1Dans les années 1980, le monde a connu un grand tournant libéral faisant de la libre concurrence le principe incontournable permettant d’obtenir la qualité au plus bas prix, si ce n’est pour l’ensemble des activités humaines, du moins pour celles susceptibles d’être valorisées. L’Accord général sur le commerce et les services (AGCS) dans le cadre de l’OMC incluait les services publics, et entre autres la santé, liberté étant donnée aux différents gouvernements de privatiser ou non leur service de santé et de les ouvrir ou non à la concurrence internationale. Plusieurs articles publiés notamment dans le Lancet nous avaient alertés. Par ailleurs, nous avions été consternés à la lecture du livre de Claude Le Pen paru en 1999 [1], affirmant que désormais le médecin, respectant des procédures ou appliquant des recommandations, devenait inexorablement un technicien ou un ingénieur. Soigner un malade n’était pas foncièrement différent de réparer une voiture, affirmait-il sans état d’âme. Tout aussi inévitablement, le pouvoir devait selon lui passer des mains des professionnels et des élus aux mains des financeurs publics ou privés. « Médecin ingénieur », « médecine industrielle », « hôpital entreprise », telle était la novlangue pratiquée aussi bien par l’économiste de la santé classé à droite que par Guy Vallancien, chirurgien urologue ultraspécialisé, ou par Jean de Kervasdoué, l’ancien directeur des hôpitaux, classé à gauche.
2Nous avions donc pris la plume avec mon ami le professeur José Timsit pour écrire un article prenant le contrepied de l’hôpital entreprise et dénonçant la logique de privatisation rampante des hôpitaux [2]. Cet article eut quelque écho. Une cadre infirmier de l’hôpital Cochin demanda à me voir pour m’exhorter à agir. C’est ainsi que nous avons réuni d’anciens collègues et quelques plus jeunes pour lancer, le 18 juin 2008, avec l’aide du syndicat de Bruno Devergie, la Confédération des praticiens hospitaliers (CPH), l’« appel de Cochin » qui se terminait par le slogan proposé par Jean-Paul Vernant : « Pour que la carte Vitale ne soit pas remplacée par la Carte Bleue ! » Nous avions également publié une tribune dans le journal Le Monde et à cette occasion nous avions été reçus par la ministre de la Santé Roselyne Bachelot, qui déplorait le manque d’organisation des blocs opératoires dans les hôpitaux publics et estimait que la tarification à l’activité (T2A) allait stimuler leur activité. Elle condamnait par ailleurs les dépassements d’honoraires abusifs de certains professeurs ayant une activité privée. Les chirurgiens des hôpitaux de l’AP-HP avaient en effet déclenché une grève administrative très suivie avec grève du codage des actes pour protester contre l’augmentation de la redevance concernant leur activité privée (ils doivent verser 25 % du revenu de leur activité privée à l’hôpital). C’est dans ce contexte qu’a été publié le projet de loi PST (« Patients, santé, territoires »), devenu secondairement HPST (H pour hôpital). Le PST nous allait, mais nous estimions que le H ne faisait qu’appliquer à la « gouvernance » hospitalière le concept d’hôpital entreprise. Cette soi-disant « nouvelle gouvernance » était en réalité calquée sur le très ancien code du commerce dont elle recopiait jusqu’à la terminologie (« directoire », « conseil de surveillance », etc.). Le but n’était plus le juste soin pour le malade au moindre coût pour la collectivité mais la rentabilité. On ne répondrait plus à des besoins, on gagnerait des « parts de marché ». On ne serait plus dévoué, on travaillerait « à flux tendu ». Les structures de base de l’hôpital ne seraient plus les structures de soins, en premier lieu les services, où travaillent les équipes médicales et paramédicales, mais les structures de gestion, les pôles, aux contours plus ou moins baroques, comme le pôle de « néphro-chirurgie » de la Pitié. Tout le pouvoir devait revenir au directeur promu « seul patron à bord », sorte de PDG de l’hôpital entreprise. Le terme « service public » ne figurait plus dans la loi. Il n’y avait plus que des « établissements de santé de statut variable » mais relevant d’un tarif unique indépendamment de leurs missions et de leurs contraintes. Le partenariat public-privé (PPP) était devenu le saint Graal. Dans un premier temps, nous avions proposé des amendements à la loi et rencontré le rapporteur à l’Assemblée nationale, Jean-Marie Rolland. Selon lui, l’abolition de la convergence tarifaire entre les hôpitaux publics et les cliniques commerciales n’était pas envisageable compte tenu de la puissance « du lobby des cliniques du sud de la France ». Par ailleurs, il s’étonnait que Bernard Debré, qui avait une importante consultation privée, fût à nos côtés pour défendre l’hôpital public.
