Notes
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[*]
Roger Teboul, psychiatre des hôpitaux, responsable de l’unité ado 93 du chi de Montreuil, eps de Ville-Evrard.
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[1]
Ce texte reprend, d’un point de vue psychodynamique, les propos d’un petit livre à l’adresse des parents et des enfants : R. Teboul, Je m’ennuie !, Paris, Louis Audibert, 1993.
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[2]
A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.
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[3]
R. Teboul, « Adolescence – initiation – séparation », Les séparations, Service d’études de Vaucresson (cnfepjj), 1990, p. 71-92.
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[4]
Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, « Métamorphoses de l’identité », 6, Grenoble, La Pensée sauvage, 1986.
« Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! »
1 Ainsi se lamente Anna Karina, tandis qu’elle déambule de long en large sur la plage de « Pierrot le fou », le célèbre film réalisé par Jean-Luc Godard. L’actrice ressemble à une petite fille, en proie au plus profond ennui. Pourquoi, lorsqu’un adulte s’ennuie, redevient-il un peu un enfant ?
2 Sans doute le propre des enfants est-il de s’ennuyer. Les adultes, eux, n’ont plus guère le temps. Ils sont trop occupés par leur travail et bien contents de se reposer quand ils n’ont rien à faire. Et s’ils ont le temps de s’ennuyer, c’est qu’ils sont, le plus souvent, hors-course. On ne dit pas qu’ils s’ennuient mais plutôt qu’ils dépriment, loin du jeu de la performance, comme le décrit si bien Alain Ehrenberg [2]. Fort heureusement cette « fatigue d’être soi » ne touche pas encore les enfants et, pour eux, ne rien faire n’équivaut pas (tout du moins pas encore) à être déprimé. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, si l’avenir se lit à l’aune de la société américaine, le temps n’est pas loin où il faudra choisir entre Prozac* et Ritaline*, selon qu’un enfant n’est « pas assez » ou est « trop ». Ainsi ce plaidoyer pour l’ennui, afin de prévenir ces dérives prévisibles de la nosographie.
3 Certains parents se souviennent très bien de l’ennui éprouvé lorsque eux-mêmes étaient enfants. Ce souvenir est bien souvent analysé par eux en termes de déficit d’activité, de « valeur ajoutée » à la vie. Dans la course effrénée vers le bonheur et la réalisation individuelle, ces mêmes parents veulent à tout prix éviter à leurs enfants de se trouver confrontés à ces sentiments de vide, de lassitude, de mélancolie, condensés dans ce lamentable : « Je m’ennuie ! » qui les plongeaient jadis dans un grand désarroi. Est-il pour autant nécessaire de se précipiter sur la télécommande de la télévision ou celle de la play-station pour échapper à de tels sentiments ? Est-il vital à ce point d’être en permanence relié au reste du monde, l’oreille vissée à son téléphone portable ? Doit-on organiser coûte que coûte une activité dès le moindre temps libre ? Comme si nous avions une sainte horreur du vide.
4 Le vide, la lassitude, la mélancolie sont-ils obligatoirement des signes que quelque chose ne tourne pas rond ? Et, au fait, pourquoi tout devrait-il toujours tourner rond ?
La solitude et l’ennui
5 L’ennui est souvent associé à la solitude. Cet état est diversement vécu chez l’enfant. Si le tout petit enfant se soucie si peu de la solitude, c’est qu’il n’est jamais seul. La présence hallucinée de sa mère l’accompagne dans ses soliloques. Pour qui observe un enfant de 4 ans, seul dans sa chambre, entouré par tout un fourbi de jouets, son doudou près de lui, une impression de calme et de sérieux se dégage de la scène, calme et sérieux qu’on n’a pas envie de briser.
6 À un âge plus avancé, une fois la période de latence installée, la solitude est vécue diversement par l’enfant. Le sentiment d’ennui se fait jour et avec lui, tout un cortège d’interrogations sur la façon d’occuper son temps ou, au contraire, une inhibition à penser, si fréquemment observée dans les thérapies. Lorsqu’il s’ennuie, l’enfant de 10 ans a du mal à fixer son attention, se demande ce qu’il pourrait faire de son temps. Mais, finalement, pour peu qu’il persiste dans cet état, son esprit s’évade, il se perd dans ses pensées.
