« J’ai finalement plus d’un visage, et je ne sais lequel se rit de l’autre. »
« [...] je crois que chaque être a en lui quelque chose qui lui permet à mes yeux de cueillir les fleurs les plus belles. »
1Début novembre 1938. Un amant offre une fleur à une femme. Il vient de la cueillir dans le jardin devant la maison « au milieu des feuilles mortes et des plantes flétries ». Elle, dans son lit, est perdue en elle-même. « Elle est ravissante », lui dit-elle, sortant de son « étrange état » au moment où elle la reçoit. L’instant d’après, elle porte la rose à ses lèvres et l’embrasse « avec une passion insensée comme si elle avait voulu retenir tout ce qui lui échappait », puis la rejette « de la même façon que les enfants rejettent leurs jouets », et retourne « dans son délire indéfinissable », étrangère à nouveau. La suite est sombre à raconter. Maints poèmes de Colette Peignot, plus connue sous le nom de Laure, évoquent ou supposent la mort. Et voilà qu’elle meurt, dans le lit de son amant Georges Bataille, à 35 ans, d’un mal qui la ronge depuis longtemps [1].
2Journée infiniment dramatique de la vie de Georges Bataille, d’autant plus terrible qu’elle était presque prévisible – l’amour chez lui ayant toujours été sombre dans sa clairvoyance même. Il est de ceux qui pensent (et vivent) que, chez les amants, « le besoin de se perdre dépasse en eux celui de se trouver », et que, dès lors, « il n’y a plus d’autre issue que les déchirements, les perversités de la passion tumultueuse, le drame, et s’il s’agit d’un caractère entier, la mort ». (Conférence au Collège de sociologie, vii, 372.) Ce que l’on aime chez l’autre, c’est cet accès à l’au-delà de la particularité qu’il nous permet dans l’étreinte. Dans le principe de tout amour se trouve donc un désir d’excéder les limites qui m’isolent et me séparent de l’autre. Autrement dit, au fondement de l’amour il y a un désir d’anéantissement de soi, et une véritable condamnation à mort de l’autre. Cette condamnation « procède d’attendus ouvertement hégéliens », selon Clément Rosset, puisque « le creuset commun où se trouve renvoyée toute créature aimée, par une contestation de sa singularité, qui commence avec la dénudation et se termine avec le démembrement et la mort, n’est autre que la totalité du réel offerte au savoir absolu auquel atteint la Phénoménologie de l’esprit – à cette réserve près où gît l’ennui des générations post-hégéliennes que c’est le sort de celui-ci comme de celle-là que de demeurer introuvables » (Le Philosophe et ses sortilèges). Pas si introuvables ce matin-là, semblerait-il, où une simple fleur attira à elle tout ce qui est, rassemblant le monde autour d’une agonie, comme si le lien mortels-immortels, terre-ciel, était imposé par le sens de cette plante éphémère. La rose, « couleur d’automne, à peine ouverte », avait l’élégance de l’ombre. « Ravissante », elle a ravi Bataille à lui-même. Dans cet extrême égarement où il était, perdu au monde parce qu’abîmé dans la douleur du chagrin, elle est apparue comme la seule issue : « Prendre une fleur et la regarder jusqu’à l’accord, en sorte qu’elle explique, éclaire et justifie, étant inachevée, étant périssable » (Le Coupable, v, 265). Cette fleur l’aura tenu un instant au bord de cette certitude que, comme l’objet de son amour, lui aussi, un jour, il disparaîtra, et que là est le mouvement de la nature. Ouvrant son fond et l’y attirant, elle a fait s’y rejoindre un homme, une femme, l’amour et la mort dans une « vision intérieure maintenue par une nécessité subie en silence » (v, 512). Nécessité reprise par Laure au moment de mourir – auparavant déjà, pour désigner son agonie, elle usait des mots de « corrida fleurie » –, qui « éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre devant elle et cria d’une voix absente et déchirante : “la rose !” » (ibid.). Quoi de plus grave, quoi de plus inquiétant que cette rose capable d’attirer à elle tout ce qui est, devant laquelle meurt une femme et s’exalte toute la douleur de l’amant ?
3Mais revenons en arrière. 1929, l’aventure Documents commence. Première revue à laquelle participe Bataille, Documents fut, aux dires de Michel Leiris, « une réponse de la nuit humaine burlesque et affreuse, aux platitudes et aux arrogances des idéalistes » (« À propos de G. Bataille »). Or, dès le troisième numéro, et afin de mettre à bas toute une tradition se fondant sur la supériorité de l’Idée, notamment du Beau – puisqu’il est le lieu supérieur où toutes les autres valeurs peuvent être vivantes – dont artistes et poètes détiendraient la vérité et le monopole, Bataille choisit de parler de leur objet privilégié et favori, des fleurs. Dans « Le Langage des fleurs », Bataille donne à entendre que la fleur a toujours été un objet fictionné, c’est-à-dire quelque chose qui s’élabore avec ma pensée, parce que ma pensée est mon langage, et que mon langage fait être la chose. Et par suite, fictionnel, puisque, qui dit donation par la parole dit disparition de la chose comme chose. Il y a selon lui un inévitable excès des mots sur les choses, une fatale trahison de la réalité des choses par les mots. Du coup, dans l’incessante profusion des signes et des symboles, le langage des fleurs en devient suspect. Le fait qu’on attribue finalement tant de significations aux fleurs l’amène à se demander si ces significations reposent vraiment sur quelque chose de réel ou si la fleur n’est pas devenue un pur produit de l’esprit. Il faudrait être capable de ne plus s’hypnotiser sur la fleur. D’où la nécessité, assumée avec joie par Bataille, d’ironiser, de brocarder, de laisser se scléroser la fleur imaginaire. Son raisonnement : si la forme délicate de sa corolle et les vertus aphrodisiaques de son arôme font de la rose rouge le symbole de l’amour – par un rapprochement très humain avec le désir amoureux provoqué par une belle fille –, le fait que celle-ci comme celle-là en viennent à symboliser la Beauté idéale est une réaction tout à fait inexplicable, voire injustifiable. Car il y a des fleurs et des filles qui ne sont pas belles. Et car, s’il y a certes plus de belles fleurs que de belles filles, elles ne le sont plus jamais en soi, mais seulement parce qu’elles paraissent « conformes à ce qui doit être », c’est-à-dire à « l’idéal humain » (i, 48). Deux observations cliniques, photos à l’appui, sont alors avancées comme preuves par Bataille pour appuyer son raisonnement. D’une part, si l’on effeuille une rose jusqu’au dernier pétale de sa corolle, on ne découvre rien de beau, mais au contraire la « tache velue de ses parties sexuées » : la beauté extérieure de la rose est trahie par leur aspect sordide et hideux. D’autre part, la fleur tire sa fragile beauté de la « puanteur du fumier » : entre le ciel, vers lequel elle ne fait que tendre désespérément, et la terre, où elle plonge ses racines au plus près de la vermine, la fleur n’est promise qu’au flétrissement, « rapidement réduite à une loque de fumier aérien » (i, 49). Question de Bataille : peut-on décemment continuer de penser que le fondement est dans l’ornement (la corolle), plutôt que dans le néant (le fumier, l’ordure) ?
