1L’« expert profane » n’est pas un simple oxymoron. Le concept est le produit de trois faits de société : la critique de l’expert scientifique, la diffusion du savoir favorisée notamment par les nouvelles techniques de communication, l’existence d’un savoir expérientiel singulier. Il trouve une application toute particulière en médecine avec la revendication par certaines associations de patients d’une expertise spécifique et de la reconnaissance de « patients experts ».
La critique de l’expert scientifique
2L’expert scientifique n’est pas seulement un savant, mais encore une personne d’expérience maîtrisant les multiples facettes de son domaine d’expertise, connaissant ses limites et sachant faire appel aux expertises complémentaires. Il est reconnu par ses pairs et sollicité non seulement par les profanes et les institutions, mais aussi par les professionnels ayant une expertise moindre. Il a donc une fonction de recours. Il est capable d’expliquer aux uns et aux autres son raisonnement et les solutions qu’il propose pour prendre une décision à un moment donné, en fonction de l’état des connaissances à ce moment et de son expérience dans le domaine. Enfin, l’expert doit en permanence entretenir et approfondir ses compétences, notamment en participant à des débats entre experts. Il n’y a pas d’expertise sans contre-expertise. Enfin, l’expert honnête doit savoir reconnaître ses erreurs et en tirer les leçons, sachant qu’on ne lui demande pas l’infaillibilité mais la prise en compte de l’ensemble des données disponibles au moment de son expertise. Face à cette conception idéale de l’expert, l’expert scientifique réel s’est trouvé pris en défaut à plus d’un titre.
31) La médecine n’est pas une science « exacte ». Ce qui est présenté comme une vérité n’est en réalité qu’une vérité statistique, c’est-à-dire une vérité considérée comme hautement probable, demandant à être confirmée par plusieurs études. Les conclusions hâtives sur la base des résultats d’une seule étude sont donc souvent secondairement démenties. De plus, la vérité elle-même s’affine au gré des progrès scientifiques et des résultats des études. L’erreur la plus répandue est la généralisation abusive, oubliant de prendre en compte les particularités de l’échantillon étudié et les limites de la méthodologie employée. Souvent partielles et provisoires, ces vérités laissent une large place aux interprétations parfois excessives ou biaisées et aux débats contradictoires entre experts.
42) Par définition, l’expert scientifique a une compétence profonde mais limitée et il peut être tenté de profiter de sa notoriété pour jouer les experts au-delà de son champ de compétence. Un des problèmes majeurs de l’exercice médical est d’ailleurs que nombre de médecins experts scientifiques sont experts de la maladie et de son traitement, mais peu ou pas experts en psychologie, en sociologie ou en santé publique. Leur compétence est biomédicale, mais pas ou peu psychosociale. À vrai dire, cela pose peu de problèmes lorsqu’il s’agit de médecins « ingénieurs-techniciens » hautement spécialisés (radiologues, cardiologues interventionnels, chriurgiens, réanimateurs, etc.), mais les médecins généralistes, les pédiatres, les gériatres, tous ceux prenant en charge des patients atteints de maladies chroniques devraient avoir une triple compétence biomédicale, psychologique et pédagogique. De même, on peut être un excellent communicateur lors de congrès médicaux où on s’adresse à ses pairs et être un piètre éducateur de patients, tant la pédagogie diffère dans les deux situations : pédagogie frontale didactique pour un congrès scientifique, pédagogie constructiviste centrée sur le patient pour l’aider à acquérir des compétences et faciliter les changements de comportement par l’éducation thérapeutique.
3) Le jugement de l’expert peut être biaisé par un conflit d’intérêts, y compris à son insu. On pense toujours à bon droit au conflit d’intérêts avec les financeurs privés, mais il peut s’agir de conflit d’intérêts avec la puissance publique. Un médecin conseil de la sécurité sociale peut faire du zèle pour plaire à son directeur. Un médecin jouissant d’une notoriété peut rédiger pour un laboratoire une publicité rédactionnelle signalée de façon explicite comme telle mais il peut aussi se servir de sa notoriété d’expert pour vanter « en toute indépendance » les vertus d’une classe thérapeutique ou d’un médicament fabriqué par un laboratoire dont il reçoit des émoluments ou qui subventionne ses activités. Il peut enfin plus simplement mentir par omission, en oubliant par exemple de signaler les défauts méthodologiques d’une étude dont les résultats sont favorables au médicament de l’industrie qui le rémunère. En médecine, trop d’experts spécialisés, professeurs des hôpitaux, ont accompagné sans réserve suffisante le marketing de l’industrie pharmaceutique, y compris pour des médicaments secondairement retirés du marché. Ce faisant, ils ont contribué à décrédibiliser les experts spécialistes aux yeux des médecins généralistes, et finalement à susciter la suspicion chez les patients eux-mêmes. Les grandes revues internationales prestigieuses n’échappent pas aux conflits d’intérêts. Par exemple, il est tout à fait surprenant de voir l’une d’entre elles, le New England Journal of Medicine, accepter de publier une étude comparant chez des patients diabétiques deux stratégies thérapeutiques hypoglycémiantes, une stratégie intensive et une stratégie standard, en ayant l’habileté d’appeler le groupe stratégie intensive « groupe médicament X », ce qui permet ensuite de suggérer que ledit médicament X est supérieur aux autres médicaments de la même classe alors que cette étude ne comparait pas des médicaments entre eux mais des stratégies thérapeutiques. Ceci dit, personne n’échappe vraiment aux conflits d’intérêts, y compris ceux qui font leur notoriété de leur dénonciation, tant il est évident que le scandale aide plutôt à vendre. La seule solution en la matière est donc la transparence.
