Notes
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[1]
Tabuteau D., La sécurité sanitaire, Paris, Berger Levrault, 2002.
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[2]
Chateauraynaud F., Torny D., Les sombres précurseurs, Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
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[3]
Hermitte M.A., Le sang et le droit, Essai sur la transfusion sanguine, Paris, Le Seuil, 1995.
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[4]
Henry E., Amiante : un scandale improbable, D’une maladie professionnelle à un scandale de santé publique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
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[5]
Borraz O., Les politiques du risque, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
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[6]
Question suffisamment intriguante pour faire l’objet d’une section thématique du XIe Congrès de l’Association française de science politique (Strasbourg, 31 août-2 septembre 2011) : « Les crises de santé publique : une question politique ? » (responsables Claude Gilbert et Emmanuel Henry).
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[7]
Gilbert C., Le pouvoir en situation extrême, Catastrophes et politique, Paris, L’Harmattan, 1992.
1Les dernières décennies ont été marquées par une succession de crises sanitaires, aussi bien sous des gouvernements de gauche que de droite. Deux nouvelles crises sont survenues pendant la présidence de Nicolas Sarkozy : celle liée au H1N1, à la gestion problématique d’une pandémie grippale de ce type, et celle liée au Mediator, à des dysfonctionnements graves dans le domaine de la pharmacovigilance. Ces crises ont-elles, au vu de la gestion qui en a été faite, des caractéristiques spécifiques ? À certains égards, elles semblent être la simple répétition de crises précédentes. Rien n’apparaît avoir fondamentalement changé malgré le renforcement progressif du dispositif de sécurité sanitaire [1]. On observe cependant des inflexions dans l’approche des problèmes sanitaires qui donnent lieu à une gestion de plus en plus « politique ». La question est de savoir quels effets une telle gestion produit dans le domaine sensible et devenu emblématique de la santé publique en France.
2Les crises liées au H1N1 et au Mediator ont tout d’abord marqué la persistance de graves problèmes en matière sanitaire. Dans le cas du H1N1, il est habituellement considéré (cf. les nombreux rapports publics) que les autorités en charge ne sont pas toujours en mesure de pouvoir apprécier l’importance des menaces émergentes. Si les systèmes de surveillance assurent un haut degré de vigilance et permettent des anticipations, voire des réactions rapides, il s’avère que ni les modes d’expertise ni les modes de décision n’ont conduit les pouvoirs publics à avoir une véritable prise sur la situation. L’approche du problème posé par le H1N1 est ainsi apparue inadéquate tout comme les solutions apportées, après coup considérées comme disproportionnées. Les critiques portent tout à fois sur la mauvaise organisation de l’expertise, dispersée entre diverses structures plus ou moins reliées et insuffisamment articulées ; sur la difficulté des experts et des décideurs à s’affranchir du cadre de réflexion élaboré pour faire face à une menace de grippe de type H5N1 ; sur le manque d’autonomie des experts à l’égard des politiques ; sur une gestion bicéphale de la crise (santé, intérieur), etc. Tous les ingrédients d’une crise de gestion ont donc été réunis, à laquelle s’est ajoutée un début d’« affaire », de « scandale » [2] en raison de la proximité supposée d’experts et de la ministre de la santé avec les grands laboratoires pharmaceutiques qui ont bénéficié de commandes massives de vaccin. Cet échec est apparu d’autant plus flagrant que la préparation à une pandémie de type H5N1 avait donné lieu à une implication remarquée du ministre de la santé d’alors (Xavier Bertrand).
3Le cas du Mediator, qui fait l’objet d’un large retour d’expérience en urgence, est exactement inverse à celui du H1N1. Il débute en effet par un quasi-scandale avec les pratiques d’un laboratoire pharmaceutique dommageables pour la santé publique ; des lancements d’alerte non pris en compte issus de professionnels de la santé ; de multiples conflits d’intérêts concernant les experts en lien avec l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) ; des suspicions de connivence entre le laboratoire Servier et une partie de la classe politique, etc. Les autorités ont ainsi une nouvelle fois failli se retrouver sur le banc des accusés puisque, comme dans de précédentes situations (sang contaminé [3], amiante [4], etc.), les victimes ont réussi à s’organiser, accéder aux médias et saisir la justice. Là encore, l’échec peut apparaître flagrant, tout semblant s’être passé comme si, malgré l’ampleur de crises précédentes (en particulier la canicule de 2003), peu d’enseignements étaient tirés de ces « risques de crise » et alors même que le domaine du médicament est devenu l’objet d’une attention particulière. Un bilan très critique est ainsi dressé par différentes instances d’évaluation à propos de la « chaîne du médicament », qu’il s’agisse de l’Afssaps, qui a par exemple été jugée « incompréhensiblement tolérante » et « gravement défaillante », ou des pouvoirs publics « globalement trop faibles dans leur pilotage » (Igas, juin 2011). Ce constat dépasse donc des aspects conjoncturels pour concerner des aspects structurels (faiblesse de l’expertise interne de l’agence, multiples formes de dépendance des experts à l’égard des grandes firmes pharmaceutiques, absence de véritable encadrement politique…).