4Georges Bataille pris en flagrant délit de philosophade. Sa « méthode » n’est pas très orthodoxe. De toute évidence plus intuitive que rationnellement raisonnée, se fondant sur une expérience personnelle plus que sur une connaissance ferme de la tradition philosophique, et surtout remplie de cabrioles langagières, au-delà d’une mise à bas de l’idéalisme, c’est bien une mise en cause réelle du surréalisme et de ses jeux verbaux, mais surtout de sa volonté illusoire de mettre au jour les ressources du merveilleux et de l’inconscient pour révolutionner et illuminer la vie quotidienne, que vise Bataille. Quoiqu’il en soit, le comportement et l’œuvre surréalistes ont toujours été marqués en profondeur par l’idéalisme hégélien dont les conceptions sur le beau ont trouvé un prolongement parfait dans leurs tentatives pour atteindre un état limite de fuite hors du réel et de la nature. Ayant pour seul domaine la représentation mentale pure, le surréalisme ne se préoccupe de la nature que dans son rapport avec le monde intérieur de la conscience. Et en effet, la réponse agacée de Breton au « Langage des fleurs » de Bataille fut de montrer que la rose peut être aussi bien « celle qui vient du jardin, celle qui tient une place particulière dans un rêve, celle impossible à distraire du “bouquet optique”, celle qui peut changer totalement de propriété en passant dans l’écriture automatique, celle qui n’a plus que ce que le peintre a bien voulu qu’elle garde de la rose dans un tableau surréaliste » (Second manifeste du surréalisme). Bref, celle toujours belle car passée dans le moulin de l’esprit du poète, celle qui n’a pas de racines puisqu’elle surgit de la pure imagination de l’artiste qui s’est fait une règle des artifices picturaux. Il faut dire que, de par ses constitutions poétiques mêmes – la réalité poétique a pour ennemis mortels le dépréciatif et le dépressif et ne peut s’accommoder des rapprochements ignobles –, le surréalisme répugne à tout ce qui peut faire appel au fumier et à l’ordure. Mais en croyant faire l’économie du monde brut, il s’est condamné d’avance à se vider de sa substance, comme un sol saturé d’engrais finit par s’épuiser après avoir donné des fleurs dont la perfection de la corolle n’a d’égale que l’absence de parfum. Le travail que s’assigne Bataille est par conséquent de permettre à l’ordure de proliférer, de ressurgir. Ce qui compte, ce n’est pas la représentation ni l’idée, mais la présentation de la réalité même des choses dans tous leurs aspects, même les plus bas, même les plus sordides. En allant plus loin et en tapant plus fort, Bataille dénonce par conséquent la fausse licence que le surréalisme accordait aux artistes. Surtout, il dévoile en quel sens le surréalisme ne sera qu’une aventure puritaine pour être resté fidèle à la constriction rationnelle et poétique, dans l’omission des abîmes.
