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Article de revue

La fabrique du corps royal : les maximes d'éducation pour le jeune Louis xiv

Pages 115 à 122

Notes

  • [*]
    Stanis Perez, historien du corps, membre de la Société internationale d’histoire de la médecine.
  • [1]
    Maximes d’éducation et direction puerile. Des devotions, meurs, actions, occupations, divertissemens, jeux et petit estude de Monseigneur le Daufin jusques a l’aage de sept ans (Bibliothèque nationale de France : manuscrit français 19043, 175 feuillets autographes, reliure aux armes d’Anne d’Autriche). L’orthographe originale a été conservée pour le titre, elle sera modernisée ainsi que certaines tournures dans les citations à suivre.
  • [2]
    C’est ce qu’avait étudié Philippe Ariès dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime Paris, Plon, 1960.
  • [3]
    Quoiqu’elle néglige un peu le petit corps des privilégiés, l’étude de Mark Motley fait référence : Becoming a French Aristocrat. The Education of the Court Nobility. 1580-1715, Princeton University Press, 1990. Bonne bibliographie, en français et en anglais, dans Colin Heywood, A History of Childhood. Children and Childhood in the West from Medieval to Modern Times, Cambridge, Polity Press, 2001, p. 217 s.
  • [4]
    E. Berriot-Salvadore, « L’enfant dans le discours médical de la Renaissance », Autour de l’enfance, Biarritz, Atlantica, 1999, p. 93-114.
  • [5]
    Laissons de côté le Codicille d’or destiné à Charles Quint et retenons plutôt La civilité morale des enfants (traduction française par Cl. Hardy, Paris, J. Sara, 1613), référence pour ce que Norbert Elias appelait la « civilisation des mœurs ». Selon nous, en fait de « civilisation » le processus relève plus banalement d’une éducation du corps à la mode néo-stoïcienne.
  • [6]
    Retenons surtout l’important ouvrage de Simon de Vallambert : Cinq Livres de la maniere de nourrir et gouverner les enfans des leur naissance (Poitiers, De Marnesz, 1565). À partir du septième anniversaire, l’éducation, jusque-là confiée exclusivement aux femmes, relève désormais des hommes.
  • [7]
    Fol. 31 r°.
  • [8]
    Fol. 28 r°. Sur cette conception, des plus communes à l’époque, voir Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1985, p. 68-90.
  • [9]
    Louis XIII avait aussi souffert, dans sa tendre enfance, de dartres ainsi que de différentes formes d’eczéma et d’affections cutanées. Héroard l’a noté dans son Journal (Journal de Jean Héroard, M. Foisil (éd.), Paris, Fayard, 1989, notamment I, p. 387, 391, 411, 1129 et 1155).
  • [10]
    Fol. 29 v° et 30 r°.
  • [11]
    Fol. 22 v°.
  • [12]
    Ff. 26-27 r°.
  • [13]
    Fol. 59. Plusieurs documents attestent du goût prononcé du jeune Louis pour la danse.
  • [14]
    La Maison academique, Paris, E. Loyson, 1659, p. 114 (l’orthographe originale a été conservée). Admirer, au château d’Amboise, l’attendrissant portrait de Louis xiv enfant en tenue de jeu de paume avec une raquette et un volant (reproduit dans Jeu des rois, roi des jeux. Le jeu de paume en France, catalogue de l’exposition de Fontainebleau, rmn, 2002). Voir E. Belmas, « Jeu et civilisation des mœurs : le jeu de paume à Paris du xvie au xviiie siècle », Ludica, Trévise, mars 1997, p. 162-173.
  • [15]
    C’est vraiment le prototype de l’homme de pouvoir aux xvie et xviie siècles. Voir le portrait où le jeune Louis xiv est revêtu d’une armure qu’égaye un majestueux col en dentelle retenant un petit bouquet (Joseph Werner, Louis xiv, château de Versailles ; peinture reproduite dans Le xviie siècle, J. Truchet (dir.), Paris, Berger-Levrault, 1992, p. 24).
  • [16]
    Au cours de ses sept premières années, Louis xiv a eu deux médecins spécifiquement attachés à sa personne : Jacques Cousinot, mort en 1646, puis François Vautier, mort en 1652 et remplacé par Antoine Vallot, celui-là même qui débutera la rédaction du fameux Journal de santé de Louis xiv (réédition sous ma responsabilité aux éditions Jérôme Millon, Grenoble, 2004).
  • [17]
    Fol. 33 v°.
  • [18]
    Lorsqu’il parle des reins, il peut aussi faire allusion aux organes génitaux du garçonnet. La raison est simple : Louis xiii passait pour impuissant avant la naissance de Louis-Dieudonné et beaucoup craignaient que le père n’ait transmis à son fils quelque tare l’empêchant plus tard de procréer. Voir l’étonnant traité consacré aux maladies héréditaires et qui s’intéresse tout particulièrement au cas de Louis xiii : Brevis dissertatio de morbis hoereditariis, auctore Roberto Lyonnet […], Paris, G. Meturas, 1647, notamment p. 46-47.
  • [19]
    Voir Daniel Roche, « Le temps de l’eau rare », Annales esc, 1984, n° 2 ; repris dans son Histoire des choses banales. Naissance de la consommation (xviie-xixe siècle), Paris, Fayard, 1997, p. 151-182.
  • [20]
    Fol. 41 v°.
  • [21]
    Fol. 95.
  • [22]
    Louis xiv était sujet à des migraines « que lui avoit causé un grand usage de parfums autrefois, tellement qu’il y avoit bien des années, excepté l’odeur de la fleur d’orange, il n’en pouvoit souffrir aucune […] » : Saint-Simon, Mémoires, G. Truc (éd.), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, IV, p. 1086.
  • [23]
    Fol. 97 v°.

