé » est la nomination d’un corps singulier transformé en une identité qui immobilise le temps et stérilise l’espace. Le rejet du nomadisme s’inscrit dans la singularité des corps concrets. Cependant depuis l’intérieur d’un espace sédentaire de rationalité, son existence nous confronte à un mouvement où le territoire linéaire du récit historique se crevasse.
3Au sein de cette théâtralisation du pouvoir, il devient essentiel de penser le corps, non pas comme une notion ou un objet passible d’une action qui s’exerce sur lui depuis l’extérieur (en définissant, matériellement, les limites identitaires d’un idéal politique, social et culturel), mais comme un lieu de sens : un événement qui présente ce qui lui est arrivé, quand ce qui lui est arrivé est la marque d’un acte politique, où les frontières d’un sens légitime pour l’être humain sont définies. Considérant ainsi l’incommensurabilité d’un corps-événement, on cherche à ébaucher une pensée qui s’ouvre à l’autre dans sa différence, en pensant l’identité comme un fantasme qui cache l’infinité des différences. Plus importants que les regroupements sont les rencontres, plus importants que les principes sont les points de bifurcation, plus importants que les lois sont les indices, les marques ou les traits. Et la réalité politique est, à chaque moment, traversée par un jeu de forces de fragmentation : le mouvement historique se confronte à la distribution des espaces, la liberté à l’impossible appropriation de la mort.
4Ce texte essaie, donc, de partir du corps comme fil conducteur pour faire une lecture de la façon dont la politique contemporaine crée des espaces d’abandon qui essaient de transformer les corps singuliers en des espaces organiques d’anéantissement. Devant la singularité de ces nouveaux espaces d’anéantissement, les phrases et les concepts que nous possédons pour exprimer la réalité n’accompagnent pas les événements. Ainsi, depuis l’intérieur d’une géographie de la peur, il importe de penser comment convertir en voix le silence de ceux qui sont le reste. Autrement dit, il devient fondamental de réaliser, comme Foucault l’affirme, une critique de la raison politique parce que la souffrance des hommes ne doit jamais être un pur résidu du pouvoir.
5Dans ce contexte, comment penser la possibilité de témoigner d’un événement qui expose une blessure politique ? Comment créer une voix qui touche le silence de ceux qui vivent, du dedans, l’expérience de l’imprésentable ?
6Au travers des mots, des images, des souvenirs et des oublis en tant que fragments d’un sens singulier, émerge une force où les rapports entre le corps, le silence et le témoignage ouvrent une possibilité de penser. Depuis l’intérieur d’un mouvement de contamination entre la politique, la vie et l’art. Cette pensée s’enracine dans le silence d’un corps qui résiste.
Déplacement
7Dans notre présent, la contrainte exercée par une géographie politique imposant ses évidences s’articule sur une volonté d’énonciation de l’espace légitime d’appartenance, passant par une création discursive d’espaces territoriaux et de frontières, conçues comme limites matérielles. Cherchant à éliminer les tensions, les déséquilibres et les conflits qui fondent l’existence d’un temps historique collectif ou d’un temps historique singulier, cette forme discursive définit le procès de circonscription juridique et politique d’un ordre géographique ; celui-ci crée, à l’intérieur des espaces légitimes, des enclaves territoriales qui sont des espaces d’exception – les camps de réfugiés, les espaces de déplacement ou les camps de rétention. Ainsi, une stratégie d’exposition radicale des corps, définie par un ordre spécifique du biopouvoir, a pour effet de placer ces espaces d’abandon sous le signe d’une volonté d’annulation de la densité du nom, de l’histoire et de la parole. Cette stratégie a pour effet d’indexer les corps à une mise en scène du lieu, définie par un ordre discursif dont la finalité est d’abattre la force de résistance que chaque être fait exister. Ceux auxquels on retire leur nom, leur parole et leur corps reconnus en viennent à exister sur une terre désertée où toute réaction et toute expression sont empêchées en tant que manifestations d’une force essentielle de résistance. Nous comprenons alors que les espaces d’abandon sont constitués à partir d’actes de circonscription d’un ordre biopolitique au moyen duquel on vise la paralysie des mouvements de vie qui échappent à l’ordre du discours de la modernité.
8Existant insidieusement comme trace d’annihilation, le silence qui habite ces espaces est un silence sans nom, comme le reste d’une peur qui a son commencement dans un moment quelconque où l’histoire s’est configurée comme temps-événement de l’abandon. Les espaces d’abandon se constituent, ainsi, comme espaces où le silence s’attache à une expérience de la peur, faisant émerger le mutisme en tant que figure plate du silence.
9Différents des espaces d’enfermement classiques et des espaces de disparition, les espaces de déplacement et de fuite définissent un mode de silence qui se crée à partir d’un mouvement de déplacement ininterrompu et de continuel abandon. Le statut de déplacé est conceptuellement différent du statut de réfugié, étant donné que le déplacé est celui qui, dans un mouvement de fuite à l’intérieur des frontières administratives de son propre pays, parcourt des distances indéterminées, sans autre route définie que celle qui permettrait de survivre à la scène de violence et de mort. À son tour, le réfugié est une catégorie qui endosse, sous un encadrement légal, le statut de ceux qui passent les frontières de leur propre pays afin d’échapper à une situation de guerre, de persécution politique, religieuse ou ethnique, et cherchent du refuge dans un autre pays. Le déplacé ne possède aucun statut légal de protection. Il se meut à l’intérieur d’un espace en dissolution où aucun droit spécifique découlant de sa fuite ne lui est attribué. Raison pour laquelle, dans un pays en convulsion, les camps pour déplacés sont de lourds espaces de désespoir [1].