4Au vu de ces éléments et dans une perspective gestionnaire, la conclusion est que le dispositif de sécurité sanitaire reste très imparfait. Si grâce à son renforcement, à l’expérience acquise par les acteurs de ce domaine, de nombreux problèmes sont traités en routine, à « bas bruit social », y compris dans des situations d’urgence (comme dans le cas de la bactérie E. coli), les autorités françaises en charge des questions sanitaires apparaissent toujours exposées à de possibles fiascos. Fiascos pouvant a priori avoir des conséquences assez graves en termes politiques. Or, ce n’est pas véritablement le cas en raison du changement qui s’est opéré dans l’approche par les autorités des problèmes sanitaires. En effet, ceux-ci sont de plus en plus appréhendés et donc gérés en fonction des « risques politiques » qu’ils recèlent [5]. Cette tendance n’est pas nouvelle et des évolutions dans ce sens ont déjà pu être relevées, par exemple lors de la gestion de la crise de la « vache folle ». Une telle gestion politique semble cependant s’être affirmée compte tenu des nombreux risques de mise en accusation publique que font courir les problèmes sanitaires, avec les pertes de crédibilité et de légitimité associées, ainsi que les possibles suites judiciaires, toujours redoutées. C’est en effet essentiellement sous cet angle que les risques politiques sont pensés, les « politiciens » n’utilisant que marginalement à des fins politiques les dysfonctionnements survenant dans le domaine sanitaire [6].
5Un premier signe de cette gestion politique est donné par le choix même des ministres de la santé. Ce choix résulte toujours d’arbitrages complexes. Il n’en demeure pas moins que, ces dernières années, il s’est porté sur des responsables ayant un certain poids politique ainsi que diverses expériences de crises (Roselyne Bachelot en tant que ministre de l’environnement, Xavier Bertrand en tant que ministre de la santé, notamment dans le cas du chikun-gunya). Par ailleurs, du fait que cette fonction a été essentiellement assumée par ces deux ministres de 2005 jusqu’à nos jours, il en a résulté une assez grande stabilité politico-administrative (que l’on retrouve dans l’occupation du poste de directeur général de la santé). Un réel souci d’« armer » politiquement ces fonctions sensibles s’est donc fait jour. Mais c’est surtout à travers les décisions prises qu’apparaît le plus clairement le glissement vers une gestion délibérément politique, les ministres semblant avoir bénéficié d’une « carte blanche » pour traiter en urgence les problèmes sensibles.
6La gestion de la pandémie grippale (H1N1) a, comme on l’a vu, été sévèrement critiquée. À la difficulté, voire l’incapacité de prendre la mesure de l’importance réelle de l’événement, d’engager des actions appropriées, s’ajoute la difficulté de les adapter, voire de les réviser (cf. l’exemple de la vaccination massive via un dispositif ad hoc). Académiques et experts se rejoignent pour souligner un effort insuffisant de qualification de l’événement ; une tendance à analyser les problèmes se présentant en fonction des scénarios préexistants et des solutions les plus immédiatement envisageables ; une faible prise en compte des parties prenantes a priori concernées (comme ce fut le cas pour la médecine libérale) ; un défaut de communication, etc. Si l’on ajoute les critiques faites sous l’angle financier, compte tenu de l’ampleur des dépenses engagées, du caractère contraignant des engagements pris à l’égard des laboratoires pharmaceutiques, le bilan total de la gestion de cette pandémie est franchement négatif. Or, malgré ces critiques, exprimées de façon parfois très vives (cf. les auditions réalisées par les différents évaluateurs), l’action de la ministre de la santé n’est pas vraiment condamnée. Il est admis qu’il y avait une grande part d’incertitude même si celle-ci aurait pu être réduite. Il est également considéré que le choix d’une vaccination ouverte à tous peut se comprendre même si d’autres stratégies, mieux ciblées, auraient pu être mises en œuvre. De même, l’organisation sanitaire hors des cabinets des médecins libéraux est mise sur le compte d’un possible débordement de leurs capacités de gestion. Bref, au-delà des critiques souvent très précises en termes de gestion de crise, les évaluateurs reconnaissent (finissent par reconnaître) que, bien que non pertinentes, bien que non adéquates, les décisions prises pouvaient faire sens du point de vue de la ministre. Autrement dit, ils admettent implicitement que, dans ces circonstances, une gestion plus politique que technique, que scientifique a ses droits et que, d’une certaine façon, les autorités sont dans leur rôle en assumant une position régalienne [7], en organisant comme elles l’entendaient la protection de la population et en prenant des décisions en dehors des contraintes budgétaires habituelles.
