Couverture de SEVE_052

Article de revue

Les associations de patients aux États-Unis : un contre-pouvoir ?

Pages 81 à 88

Notes

  • [1]
  • [2]
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    J.S. Hacker, The Divided Welfare State: The Battle Over Public and Private Social Benefits in the United States, Cambridge University Press, 2002 ; J. Quadagno, One Nation, Uninsured: Why the US Has no National Health Insurance, Oxford University Press, 2006 ; C. Gordon, Dead on Arrival: The Politics of Health Care in Twentieth-Century America, Princeton University Press, 2009.
  • [5]
    S. Epstein. Impure Science: AIDS, Activism, and the Politics of Knowledge, University of California Press, 1996.
  • [6]
    J.H. Hibbard et al., « Development and testing of a short form of the patient activation measure », Health Services Research, 40, 6, 1918-1930, 2005 ; « Do increases in patient activation result in improved self-management behaviors ? », Health Services Research, 42, 4, 1443-1463, 2007 ; J. Chen et al., « Personalized strategies to activate and empower patients in health care and reduce health disparities », Health Education & Behavior, 43, 1, 25-34, 2016.
  • [7]
    R. Grob, « The heart of patient-centered care », Journal of Health Politics, Policy and Law, 38, 2, 457-465, 2013.
  • [8]
    S. Epstein. Impure Science…, op. cit.
  • [9]
    R.M. Packard, Emerging Illnesses and Society : Negotiating the Public Health Agenda, JHU Press, 2004 ; B. Hoffman et al. (dir.), Patients as Policy Actors: A Century of Changing Markets and Missions, Rutgers University Press, 2011.
  • [10]
    C. Talley, « The combined efforts of community and science: American culture, patient activism, and the multiple sclerosis movement in the United States », in: R.M. Packard, Emerging Illnesses and Society, op. cit, p. 39-70.
  • [11]
    J.C. Petersen, G.E. Markle, « Expansion of conflict in cancer controversies », Research in Social Movements, Conflict and Change, 4, 151-169, 1981.
  • [12]
    J.C. Petersen (dir.), Citizen Participation in Science Policy, University of Massachusetts Press, 1984.
  • [13]
    B.H. Lerner, The Breast Cancer Wars: Hope, Fear, and the Pursuit of a Cure in Twentieth-Century America, Oxford University Press, 2003.
  • [14]
    S. King, « Pink Ribbons Inc : breast cancer activism and the politics of philanthropy », International Journal of Qualitative Studies in Education, 17, 4, 473-492, 2004.
  • [15]
    8. S. Epstein. Impure Science…, op. cit.
  • [16]
    A. Grimaldi, « Les différents habits de l’“expert profane” », Les Tribunes de la santé, n° 27, été 2010, p. 91-100.
  • [17]
    A. Dockser Marcus, « The power of us: a new approach to advocacy for rare cancer », in : B. Hoffman et al. (dir.), Patients as Policy Actors…, op. cit.
  • [18]
    T.R. Marmor, The Politics of Medicare, Transaction Publishers, 1970.
  • [19]
    B. Hoffman, Health Care for Some: Rights and Rationing in the United States since 1930, University of Chicago Press, 2012.
  • [20]
    S. Morgen, Into Our Own Hands: The Women’s Health Movement in the United States, 1969-1990, Rutgers University Press, 2002.
  • [21]
    F.H. Nichols, « History of the women’s health movement in the 20th century », J. Obstetric, Gynecologic, & Neonatal Nursing, 29, 1, 56-64, 2000.
  • [22]
    N. Tomes, « Patients or healthcare consumers? Why the history of contested terms matters », in : R.A. Stevens, C.E. Rosenberg, L.R. Burns (dir.), History and Health Policy in the United States : Putting the Past Back In, Rutgers University Press, 2006, p. 83-110.
  • [23]
    N. Tomes, « From outsiders to insiders: the consumer-survivor movement and its impact on US mental health policy », in : B.R. Hoffman et al. (dir.), Patients as Policy Actors: A Century of Changing Markets and Missions, Rutgers University Press, 2011.
  • [24]
    R.J. Blendon et al., « Understanding the managed care backlash », Health Affairs, 17, 4, 80-94, 1998.
  • [25]
    Pour un résumé des principales mesures de l’Affordable Care Act, voir notamment : http://kff.org/health-reform/fact-sheet/summary-of-the-affordable-care-act/
  • [26]
    M.L. Millenson, « Building patient-centeredness in the real world: the engaged patient and the accountable care organization », Washington, Health Quality Advisors with the National Partnership for Women & Families, 2013.
  • [27]
    P. Lascoumes, « L’usager dans le système de santé : réformateur social ou fiction utile ? », Politiques et management public, 25, 2, 129-144, 2007 ; R. Grob, « The heart of patient-centered care », art. cité ; J.L. Hobbs, « A dimensional analysis of patient-centered care », Nursing Research, 58, 1, 52-62, 2009.
  • [28]
    B. Hoffman, Health Care for Some…, op. cit.