10Dans les espaces de déplacement, on ne trouve pas un point de naissance, mais la mémoire du départ antérieur et l’impossibilité du retour. Ici, les corps ne sont pas présence dans le lieu. Ils sont un présent assourdissant. L’espace et le temps ne sont qu’un seul bloc, où la temporalité et la spatialité se pervertissent.
11En tant que fuite, ce déplacement n’est pas un parcours de rencontre avec un sens quelconque. Le départ forcé déréalise le mouvement conçu comme symbole de possibilités. Dans sa lourde matérialité, ce mouvement ne se constitue pas en événement, car les événements sont une intensité d’interpellations qui somment l’identité, et ici – en tant que mémoire de la peur dénuée de sens et de signification – la continuelle errance semble ne recommencer que l’être de la fatigue d’être. En cessant de redéfinir le paysage à partir de soi, les déplacés se désistent de leur corps comme mémoire. Ainsi, au-delà du déplacement physique des corps dans l’espace, le corps déplacé incarne un autre déplacement – celui d’un sens de la mémoire et de la vie. Souvent, l’indétermination de la fuite conduit le déplacé à l’épuisement de la mémoire, proche de l’innommable dans le langage. Et, dans ce contexte, le déplacement apparaît comme le mouvement qui s’oublie, parce qu’il ne s’incorpore pas dans la matérialité d’une langue. De cette façon, le corps déplacé se trouve placé dans une situation d’incommunication avec le monde, parce que celui-ci est venu à exister comme un non-signifiant où tout s’équivaut. Ou plutôt, il en vient à dés-exister.
12Dans les espaces de déplacement, les politiques du silence cherchent à astreindre les corps à une dépendance nue. Le déplacement inaugure une langue d’abandon où une autre sémantique définit le désistement progressif des racines. Le mouvement devient, ainsi, le flagrant délit d’un trait de mort. Pour le déplacé ce mouvement est la désertion progressive de son corps et de sa parole, coupés de l’instant et de la mémoire. Cet abandon constitue une modalité de la mort, sans destruction physique des corps ; une destruction des forces de vie au travers des modalités de la mise à mort, par laquelle se produit le refoulement de la vie dans les corps. Dans cet abandon se forme la perte : du silence et de la parole. Du nom. Une inquiétude essentielle sur l’identité se joue alors ici, car l’errance est un mouvement linéaire au travers de paysages qui ont perdu toute valeur symbolique. Se déplaçant sans cartographie définie, des milliers d’hommes et de femmes « sont séparés dans le monde, / chacun avec sa nuit, / chacun avec sa mort. » (Celan, 1996, p. 59)
13Astreints à une logique de l’occultation des événements, les gestes systématiques d’effacement de la mémoire s’enracinent dans un désir de brûler la trace ; le trait qui indique un événement impossible. Ils dessinent l’énonciation des faits comme un procès totalitaire de construction du sens de l’histoire, par la perspective de ceux qui définissent les politiques de gouvernement des populations. Sous ce récit totalitaire, l’histoire est conçue, d’avance, comme un événement sans témoin. Ainsi se réalise l’effacement de la mémoire au moyen d’un récit historique qui fait dé-naître la mémoire plurielle dans le silence des silenciés. Voilà pourquoi il est fondamental de trouver les corps, les rendre visibles, conjurer le silence, et ainsi récupérer la lutte énoncée dans chacun de ces corps, pour que l’événement ne devienne pas récit métaphorique d’une histoire sans corps. Seule l’affirmation des corps concrets et vulnérables peut dire une souffrance qui ne se communique pas, mais seulement s’expose : « La souffrance est la souffrance. Elle n’est pas un signe, ni non plus porteuse d’aucun message. » (Sofsky, 1997, p. 93) Mais la violence est effective avant la première blessure.
Corps impossibles
14Dans les espaces d’abandon, les corps fissurent les murs environnants. Quand les déplacés ferment les yeux, les paysages qu’ils reconnaissent sont ceux qui outrepassent les espaces concrets : le départ qui est dans le souvenir de tous les lieux d’arrivée. Dans ces espaces-là il y a ceux qui espèrent et ceux qui n’attendent plus. Ces derniers, perdus dans la matière d’une tristesse prolongée, se détournent d’une peau qui est le plus intérieur du monde. Obliques : le corps, la chute, le glissement des yeux qui n’attendent aucune lumière devant eux. Obliques jusqu’à ce que l’on voie le monde à terre. Les premiers, insoumis, pressentaient la lutte parce qu’ils voyaient venir la mort. Ici le corps se meut comme évidence : il est l’unique indice de la douleur ou de la joie. Entre le champ de combat intérieur et l’extérieur, il n’y a pas de séparation. Sous la perception de ces espaces, il y a des lieux intolérables d’où il faut ôter les signes des sédiments de l’événement. Car, jusqu’à l’intérieur d’un lieu d’horreur, émergent – obstinément – des sommets de sens dans l’espace minimum d’habitation de soi, c’est-à-dire, dans un corps en tant qu’événement.