7 À y regarder de près, le petit comme le plus grand font la même chose : laisser aller leurs réflexions au gré de leur fantaisie. Mais il semble que cet exercice soit plus coûteux pour le grand de 10 ans que pour le petit de 4. Le second s’amuse, le premier s’ennuie. Le fait d’être seul y est sans doute pour beaucoup.
8 Pour un enfant de 4 ans, la solitude est toujours passagère. Absorbé dans son jeu solitaire, il est précisément en train de mettre de la distance entre le reste du monde et lui : il teste, selon l’expression de Winnicott, sa capacité à être seul. Sa solitude est somme toute bien relative, peuplée par toute une série de personnages, imaginaires peut-être, mais bien présents. Et puis, son doudou est à portée de main, objet transitionnel qui lui permet d’avoir sa mère près de lui.
9 Lorsqu’on a 10 ans, en revanche, être seul est une autre affaire. Soit on parvient à s’occuper, soit on s’ennuie. Pour échapper à l’ennui, dormir est sans doute l’ultime solution, mais le sommeil ne vient pas toujours. La solitude est une bien mauvaise compagne. Ne voir personne et être incapable de s’occuper est très souvent vécu de façon pénible. Laisser aller son imagination constitue une perte de temps. Mais, pour peu qu’on s’y arrête, la solitude est habitée par des pensées, et, penser, somme toute, est une occupation aussi rentable qu’une autre, qui serait plus active. Rester seul avec son ennui peut s’avérer n’être plus si difficile. Et le sentiment de tristesse qui y est associé disparaît bien vite.
10 L’adolescent, quant à lui, est souvent dans la recherche de la solitude, tout du moins par moments. S’il vit en bande, il n’empêche qu’il adopte aussi des positions de repli qui lui sont nécessaires. Cette solitude revendiquée est plutôt inactive et propice à l’ennui. L’adolescent se complaît dans ses langueurs où il se perd. Est-il triste ? Est-il absorbé par de nouvelles pensées ?
La dépression et l’ennui
11 La question de la dépression se pose bien évidemment lorsque le motif de consultation d’un enfant ou d’un adolescent est le fait qu’il s’ennuie. Mais la clinique de la dépression montre que l’ennui, chez l’enfant déprimé, n’a pas le même statut que chez l’enfant normal. L’ennui n’a rien de constructif et devient le signe d’une véritable difficulté à vivre qui mérite la plus grande attention. Le sentiment d’abandon est très nettement présent et se trouve confronté à une biographie bien souvent évocatrice de ruptures affectives ou de discontinuités dans les investissements parentaux. Un enfant triste ne peut trouver en lui que peu de ressources. Ce qui, chez les autres enfants, apporte du plaisir, n’offre aucun intérêt pour lui.
12 L’ennui, vécu de façon permanente, passe souvent inaperçu car il est difficile à repérer pour les autres. De ce fait, la distance se creuse entre ceux qui pourraient lui apporter du réconfort et l’enfant triste. Se sentir abandonné revêt pour l’enfant une réalité autrement plus palpable que pour la majorité de ses camarades. Il est vrai que tout enfant éprouve quelques difficultés avec la séparation. Loin de ses parents, l’enfant commence souvent par s’ennuyer ferme, avant de pouvoir retrouver du plaisir à jouer. Ces moments dépressifs sont facilement surmontables et montrent, finalement, que, lorsqu’on est triste on s’ennuie toujours un peu.
13 L’enfant déprimé, quant à lui, échappe bien difficilement à l’ennui. Les réconforts ne peuvent être que passagers. Pour combler ce manque, la nourriture peut devenir une échappatoire. Combien d’enfants obèses, authentiquement déprimés, s’ennuient-ils en regardant la télévision, le paquet de chips et la bouteille de Coca-Cola à portée de main ?
14 Manger n’est pas la seule façon de tromper l’ennui, lorsqu’un enfant se sent abandonné. On connaît certains enfants qui sont incapables de faire le moindre pas sans solliciter le regard attentif des adultes. On les décrit comme des enfants timides ou peureux. Ils sont souvent en proie à l’ennui, ne prennent pas autant de plaisir à s’amuser que leurs copains, se mettent à l’écart et finissent toujours par attirer l’attention. Ils éprouvent sans cesse le besoin d’être rassurés, ce qui finit par agacer tout le monde.