7Dans le cas du Mediator, la posture est assez semblable mais dans un contexte tout à fait différent. Xavier Bertrand hérite d’un problème ancien et à la constitution duquel ont pris part tant des gouvernements de droite que de gauche. Mais bien que tous les éléments d’un scandale aient alors été réunis, un traitement très politique de la situation a permis de le faire rapidement évoluer. Le Mediator n’est plus une « affaire » avec les caractéristiques habituelles (mise en cause de décideurs et des experts fuyant leurs responsabilités, dénonciation de l’indifférence à l’égard des victimes, dénonciation des tentatives d’évitement de tout débat public, etc.) mais devient un problème de management public, voire de gouvernance qu’il convient de résoudre. Là encore, le ministre de la santé a assumé une posture régalienne en condamnant publiquement le laboratoire Servier, en suscitant la démission de responsables au sein de l’administration, en donnant de multiples garanties aux victimes (concernant l’identification des responsabilités, l’indemnisation), en faisant procéder en urgence à une évaluation rendue publique des problèmes rencontrés dans la « chaîne du médicament » et, enfin, en annonçant des réformes en profondeur. Posture régalienne qui est allée de pair avec le respect des principes en matière de démocratie sanitaire : large concertation (comme ce fut le cas avec les Assises du médicament), intransigeance pour tout ce qui a trait aux conflits d’intérêts, transparence généralisée, établissement des rôles et responsabilités des différents acteurs (y compris de la responsabilité politique des ministres de la santé). Bref, dans le déroulé des décisions prises et des mesures annoncées, tout est fait pour satisfaire les multiples attentes. Tout en renvoyant toujours à un grave problème de santé publique, la crise du Mediator ne semble plus avoir vocation à devenir un scandale mais un argument pour précipiter des réformes. Le dernier rapport en date et de fait en lien avec cette question (celui de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, 6 juillet 2011) contribue à élargir le débat qui porte désormais sur l’ensemble du dispositif des agences sanitaires. Partant de l’exemple du H1N1 et du Mediator, quel bilan général peut-on donc faire de la gestion des crises sanitaires depuis 2007 ? On constate tout d’abord qu’il y a désormais dans ce domaine un indéniable volontarisme politique. Chacun à leur façon et avec des styles différents, les deux ministres en charge de la santé se sont efforcés de « monter au créneau », d’agir plus que de subir (avec, cependant, des degrés d’habileté politique différents). Il y a là un changement qui va de pair avec la transformation du poste de ministre de la santé. Bien plus qu’avant, il apparaît comme un poste sensible requérant des qualités politiques spécifiques. Mais, de façon liée, on peut aussi faire le constat d’un possible divorce entre des gestions de plus en plus politiques des problèmes sanitaires et une gestion effectuée au plus près des problèmes à résoudre, prenant en compte les recommandations des experts comme des académiques pour ce qui a trait à la réduction des incertitudes, la flexibilité des décisions, l’intégration des réactions du public, etc. C’est particulièrement évident dans le cas du H1N1 puisqu’une gestion assez unanimement considérée comme ayant été mise en œuvre à « marche forcée », sans grande écoute des différentes catégories d’acteurs, est finalement passée en pertes et profits, sinon admise dès lors qu’elle semble avoir eu comme objectif d’assurer à tout prix la sécurité de la population. Dans le cas du Mediator, tout reste encore très ouvert. On peut cependant s’interroger sur la possibilité de changer effectivement les modes de fonctionnement dénoncés. Au-delà des recommandations en termes de bonnes pratiques, comment intégrer les effets produits par des interdépendances quasi structurelles entre les experts scientifiques, les acteurs politico-administratifs et les acteurs économiques (surtout à un moment où les questions de santé constituent un levier déterminant pour ouvrir de nouveaux marchés) ? Par ailleurs, l’intransigeance manifestée rencontre certaines limites dès lors qu’elle risque de heurter une partie de la clientèle électorale (comme, par exemple, à propos d’une possible mise en cause de la responsabilité des médecins libéraux dans le cadre du Mediator). Bref, il sera effectivement intéressant d’observer si, suite aux nombreux rapports publiés, l’affichage d’une volonté de réforme en profondeur du système de sécurité sanitaire sera suivi de l’engagement d’une politique publique dans ce secteur, toujours un peu résiduel, de la santé publique. On ne peut en effet exclure qu’une fois définitivement écarté le « risque de scandale », des principes de réalité prévalent, limitant l’ampleur des changements annoncés. Ce serait là un indicateur de ce que recouvre aujourd’hui une gestion plus « politique » des problèmes sanitaires.
Notes
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Tabuteau D., La sécurité sanitaire, Paris, Berger Levrault, 2002.
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[2]
Chateauraynaud F., Torny D., Les sombres précurseurs, Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
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[3]
Hermitte M.A., Le sang et le droit, Essai sur la transfusion sanguine, Paris, Le Seuil, 1995.
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[4]
Henry E., Amiante : un scandale improbable, D’une maladie professionnelle à un scandale de santé publique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
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[5]
Borraz O., Les politiques du risque, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
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[6]
Question suffisamment intriguante pour faire l’objet d’une section thématique du XIe Congrès de l’Association française de science politique (Strasbourg, 31 août-2 septembre 2011) : « Les crises de santé publique : une question politique ? » (responsables Claude Gilbert et Emmanuel Henry).
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Gilbert C., Le pouvoir en situation extrême, Catastrophes et politique, Paris, L’Harmattan, 1992.