15Dans, A baía dos tigres, le récit de ce qu’il a vu en traversant les territoires de la guerre civile en Angola, Pedro Rosa Mendes écrit : « Des hommes enlèvent leurs prothèses et éprouvent, me disent-ils, le doux plaisir de la brise sur les moignons. […] Une jeune mutilée court dans la direction de l’usine, rapide à travers le froid, avec un nouveau-né sur le dos, criant de vie. […] Dévastateur courage, à Bonga. Le monde vit, même si c’est d’autre façon. » (Rosa Mendes, 1999, p. 94)
16Dans des gestes qui signifient, simultanément, l’habitation d’eux-mêmes et l’inversion de la langue caractéristique des politiques du mutisme, ces hommes et femmes ont trouvé des objets (comme les prothèses), des mouvements et des sons avec lesquels ils créent un autre langage. Chacun de ces gestes n’est pas un retour annoncé au néant, comme si chaque commencement n’était qu’une fausse naissance ou une disparition à venir. Chaque geste est une affirmation où la transmission dessine un trait violent de vie. La vérité habite exactement cet instant, parce qu’elle est le mouvement indéfini de création de sens.
17Écrits dans les corps, les gestes apparaissent comme des territoires inauguraux de significations. Par eux, l’on régresse au temps minimum de la création des sens du monde ; leur monde commence justement dans leur corps : une couleur, un silence, une prothèse ou un geste servent à réorganiser le monde ; le monde de chacun. Ici, la douleur et la joie qui poussent les corps à traverser sans cesse la réalité, rompent l’acceptation mélancolique de la disparition car, comme le souligne Lyotard, « ce que la mélancolie refuse, c’est qu’il y a « quand même » quelque chose plutôt que rien. Et c’est pour cela qu’il y a naissance et mort. Quoique l’on inverse les termes, quoique l’on pense toute naissance comme mort et la mort comme naissance à la vérité. » (Lyotard, 1989, p. 291)
18Dans ceux qui survivent à la violence des espaces politiques de l’abandon, le corps est un langage fait du geste quotidien de rester encore. Et il conserve la fécondité d’une continuelle visitation d’origine. Avec les mots d’une langue perdue – où l’on cesse de savoir les articulations, les conjugaisons verbales, les propositions –, ces hommes cherchent à rendre perceptibles les verbes d’un langage inaugural : dans le corps, entre le geste et le cri. Pour les uns, un cri sans possibilité de retour. Pour les autres, un espace de retour, lentement, dans les mots qui restèrent après qu’ils eurent perdu tous les autres, comme un vocabulaire manquant et essentiel. Dans une irruption de sens, qui est résistance à la proximité de la mort quand celle-ci est tellement claire ; comme dans le refrain d’une chanson du nord de l’Angola, où un enfant demande à sa mère : « nseruse, mamã, nseruse/nserusango. » (« Maman, enseigne-moi mon discernement. »)
19Dans ces espaces incertains, les corps sont les cartes d’un voyage qui se fait en eux-mêmes. Eux-mêmes sont le voyage, le paysage et l’histoire en tant que corps-mémoire. Ce qui persiste dans les gestes – obsessionnels, répétitifs, fragiles – ou dans les mots – monosyllabiques, isolés, sans sémantique – des déplacés, constitue le lieu minimum de liaison avec un sens, pour continuer à exister. En une liaison profonde et fragile avec la mémoire, même quand tous les mots et tous les gestes se sont provisoirement perdus, le silence soutient la possibilité de créer un mouvement, un geste, un mot qui soit un acte. À ce point, la matérialité du silence est le sens encore résidant dans le corps qui résiste : un corps-événement. Fondant ainsi une vérité qui se définit en tant que lutte ininterrompue, le corps est l’intensité d’une énonciation où les sens naissent du geste et de la voix.
20Une chronologie des événements y devient impossible, la mémoire ne reconnaissant jamais le temps linéaire : « Personne ne naît une seule fois. Si nous avons de la chance, nous émergeons à nouveau dans les bras de quelqu’un ; dans le malheur nous nous réveillons quand la longue queue de l’horreur nous balaie l’intérieur du crâne. » (Michaels, 1997, p. 17) Peut-être le silence est-il ce voyage au-dedans de soi qui renvoie vers l’absence de fixité dans le théâtre du monde. Le lieu nous le portons avec nous. Ici, le monde n’a plus de placenta. L’utérus s’est déplacé, il se fait fuite. Et la mémoire est, d’un seul coup, l’utérus et le tombeau de mondes possibles.
21*
22Angola. Camp de déplacés. Huambo. Un homme vient d’arriver au campement. Il a été arraché à l’espace du monde au moment précis où son poids a fait exploser la mine sous le sol. Cet événement a suspendu le temps dans son corps tordu de douleur. Au-delà de la chair morte, la plus radicale des images : un homme se survivant. Que faire si l’excédent est de la matière humaine – nudité extrême – sans rédemption ni héroïsme ?