5Mais le problème, au-delà du surréalisme, est bien celui de la philosophie : si elle ne résiste pas à une simple fleur, à quoi résiste-t-elle ? Il y a de toute évidence un côté prétentieux dans la démarche et le ton de Bataille, mais il y a aussi un langage simple et magnifique, émouvant parce que sincère. Il s’appuie sur deux refus : le refus de l’exclusion et celui de l’insubstanciel, pour remettre en cause deux types d’attitudes. La première qui revient à prétendre s’en tenir à la belle apparence de la fleur et nie par la même occasion l’existence de tout le reste (les racines, la salissure des organes, etc.) : celle qui, devant une fleur, décide d’en rester à la corolle comme telle, et postule tout le reste comme inexistant, le rejetant dans une invisibilité sans nom. Victoire maniaque du langage et de l’idée sur la chose, dans l’affirmation figée, close comme une lapalissade, qu’il n’y a rien d’autre à apprécier que la corolle dans une fleur. La seconde revenant à produire un modèle fictif où tout – terre et ciel, rêve et réalité, vie et mort – pourrait se réorganiser et subsister éternellement à l’intérieur d’un grand rêve merveilleux. La fleur n’est plus là mais ailleurs, elle y est rêvée comme restant belle et parfaite, pleine de substance et de vie – et l’on comprend ici l’horreur du vide que génère une telle fiction. Car ce qui est à voir et à prévoir (la triste fleur fanée) est éclipsé ou plutôt relevé dans l’instance légiférante d’un invisible. Ces deux attitudes face à la fleur traduisent que le ressort de l’activité et de l’interprétation humaines est généralement d’atteindre au point le plus éloigné du domaine funèbre. Nous effaçons partout les traces, les signes, les stigmates de la mort. Ces deux attitudes ne font naître que des représentations glorieuses qui font s’évader les traits de la fleur vers un ailleurs de beauté pure, végétale et céleste, poétique et amoureuse …, alors que son aspect réel, lui, ne cesse de s’évider physiquement. L’homme de l’idéalisme voit toujours autre chose que ce qu’il voit, il amortit la brutalité du réel, troublant son évidence. Pourtant, l’évidence de la fleur n’est jamais affirmée que dans l’imminence de sa disparition. Une fleur est toujours une beauté sur le déclin. Elle ne cesse de se faner et de nous échapper. Or ce serait précisément à l’instant où la fleur se fane qu’on s’aperçoit que c’est vraiment une fleur. Cette familiarité de la fleur et de la mort fait de nous des êtres mortels. De la même façon que fleurir, c’est n’en pas finir de faner, vivre c’est n’en pas finir de mourir. La fleur « symbole de l’amour » a en définitive « l’odeur de la mort » (i, 49). Il y a une certaine désinvolture à se débarrasser de cette « banalité écœurante » en l’identifiant comme ils l’ont tous fait (poètes, philosophes, littéraires) à la Beauté idéale. C’est pour Bataille un symbolisme trop facile. Car tout se passe comme si cette surface de l’être et cet idéal s’affirmaient aux dépens d’une vérité plus profonde, constamment maintenue en lisière quand elle n’est pas niée : que le désir et l’amour n’ont que très peu à voir avec la Beauté idéale, sauf à la flétrir et à la souiller. Voilà où voulait en venir Bataille dans « Le Langage des Fleurs ». D’une certaine manière, il semblerait que sa prédilection pour les positions basses, l’impur, l’immonde, attestée par les articles de Documents, constitue le point de départ d’une recherche qu’il nourrira toute sa vie, recherche de ce qui est souverain, c’est-à-dire de ce qui n’est subordonné à aucune transcendance et à aucune fin.
Pile bouffon, face céleste
6La tentative serait vaine qui, dans l’ensemble des écrits de Bataille, s’efforcerait de fixer un mode unique de rapport à l’écriture, telle que l’unité logique d’une méthode d’explication. Une telle entreprise en effet nous détournerait au moins de deux types de textes, où Bataille assume des fonctions littéralement distinctes. Et si nous avons choisi de mettre en parallèle ces deux textes où Bataille évoque une fleur, c’est précisément pour faire ressortir comment deux expériences différentes s’articulent à deux versants de l’œuvre de Bataille (ou inversement). D’une part, ces textes de Documents, qu’on pourrait qualifier de critiques, voire de parodiques, où l’auteur entre en lutte avec le monde qui l’entoure, analyse, et même comme le dit Breton « raisonne » un certain nombre de faits de la vie, de propositions, de concepts, et où il met en œuvre ce qu’il nomme lui-même une « méthode » qui ne vise pas à décrire, encore moins à épuiser la richesse du réel, mais à critiquer les appréciations portées sur lui, appréciations en termes de sens ou de valeur, qui seraient autant d’ombres portées à sa véritable nature. D’autre part, un journal intime, récit de vie, récit de crise, où l’auteur parle en son nom propre et où son texte s’articule presque continûment à sa vie, non pour détruire les institutions, mais pour que l’esprit en soit renouvelé par la description qu’il fait de lui-même pour lui-même, et qui peut, par le biais d’une certaine complicité, amener son lecteur à voir ce qui est en lui. Là où le Bataille-Jarry de Documents pourfendait, avec le lexique d’Ubu, le lien secret révolution-religiosité, le Georges Bataille du Coupable fait naître une révolte qui déborde constamment les effets de style pour irradier la vie et non pour agresser le lecteur : il secoue une torche dans les cavernes de l’être pour en sonder les profondeurs, et non plus pour se détacher en pleine lumière et railler la pusillanimité de ses lecteurs. Il n’est plus créateur mais créature. La différence est nette. Et s’il ne semble pas, lorsqu’on passe d’un type d’écrit à l’autre, que l’idée que se fait Bataille de la fleur ait subi la moindre modification, il n’en reste pas moins vrai que ce même individu vit l’expérience de la rose de deux manières extrêmement différentes. On pourrait être amené à penser que, si l’ivresse de Bataille réside d’abord dans la libre efflorescence de ses cruautés et dans la souveraineté qu’il puise dans sa familiarité avec l’immonde, ce n’est là que son premier âge, l’âge de la recherche et de la dérision. Et qu’arrive un temps où, même dans les moments les plus dramatiques, elle est capable de s’ouvrir à une confluence de révélations et d’extase. On serait alors tenté d’unifier les deux faces de la pratique et de la vie batailliennes, de les réduire à une dialectique qui trouverait tout naturellement son modèle, le plus grandiose, dans le système de Hegel. On imagine alors aisément la protestation de Bataille : ses écrits ne sont-ils pas la production la plus résolue d’un non-savoir qui n’a rien à voir avec un quelconque système ? Sa vie n’est-elle pas l’exemple le plus tragique d’une « négativité sans emploi » ? Il y a, c’est certain, un abîme entre les sentiments intellectuels et les sentiments réels, et Georges Bataille insiste bien dans Le Coupable sur le fait que son expérience avec la rose de Laure était une « vision intérieure » et non pas une « réflexion libre » (comme elle a pu l’être dans « Le Langage des fleurs »). Si la vision de la rose était d’abord un prétexte pour défaire le discours institué, elle devient un élément de perte dans l’exercice du regard, et l’écriture qui en découle, un signe de deuil, un deuil fait signe. Si ce qui fut mis en valeur dans la première rose était ses racines et la salissure de ses parties sexuées en tant qu’elles seraient les traces tenaces d’une vision authentique (entière) que les oripeaux d’un lyrisme surchargé et plein d’artifices n’ont jamais réussi à recouvrir entièrement, la deuxième rose a la transparence infinie de ce qui, enfin, n’a plus la charge d’avoir un sens. Après le démantèlement de, l’engloutissement de l’extase (« Voici que je suis moi-même la rose »). De la prosodie horizontale à la verticalité de l’instant, de la dérision écrite à l’expérience supprimée de la première édition du Coupable mais qui en est le cœur extatique, Bataille semble avoir deux visages. La question est alors de savoir lequel se rit de l’autre, ou s’il y en a vraiment un qui se rit de l’autre.