15 Car, pour se sentir exister, il est nécessaire d’exister à l’intérieur de soi, c’est-à-dire penser, imaginer, rêver, se raconter des histoires. Ce monde intérieur, qui est le propre de l’espèce humaine, se forme avant même la naissance, dans le ventre de la mère et constitue les objets internes de l’individu. Cette constitution est bien problématique chez l’enfant déprimé, du fait des discontinuités observées dans ses liens affectifs, ce qui, pour lui, rend si difficile le fait de se retrouver en tête-à-tête avec soi-même.
16 Être seul, sans se sentir abandonné, voilà bien l’enjeu des soins dont est conscient tout thérapeute qui travaille auprès d’enfants qualifiés plus volontiers d’état limite que de déprimés, même si ses deux termes se rejoignent, notamment chez Jean Bergeret. C’est d’ailleurs un élément intéressant, dans l’analyse du contre-transfert, de noter combien les sentiments d’ennui qui traversent la thérapie d’un enfant peuvent être de qualité différente et donner des indications sur la clinique de la dépression. Un ennui qui se traîne, qui empêche la pensée, n’a pas grand-chose en commun avec un ennui plus circonscrit à un moment de la thérapie, comme une parenthèse où l’on reprend son souffle, où l’esprit continue de fonctionner sans être annihilé par le vide.
Le travail psychique de l’ennui
« Spleen », qui en anglais signifie mélancolie, est sans doute le plus connu des poèmes de Baudelaire. Les romantiques boivent leur ennui et le distillent à l’envi tout au long de leur travail de création. Ils s’en abreuvent et se laissent gagner par lui dans des proportions bien supérieures à la moyenne des individus. La mélancolie les habite tout entiers et vivre n’est possible qu’au prix de l’écriture. C’est sans commune mesure avec ce que peut ressentir un enfant quand il s’ennuie mais la solution qui consiste à créer pour vaincre sa tristesse est universelle, à la mesure des capacités de chacun.« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis
Et que l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits… »
18 Les romantiques entretiennent des liens particuliers avec l’adolescence et réciproquement. Arthur Rimbaud en est l’icône la plus célèbre, lui qui écrit ses poèmes alors qu’il sort à peine de l’enfance, bateau ivre perdu entre les vapeurs de l’absinthe et l’amour de son aîné, Paul Verlaine. L’adolescence est bien ce moment de l’existence, où le temps ne se compte plus de la même façon, où les sensations s’exacerbent, où l’excitation tour à tour jaillit et se contient.
19 « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans » constate Rimbaud, on est aussi plus souvent seul que jadis, à s’ennuyer, à ne rien faire, sans rien demander à personne. L’adolescence arrive et avec elle le temps du repli sur soi. Ce refuge dans la solitude et l’ennui se double d’une étrange sensation de vide que l’adolescent tente de combler comme il peut. Mais est-il aussi vide qu’il le ressent ?
20 Les rapports que le processus psychique de l’adolescence entretient avec le travail du deuil sont bien connus. Il est question de se séparer, séparations qui s’opèrent à plusieurs niveaux : séparation entre le dehors et le dedans, séparation entre les sexes et séparation entre les générations [3]. Si l’adolescent s’ennuie c’est que sa psyché est au travail et que ce travail mobilise beaucoup d’énergie.
21 Au seuil de l’adolescence, les longues périodes d’ennui sont fréquentes. Elles ont leur utilité et devraient être respectées, comme devrait l’être le lieu habituel où elles se vivent, la chambre ou, si l’adolescent partage sa chambre avec d’autres frères ou sœurs, l’espace autour de son lit. Plus question pour les parents d’y pénétrer sans l’autorisation expresse de son locataire. La chambre devient un prolongement de l’adolescent qui, au fur et à mesure qu’il y passe beaucoup de temps, commence à l’habiter comme il commence à habiter ses pensées. Les murs s’ornent de posters de stars du foot, de la chanson ou du cinéma. Une musique, toujours la même, repasse en boucle, inlassablement.
22 Ce repli dessine les territoires de l’intimité. Les parents ne sont plus aussi sûrs que dans le passé de tout ce que leur enfant a dans la tête. La salle de bains devient tout aussi protégée que la chambre ; le corps se dissimule aux regards indiscrets. Pour l’adolescent en voie de constitution, le corps comme les idées qui le traversent doivent devenir sa propriété exclusive. Il n’est plus question qu’on pense pour lui, qu’on le touche ou qu’on lui dise comment s’habiller. Il s’emporte à la moindre remarque : il ne supporte pas les reproches qui font obstacles à son libre-arbitre.