23L’homme qui est arrivé à cet espace autre, veut substituer à sa jambe de fer une prothèse. La jambe de fer avait été créée par lui, après l’explosion, dans l’hallucination de la douleur. Il l’aimait comme une sculpture de sens : dans le fer sculpté, il avait retenu un trait de vie. La jambe de fer est porteuse de ses propres rêves ; porteuse des mots arrachés au silence stérile ; comme une intuition des gestes qui transgressent l’horreur. Ce corps dit une diagonale entre terre et ciel : même quand – dans un espace d’horreur – la mort semble annoncer la défaite de la scission tensionnelle de l’humain, la pulsion du beau émerge comme racine ou vol. La jambe de fer comme une œuvre d’art : la joie dans le corps, sans médiation, en tant que territoire inaugural de sens. Le monde en lui, à partir d’un minimum de distance, comme s’il fallait l’attente d’un temps impossible pour faire ce geste essentiel d’intégrer sa mort dans sa vie, pour la rendre vivable. Et, comme depuis des siècles, l’humain est dans cette ligne d’ombre qui est faite de la contamination de la vie par la mort.
24Tout d’un coup, nous comprenons qu’il y a des mondes incommensurables où les langues ont cessé de se reconnaître ; quoiqu’en eux, les humains habitent la même espérance de revenir au lieu minimum de séparation entre l’être et le monde. On a alors l’intuition de pouvoir rencontrer dans le corps quelque chose d’irremplaçable : si, d’un côté, à l’intérieur d’un mode spécifique de la biopolitique (où les espaces d’exception se constituent comme paradigmes de l’espace politique de la modernité), les corps sont des territoires de peur où le silence est porté comme blessure ; de l’autre côté, même à l’intérieur des espaces d’abandon, les corps peuvent être des lieux résistant à un pouvoir souverain. La fêlure essentielle de l’humain s’expose ainsi dans le corps : entre le silence et la parole.
25Dans ces corps-mémoire, le sens est, peut-être, un trait oblique qui traverse l’espace entre le bien et le mal, la vie et la mort, le beau et l’horrible, les indéfinissant en tant qu’opposition, dans une poétique du monde qui est errance : du cri, du mot, du geste. En eux, être est plonger dans la lumière d’une ombre, tout comme l’exigence intime d’arriver à dire à quelqu’un ce que l’on est. Ce qui demeure ici est le passage – compris comme la plus fragile et profonde racine –, ce tiers qui n’est pas fusion mais reconnaissance d’un signe quelconque, depuis « un passage au-delà, par-dessus ce qui est lu jusqu’au sang, jusqu’à la blessure, atteignant ce lieu où le chiffre s’inscrit douloureusement à même le corps […] ce corps peut être celui du “lecteur-ramasseur” mais aussi celui sur lequel un chiffre se donne à lire parce qu’il y est resté comme la marque d’une blessure. Alors la blessure, ou sa cicatrice, devient signifiante, elle est tenue par quelque fil à la lecture. Elle est lisible et aussi illisible, et voilà pourquoi elle use la lecture jusqu’au sang. Mais elle appartient à l’expérience de la lecture, passe par-dessus cette impossibilité de faire signe vers la traduction de cette lecture-blessure. » (Derrida, 1986, p. 98)
26On comprend alors que, dans tous les espaces, les sens se créent par la contamination réciproque et essentielle entre le corps et la blessure. Une contamination constituée dans la racine du silence. Le silence étant la respiration d’un sens. Ainsi, dans les gestes uniques et vulnérables d’un être singulier émerge une esthétique de l’existence où les espaces cessent d’être un cimetière de silences. Ces corps qui se déplacent entre des espaces inconsistants et se dressent comme des champs de combat, peuvent être – en eux-mêmes – des lieux de sens. Un corps apparaît ainsi comme corps-symbole-concret-existant. En tant que tels, les corps viennent ouvrir le lieu d’une autre pensée possible : ils sont un espace de rupture, ils traduisent leur existence dans la ligne d’ombre d’une réalité affirmée entre la perte et l’impossible.
27Ces corps déchirent les espaces-territoires : il y a la passion et la fragilité. La force. Avec les yeux en flammes, les gestes et la peur. Ils sont, eux-mêmes, lieux où la convocation de sens se fait équilibre précaire. La vie est cet abîme : une force qui fait – avec les muscles – un mur contre la substance de la peur. Dans leurs mouvements, ces corps inscrivent la transcendance dans l’immanence de chaque geste. Ainsi, dans son évidence équivoque, le corps des déplacés expose un espace intime de silence. Ces hommes donnent corps à la douleur. Et la douleur est intransitive. Tout comme la mort.
Témoignage et événement. Fragments d’ombre
28Devant la violence plate de dépossession du vécu, le témoignage est la résistance vis-à-vis de cette dépossession. « Survivance et retour (« revenance »). Le survivre déborde en même temps le vivre et le mourir, en les remplaçant par un sursaut et une suspension, arrêtant la mort et la vie d’un seul coup. » (Derrida, 1986, p. 153) Le témoignage part d’un trait. D’une marque violemment fragile laissée entre la peau de l’individu et la peau du monde. Le trait est, avant tout, la référence à la disparition de l’instant où l’événement fait irruption dans le corps du monde. Le témoignage est le tourbillon d’un nœud temporel où différentes formes d’absence, temps différents, présences différentes, échos différents, se lient les uns aux autres. Le témoignage se comprend ainsi à partir d’une pensée du fragment où tous les possibles du langage sont secoués.