1 Jusque dans les années 1970, les historiens ont cru que, dans le passé, les enfants faisaient l’objet d’une certaine indifférence en matière de soins quotidiens et d’hygiène de vie. Cette conception pessimiste s’appuyait sur une vision réductrice considérant comme épouvantables les conditions d’éducation des plus jeunes. Le terrible emmaillotement limitant les mouvements du nourrisson et la traumatisante mise en nourrice semblaient cautionner la théorie d’une disette affective évoluant au détour du xviie siècle [2]. Sous la plume de nombreux auteurs, l’enfant de l’Ancien Régime, avant d’atteindre l’âge de raison et par là même le début d’une véritable socialisation, ressemblait à une petite créature aussi fragile qu’embarrassante.

2 Pourtant, bien des documents révèlent que les us et coutumes en matière d’éducation des plus jeunes dépassent cette mise à l’écart qu’une forte mortalité infantile expliquerait un peu trop rapidement. Dans les foyers privilégiés, mais pas seulement, l’enfant faisait l’objet de soins spécifiques à sa condition sociale à venir [3].

3 Le faible nombre de traités de puériculture ou d’éducation des jeunes enfants a fait croire à une absence d’intérêt pour leur corps [4]. En réalité, on soignait les petits à la manière des grands, mises à part quelques recommandations éparses dans les traités médicaux. Ainsi, Gui Patin, célèbre médecin du début du xviie siècle, pouvait s’enorgueillir d’avoir pratiqué une saignée sur un bébé de quelques jours. Dans l’aristocratie, les enfants de princes ou de rois attiraient sur eux la bienveillance d’auteurs déterminés à offrir leurs services aux têtes couronnées afin qu’elles puissent élever leurs rejetons plus ou moins légitimes. Pourtant, force est de constater que dans ces traités intitulés Institution du Prince, les considérations touchant au corps sont fort rares, l’œuvre d’Erasme faisant un peu exception [5].

4 Avec le dauphin Louis-Dieudonné, futur Louis xiv, les choses furent d’autant plus différentes que sa naissance tarda à venir et que le nourrisson fut malade dès ses premiers mois. La piètre condition physique de Louis xiii avait multiplié les craintes d’une mort sans descendance, synonyme de troubles de succession. L’heureux événement de septembre 1638 justifia ainsi un regain d’intérêt pour un petit bébé dont la santé garantissait la tranquillité du royaume.

5 Un anonyme a rédigé, au tout début des années 1640, un traité présenté et offert à la reine Anne d’Autriche, mère d’un garçon appelé à régner sur la France jusqu’en 1715. S’inspirant d’une courte bibliographie sur les soins destinés aux enfants n’ayant pas encore atteint leur septième année [6], l’auteur a légué à la postérité un document exceptionnel par son contenu et son destinataire. Il y développe, avec érudition et non sans affection, un projet d’éducation et de « direction puérile », comme il l’écrit, participant à la fabrication d’un corps royal, celui d’un garçonnet promis à un destin hors du commun.