3La colère montait dans les hôpitaux suite aux diminutions d’effectifs paramédicaux qui aggravaient la situation déjà très tendue à la suite de l’application non préparée des 35 heures. Neuf cents emplois devaient être supprimés à l’AP-HP. Une partie importante des médecins de CME (commission médicale d’établissement) soutenue par les syndicats des médecins et des chirurgiens des hôpitaux de Paris avaient en conséquence voté contre le budget prévisionnel.
4La goutte qui fit déborder le vase fut le blocage par le ministère de la nomination des nouveaux chefs de service. On y vit la volonté de supprimer les services. Les protestations fusèrent sur la liste mail des chefs de service. Un interniste lança : « Le chef de service est au service ce que le noyau est à la cellule ! » Le professeur Granger, psychiatre, ancien syndicaliste, prit l’initiative de convoquer une assemblée générale aux Cordeliers. Au cours de cette assemblée rassemblant une centaine de collègues se réalisa l’alliance improbable de trois composantes : le groupe du 18 juin, le syndicat des chirurgiens qui avait mené la grève en défense de l’activité privée et le syndicat des médecins de l’AP-HP (à vrai dire plus amicale corporatiste que syndicat revendicatif) présidé par le professeur Loïc Capron. Cette alliance se fit autour de deux revendications : la défense des services et le refus des suppressions d’emplois de soignants. Un seul présent à l’assemblée vota contre, mon ami Olivier Lyon-Caen, qui défendait l’idée de « départements » regroupant plusieurs services et n’appréciait pas cette alliance « transcourants ». Au fil des assemblées de plus en plus nombreuses, on ajouta à notre plate-forme deux mots d’ordre : la suppression du volet hospitalier de la loi HPST et l’égalité d’accès aux soins. Face à ce mouvement, on perçut un début de fissure au sein de l’exécutif. Le professeur Arnold Munnich, conseiller du président, et Valérie Pécresse avaient mis en place, dans le dos de la ministre de la Santé, furieuse, une réforme des CHU (la commission Marescaux). La grande leçon de Robert Debré avait été oubliée. Le grand-père de notre collègue et député UMP expliquait dans son livre L’Honneur de vivre que, pour réformer les hôpitaux en profondeur, il était indispensable de réunir dans une même commission les représentants des ministères de la Santé, de la Recherche et de l’Enseignement ainsi que les représentants de la sécurité sociale et des grands hôpitaux [3]. Au contraire, tout était désormais dissocié : Roselyne Bachelot s’occupait de la gouvernance des hôpitaux, Valérie Pécresse de la recherche des CHU, quant au financement on verrait ça en septembre lors du vote du PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale). Sur la suggestion d’Arnold Munnich, qui n’appréciait guère la ministre de la Santé et sa loi, nous rencontrâmes Raymond Soubie qui nous conseilla d’activer les travaux de la commission Marescaux pour « faire passer quelques amendements lors de l’arrivée de la loi HPST au Sénat ».