L’heure est venue pour la fleur de s’épandre, la juste ligne est brisée [2]
7Cela aurait pu être n’importe quoi ce matin-là. Après tout, Bataille nous a déjà habitués à l’idée qu’on trouve chez la plupart des mystiques sauvages, aussi bien dans l’Autobiographie de J.C. Powys que chez Lord Chandos, qu’une certaine exaltation secrète s’empare de l’âme mystique au spectacle des choses les plus humbles, les plus méprisées, les plus abandonnées. De la même manière que pour ce dernier « un arrosoir, une herse abandonnée en plein champ, un chien au soleil, un misérable cimetière, un estropié, une petite maison de paysans » (Lettre de Lord Chandos et autres textes), tout cela aurait pu être le réceptacle de sa révélation. Cela aurait pu être une araignée, un crachat, le spectacle désolé de son jardin, quelque chose de cramoisi, rabougri, sale, horrible, rance, ordurier, et pourquoi pas le pied de la morte … Seulement voilà, ce matin-là de la mort de son amante, ce qui surgit devant lui avec une telle plénitude, rempli d’une telle présence d’amour alors que tout autour son regard ne perçoit dans l’égarement de la douleur que des créatures et des objets qui semblent être irréels, et comme pour lui donner tort tout en lui donnant raison dans un moment où il est loin de vouloir justifier quoique ce soit, c’est une rose. C’est une rose qui se répand, c’est dans une rose qu’il se répand.
8Le matin de la mort de Laure, en dehors de toute pensée finie comme de tout sentiment particulier, en état d’égarement total, c’est parce qu’il est ivre de douleur qu’il n’a plus du chagrin que la corolle. Sous la canicule de l’horreur, c’est l’extase qui vient à lui. L’extase n’étant autre chose qu’une effusion d’extrême amour. Se penchant sur l’orifice floral, c’est en lui-même qu’il est amené à regarder. Il voit le fond. Malgré sa fragilité, la fleur est autoritaire, elle gouverne. Elle devient un élément de perte dans l’exercice de son regard, qui l’ouvre sur une vision, « une vision intérieure maintenue par une nécessité subie en silence » (v, 512). Dans une telle situation, la rose n’a plus rien d’évident, puisqu’il s’agit au contraire d’une sorte d’évidement – un évidement qui touche là, devant lui, l’inévitable par excellence : à savoir le destin du corps semblable au sien, mais surtout aimé par le sien, voué à l’agonie et à la mort. La fleur le regarde et, dans la violence de son silence, elle le propulse « à hauteur de mort ». Pour le promeneur désespéré qui la croise sur son passage, elle devient un miroir qui lui renvoie l’image impossible à voir de sa propre caducité. Et il semblerait que l’étincelle mystique jaillisse de cette proximité même, comme si le promeneur prenait brusquement conscience d’une énigmatique solidarité de destin entre lui-même et les formes émergées de ce sol qu’il foule de ses pas en attendant d’y reposer à son tour. La simplicité essentielle de cette rose, son infime fragilité lui font voir l’immémorial ajustement de l’homme et de la nature. Entente occulte. Un « rapport » mystérieux s’établit entre la fleur et lui. L’extase n’a pas de contenu, elle est un acte de dépassement, jouant sur cette limite insaisissable, ne révélant que sa propre possibilité, et l’existence de la nuit où elle se déroule. « L’extase n’explique rien, ne justifie rien, n’éclaire rien. Elle n’est rien de plus que la fleur, n’étant pas moins inachevée, pas moins périssable » (v, 265). L’extase ne découvre pas de monde autre, de seconde réalité. Mais elle prouve que l’homme peut dépasser les limitations du réel. En un instant s’opère le renversement du tout dans le rien. « Ce que révèle l’extase mystique est une absence d’objet », écrira plus tard Bataille. Plonger dans la rose, c’est donc plonger dans l’oubli radical de soi, c’est devenir autre, c’est devenir rose, devenir absence de rose dans une attirance irrésistible vers le sans-fond. L’extase est sans objet comme la rose est sans pourquoi, l’instant est autosuffisant. Moment de conjonction, de contact absolu dans une immanence totale, la continuité est atteinte dans le dépassement des limites. Apparaît la structure neutre ni « je » ni « la fleur », qui ouvre à une vision du réel à l’état originaire. Revenant à lui, c’est ce « rien » qui s’offre et se retire selon le caprice de l’extase, qui sort de soi pour donner lieu à autre que soi sous l’espèce d’une absence de fleur, que Georges Bataille va donner à Laure.