L’apparence de l’enfant-roi : entre propreté et apprentissage de la vie de cour

6 La société des princes est tributaire d’une mise en scène du quotidien relevant autant d’une recherche de prestige que d’un respect de bienséances multiples. Raison de plus pour soigner son apparence, dès les premières années. Loin des poncifs, aussi faux que répandus, sur l’absence de toilette, le corps de l’enfant royal n’est pas laissé à l’abandon, les conceptions médicales classiques ne parvenant pas à proscrire tout à fait l’usage de l’eau.

7 L’auteur des Maximes incite ainsi à laver les mains du petit prince, pratique que l’adulte continuera jusqu’à sa mort. La justification mérite d’être citée : « La propreté est une qualité bien recommandable à un jeune prince, c’est pourquoi Son Altesse Royale ayant terminé de se vêtir, on lui donnera à laver les mains avec une serviette mouillée d’eau de fontaine ou avec une aiguière et bassin [7] […]. » Il pourra aussi se préoccuper de ses yeux ou de son visage avant de se nettoyer les ongles. Ces indications sont importantes car elles soulignent parfaitement l’exigence en termes de présentation, ces prescriptions relevant autant de l’hygiène (malgré ses failles) que d’une incorporation par l’enfant d’un ensemble de pratiques destinées à rendre son extérieur plus « propre ». Ce terme acquiert ici tout son sens car il change de signification au cours du grand siècle passant de « adéquat » (une tenue propre est celle qui correspond bien à la qualité de celui qui la porte) à celle de « net » comme dans l’emploi actuel. Surveillant son apparence corporelle, les domestiques et les proches du dauphin lui apprennent à jouer son rôle et l’habituent parallèlement à la propreté des parties visibles de son corps.

8 Il en va de même pour la tête et pour la chevelure. Les linges de couleur blanche font office de savon : « […] qu’il y ait toujours une coiffe de laine bien blanche et délicate, laquelle attirera toutes les humidités et saletés que la tête de Son Altesse Royale pourra produire par la corruption de la chaleur naturelle retenue par son bonnet [8]. » Si le tissu ne peut tout absorber, on aidera la nature de la façon suivante : « Le vrai secret en de pareilles occasions est de laisser faire et aider doucement la nature à se décharger, il faut rafraîchir ordinairement par de petits bouillons ces jeunes corps et quant à l’extérieur n’appliquer rien qu’en cas de douleurs […]. » Fidèle à une tradition hippocratique rivée au système binaire chaud/froid, sec/humide, l’auteur suggère aussi l’usage de l’huile d’olive vierge afin de ramollir les croûtes de lait ou les galles susceptibles de gêner l’enfant [9].

9 Ces conseils renvoient aussi à des pratiques dont on ne soupçonnait pas l’existence : le texte tente ainsi de dissuader la reine de faire porter une perruque à son fils (ce n’était pas vraiment la mode) ou de lui teindre les cheveux, les substances utilisées risquant de causer rhumes et fluxions en tout genre [10]. La chevelure fait l’objet de soins attentifs et, pour que ses cheveux ne se partagent pas, on propose de laver les peignes utilisés avec de la lessive de cendre de sarment additionnée de racine de lierre. Ces instruments seront de bois et non d’ivoire ou d’écaille de tortue afin de détacher correctement la crasse et la graisse du cuir chevelu.

10 S’il ne dit mot de l’emmaillotement du bébé (Louis a dû franchir cette étape au moment où l’auteur prend la plume, en tout cas, de nombreuses gravures attestent de la pratique), le pédagogue insiste sur les vêtements de l’enfant. Ils doivent être propres et bien ajustés et « au nom de Dieu (sic !) qu’on ne presse son corps. Il ne faut ni qu’il nage en ses habits ni aussi qu’ils lui soient un étui qui le presse et serre incessamment car ils lui gâteraient les reins [11]. » Ce bref passage développe une conception assez neuve pour l’époque en demeurant attentive aux premiers mouvements de l’enfant. La mention du risque de maladie rénale vient sans doute à l’appui d’une exhortation allant contre la mode qui, depuis la Renaissance, était aux habits serrés. Le maintien du roi suppose la présence de bons talons à des chaussures qui ne doivent être ni trop larges, ni trop étroites. On évitera les bottines même si, en visite à la Cour, l’auteur des Maximes a remarqué que le petit dauphin en portait souvent. Des mules conviendront au délassement des pieds en fin de journée [12].