1Aux États-Unis, les associations de patients sont nombreuses et représentent une composante importante du système de santé. Le National Institutes of Health (NIH) en recense plus de trois cents au niveau national [1], et il faut ajouter à ce nombre une myriade d’organisations de petite taille actives localement, ce qui porterait leur nombre à plus de 30 000 selon le think tank Urban Institute [2]. Elles représentent aussi un poids économique important, estimé à plus de 160 milliards de dollars [3]. Ces organisations sont très variées, allant de simples groupes de soutien de quelques dizaines d’adhérents à d’immenses associations regroupant des centaines de milliers de membres. Les plus importantes d’entre elles bénéficient de ressources financières considérables et sont des acteurs majeurs de la recherche scientifique et médicale. L’American Cancer Society a un budget de plus de 1,9 milliard de dollars, l’American Heart Association de 1,2 milliard, l’American Alzheimer Association bénéficie de ressources de près de 360 millions de dollars ou encore l’Aids Health Care Association de 227 milliards.

2Pour autant, les patients en tant qu’acteur collectif furent longtemps relativement négligés par la science et la sociologie politiques, dont les recherches se portaient en priorité sur d’autres groupes comme l’American Medical Association, l’American Hospital Association et la puissante Health Insurance Association of America, qui ont eu une influence déterminante sur la trajectoire des politiques de santé américaines [4]. Mais les associations de patients représentent une force politique dont l’influence a grandi depuis les années 1970, à mesure que les mobilisations sociales dans le secteur de la santé se sont organisées et sont devenues plus visibles. Elles ont connu une croissance rapide et ont eu un impact réel sur l’orientation et le financement de la recherche médicale, la défense des droits des patients et des usagers et l’identification et la reconnaissance de nouvelles maladies. Certaines de ces mobilisations ont été de grandes réussites. On pense au mouvement Act Up dans les années 1980 et 1990, qui a renouvelé le militantisme dans le domaine de la santé par des actions de protestation très médiatisées, qui ont permis de rendre audible la voix des malades du sida dans les débats scientifiques [5]. Depuis une dizaine d’années, les patients et les usagers du système de santé sont de plus en plus mobilisés dans les discours publics et apparaissent plus visibles sur la scène publique et politique. Ils sont une dimension importante des débats contemporains, le thème de l’« activation des patients » est au cœur des réformes des systèmes de santé, aux États-Unis et ailleurs [6]. Tant en Europe qu’aux États-Unis, les récentes réformes des politiques de santé se donnent pour priorité de davantage « centrer le système de santé sur les patients » [7]. Est-ce à dire que le poids politique des patients dans le système de santé américain s’est renforcé et que les patients constituent un contre-pouvoir face au monde médical et aux assurances ?