29Témoigner est une tentative de donner nom [2]. Cependant, cela ne signifie pas la transparence de la mémoire racontée. Donner des sens, par des noms, aux événements sans mémoire, c’est construire des langages de résistance. Dans le témoignage, il faut un langage autre qui, dépassant le langage humain des noms, soit proche des langages sans nom, car « le langage n’est pas seulement communication du communicable, mais, simultanément, symbole du non communicable. » (Benjamin, 1992, p. 196) Le témoignage est, alors, un langage où le mot, le mouvement ou l’image, en prononçant les événements, sont des traits qui exposent l’existant dans un texte autre qui se constitue à partir d’une fracture déchaînée par les événements. Ceux qui rendent témoignage ne sont pas les sujets d’énoncés, ils sont eux-mêmes l’énonciation et l’énoncé, juxtaposés dans leurs corps. Ici le langage devient un texte instable.
30Il y a ainsi dans le témoignage une impureté historique et discursive : dans le seuil du corps et du monde, la vérité est une ligne d’ombre entre la parole et le silence. En lui résonnent les temps multiples de l’espace et de la mémoire dont la carte, incomplète, se trace avec l’excès de désir qui étire les frontières du dicible. Parce qu’ils inscrivent sa définition dans l’indéfinition des frontières, en lui, les sens se découpent sous des territoires imparfaits. Dans ce mouvement de la pensée, les traits d’un langage sans nom recréent en nous une identité et une nature nomades où il est essentiel de lire d’une autre façon l’espace de signification. La vérité du témoignage est un langage de multiples voix, à multiples voix. Un langage où le silence est un texte d’événements qui se renvoient dans ce langage sans nom. Dans la circulation de ce langage, le sens est vagabond et le lieu est la proximité intérieure de la peau. La vérité est un mouvement intime d’un geste de création qui naît de l’espace entre le silence et le silence.
31Pour Robert Antelme, David Rousset ou Jorge Semprun, seule la fiction pourrait figurer l’indicible vérité, sans la détruire. Seule l’imagination pourrait s’approcher de l’irréalité des camps [3]. Là où le silence est un rapport avec le monde qui exprime une expérience impossible à traduire, l’art est une voix fondamentale : « Plus que jamais, ici, la communication est nécessaire et difficile, mais plus que jamais l’art est une obligation. » (Rousset, 1998, p. 4) Et quand le silence se déchire avec les gestes qui, de façon obsédante, rompent les crânes et les mains, il est fondamental d’écouter les témoins. Ils ont de la voix. C’est cette voix qui constitue l’événement en tant que force brute de la peur et de la douleur des survivants, celui-ci étant l’unique lieu depuis lequel on peut penser. « L’Horreur, ce lieu que personne ne voulait admettre. Approche-toi et courbe-toi dans mon haleine : je suis cette patrie. Cet enfant aussi. Vois-le qui joue au football, avec un crâne humain. Ce n’est pas par méchanceté. Le crâne était disponible, proche et sec. Toi et moi nous connaissons les balises de l’humanité : on enterre des crânes, les balles sont rondes. À lui personne n’a donné l’opportunité de le savoir. » (Mendes, 1999, p. 385)
32Le témoignage n’est pas le récit d’un fait, à travers l’axe possible d’un langage qui le renverrait à sa qualité d’occurrence historique. Il est la traduction d’un événement, au travers d’un langage dépourvu de centre où l’événementialité de l’événement est, en elle-même, l’expérience de l’impossible. La singularité irréductible d’un événement est différente de la mémoire narrative : dans tout événement, ce qui arrive semble échapper à une explication narrative parce que c’est ce qui arrive, c’est-à-dire, quelque chose qu’il faut raconter – alors même qu’il n’est pas possible de le raconter.
33Quand on essaie d’analyser un événement, ce qu’en vérité on analyse, c’est le fait d’un événement. Il y a ainsi une distinction fondamentale à établir entre la notion de fait et la notion d’événement. Manifestant une consistance spatiale et temporellement identifiable et définissable, le fait se présente comme une présence matériellement évidente pour quiconque l’envisage. Dans un contexte factuel, le monde est objectif. Il peut être l’objet d’un mot qui le renvoie à sa factualité ; objet d’un dire qui – se référant à – énonce, nomme, décrit, donne à savoir, informe. Dans un sens événementiel, le monde n’est pas objectif ni subjectif. L’événement est le mouvement de métamorphose du monde et du sens, une métamorphose de l’impossible. Déchiré entre le corps partagé du monde et de l’individu, l’événement est ce qui donne accès à l’ouvert du monde ; ce qui s’y ouvre à la possibilité de l’impossible. Ne possédant pas espace et temps, l’événement possède, simultanément, une dimension non palpable et une dimension profondément concrète.