9Le don de la rose à la femme aimée mourante est une communication réduite à la pureté vaine de l’offrande affective qui, jusqu’au cœur du drame de la mort, se signale à la fois comme un projet encore ardent et comme une espérance depuis toujours déçue. Puissance fantastique dans la mesure où elle ne peut s’éprouver que comme une tension vers un irréalisable, aucun commentaire ne pouvait l’accompagner. Donner la fleur est un acte, un acte sexuel symbolique qui expulse la pensée au-dehors. En ce sens, la rose est l’entremetteuse, la tercerona, celle qui « tierce », celle qui transmet, celle qui transfère, celle qui infecte. Par l’intermédiaire de la rose, il se produit quelque chose comme « une contagion contagieuse » (v, 392) des amants : pourtant déjà l’un et l’autre dans deux mondes séparés (l’une la mort, l’autre la vie), la contagion permet « la chute d’un être de l’un dans l’autre », c’est-à-dire une compénétration des amants. Et si les larmes qu’il verse en vain (« j’éclatais en sanglot, elle ne m’entendait plus » [v, 587]) signifient la « communication brisée », puisque « la communication intime est rompue par la mort » (vi, 70), dans la communication silencieuse de ce geste unique des amants de don-réception de la rose, on sent sourdre l’acceptation mutuelle de ce mourir comme l’accord qui dépasse toute les peines. « Seule tu es ma vie / des sanglots perdus/ me séparent de la mort / je te vois à travers les larmes / et je devine ma mort /………/ Aimer c’est agoniser / Aimer c’est aimer mourir » (iii, 90-91). Car la mort est à la fois l’amour empêché et l’ardeur de dépassement qui démontre en brûlant que l’intérêt porté à l’être aimé peut outrepasser toutes les barrières – le pur mouvement d’aimer. Le don de la rose aura permis de faire exister un moment un geste sacré : le baiser de la rose. C’est l’acte même de consacrer la communication des amants, geste furtif qui n’en est pas moins éternel par sa destination. En consacrant la rose, elle la met aussi hors circuit, l’envoyant vers une éternité inaccessible pour elle, elle la met hors d’atteinte de la mort – le sacré étant une impasse que la mort ne peut envahir, car qui s’y trouve aime la mort. Laure et Bataille partageaient, sans avoir besoin d’en parler, les mêmes conceptions du sacré. Pendant les derniers jours de la maladie de Laure, Bataille raconte qu’il écrivait un article pour les Cahiers de l’Art, où il tentait d’exprimer l’idée que le sacré est « peut-être ce qui se produit de plus insaisissable entre les hommes, n’étant qu’un moment privilégié d’unité communielle, moment de communication convulsive de ce qui ordinairement est étouffé » (cité en v, 507), identique en cela à l’amour. Or juste avant que le temps ne lui « coupe la tête », Laure invita Bataille à trouver dans son sac un manuscrit griffonné, dont la lecture, après qu’elle fut décédée, lui provoqua « l’une des plus violentes émotions » de sa vie, dans la mesure où elle y exprime cette idée paradoxale : « que le sacré est communication » (v, 508), idée à laquelle il n’était lui-même arrivé que quelques minutes avant que Laure n’entre en agonie, et dont il n’a pas eu l’occasion de lui parler.
10Or voilà qu’à l’instant de mourir Laure lève une rose qu’on vient de coucher à ses côtés, et crie : « la Rose ! » dans un dernier souffle. En s’écriant « la Rose ! », Laure affirme la similitude de leur être profond, comme Catherine s’écriant « je suis Heathcliff » dans Les Hauts de Hurlevents. Elle a, à ce moment ultime, pour ainsi dire perdu sa marge de protection ; elle est comme imprégnée de l’essence qui l’entoure, elle s’y est assimilée. L’exhibition de la rose la dérobe, et la blessure béante de ses lèvres au moment du cri, le rouge intérieur de sa bouche, allument le même feu écarlate que dans la rose, dont l’arôme restera lié au souffle qui fut là. Comme s’il n’existait pas de limite sûre et définie, pas de protection établie entre l’être secret qu’un cri trahit, cette chair rouge soudain dévoilée, et l’univers extérieur contre lequel elle ne peut plus se défendre. L’ironie du destin n’est si tragique dans ses effets qu’en raison de la puissance d’instinct de vie qu’en fin de compte elle détruit – cette force de vie irrésistible, semblable par sa poussée aveugle à la sève au printemps qui passe des racines au bourgeon jusqu’à le faire éclore. Cette énergie vitale, dont débordent la nature et le corps féminin qui lui est souvent associé, est d’autant plus fascinante qu’elle est toujours déjà condamnée. Et ce cri est cette dernière surenchère de la vie qui ne peut plus être contenue en elle et expose son entourage à l’horreur d’un mourir usurpateur. Ce cri déchirant est la déchirure par laquelle elle annonce la mort qui constitue son seul destin – une mort qu’elle a toute sa vie essayé d’aimer pour ne plus être terrifiée, et pouvoir se sentir « redevenir noble » (« Le sacré », in Écrits de Laure). La Rose ! Ce mot déraciné devenu étrange n’a rien d’autre à dire, aucun sens à avouer, et une fois prononcé dans un cri mourant, tout semble dit, sans qu’on sache ce qu’il y avait à dire, le savoir n’étant pas à sa mesure. Dans sa sobriété se cache une outrance – l’outrance du mal, l’insupportable qui ne se laisse pas interroger et qui concerne d’abord l’autre qui assiste impuissant à la scène, abîmé dans le sommet de la communication. Ni le baiser ni le cri ne sont la parole : la communication y est vécue et réalisée sur fond d’immanence. Leur vérité traversée par le sacré signifie que l’immanence (plus de parole, plus de regard) est la limite. Touchant la limite, les amants vivent le naufrage de la mort comme leur partage – la communion communicante étant leur ultime souveraineté, qui n’est rien d’autre que le rien où l’amour ne souffre plus la limite de la réalité.