5Pendant ce temps, avec Bernard Granger et ceux qui allaient composer le futur Mouvement de défense de l’hôpital public (MDHP), nous cherchions à accroître la mobilisation contre la loi. La province dans son ensemble, à part certaines villes comme Rouen, était peu mobilisée (beaucoup de collègues de province estimaient qu’ils avaient déjà « beaucoup donné » et que les parisiens étaient des privilégiés, voire « des enfants gâtés »), les internes et les chefs de clinique nous soutenaient mais se tenaient à distance des chefs de service. En revanche l’alliance se fit aisément avec l’intersyndicale des personnels de l’AP-HP regroupant la CGT, Sud, FO, la CFDT et la CFTC. Nous convoquâmes le 28 avril une manifestation unitaire de tous les agents de l’AP-HP, allant de Montparnasse au Sénat en passant par le ministère de la Santé. On défilerait par hôpital et par service avec badges et drapeaux pour ceux qui le souhaitaient mais sans bannière syndicale et derrière une grande banderole unitaire proclamant « Pour l’égalité d’accès aux soins, contre les suppressions d’emplois, contre l’hôpital entreprise ». C’est ainsi qu’eut lieu une manifestation de plus de 10 000 personnes heureuses et surprises de se retrouver ensemble dans la rue, de l’agent hospitalier au chef de service. Une grande première, véritablement historique ! Roselyne Bachelot refusa de recevoir une délégation, preuve supplémentaire, s’il en était besoin, qu’il n’y avait plus vraiment de mandarins, tout au plus quelques nostalgiques qui en mimaient la posture. La manifestation rebroussait chemin et fusionnait à Port-Royal avec celle des chercheurs au cri de « La recherche et la santé ne sont pas des marchandises ! » Direction le Sénat, où une délégation est reçue par Alain Milon, rapporteur de la loi, qui nous promet de l’amender sérieusement dans notre sens et nous quitte sur ces mots : « Si j’ai un conseil à vous donner, continuez votre mouvement ! » Le soir Olivier Lyon-Caen, René Frydman et moi-même devions passer à 20 h sur Canal +. L’invitation fut annulée à la dernière minute pour « laisser la place à la ministre en raison de la menace de la grippe H1N1 ».
6Roselyne Bachelot mena le combat pied à pied, sans rien lâcher. Elle était appuyée par le Ciss (Collectif interassociatif sur la santé) regroupant les associations de patients qui espéraient avoir la charge reconnue et financée de l’« accompagnement » des patients, par MG France, satisfait du passage de la loi consacré au rôle des médecins généralistes, et surtout par le lobby des directeurs d’hôpitaux enivrés par la promesse du président Sarkozy de devenir « les seuls patrons à l’hôpital ». Ils découvriront plus tard qu’ils n’étaient que les employés du directeur des agences régionales de santé (ARS) et ils se plaignent aujourd’hui d’être victimes de maltraitance. Les plus lucides d’entre eux se félicitent toutefois que des médecins chefs de pôle solidaires de la direction assument aujourd’hui à leurs côtés les mesures de réduction de personnels entraînant une dégradation des conditions de travail. « C’est beaucoup plus confortable », nous confia l’un d’eux.
7Pour notre mouvement, ce fut une défaite complète. Nous n’avons strictement rien obtenu. De cette défaite est né le MDHP, transcendant les clivages syndicaux et politiques partisans. De nombreux médecins hospitaliers se reconnaissent dans ses positions que l’on peut résumer dans la plate-forme suivante qui doit être publiée prochainement.
81. L’hôpital public doit reposer sur les équipes travaillant dans des structures de soins (services, unités fonctionnelles, départements) reposant sur un projet médical cohérent. Il ne repose pas sur des structures de gestion, les pôles, dont la mise en place devrait être facultative et fonction des particularités de chaque hôpital (taille, missions, histoire, etc.).
92. La qualité des soins dépend d’abord du nombre de soignants formés, stables, habitués à travailler ensemble et discutant régulièrement de façon collective des difficultés rencontrées et des moyens de les surmonter.
103. La prise en charge des maladies chroniques relève d’une médecine personnalisée, intégrée et coordonnée entre les professionnels et entre l’hôpital et la ville. Ni la médecine de cabinet en solitaire, ni la prétendue médecine industrielle ne sont adaptées. La rémunération en ville par le paiement à l’acte et le financement à l’hôpital par la T2A représentent l’un et l’autre des obstacles à cette prise en charge coordonnée.