3Cet article propose une introduction aux mobilisations et associations de patients aux États-Unis. Il s’intéresse à l’influence de ces organisations sur les politiques de santé, mais aussi aux limites de leurs actions et aux défis qui s’élèvent sur la route d’une véritable démocratie de la santé. Nous nous intéressons à la fois aux associations de patients ciblées sur des maladies spécifiques pour faire avancer la recherche médicale et promouvoir les intérêts des malades atteints par ces pathologies spécifiques (1) et aux associations plus protestataires dénonçant les dysfonctionnements du système de santé américain, défendant les droits des patients et usagers, au premier rang desquels figurent une couverture maladie universelle et le droit à recevoir un traitement en fonction de leurs besoins et non de leur capacité à payer (2).

Se mobiliser pour faire avancer la recherche médicale

4Les États-Unis ont une tradition relativement ancienne d’associations de patients. Les premières ont émergé durant la première moitié du XXe siècle et se présentaient comme des groupes volontaires de soutien aux patients et à leurs familles dans l’expérience d’une maladie commune [8]. On peut ainsi évoquer la National Tuberculosis Association, créée en 1904 et devenue depuis l’American Lung Association, l’American Society for the Control of Cancer, créée en 1913, devenue en 1945 l’American Cancer Society, et encore l’association March of Dime, fondée par le président Roosevelt en 1938 pour éradiquer la poliomyélite, et qui aujourd’hui a élargi son action à la promotion de la santé maternelle et infantile. Réalisant des campagnes d’information du public, proposant des forums de discussion et de soutien aux malades et à leur entourage et collectant des fonds pour financer la recherche médicale, ces associations ont acquis très tôt une taille et des ressources importantes. Regroupant des centaines de milliers d’adhérents, elles étaient à la tête de budgets de plusieurs millions de dollars dès les années 1950.

5Elles ont explosé dans les années 1970 et se sont fortement diversifiées [9]. Par exemple, la National Multiple Sclerosis Society (NMSS) créée dans les années 1950 a eu un rôle de tout premier plan dans l’identification et la reconnaissance par le monde médical de la sclérose en plaques, une maladie jusque-là peu connue et peu diagnostiquée [10]. Dans les années 1980, les patients atteints de cancer ont davantage contesté l’orthodoxie médicale et ont revendiqué un plus grand pouvoir de décision sur leurs traitements. Des associations comme le Committee for the Freedom of Choice in Cancer Therapy ou l’International Association for Cancer Victims and Friends ont cherché à promouvoir des traitements alternatifs [11]. La mobilisation des associations de patients atteints de cancer a contribué à transformer le regard que la société américaine portait sur une maladie longtemps associée à une mort certaine. Elle a fait de la lutte contre le cancer une priorité politique à partir des années 1970 ; ces actions ont aussi fait entrer des patients dans les commissions scientifiques du NIH [12].

6Les mobilisations autour du cancer du sein illustrent cette capacité de transformation du regard à la fois médical et social sur une maladie [13]. Les associations de patientes victimes ou survivantes du cancer du sein, créées à partir des années 1950, ont permis la remise en question progressive de traitements mainstream, en particulier de la mastectomie radicale, très mutilante pour le corps féminin, pratiquée de façon systématique à partir du début du XXe siècle. Ces associations, telles que Reach to Recovery dans les années 1950 et plus récemment Stand-Up to Cancer, la Susan G. Komen Breast Cancer Foundation, la Breast Cancer Society ou encore la Breast Cancer Coalition, ont aussi permis d’ouvrir le débat public sur une maladie qui fut longtemps secrète et honteuse, et d’en faire un sujet de société et de santé publique prioritaire. Dans les années 1970, l’American Cancer Society milita pour la généralisation des mammographies à usage préventif et ces débats continuent aujourd’hui avec la question des tests génétiques pour isoler des mutations qui augmentent les risques de développer un cancer du sein ou des ovaires chez les femmes porteuses. Soutenues par des personnalités médiatiques comme Shirley Temple ou aujourd’hui Angelina Jolie, les groupes de patientes luttant contre le cancer du sein connaissent un succès important et jouissent d’une visibilité médiatique continue, récoltant des millions de dollars de sources publiques et privées et organisant chaque année des événements très suivis comme les courses à pied pour la recherche médicale [14].