11Dans cet instant où la conscience de l’imminence mortelle les entraîne vers l’extrême du possible, la rose aura surgi du rien comme ce qui pratique la déchirure du néant qui fait accéder à l’au-delà de l’être particulier – où est rendue possible la pleine communication des êtres. Ces trois moments de communication fulgurante, entre Bataille et la fleur d’abord, puis par l’intermédiaire du don entre Laure et la fleur, et enfin entre l’amant, l’amante et la rose à l’instant du dernier souffle, les aura fait pénétrer, au-delà des limites individuelles, dans l’être communiel, qui est le domaine du sacré où l’être est continu, c’est-à-dire à jamais inappropriable – la communication ouvrant sur le fond des choses, qui est non-fondement, non-moi, non-substance, non-être.
Le deuil de l’écriture
12Il ne fait pas de doute que toute l’entreprise littéraire et philosophique de Bataille aura été cette tentative toujours relancée d’évoquer – et donc de communiquer à ses lecteurs – ce qui se révèle dans l’expérience érotique ou amoureuse, dans les expériences d’excès et dans l’extase, à savoir l’absence d’objet, le réel lorsqu’il se dérobe et ouvre sur le sans-fond, l’instant de la déchirure où le tout se renverse dans le rien, où tout n’est que pure consumation et communication entre les êtres. Mais la stratégie de Bataille, loin d’être dialectique, est catastrophique, agonistique, sans issue. Il ne s’agit en aucune manière de récupérer l’objet absent ou la mort dans le savoir comme a pu le faire Hegel, il s’agit au contraire de le perdre dans le non-savoir. Contre tout mouvement d’appropriation par le savoir, la pratique de Bataille a toujours été de soustraire : « ne plus vouloir être tout », mais au contraire apprendre à lâcher la chose, se perdre sans réserve. Communion = consumation = rien. Il y a dans les mouvements éperdus de l’être qui cherche à contester les limites de sa particularité, à sortir de son isolement, un indice de fracassement – ce qui menace de fracassement étant aussi ce qui ouvre les portes d’une conscience éblouie, enivrante, exaltée. L’expérience de la destruction des limites est un voyage au bout des possibles de l’homme, elle est vécue comme non-savoir, dans une immanence absolue. En ce sens, c’est le réel qui est le surnaturel, ou plutôt l’insubstanciel, et c’est cette conviction relative à l’essence de la réalité qui est difficile à comprendre chez Bataille. Ce qu’on désigne comme le « réel », c’est selon lui, « le monde lourd des choses stables et fermées sur elles-mêmes ». Or dans ce monde de la séparation, les êtres sont maintenus dans leur individualité incommunicable (vii, 327), donc séparés du tout – discontinus. Le monde n’est que l’absence de la réalité effective, l’oubli de l’être continu véritable. Et c’est en ce sens que l’on peut dire que Bataille est cohérent dans son refus de l’insubstanciel : l’insubstanciel n’est pas seulement dans l’au-delà des idées, il est aussi dans le monde, il est ce monde, il fait ce monde, sa vacuité. Alors que la plénitude ne se vit que dans l’expérience de la déchirure, de sortie des limites qui excède toute vérité, toute rationalité, tout langage. Or c’est précisément parce que les tentatives d’homogénéisation par le savoir échouent qu’il faut « ramener volontairement […] devant nous ces désordres, ces déchirements, ces déchéances que notre activité entière a pour but d’éviter » (La Littérature et le Mal, p. 75). Il faut faire « face à la mort » plutôt que de l’effacer. Et c’est en ce sens que la pratique d’écriture de Bataille est un travail de deuil : lâcher la chose, pour trouver, au-delà de l’agonie, les moyens de rire de la mort. L’écriture du Coupable a été pour Bataille une manière de faire le deuil de Laure, un an après son décès. « Lorsque j’ai commencé à écrire au début de la guerre, c’est au point où j’en suis que je voulais en venir […] Mais je n’ai pas fini, je commence à peine, et devant ce que je veux dire encore, j’ai la “langue coupée”. » (v, 509) Certes, le mot est insensé, il est vain. Mais il arrache à l’aphasie qui est la nôtre devant la mort. Alors une rumeur parmi les mots n’est pas une vaine fleur sur une tombe. Écrire devient l’opération même d’un désir, c’est-à-dire une remise en jeu perpétuelle, « vivante », inquiète et hallucinée, de la perte. Un jeu avec la perte qui fixe en quelque sorte l’infixable, c’est-à-dire un lien d’abandon devenant rire, devenant œuvre. Le deuil est le travail psychologique de celui qui s’affronte à la mort, et soutient le regard dans cet affrontement. « Sans une austérité animale, rien de moi ne pourrait passer au travers de ce conte de fée … » (Ibid.) Sans mourir, mais en étant porté à « hauteur de mort », Bataille a découvert l’imposture de la mort : « La représentation que j’en ai d’un cristal qui se brise délivre en moi cet amour intérieurement criant qui donne envie de mourir. » (v, 508) ; le moi n’est qu’une cristallisation précaire des forces impersonnelles, la seule réponse à cette catastrophe insensée ne peut être alors qu’un rire d’amertume (qu’indique très certainement le choix de porter une cravate rose le jour des funérailles). Quand la limite de la mort est supprimée, il ne reste que l’immanence, une réalité dans laquelle je ne suis pas séparé. Dans l’amour, le moi et l’objet aimé s’étaient reconnus dans une vie partagée, Laure et Georges Bataille étaient des « amants sacrés ». « La cloison qui nous séparait se brisait : les mêmes mots, les mêmes désirs nous traversaient l’esprit au même instant, et nous demeurions d’autant plus troublés que la cause pouvait en être déchirante. » (v, 508-509) Après la mort, le deuil délie, dénoue, détache, il abandonne l’objet et accepte son arrêt de mort – rendant l’amour à la vie.