23 Cette façon de prendre de la distance vis-à-vis du reste de la famille lui est très utile pour grandir. Mais défendre son intimité, ou plutôt la construire, nécessite un véritable travail qui implique de se retrouver face à soi-même. Et quoi de plus ennuyeux quand on ne sait pas qui l’on est vraiment.
Le désir et l’ennui
24 Le doute est un sentiment qui laisse perplexe et oblige à réfléchir. Réfléchir implique qu’on se retrouve face à soi-même, ce qui n’est jamais chose facile lorsqu’on est un adolescent. Et il faut sans doute passer bon nombre d’heures à s’ennuyer ferme avant de se rendre compte que l’absence d’action n’est pas synonyme de vide. Les pensées suffisent amplement à meubler l’ennui, pour peu qu’on s’y arrête et qu’on les considère comme des activités à part entière. Rien à voir alors avec le vide de la dépression qui paralyse tout.
25 « J’sais pas quoi faire » dit Anna Karina sur la plage de Pierrot le fou. Ce constat se double, chez l’adolescent, d’un autre constat : « Je ne veux rien. » Paralysé par cette impossibilité à désirer quoi que ce soit, malgré toutes les sollicitations de son entourage, l’adolescent est soumis à des pressions internes auxquelles il résiste comme il peut. Il est question de l’autre et du désir sexuel pour l’autre, trop fort, trop dérangeant pour l’enfant qu’il est encore. Les longues périodes d’ennui permettent de se donner du temps avant de pouvoir mettre un nom sur l’objet de son désir. « Je ne veux rien », cache des sentiments bien embarrassants à reconnaître. Ce travail de reconnaissance l’invite à dialoguer avec lui-même. C’est une part essentielle de la pensée que de se confronter à ses désirs et, à moins de n’en avoir aucun, cela prend parfois du temps pour en faire le tri.
26 Se rendre compte que le désir est une affaire personnelle qu’on ne règle pas toujours facilement est sans doute une découverte de l’adolescence. Savoir ce qu’on veut est une chose, l’avoir en est une autre. L’épreuve du désir coûte ; elle ne se passe pas sans de longs moments où rien n’apparaît suffisamment enviable pour devoir être tenté.
27 Le processus de maturation qui fait de l’enfant un adulte, sujet de son histoire, implique un travail psychique qui se déroule tout au long de ces années, entre la naissance et l’adolescence. Savoir être seul et pouvoir s’ennuyer sans se perdre dans le vide de sa pensée, permet ce travail psychique. L’ennui n’est pas si improductif qu’il y paraît. Le travail psychique de l’ennui est à l’œuvre tout particulièrement au moment de l’adolescence. La création d’un être nouveau qui subit une véritable métamorphose de l’identité [4] prend du temps et consomme de l’énergie psychique. La métaphore de la métamorphose trouve ici toute sa pertinence. Que fait donc la larve dans sa chrysalide, en attendant de devenir un joli papillon ? S’ennuie-t-elle ?
28 Elle est, en tout cas, bien seule, solitude qu’il convient de respecter. Il ne sert à rien d’aller au-devant du désir des adolescents. Cela leur évite précisément de se poser la question de ce qu’ils veulent, question qui devient fondamentale pour exister en tant que personne à part entière. Les parents devraient pouvoir ne pas hésiter à refermer doucement la porte de leur chambre en se disant : « Chut ! les enfants s’ennuient. »
Mots-clés éditeurs : dépression, capacité à être seul, désir, ennui, travail psychique
Mise en ligne 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/lett.060.0025Notes
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[*]
Roger Teboul, psychiatre des hôpitaux, responsable de l’unité ado 93 du chi de Montreuil, eps de Ville-Evrard.
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[1]
Ce texte reprend, d’un point de vue psychodynamique, les propos d’un petit livre à l’adresse des parents et des enfants : R. Teboul, Je m’ennuie !, Paris, Louis Audibert, 1993.
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[2]
A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.
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[3]
R. Teboul, « Adolescence – initiation – séparation », Les séparations, Service d’études de Vaucresson (cnfepjj), 1990, p. 71-92.
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[4]
Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, « Métamorphoses de l’identité », 6, Grenoble, La Pensée sauvage, 1986.