7Act Up (Aids Coalition to Unleash Power) constitue une autre illustration d’une mobilisation de patients qui fut déterminante, à la fois scientifiquement pour accélérer la diffusion de nouveaux traitements contre le VIH, et pour transformer le regard de la société américaine sur cette maladie. Créée en 1987 à New York, Act Up constitua un tournant dans la mobilisation des patients, tant par ses méthodes d’action directe et de désobéissance civile que par son implication scientifique. L’association mena de nombreuses actions très médiatisées, dont une des plus connues fut la fermeture de la Food and Drug Administration (FDA) pendant un jour en 1988 pour obtenir des procédures accélérées d’approbation des nouveaux traitements. Act Up obtint également des réductions des prix des médicaments, des aides publiques pour que les patients séropositifs puissent avoir accès à ces traitements lors du Ryan White Care Act de 1990, et des augmentations importantes des fonds publics et privés pour la recherche médicale [15]. L’association a également permis de mieux faire connaître la maladie elle-même, au travers de campagnes médiatiques et de slogans accrocheurs comme « Kissing doesn’t kill: greed and indifference do » ou « Stop the church ». L’activisme d’Act Up a montré que les mouvements de patients pouvaient devenir un véritable contre-pouvoir et transformer non seulement la recherche médicale, mais le regard d’une société sur une maladie aussi stigmatisante que pouvait l’être le sida à la fin des années 1980. Les militants « patients experts » [16] d’Act Up sont devenus, comme le décrit Epstein, des « treatment activists », obtenant un droit de regard et de vote dans les comités du NIH ou de la FDA.

8Moins visibles, les mobilisations de patients souffrant de maladies rares représentent également une source d’impulsion importante pour le traitement de ces maladies souvent peu financées par la recherche publique. Manquant à la fois de fonds publics et des ressources financières et humaines des grandes associations de patients, certaines de ces organisations ont employé des techniques innovantes pour faire entendre leur voix et faire avancer la recherche médicale [17]. Contrairement aux grandes associations qui tendent à financer des recherches sur la base d’appels à projets, les associations de patients souffrant de maladies rares ont dû adopter une attitude proactive et se mobiliser directement dans le démarchage d’équipes de scientifiques et créer leurs propres laboratoires de recherche privés. Le nombre de ces associations ou fondations est très important aux États-Unis ; toutefois ces structures restent relativement fragmentées et isolées les unes des autres, ce qui réduit leur impact.

9Au total, les associations de patients ciblées sur des maladies spécifiques ont gagné depuis les années 1970 un impact réel et reconnu sur la prise de décision médicale et scientifique, menant à l’intégration croissante de la perspective des patients dans les traitements médicaux. Cependant, comme nous l’examinons ci-après, l’influence de ces mobilisations fut plus nuancée à propos de revendications plus structurelles comme le droit à une couverture maladie universelle et le droit à la santé (right to health). Dans ces cas-là, la répartition structurelle des pouvoirs entre les patients, les mouvements libéraux de protection des droits civiques et les associations de consommateurs d’une part, et le monde médical, les assureurs, employeurs et tendances conservatrices opposés au développement des assurances sociales d’autre part, a systématiquement tourné à la défaveur des premiers. Les avancées permises par les mobilisations de patients et les mouvements citoyens ont été plus limitées et ont souvent échoué à transformer le caractère fondamentalement inégalitaire du système de santé américain où, jusqu’en 2010, 45 millions de personnes sans assurance santé n’avaient qu’un accès très restreint aux soins médicaux.