11 C’est que l’apprentissage de la danse est une nécessité pour qui veut évoluer dans le beau monde. On s’y attelle très jeune dans la noblesse et même dans la bourgeoisie à l’exemple de Descartes. Aussi, le roi Louis xiv a marqué la mémoire de nombreux courtisans par son agilité au son des violons. Nécessité fait loi et la plupart des auteurs sont allés de leur compliment pour ce divertissement aux effets salutaires. La danse « met bien le corps, le rend agile, léger et dispos à tous les exercices, elle délie les jambes, raffine l’oreille, réjouit l’âme, élève l’esprit, soulève la mélancolie, aide à la digestion des mauvaises humeurs et des viandes ; enfin, est salutaire au corps mais pratiquée le matin avant le dîner [13] […]. »

12 Il en va de même des activités sportives qui préparent à la guerre et à un certain endurcissement. Le désir d’acquérir à terme une gestuelle étudiée n’est pas secondaire. Le jeu de paume est alors le sport le plus à la mode et Louis xiv n’y renoncera qu’après ses premiers accès de goutte aux alentours de 1685. Il n’est pas étonnant que l’auteur conseille ce jeu, à l’inverse de la chasse et de la pêche, en s’inscrivant dans la continuité de bien des traités : « Car l’exercice du jeu [de paume] deuëment fait […] eschauffe le corps et les membres, purge les humeurs superfluës et estranges, en les faisant évaporer, fortifie les facultez naturelles, éclaircit et réjoüyt l’esprit [14] […] ».

13 Cette série de recommandations à la précision redoutable brosse le portrait de ce que devrait être le corps d’un petit garçon promis à l’exercice du pouvoir monarchique. Ce corps sera à la fois celui d’un courtisan gracieux et d’un guerrier robuste, celui d’un homme soucieux de son allure et d’un stratège capable de supporter les fatigues de la guerre [15]. Inaugurée au berceau, cette attention favorise l’équilibre entre les exigences de la bienséance et le respect du corps libre du jeune enfant. Cette pédagogie princière intègre complètement le rôle social de l’individu en devenir et le respect de son corps propre.

La construction du corps par le régime

14 À partir du sevrage se pose la question du régime alimentaire du jeune enfant. La médecine classique est d’autant plus à même de s’intéresser à la diététique qu’elle assimile le sang à une production du foie. La nutrition et la digestion sont tenues par conséquent comme lourdement responsables de la bonne ou mauvaise santé de chacun. Si les précautions, quant aux choix des nourrices, sont bien connues, on est moins bien renseigné sur les aliments jugés propices à un bon développement.

15 L’usage, souvent désastreux de conséquence, était de donner à l’enfant la même nourriture que celle de ses parents en diminuant simplement la portion. Ceci posait d’autant plus de problèmes dans les familles aristocratiques que celles-ci étaient habituées à consommer des mets compliqués : viandes faisandées, volailles farcies et autres plats indigestes faisaient le quotidien de ces tables opulentes et dépensières.

16 Heureusement, l’auteur des précieuses Maximes a pris soin de définir un régime « adapté » à l’âge et à la condition du petit Louis. Le matin, le petit déjeuner se limitera à un peu de pain, à moins que le médecin du dauphin [16] n’en décide autrement : « Je sais bien que le déjeuner des Grands, en France, se compose de beurre et d’œuf frais. Aussi, le médecin de sar en ordonnera selon sa volonté [17]. » Songeant aux reins du garçonnet, l’auteur proscrit ces aliments [18]. Les repas seront de mouton, de veau ou de volaille et la boisson pourra comporter un peu d’eau arrosée d’un filet de vin. On ne s’étonnera qu’à moitié en apprenant qu’il déconseille de boire de l’eau pure. Elle favoriserait les excès d’appétit voire l’hydropisie, une maladie très répandue à l’époque. C’est aussi une manière de limiter l’usage d’une eau qui n’a de pure que le nom [19].