114. La France a besoin de construire avec les médecins volontaires un service public de la médecine de proximité répondant aux critères suivants : travail en équipes pluriprofessionnelles et multidisciplinaires assurant des activités de soins mais aussi de prévention et de santé publique, accueil des urgences non vitales, coordination structurée avec les autres professionnels et les établissements de santé, en particulier les hôpitaux publics, participation pour ceux qui le souhaitent à l’enseignement et à la recherche, rémunération distincte du paiement à l’acte pour la prise en charge des maladies chroniques et des activités de santé publique (capitation, forfait, vacation, etc.), pas de reste à charge pour les patients et réalisation du tiers payant. En échange, la nation, représentée par l’État, les collectivités territoriales et la sécurité sociale, devrait participer au financement des bâtiments, des équipements et des tâches administratives.
125. La T2A a été utilisée à l’hôpital non comme une simple technique de financement adaptée aux actes médicaux programmés, standardisés, mais comme une politique visant à remplacer la règle éthique du juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité par la règle commerciale de la rentabilité. Il faut utiliser conjointement les trois modes de financement : la T2A pour les activités standardisées programmées, la dotation annuelle pour les maladies chroniques, le prix de journée pour les soins palliatifs et la réanimation, avec pour chaque mode de financement une régulation appropriée. Une ligne budgétaire spécifique doit être maintenue pour les innovations thérapeutiques particulièrement coûteuses. Les investissements lourds doivent relever d’un budget spécifique avec possibilité d’emprunt à taux zéro auprès de la banque publique.
136. Le maintien d’une régulation publique par la fixation par l’Assemblée nationale d’une dotation globale pour la santé (l’Ondam) conduit à placer les praticiens dans une contradiction quotidienne insurmontable : augmenter sans cesse l’activité (T2A oblige) sans augmenter, voire en diminuant les moyens (respect de l’Ondam oblige). À défaut de pouvoir augmenter l’activité, on « optimise le codage », d’où l’embauche de codeurs professionnels et en miroir la mise en place par la sécurité sociale de contrôles du codage et l’embauche de contrôleurs. C’est ainsi que la « grande réforme » marchande débouche sur une accentuation de la bureaucratisation. Combien coûte la T2A ? Voilà un sujet de travail pour la Cour des comptes.
147. La santé est un « bien commun » qui doit être financé solidairement par la communauté nationale et utilisé de façon égalitaire. C’est le principe de la sécurité sociale à l’encontre du principe assurantiel privé où chacun paye en fonction de ses risques et choisit le niveau de sa couverture en fonction de ses moyens. Il faut donc définir un panier de soins relevant de la solidarité et remboursé à 100 % (ou quasi à 100 %) et laisser aux mutuelles et autres assureurs privés ce qui ne relève pas de la solidarité. Il faut en finir avec le cofinancement actuel (AMO plus AMC), source d’inégalités et de frais de gestion inutiles. La France dépense, selon les données de l’OCDE, 7 % du budget de la santé pour sa seule gestion, le double de la moyenne des pays de l’OCDE, soit plus de 16 milliards par an.
158. La régulation médicale devrait bénéficier de l’utilisation plus systématique des banques de données du PMSI et de la sécurité sociale. Ces données pourraient être enrichies par l’entrée des informations recueillies en ville sur les diagnostics et les résultats des examens complémentaires. Le traitement de l’ensemble de ces données devrait être mis au service de l’amélioration de la sécurité sanitaire, de la réduction des inégalités de santé, de l’amélioration de la qualité des soins et du progrès de l’observance des patients.
16L’équilibre des comptes de la sécurité sociale devrait être assuré par le respect d’une règle d’or : en cas de déficit, le retour à l’équilibre est assuré l’année suivante soit par une augmentation des recettes (cotisations ou impôts), soit par une réduction du panier de soins solidaire pris en charge à 100 %. Le choix devrait être fait par la représentation nationale après un débat démocratique organisé donnant tout son sens au concept de « démocratie sanitaire ».