De la protestation à la défense des usagers

10À côté des associations se consacrant à une maladie spécifique, des mobilisations à vocation plus générale ont émergé dans les années 1960 et 70, formulant une critique plus systémique des dysfonctionnements et inégalités générés par le système de santé américain. Si les mouvements sociaux en faveur d’une couverture maladie universelle furent relativement fragiles durant la première moitié du XXe siècle [18], les premières mobilisations importantes réclamant un droit à la santé se sont inscrites dans le sillage des luttes pour les droits civiques, des mobilisations féministes et des mouvements de lutte contre la pauvreté. La National Civil Right Association et la National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP) militèrent pour la fin de la ségrégation raciale dans les hôpitaux, qui resta pratiquée informellement ou indirectement jusque dans les années 1970 [19]. Elles luttèrent en particulier pour que les hôpitaux bénéficiant de fonds publics soient obligés de traiter les personnes pauvres et sans assurance santé, le plus souvent des minorités ethniques. La National Civil Right Association milita pour la création de soins de santé primaires de proximité gratuits (community health services) dans les quartiers pauvres des villes.

11Les mouvements féministes constituant le Women Health Movement [20] furent également très impliqués dans la critique du système de santé américain, de ses dérives inégalitaires et mercantiles, et dans la promotion d’une couverture maladie universelle. Leurs critiques se sont d’abord portées contre le paternalisme d’une profession médicale alors majoritairement blanche et masculine. Le Woman Health Mouvement a milité pour obtenir le droit à l’information sur les traitements, le consentement éclairé et le droit à l’autodétermination [21]. Il fut également un acteur majeur de la défense du droit à l’avortement et la promotion de structures de soins primaires locales permettant aux femmes, en particulier venant de milieux sociaux pauvres, d’avoir accès à la prévention et au dépistage des principaux cancers féminins. Dans les années 1990 et 2000, le Women Health Movement a soutenu la mise en place d’une assurance maladie universelle et cherché à garantir le financement de soins de planning familial par les fonds fédéraux, mais il n’obtint qu’un succès relativement limité face à l’opposition des forces conservatrices au Congrès.

12Enfin, également de plus en plus actifs à partir des années 1970, les groupes d’usagers et de consommateurs ont milité pour la reconnaissance des droits des patients (patient’s bill of rights) à recevoir des soins sûrs et de qualité, pour l’amélioration de l’information, du choix et pour le droit à l’autodétermination [22]. Les premières grandes mobilisations du mouvement de protection des consommateurs concernèrent le domaine de la psychiatrie. Le « consumer-survivor movement »[23] regroupait d’anciens patients dénonçant les traitements brutaux et le manque de respect dont ils avaient été victimes durant leur séjour en hôpital psychiatrique. Ces associations, parmi lesquelles la National Association of Mental Patients, la National Association of Psychiatric Survivors et la National Association of Mental Health Consumers, ont milité pour le développement de traitements alternatifs à l’hospitalisation et au confinement, pour la reconnaissance de la possibilité de guérison et de réhabilitation des patients psychiatriques. Leur mobilisation a permis un meilleur encadrement des procédures d’hospitalisation sans consentement des patients, des garanties d’information des malades face à leur traitement médical, la reconnaissance de leurs droits à la protection de la vie privée.

13Des mouvements de consommateurs plus larges furent également très actifs dans les débats sur la réforme du système de santé à partir des années 1970. Des associations telles que Public Citizen de Ralph Nader, Family USA de Ron Pollack ou encore la coalition Health Care for America en 2008 furent des alliés majeurs des projets de réformes structurelles menés sous Richard Nixon, Bill Clinton et lors du passage de l’Affordable Care Act en 2010. Dans les années 1990, un axe majeur de leur action fut la garantie de droits et l’établissement de garde-fous face aux compagnies d’assurance privées qui refusaient fréquemment d’assurer les individus présentant un passé médical ou une maladie chronique. Leurs critiques se portèrent tout particulièrement sur les Health Maintenance Organisations [24], dont les formes brutales de rationnement des soins restreignaient la liberté de choix des patients et limitait la qualité des soins. Les mobilisations de groupes de consommateurs ont permis le passage de législations protectrices des droits des patients (patients’ bill of rights), à la fois au niveau des États durant la seconde moitié des années 1990 et au niveau fédéral en 2001. Ces chartes des droits des consommateurs furent toutefois limitées et les réussites en demi-teinte, car la résistance et l’hostilité des compagnies d’assurance ont considérablement dilué la substance des protections garanties par la loi. Dans les années 2000 toujours, Family USA a été un soutien majeur à la création d’une politique d’assistance santé aux enfants pauvres (State Children Health Insurance Programme) et elle fut aussi un soutien majeur à l’Obamacare, dès 2008, en organisant des campagnes médiatiques et manifestations et en pratiquant des actions de lobbying auprès du Congres qui ont participé au passage de la réforme.