34De cette façon, ne pouvant pas être objet d’un schème de capture par la connaissance de la vérité, la voie d’accès à l’événement est une pensée des corps impossibles. Voilà la raison pour laquelle l’événement n’est pas le produit de la construction mentale d’un sujet, car, si l’événement est possible, il n’est pas un événement, autrement dit, si je peux créer ce que je crée, alors, cette création suit un pouvoir qui est en moi et n’apporte rien de nouveau. Si l’événementialité de l’événement est possible, si elle est prévisible, alors c’est parce que cela ne survient pas. Ici ressort la singularité d’un langage originel dans le pli duquel fait irruption un apprentissage du silence. Un souffle blessé.
35À la fin de l’événement, il ne reste que le témoignage, écrit Soussana. Et cela parce que l’événement suppose une expérience de ce que l’on ne peut pas posséder rationnellement. Devant les émotions brutes, devant la peur, le plaisir, la joie, l’étonnement, l’horreur, l’énigme en tant qu’expériences de l’impossible – des expériences qui nous possèdent en nous exposant à l’inexpérimentable –, ce qui reste dans l’abîme de toutes les significations, c’est le témoignage.
36Le témoignage est un récit impossible, un exercice impossible. Il advient pour pouvoir raconter ce qui est survenu et, en même temps, il est le fait de la difficulté de pouvoir trouver un langage propre pour dire le vécu. Ce geste, cette quête du mot – ouvrir un espace pour que le mot s’ouvre – est un événement (poétique). Dire l’événement, suppose une adéquation temporelle du dire à l’événement, autrement dit, suppose une continuelle absence dans le temps de dire. Une impossibilité qui tressaille dans tout geste testimonial. Le témoignage est le trait d’une topologie concrète et unique – singulière – émergence d’un geste tactile qui crée ses propres événements. Nous nous situons, ainsi, dans un espace lisse, l’espace où le corps de celui qui témoigne crée ses propres déserts.
37De cette façon, l’événement s’articule intimement avec le témoignage, car il se constitue comme une notion qui nous donne la mesure de la réaction d’une singularité à l’événement. Le témoignage est ainsi l’acte (poétique) qui permet de toucher la singularité de l’événement. C’est l’acte qui touche la singularité d’un geste. Il est, lui-même, la singularité événement. C’est un événement de résistance : une inscription dans le corps du monde, d’un trait qui s’enracine dans cette double mémoire ; une réinscription ininterrompue de l’entre-deux qui définit l’espace intrinsèque de la frontière. C’est le caractère singulier de l’événementiel. Dans cette rencontre, le sens est un trait nomade qui habite la promesse dont toutes les rencontres singulières sont l’écho. À la limite, toute rencontre est une rencontre improbable.
38Dire l’événement, c’est affronter l’étrangeté du verbe et, dans cet advenir qui est l’expression venue, comprendre que ce quelque chose est doublé d’un verbe qui dit, d’un seul coup, le possible et l’impossible de l’avènement. Il y a ainsi un enveloppement vertigineux, une danse hallucinée entre le rythme en suspens qui fait l’événement et l’impossibilité de le capturer. Nous nous y reconnaissons danseurs fous, nous témoignons de l’asymétrie entre nos gestes et le rythme de ce qui arrive. Proférer l’événement, c’est s’immerger dans la contradiction entre la rugosité du mot et l’espace lisse, occupé par des intensités, des vents et des bruits, des forces et des qualités tactiles et sonores, comme dans le désert [4].
39Devant l’absolue singularité de l’événement, de son affirmation sauvage de sens, chaque individu affronte le désert. L’événement est une extension désertique violemment présente. Un désert qui avance sans relâche, et dont la présence est, non pas lui seulement, mais faite par lui-même. Comment dire l’événement ? Est-il possible de le dire ? Ce désir intense de dire l’événement est une volonté, propre de l’être humain, d’affronter l’étrangeté – l’abîme de la vie – dans un geste infini et imparfait où être est sentir l’incendie des noms dans un corps vulnérable, c’est se mélanger avec les mouvements nomades du monde dans l’instant de son irruption, c’est créer une fiction dérégulatrice des cadres catégoriaux et, dans l’étrangeté du verbe, chercher un silence inconnu.
40Quelque chose survient : c’est une sorte d’abîme – aussi ma langue n’accompagne-t-elle pas le rythme de l’advenir – ni vrai ni faux, et vrai et faux, d’un seul coup. Solitude du temps, spectre de la nuit des temps – immémorial – dans un corps rythmé, joie et douleur, à la force de la vie. Cette venue, dans son irruption brutale, ne nous permet aucun écart face à lui, que ce soit celui de son pressentiment ou celui de sa conscience. Nous sommes continuellement délaissés face à l’advenir venant avant son nom et son verbe. Dire l’événement implique l’indistinction violente entre mon corps et mon verbe ; la tension extrême du corps et des signes de ce langage. Dans le temps nécessaire à le proférer, je cherche un signe qui dessine la grammatique de son irruption, mais dans cette grammatique ne se tisse que la ruine de l’origine du mot et de son histoire.