17 On diminuera le nombre de bouillons et, pour le goûter, un fruit cuit suffira. Les confitures (entendons, les fruits confits) ne sont pas les bienvenues : « Elles lui sont défendues sévèrement et avec raison car le sucre, qui est en si grande vogue dans la population, est chaud, sec et propice à la mélancolie quand il est extrêmement ramolli [20]. »

18 Il est notable que l’auteur, dans chacune de ses remarques, vise au bien-être de son auguste destinataire, en l’occurrence le petit Louis. L’objectif du traité est le suivant : protéger et favoriser la vie du dauphin en lui reconnaissant un corps bien à lui, objet de soins multiples et d’une attention de tous les instants. Quel est ce corps ? Un corps qui doit être nourri, nettoyé, choyé ; un corps à vêtir et à parer lorsqu’il monte sur la scène du pouvoir courtisan ; un corps qui est exposé à bien des maux et qui nécessite, dès lors, d’être surveillé par une gouvernante, un médecin et des domestiques placés sous l’autorité d’Anne d’Autriche.

19 La surveillance dont le petit Louis fait l’objet va de pair avec la protection qui lui est due. On craint pour sa vie et c’est de cette crainte que naissent, dans l’esprit de l’auteur, des précautions qu’on tiendrait pour des digressions si l’on oubliait qu’il s’agit de la santé d’un futur roi. Cette appréhension, atteignant une méticulosité presque excessive, transparaît alors qu’est abordé le chapitre des bouquets et des fleurs destinés à l’enfant. Susceptibles de transmettre des maladies par leur odeur forte, les roses seront évitées. Il ne faut pas attacher de bouquet sur l’estomac et l’odeur de la fleur d’oranger sera la plus salutaire de toutes car elle « réjouit le cœur, combat la putréfaction, conforte le cerveau, fortifie l’odorat et convient à son sar[21]. »

20 Il est intéressant de retrouver ici la première allusion au goût prononcé de Louis xiv pour le parfum de la fleur d’oranger, bien avant que l’atmosphère de la galerie des Glaces ne soit allégée par la présence des arbustes eux-mêmes. Des années plus tard, Saint-Simon avouera que le roi abusait volontiers, dans sa jeunesse, des odeurs fortes, preuve que l’avertissement de l’auteur du traité n’a pas été entendu [22]. Il écrivait pourtant : « Les odeurs sont extrêmement mauvaises, je dis même nuisibles aux bilieux de la complexion et du tempérament de la Reine [23]. » Sans l’avouer tout à fait, l’odeur forte qui inquiète l’auteur dissimule peut-être celle du poison masquée par quelques fleurs au parfum trompeur.

21 C’est d’autant plus crédible que quelques feuillets plus loin, la gouvernante, Madame de Lansac, voit sa fonction résumée par cette expression imagée : tenir la clef de la bouche du petit garçon. Ce n’est pas la gloutonnerie qui inquiète ce courtisan suspicieux mais plutôt les tentatives d’empoisonnement qui pourrait viser un petit être naturellement attiré par un panier de fruits abandonné dans sa chambre. Gardons en mémoire, à la décharge de l’auteur, que tous les mets présentés à la table royale étaient préalablement goûtés par un domestique. Louis xiv a toujours respecté cette mesure de précaution inaugurée dès sa tendre enfance.

22 S’il convient de protéger l’enfant contre sa voracité, les Maximes ont voulu ajouter à cette règle, la nécessité de sélectionner les mets, les friandises et les autres objets entrant en contact avec son corps. Par là même, cette surveillance que l’auteur voudrait de tous les instants, entraîne un cloisonnement du corps d’avec le monde qui entoure l’enfant. On reconnaît ici un principe fondamental dans la construction du corps pour soi, celui qui contribue à la mise à distance des objets et des personnes. Cette régulation de l’alimentation, des activités et des loisirs définit un régime de vie, élément primordial dans le discours médical classique. Ce régime cherche à déterminer un point d’équilibre entre les exigences de la vie sociale, le respect des mécanismes corporels et une épargne en faveur de la résistance physique en un temps où le moindre des maux peut s’avérer fatal.