14Outre améliorer l’accès aux soins de la population par des mesures de régulation du marché des assurances santé et par l’élargissement de Medicaid, la principale source d’assistance santé pour les individus à faibles revenus, l’Obamacare intègre des mesures soutenues par les associations de consommateurs depuis vingt ans, comme l’interdiction pour les compagnies d’assurance de refuser de couvrir un individu sur la base de son passé médical, l’interdiction de porter une limite à vie sur les montants engagés par une compagnie d’assurance pour les soins d’un individu, et une limite sur les frais administratifs facturés aux assurés. Elle établit en outre des standards de transparence et des garanties minimales de qualité des polices offertes [25]. Aujourd’hui encore, les mouvements de consommateurs restent très mobilisés dans la mise en œuvre de la réforme et dans la défense d’un texte qui demeure en 2016 politiquement fragile.

Conclusion

15Les réformes menées dans les années 2000 et 2010 aux États-Unis, comme en Europe, ont fait la part belle aux patients et aux usagers, et ont affiché l’ambition d’encourager la venue d’un système de soin davantage « centré sur les patients » (« patient-centered care »). L’Affordable Care Act de 2010 est porteur de cette vision, il cherche à promouvoir la compétition sur le prix et la qualité et le choix informé des patients [26]. Le patient est appréhendé comme un acteur économique à part entière, à même d’agir comme régulateur de l’offre de soin. Toutefois, dans ce débat, les voix des patients eux-mêmes sont relativement peu audibles [27] et l’idée d’un patient consommateur rationnel de services médicaux semble encore aujourd’hui tenir davantage de l’aspiration que de la réalité. L’empowerment des patients apparaît peut-être comme une réalité aux États-Unis, mais limitée à un certain type de patients ayant les ressources individuelles ou collectives pour faire entendre leur voix. C’est au mieux une réalité à deux vitesses, qui ne concerne pas réellement les catégories de population plus vulnérables et exclues des soins. Si les voix des patients semblent avoir gagné une place plus importante sur la scène politique et au sein même du système de santé, cette place reste ambiguë et paradoxale. Que penser du pouvoir des patients dans un contexte d’explosion du Managed Care qui pratique des formes brutales de rationnement des soins et limite le choix des patients ? La représentation des patients apparaît aussi très inégalitaire : si certains groupes organisés ont pu obtenir des avancées importantes, les voix des patients plus vulnérables, des pauvres, des minorités ethniques, moins organisés et moins éduqués, apparaissent largement inaudibles et dominées [28].