41*
42Le déplacé marche, indéfiniment, dans un territoire où la mémoire trace la cartographie physique d’un autre langage, proche de ce que Deleuze, se référant à Foucault, appellerait l’envers de l’expérience du langage : un livre que l’on n’écrit que dans le corps, avec du sang et avec du silence.
43Dans le corps singulier du déplacé il y a une différence sans médiation. Malgré leur invisibilité publique, les déplacés introduisent un corps corrosif sur la scène politique. Le mouvement erratique est la trace d’une contamination qui, dans son existence concrète, anéantit simultanément le procès d’une stagnation normative au plan de l’histoire et celui d’une normalisation politique et sociale. Dans ce mouvement erratique, le corps concret du déplacé détruit la conception du temps historique comme une ligne continue dans laquelle les événements s’enchaîneraient en un continuel mouvement d’accumulation. Dans l’errance, le temps historique se figure comme un trait interrompu, une juxtaposition discontinue des instants, qualitativement différents, où chacun est porteur d’un pli de sens. Dans son corps singulier, la force excessive de la vie éclate violemment. Comme une inquiétante étrangeté.
44Un déplacé se tient dans son corps. C’est la présence du corps qui signifie. Les corps déplacés sont ainsi une blessure exposée dans la géographie concrète du réel. Ils rendent témoignage des événements qui déchirent l’opacité d’un présent sans mémoire. Déchirant l’espace indifférencié, ils instaurent, sans médiation, un sens. Ils témoignent de la non-transcendance d’un cri dans l’attente indéfinie de sortir de cette mort à vif. Car, une autre forme de vérité persiste à l’intérieur du corps. Chaque corps est, à la fois, dans sa singularité, le nom manquant et le nom présent. On comprend alors que les corps sont, eux-mêmes, des événements capables de blesser. Mais comment nommer ce qui est l’innommable dans la racine d’un contre-signe métaphysique ?
45Ici, les événements ont un volume charnel. Et le mot initial – celui qui me rend proche des fragments d’une identité exposée – advient dans la clandestinité du corps, antérieure à toute l’exposition dans le registre de la langue : nous parlons d’un langage nu. « J’ai dans la mesure où je désigne – et ceci est la splendeur d’avoir un langage. Mais j’ai beaucoup plus dans la mesure où je ne puis pas désigner. La réalité est la matière première, le langage est la façon dont je la cherche – et dont je ne la trouve pas. Mais c’est du chercher et du ne pas chercher que naît ce que je ne connaissais pas, et qu’instantanément, je reconnais. Le langage est mon effort humain. Par destinée je dois chercher et par destinée je reviens les mains vides. Mais je reviens avec l’indicible. L’indicible ne pourra m’être donné qu’à travers l’échec de mon langage. » (Clarice Lispector, 2000, p. 142)
46Dans les marges d’un mot mis en éclats par l’ordre discursif qui s’exerce sur les corps en abandon, le silence est écouté comme le souffle d’un sens matériel. Un silence dense et profond, comme origine d’une forme de vie. Radicalement différent du discours et des pratiques du biopouvoir, ce langage constitue l’effort pour initier une pensée politique qui se crée en tant que théorie-cri. Sachant que la vie est exigence d’exode, sans autre destinée que celle du déplacement incessant. Sachant qu’un jour nous mourrons, peut-être de fatigue. De l’énonciation ininterrompue, continuelle, du silence de toutes les choses.
Bibliographie
Références bibliographiques
- J. Derrida, Schibboleth. Pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986.
- N. Farah, Hier, demain. Voix et témoignages de la diaspora somalienne, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001.
- M. Foucault, Dits et Écrits II, 1976-1984, Paris, Gallimard, 1994.
- P. Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard, 1989 [1987].
- J.-F. Lyotard, O inumano. Considerações sobre o tempo. Lisboa, Estampa, 1989.
- P.-R. Mendes, Baía dos Tigres, Lisboa, Edições D. Quixote, 1999.
- A. Michaels, Peças em Fuga, Lisboa, Editorial Presença, 1997.
- D. Rousset, « L’art est une obligation », Le Monde - Dossiers et documents littéraires, n° 21, octobre 1998, p. 4.
- W. Sofsky, Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1997.
- G. Soussana, « De l’événement depuis la nuit », in Dire l’événement, est-ce possible ? Séminaire de Montréal, pour Jacques Derrida, Paris, L’Harmattan, 2001.
Notes
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[1]
Dans Hier, demain, Nuruddin Farah fait référence au cas d’un réfugié éthiopien, Oromo, qui vivait dans un camp de réfugiés qui existait en Somalie jusqu’à l’irruption du chaos et de la destruction au début des années 1990. Avec la population somalienne, les réfugiés ont été obligés de partir. Oromo se retrouva peut-être dans un camp de réfugiés kényan ou peut-être est-il rentré dans son pays, l’Éthiopie, dans un camp pour personnes déplacées. S’il en est ainsi, « il n’a plus la dénomination de réfugié, puisqu’il est retourné dans son pays d’origine. Je présume donc qu’on va le compter comme personne déplacée, mais en queue de peloton, et qu’il va arpenter le cercle vicieux auquel le condamne la malchance. D’emblée, il est né pauvre. Ensuite, sa situation d’infériorité s’est aggravée : sans droits politiques, il est devenu réfugié, et à présent il fait partie des personnes déplacées. » (Farah, 2001, p. 41)
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[2]
Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi écrit : « Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins. […] Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habilité ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’on fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux les musulmans, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. Eux sont la règle, nous l’exception. » (Levi, 1989, p. 82) C’est sur cette affirmation de Primo Levi qu’Agamben fonde sa notion du témoignage dans l’impossibilité de témoigner. Selon lui, l’autorité du témoignage résiderait, seulement, dans sa capacité de parler au nom d’une incapacité de dire. Témoigner diluerait, par sa possibilité, l’événement qui prétend transmettre ; ou plutôt, l’impossible qui prétend transmettre.