Conclusion

23 Les Maximes d’éducation destinées à l’éducation du jeune Louis xiv n’ont jamais été publiées. Elles n’avaient pas à l’être puisque l’auteur s’adressait à la reine et, implicitement, aux responsables de la santé du dauphin. Le traité innove en cela qu’il associe les recommandations touchant au corps à un contenu plus classique sur la vertu, la raison d’État et ce qu’un prince doit savoir pour éviter de devenir un « âne couronné ».

24 Mais le problème récurrent avec ce genre de document est celui de son utilisation puis de son impact. L’état de conservation du manuscrit révèle une lecture parcimonieuse. Ce texte renvoie-t-il au corps réel du dauphin ou à une image factice qu’idéalise un exercice de style ? En fait, au-delà de son style classique et d’une indéniable influence italienne, le traité met en scène des personnages côtoyés par un auteur familier du Louvre, du dauphin et de tous ses proches. Les Maximes sont donc suffisamment fiables pour reconstituer un quotidien par ailleurs mal connu. En filigrane, transparaît enfin une petite enfance surchargée, dans le texte, d’interdits, de devoirs et de précautions. Mais il n’y a pas de raison de penser que les pratiques mentionnées n’aient jamais existé. L’endurance et la robustesse du roi, à l’âge adulte, renvoient sans doute à cette éducation soignée aussi attentive à la santé du corps qu’aux nécessités de la vie de cour.

L’on put voir alors un enfant grand de corps, gros d’ossements, fort musculeux, bien nourri […] tout ce que l’on peut penser pour cette petite âge […] les poils de l’oreille et la forme du pied se trouvent être de même au Roi son père. Je lui fis laver tout le corps de vin vermeil mêlé avec de l’huile rosat. Pendant tout cela il cria fort peu, mais par son cri fit bien paraître la force de ses poumons, ne criant point en enfant, qui est une des choses plus remarquables en lui.
Extraits du journal d’Heroard, dans L’enfant. Nouvelle revue de psychanalyse, n° 19, printemps 1979.
Lire Isadora Duncan ou L’amant de Lady Chatterley est une chose, l’expérience personnelle, une autre. De toute façon, il y a toujours des points de suspension dans les romans quand arrive ce que vous cherchez à savoir. Un jour où j’interrogeais ma mère sur les réalités du sexe, elle m’a demandé de la suivre derrière le houx argenté du jardin et m’a dit avec sa sublime simplicité : « Le sexe, ma chérie, c’est là où tu t’assieds. » J’ai donc été obligée de lire certains ouvrages d’initiation, et ce que j’y ai découvert m’a paru aussi déprimant qu’incroyable.
Carson MacCullers, Illuminations et nuits blanches, 10/18, 2001.