Toujours la rose
13Reprenons, donc. Le néant m’accable, et au moment où il me terrasse, je me retrouve avec une fleur dans la main. Pourquoi cette rose ? Pourquoi existe-t-elle ? Quand ? Comment ? Dans quel but ? Il suffit qu’une rose existe pour que je me pose la question très philosophique de l’être et de celui qui sait. L’existence de la rose est une exigence de laquelle personne ne doit se défaire en se dérobant. Car si la rose ne s’impose jamais seule, mais toujours avec sa beauté et le langage qu’on lui a attribué, elle dépasse toujours la réalité à laquelle elle s’ajuste. La rose n’est pas comme l’idée que l’on a de la rose. Elle est là, elle n’est plus là. Présence et absence, sinon confondues, du moins s’échangeant continuellement. C’est en cela qu’elle est redoutable. Elle a les deux aspects du divin – être et non-être – qui constituent précisément les deux limites qui contrecarrent l’éternel devenir de l’homme, rendant impossible sa souveraineté absolue. Inintelligible, injustifiable, imperméable à toute espèce de signification, elle se contente d’être là, fleurit parce qu’elle fleurit, fane parce qu’elle fane, privée de toute essence, mais rongeant la joie de l’intérieur, comme la disparition toujours déjà prévisible de l’être aimé. Si un visage, une fleur, me bouleversent, ils ont part alors aux profondeurs où je situe ma connaissance de moi-même. Le pathétique de ces beautés, à l’endroit où il me touche, en même temps qu’il suscite mes discours sur la perfection, complique mon labyrinthe tout en l’éclairant de lumières qui me font oublier l’obscurité de la nuit. Mais lorsque je suis amené à traverser les pires misères ou les plus terribles souffrances, il m’oblige à motiver mon attitude, à me demander pourquoi il est impossible qu’il en soit autrement. « Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout ce qui est vivant […] je n’aperçois qu’une succession de splendeurs cruelles dont le mouvement exige que je meure ; cette mort n’est que consumation éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui vient au monde. » (i, 365) La vie humaine est un grand coït, et la mort est l’orgasme qui rend le corps à la terre où il se décompose pour renaître dans un autre « être ». Ce passage de l’être au néant et du néant à l’être est tout autant celui des êtres humains que celui de la vie végétale ; les plantes participent comme lui au coït universel. La mort, c’est donc le réel, déjà, un réel ayant les traits d’une rose qui se fane mais qui refleurira toujours ailleurs.
14Pas d’écriture digne de ce nom qui ne soit explosion, douleur et conscience de la mort et du vide, désespoir et scandale, ivresse et rire. Le réel n’est pas une phrase, encore moins une image, le réel est un défi. Défi devant l’absence possible. Défi devant l’impossible : non pas le vide sinon le rien, non pas l’image mais le regard. Et c’est pour cela qu’il ne faut pas se laisser abuser par la beauté, ne jamais perdre de vue que, tout comme un poète habille les choses et les corps de mots, la beauté aussi habille. Un beau corps n’est jamais nu. Il faut donc, nous dit Bataille, salir la beauté, la souiller – précisément parce qu’elle est ce qu’il y a de plus fragile, de plus faible, parce qu’elle est digne de vénération. Profaner la beauté où qu’elle soit, dans une fleur, dans le corps de l’amante, comme en témoigne l’amour selon Sade, prompt à écarteler les membres du corps adoré, ou à effeuiller une rose, pétale après pétale, sur un tas de fumier. La beauté est là pour être défigurée. Souillée, elle est consacrée. L’effeuillage comme la mise à nu érotique est égal à la mort, inaugurant un état de communication, de perte d’identité, de fusion. Du coup, la vulve n’est plus le simple véhicule de l’orgasme, elle est le signe de la divinité de la prostituée, et ce qui permet l’absorption infinie dans l’être. De même, écartant et froissant, avec les mains ivres, les pétales comme un satyre sevré d’amour écarte les jupons d’une fille, l’ivresse de la profanation nous tient, on arrive, les tempes battantes, la sueur au front au cœur de la rose, qui est une sorte de puits ténébreux donnant sur le sans-fond, un trou noir profond comme un œil. Il est un miroir dans la fleur sur lequel la majorité des gens pourraient se pencher sans se voir. Mais si on parvient à voir la déchirure béante de la fleur – en fait, c’est nous qui sommes déchirés – c’est une ivresse qu’on découvre, une jubilation de philosophe : le non-être n’existe pas. Alors le moindre détail de la vie quotidienne devient intéressant, jubilatoire. Si nous ne cherchons plus stupidement l’intelligible dans une direction où nous n’avons aucune chance de le trouver, le plaisir le plus déplacé, la douleur la plus terrible, la plus petite des fleurs, sont une porte ouverte sur le sommet de l’être, sur la plénitude. L’être véritable est à chercher en deçà de la séparation des êtres, au cœur de moi-même, là où « je » ne se reconnaît plus comme sien.