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[3]
Prisonnier politique déporté à Buchenwald, Rousset fut un survivant des camps de la mort. De retour en France, il publie plusieurs livres dans lesquels il essaie d’analyser et de comprendre l’univers concentrationnaire. Cependant, pour lui, il est essentiel de transformer son action en une implication plus radicale dans le monde, il faut faire régresser l’oubli. Non pas seulement par l’enfermement dans le ressentiment d’une mémoire littérale, comme Todorov l’affirme dans Les Abus de la mémoire, mais, fondamentalement, en questionnant, à partir de l’expérience du passé, les camps de déportation soviétiques qui, dans les années 1940, étaient en activité. Ce questionnement se présente, pour Rousset, comme un devoir pour tous les déportés, de façon à faire du passé un événement signifiant qui à soit la racine de l’action sur le présent. Dans ce contexte, la mémoire exemplaire permet que – face à une action dont on n’est pas l’acteur, mais que l’on connaît par analogie ou de l’extérieur –, l’on soutienne le devoir d’implication et de transformation d’une autre situation intégrée dans l’univers concentrationnaire ; « L’univers concentrationnaire est sans mesure avec tous les autres », écrit Rousset. Cet univers possède différentes manifestations, nous ne pouvons pas comparer les camps d’extermination avec les camps de déportation, il y a des différences irréductibles entre eux. Il ne s’agit pas d’universaliser – ce qui serait, encore une fois une façon de vider l’histoire des hommes qui la vivent. Comme l’explicite Todorov, « la mémoire exemplaire généralise mais de manière limitée ; elle ne fait pas disparaître l’identité des faits, elle les met seulement en relation les uns avec les autres, elle établit des comparaisons qui permettent de relever ressemblances et différences. Et “sans mesure” ne veut pas dire “sans lien” : l’extrême est en germe dans le quotidien. Il faut néanmoins distinguer entre germe et fruit. » (Todorov, 1995, p. 46). Accepter l’indicible de l’intolérable est une façon de pactiser avec le silence lisse du pouvoir, une forme d’abstractivité où l’histoire se vide des hommes. L’expérience limite est dicible, doit l’être. Cependant, le besoin du témoignage ne signifie pas, seulement, la consistance du témoignage comme document social ; comme l’affirme David Rousset en se référant à l’univers concentrationnaire, « si riche que soit le document ou le témoignage, si précieux pour l’analyste, il ne permet pas de participer, donc de comprendre réellement, dès lors que le récit est sans référence avec le vécu de l’auteur ». De cette façon, pour Rousset, « l’art est l’unique introducteur possible, le seul qui ouvre à l’intimité des profondeurs concentrationnaires. […] Pour que ce temps-là ne soit pas perdu. » (Rousset, 1998, p. 4)
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[4]
La notion de désert se présente comme une notion profondément importante pour essayer de comprendre la notion d’événement. Jacques Derrida mentionne nombre de fois le désert dans son travail. De même, Gad Soussana se réfère à l’événement comme désert, le désert étant une intense immanence. Dialoguant avec Derrida, Soussana écrit : « Désert rappelle pour moi l’ampleur d’un pays qui justement ne promet rien, n’annonce rien, retenant les vies dans ce néant. Son approche incite à la prudence et toujours, puisque nous y sommes, il faut le traverser comme l’on traverse un rythme, aveuglé par sa puissance et sa synchronie. Oui – le signe de mon affirmation devenue rythme –, c’est du désert de l’événement qu’il s’agit ; de la mesure qu’il donne au temps et à l’espace, de la rotation impossible dans laquelle il entraîne la phrase et la voix de nos consciences. […] Dans le désert, présentement. Là, ton existence est requise, incapable de tisser les liens de la vie et de la mort, trop intense pour éprouver le deuil. Ton verbe est ton corps. Tu es dans le désert, n’oublie pas cette immanence intense. Quelque chose de partout passe sur toi, tu es travers‚ plus que tu ne traverses […] : un bref passage du rythme, de la synchronie aveuglante. […] Dans ce désert, la venue de la langue, l’étrange déploiement synchronique des signes dans l’événement. La voix disparaît au profit de son écho. Une langue apparaît, escarpée, saillante et abrupte. Puissante et ignorée. En plan, ce qu’elle offre vient d’un verbe décentré, hors de tout, venu d’une grammaire désertique. Arriver. Un nom et un verbe. Toujours le verbe enchaîné, venu avant la signification, pour l’exposition au désert de l’événement. » (Soussana, 2001, p. 38-39)