Mots-clés éditeurs : corps, Louis XIV, histoire, pédagogie, protection

Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/lett.058.0115

Notes

  • [*]
    Stanis Perez, historien du corps, membre de la Société internationale d’histoire de la médecine.
  • [1]
    Maximes d’éducation et direction puerile. Des devotions, meurs, actions, occupations, divertissemens, jeux et petit estude de Monseigneur le Daufin jusques a l’aage de sept ans (Bibliothèque nationale de France : manuscrit français 19043, 175 feuillets autographes, reliure aux armes d’Anne d’Autriche). L’orthographe originale a été conservée pour le titre, elle sera modernisée ainsi que certaines tournures dans les citations à suivre.
  • [2]
    C’est ce qu’avait étudié Philippe Ariès dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime Paris, Plon, 1960.
  • [3]
    Quoiqu’elle néglige un peu le petit corps des privilégiés, l’étude de Mark Motley fait référence : Becoming a French Aristocrat. The Education of the Court Nobility. 1580-1715, Princeton University Press, 1990. Bonne bibliographie, en français et en anglais, dans Colin Heywood, A History of Childhood. Children and Childhood in the West from Medieval to Modern Times, Cambridge, Polity Press, 2001, p. 217 s.
  • [4]
    E. Berriot-Salvadore, « L’enfant dans le discours médical de la Renaissance », Autour de l’enfance, Biarritz, Atlantica, 1999, p. 93-114.
  • [5]
    Laissons de côté le Codicille d’or destiné à Charles Quint et retenons plutôt La civilité morale des enfants (traduction française par Cl. Hardy, Paris, J. Sara, 1613), référence pour ce que Norbert Elias appelait la « civilisation des mœurs ». Selon nous, en fait de « civilisation » le processus relève plus banalement d’une éducation du corps à la mode néo-stoïcienne.
  • [6]
    Retenons surtout l’important ouvrage de Simon de Vallambert : Cinq Livres de la maniere de nourrir et gouverner les enfans des leur naissance (Poitiers, De Marnesz, 1565). À partir du septième anniversaire, l’éducation, jusque-là confiée exclusivement aux femmes, relève désormais des hommes.
  • [7]
    Fol. 31 r°.
  • [8]
    Fol. 28 r°. Sur cette conception, des plus communes à l’époque, voir Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1985, p. 68-90.
  • [9]
    Louis XIII avait aussi souffert, dans sa tendre enfance, de dartres ainsi que de différentes formes d’eczéma et d’affections cutanées. Héroard l’a noté dans son Journal (Journal de Jean Héroard, M. Foisil (éd.), Paris, Fayard, 1989, notamment I, p. 387, 391, 411, 1129 et 1155).
  • [10]
    Fol. 29 v° et 30 r°.
  • [11]
    Fol. 22 v°.
  • [12]
    Ff. 26-27 r°.
  • [13]
    Fol. 59. Plusieurs documents attestent du goût prononcé du jeune Louis pour la danse.
  • [14]
    La Maison academique, Paris, E. Loyson, 1659, p. 114 (l’orthographe originale a été conservée). Admirer, au château d’Amboise, l’attendrissant portrait de Louis xiv enfant en tenue de jeu de paume avec une raquette et un volant (reproduit dans Jeu des rois, roi des jeux. Le jeu de paume en France, catalogue de l’exposition de Fontainebleau, rmn, 2002). Voir E. Belmas, « Jeu et civilisation des mœurs : le jeu de paume à Paris du xvie au xviiie siècle », Ludica, Trévise, mars 1997, p. 162-173.
  • [15]
    C’est vraiment le prototype de l’homme de pouvoir aux xvie et xviie siècles. Voir le portrait où le jeune Louis xiv est revêtu d’une armure qu’égaye un majestueux col en dentelle retenant un petit bouquet (Joseph Werner, Louis xiv, château de Versailles ; peinture reproduite dans Le xviie siècle, J. Truchet (dir.), Paris, Berger-Levrault, 1992, p. 24).
  • [16]
    Au cours de ses sept premières années, Louis xiv a eu deux médecins spécifiquement attachés à sa personne : Jacques Cousinot, mort en 1646, puis François Vautier, mort en 1652 et remplacé par Antoine Vallot, celui-là même qui débutera la rédaction du fameux Journal de santé de Louis xiv (réédition sous ma responsabilité aux éditions Jérôme Millon, Grenoble, 2004).
  • [17]
    Fol. 33 v°.
  • [18]
    Lorsqu’il parle des reins, il peut aussi faire allusion aux organes génitaux du garçonnet. La raison est simple : Louis xiii passait pour impuissant avant la naissance de Louis-Dieudonné et beaucoup craignaient que le père n’ait transmis à son fils quelque tare l’empêchant plus tard de procréer. Voir l’étonnant traité consacré aux maladies héréditaires et qui s’intéresse tout particulièrement au cas de Louis xiii : Brevis dissertatio de morbis hoereditariis, auctore Roberto Lyonnet […], Paris, G. Meturas, 1647, notamment p. 46-47.
  • [19]
    Voir Daniel Roche, « Le temps de l’eau rare », Annales esc, 1984, n° 2 ; repris dans son Histoire des choses banales. Naissance de la consommation (xviie-xixe siècle), Paris, Fayard, 1997, p. 151-182.
  • [20]
    Fol. 41 v°.
  • [21]
    Fol. 95.
  • [22]
    Louis xiv était sujet à des migraines « que lui avoit causé un grand usage de parfums autrefois, tellement qu’il y avoit bien des années, excepté l’odeur de la fleur d’orange, il n’en pouvoit souffrir aucune […] » : Saint-Simon, Mémoires, G. Truc (éd.), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, IV, p. 1086.
  • [23]
    Fol. 97 v°.

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Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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