Il ne reste plus qu’à déflorer
15Et c’est en cela que réside l’importance décisive de l’œuvre de Georges Bataille. Elle nous rappelle le caractère intolérable de la séparation, et nous engage à une revendication perpétuelle et effective de la plénitude. D’où provient l’exclusion réciproque entre « moi » et la plénitude ? Quelles opérations devons-nous accomplir pour libérer ces forces toujours réprimées qui nous permettraient d’accéder à l’au-delà de l’être particulier ? Écrire chez Bataille est une recherche vivante, jamais finie. Car ses écrits sont le chant qui s’accomplit à partir d’un appel – l’appel de la présence – de l’autre, de cet hétérogène qui ne s’épuise jamais dans l’unicité d’une manifestation, mais réclame un jeu de renvois et de différences, d’équivalences et de ruptures, d’une infinie variation du même où se noue la part maudite de l’écriture. Mais l’écriture se trouve prise dans cet effet d’éloignement ; qui écrit devient étranger. En même temps que le travail de l’écriture creuse le mystère d’une altérité irréductible, l’intimité devient « extimité ». L’autobiographe l’est toujours par effraction. Plus il s’avance et moins il se reconnaît comme sien. Se retournant sur soi, il s’offre en proie à son ombre. À force de s’envisager, il se dévisage, se dédouble. L’écrit reprend la vie, la vie reprend l’écrit. Voilà pourquoi l’une des caractéristiques majeures des œuvres de Bataille est la reprise, c’est-à-dire le mouvement de retour qui transforme le thème en « motif » infini de la variation. Comme si la parole qui reprend et se reprend, en laissant la trace d’un mouvement infini, comme si ce mouvement ininterrompu pouvait arrêter la marche immobile du sens unique, et laisser advenir le mouvement qui excède dans l’écriture – ce qui déchaîne, par opposition à l’enchaînement idéologique. Il avance dans l’obscurité d’une parole qui affirme, revient sur ce qu’elle a dit, qui avance et se retourne encore, en quête de la présence, en quête du retour à l’être dans sa plénitude originaire et souveraine. Mouvement de don, de perte ; reprise qui est à chaque fois une dépense en plus, elle participe du tracé circulaire et immémorial d’un instant toujours de retour, d’une vision à la fois répétitive, imprévisible et qui ne s’épuise jamais dans l’unicité d’une manifestation. Il se produit en somme un non-savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un côté et de l’autre). À propos d’une fleur, deux langues se sont entrecroisées : celle des arguments et de la dérision dans la critique bouffonne de Documents et, de l’autre, celle des impressions et des épreuves de déchirure dans le récit des expériences mystiques paradoxales des notes du Coupable. On ne pouvait pas ne pas voir, ni même séparer les deux versants de son expérience sans se condamner à une lecture partielle et infructueuse. Il n’était pas non plus question d’expliquer l’un par l’autre. Il s’est donc agi pour nous de rapprocher les deux versants de cette expérience en les tenant pour deux versions – différentes et complémentaires –, d’une même recherche vivante, parce qu’elle concerne essentiellement sa vie, et de comprendre en quel sens Bataille, qui s’est lui-même souvent désigné comme « Dianus », est un bouffon céleste, celui qui a deux visages, deux visages qui s’efforceront toujours de rire l’un de l’autre pour ne jamais rester immobilisés dans une grimace qui serait mortuaire.
16C’est en rencontrant Laure que Bataille a permis que dangereusement se conjoignent sa vie et son œuvre. Par la vie qu’ils ont menée, par la mort qu’elle lui a offerte, son œuvre fut complètement bouleversée. Le texte de Laure qu’il a découvert juste après que le temps lui eut « coupé la tête », disait précisément ce qu’il commençait à sentir obscurément dans sa propre pratique d’écriture. « L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est la création d’un événement topique, “communication” ressentie comme la nudité. Elle est viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui est raison de vivre, or cette raison de vivre se “déplace” » (cité par Bataille en v, 507-508). Écriture, communication, nudité, immanence, viol. Écrire, c’est se déshabiller, « penser comme une fille enlève sa robe » (v, 200), aller voir ce qu’il se passe à l’intérieur de soi-même, au plus profond, là où le cœur manque, et avoir le courage de livrer cette intimité au monde extérieur, pour qu’il s’y reconnaisse. Du coup, moins que s’envisager, écrire, c’est se dévisager : se « décapiter », c’est-à-dire se libérer de tout ce qui nous fait oublier notre être essentiel. Ce qui fait que l’œuvre de Bataille est et sera toujours actuelle se trouve là, dans sa révolte contre l’habitude et la faiblesse du consentement à l’insubstancialité finie, autrement dit l’acquiescement de l’être à toutes les identifications qui le constituent. Car ce ne sont que des beaux pétales, des vaines corolles qui recouvrent notre être profond (identification à nos pensées, émotions et au corps grossier), ou des cuirasses illusoires (succession temporelle, restriction spatiale, principe de discrimination, etc.). L’écriture pour Bataille est par conséquent égale à l’effeuillage de la rose. Loin d’être un simple « dévisager » (Lévinas), l’entreprise littéraire et philosophique de Bataille est un déflorer. Il ne s’agit pas pour lui de faire fleurir des roses dans le désert, comme le fait toute bonne littérature, mais au contraire de pénétrer toujours plus profondément dans son aridité, et de donner à tous les moyens d’y entrer : « Ce à quoi j’ai aspiré et que j’ai trouvé est la possibilité de l’extase. J’appelle ce destin évident le désert, et je ne crains pas d’imposer un mystère aussi aride. Or ce désert où j’ai accédé doit devenir accessible à chacun de ceux auxquels il manque » (v, 511). Écrire, c’est un moyen de révéler le lecteur à lui-même en ne parlant que de soi ; loin de construire son propre modèle de lecteur à travers un texte, il cherche le moyen de le déconstruire. De l’obséder, de le violenter – le déflorer. Lorsqu’il nous fait entrevoir au travers de ses textes la possible dissolution de toutes les structures qui nous font tels que nous sommes, Bataille ne nous effleure pas, il nous déflore ; et nous violentant, il nous permet de renaître pour l’essentiel, enfin transparents à nous-mêmes, régénérés – vierges, enfin, après la défloration.