Date de mise en ligne : 30/09/2016

https://doi.org/10.3917/seve.052.0081

Notes

  • [1]
  • [2]
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    J.S. Hacker, The Divided Welfare State: The Battle Over Public and Private Social Benefits in the United States, Cambridge University Press, 2002 ; J. Quadagno, One Nation, Uninsured: Why the US Has no National Health Insurance, Oxford University Press, 2006 ; C. Gordon, Dead on Arrival: The Politics of Health Care in Twentieth-Century America, Princeton University Press, 2009.
  • [5]
    S. Epstein. Impure Science: AIDS, Activism, and the Politics of Knowledge, University of California Press, 1996.
  • [6]
    J.H. Hibbard et al., « Development and testing of a short form of the patient activation measure », Health Services Research, 40, 6, 1918-1930, 2005 ; « Do increases in patient activation result in improved self-management behaviors ? », Health Services Research, 42, 4, 1443-1463, 2007 ; J. Chen et al., « Personalized strategies to activate and empower patients in health care and reduce health disparities », Health Education & Behavior, 43, 1, 25-34, 2016.
  • [7]
    R. Grob, « The heart of patient-centered care », Journal of Health Politics, Policy and Law, 38, 2, 457-465, 2013.
  • [8]
    S. Epstein. Impure Science…, op. cit.
  • [9]
    R.M. Packard, Emerging Illnesses and Society : Negotiating the Public Health Agenda, JHU Press, 2004 ; B. Hoffman et al. (dir.), Patients as Policy Actors: A Century of Changing Markets and Missions, Rutgers University Press, 2011.
  • [10]
    C. Talley, « The combined efforts of community and science: American culture, patient activism, and the multiple sclerosis movement in the United States », in: R.M. Packard, Emerging Illnesses and Society, op. cit, p. 39-70.
  • [11]
    J.C. Petersen, G.E. Markle, « Expansion of conflict in cancer controversies », Research in Social Movements, Conflict and Change, 4, 151-169, 1981.
  • [12]
    J.C. Petersen (dir.), Citizen Participation in Science Policy, University of Massachusetts Press, 1984.
  • [13]
    B.H. Lerner, The Breast Cancer Wars: Hope, Fear, and the Pursuit of a Cure in Twentieth-Century America, Oxford University Press, 2003.
  • [14]
    S. King, « Pink Ribbons Inc : breast cancer activism and the politics of philanthropy », International Journal of Qualitative Studies in Education, 17, 4, 473-492, 2004.
  • [15]
    8. S. Epstein. Impure Science…, op. cit.
  • [16]
    A. Grimaldi, « Les différents habits de l’“expert profane” », Les Tribunes de la santé, n° 27, été 2010, p. 91-100.
  • [17]
    A. Dockser Marcus, « The power of us: a new approach to advocacy for rare cancer », in : B. Hoffman et al. (dir.), Patients as Policy Actors…, op. cit.
  • [18]
    T.R. Marmor, The Politics of Medicare, Transaction Publishers, 1970.
  • [19]
    B. Hoffman, Health Care for Some: Rights and Rationing in the United States since 1930, University of Chicago Press, 2012.
  • [20]
    S. Morgen, Into Our Own Hands: The Women’s Health Movement in the United States, 1969-1990, Rutgers University Press, 2002.
  • [21]
    F.H. Nichols, « History of the women’s health movement in the 20th century », J. Obstetric, Gynecologic, & Neonatal Nursing, 29, 1, 56-64, 2000.
  • [22]
    N. Tomes, « Patients or healthcare consumers? Why the history of contested terms matters », in : R.A. Stevens, C.E. Rosenberg, L.R. Burns (dir.), History and Health Policy in the United States : Putting the Past Back In, Rutgers University Press, 2006, p. 83-110.
  • [23]
    N. Tomes, « From outsiders to insiders: the consumer-survivor movement and its impact on US mental health policy », in : B.R. Hoffman et al. (dir.), Patients as Policy Actors: A Century of Changing Markets and Missions, Rutgers University Press, 2011.
  • [24]
    R.J. Blendon et al., « Understanding the managed care backlash », Health Affairs, 17, 4, 80-94, 1998.
  • [25]
    Pour un résumé des principales mesures de l’Affordable Care Act, voir notamment : http://kff.org/health-reform/fact-sheet/summary-of-the-affordable-care-act/
  • [26]
    M.L. Millenson, « Building patient-centeredness in the real world: the engaged patient and the accountable care organization », Washington, Health Quality Advisors with the National Partnership for Women & Families, 2013.
  • [27]
    P. Lascoumes, « L’usager dans le système de santé : réformateur social ou fiction utile ? », Politiques et management public, 25, 2, 129-144, 2007 ; R. Grob, « The heart of patient-centered care », art. cité ; J.L. Hobbs, « A dimensional analysis of patient-centered care », Nursing Research, 58, 1, 52-62, 2009.
  • [28]
    B. Hoffman, Health Care for Some…, op. cit.

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