Les différentes tuniques de l’« expert profane »
5La critique de l’expert scientifique et l’acquisition d’authentiques compétences par les patients ont engendré le concept d’« expert profane ». Le mot a fait florès, bien que chacun l’interprète à sa manière.
Le patient expert de lui-même
6Dans un premier temps, il s’est agi de reconnaître les compétences acquises par les patients grâce à l’éducation thérapeutique, mais aussi et peut-être surtout grâce à l’expérience. Avant que l’on ne découvre la notion d’index glycémique, les experts diabétologues pensaient que les sucres simples étaient des sucres rapides et les sucres complexes des sucres lents. Les patients diabétiques avaient beau leur dire que le chocolat entraînait moins d’hyperglycémie que le pain, la science, pour une fois alliée au bon sens populaire, réfutait ce constat qui s’est révélé pourtant parfaitement exact.
7De plus, il existe un savoir expérientiel reposant sur les facultés perceptives fines de certains patients, capables de construire une sémiologie spécifique peu ou pas connue des professionnels. Ainsi, certains patients dits « sentinelles » sont capables de deviner leur glycémie sans trop se tromper, sur la base de perceptions corporelles. Au lieu de l’ignorer ou, pire, de nier ce savoir, sa reconnaissance par les professionnels est indispensable pour en étudier les déterminants et si possible aider d’autres patients à l’acquérir.
8Enfin, les nouvelles techniques de communication, et particulièrement Internet, ont largement contribué à l’amélioration des connaissances médicales de la population en général, et des malades en particulier. Cependant, cette expertise, résultat de l’information, de l’expérience, de l’apprentissage, est pour l’essentiel à usage personnel, permettant aux patients de développer un authentique partenariat avec les soignants, de discuter, voire de contester leurs propositions. Il est cependant remarquable que ces patients experts d’eux-mêmes viennent confronter leur expertise à la recherche d’une validation. Alors qu’ils devraient pouvoir être amenés à changer de médecin si celui-ci développe une relation paternaliste infantilisante à l’ancienne, ou une relation objectivante plus moderne mais réduisant le malade à sa maladie, en réalité ils le font assez rarement.
Le « patient ressource »
9Ces patients experts d’eux-mêmes ayant acquis des compétences diverses peuvent, à la demande d’équipes soignantes médicales et paramédicales, servir s’ils le souhaitent de « patients ressources ». Les soignants peuvent leur adresser des malades susceptibles de tirer profit de leur expérience. Ils peuvent aussi leur proposer d’intégrer l’équipe d’éducation thérapeutique au moins lors de certains ateliers pour témoigner, soutenir et renforcer les apprentissages. Ils peuvent être des « médiateurs de la relation » entre les patients et les soignants. Ces « patients ressources » ne sont pas forcément des patients modèles ayant des résultats exemplaires, ils ne sont pas forcément utiles à tous les patients. Ils n’ont pas à se former, à prendre des cours de médecine ou de communication. Dans tous les cas, ce sont les soignants qui leur proposent de participer à l’information ou à l’éducation d’autres patients. En conséquence, en cas de difficultés entre un « patient apprenant » et un « patient ressource », ce sont les soignants qui doivent en assumer la responsabilité.
L’expertise des associations de patients ou l’« expert collectif »
10L’expertise peut être celle d’une association de patients, disposant souvent d’un comité scientifique comportant des patients ayant acquis une grande connaissance de leur maladie, mais le plus souvent aussi des professionnels. L’association de patients peut souhaiter légitimement être associée à l’élaboration ou l’évaluation de protocoles de soins ou de recherche. De même, elle peut s’estimer compétente pour débattre de l’organisation des soins et pour critiquer l’insuffisance de leur qualité. Il s’agit alors d’une « expertise collective » rarement purement profane, plus souvent semi-profane semi-professionnelle, capable de produire en réalité une contre-expertise. Il serait naïf de penser que cette contre-expertise collective qualifiée de profane échappe aux biais pouvant entacher l’expertise scientifique : conflits d’intérêts, insuffisance méthodologique, interprétation abusive, etc. Faut-il transformer cette légitimité en légalité ? Le fonctionnement démocratique de nos sociétés gagnerait sûrement à définir un droit d’information, d’investigation et d’interpellation, en en précisant les conditions et les modalités. Mais dans tous les cas, les associations de patients ne peuvent pas prétendre avoir une compétence diagnostique ou thérapeutique (et l’éducation thérapeutique est thérapeutique !). C’est pourquoi, par exemple, les campagnes de dépistage du diabète menées par l’Association française des diabétiques (AFD) sont présentées comme des campagnes de sensibilisation organisées en général avec des professionnels et débouchant toujours sur le conseil, pour les personnes à risque, de consulter un professionnel médecin, pharmacien ou biologiste.
Les patients « experts pour les autres »
11On dit volontiers aujourd’hui que grâce à l’éducation thérapeutique le malade peut prendre en partie la place du médecin, tandis que grâce à l’empathie le médecin peut prendre en partie celle du patient. La nuance est dans le « en partie ». Grâce à ce jeu de clivages, la consultation ne se joue donc pas à deux mais à quatre. Il s’agit bien d’un jeu où le malade demande : « Si vous étiez à ma place… » et où le médecin peut répondre : « Vous me posez la question, mais quelle est votre réponse ? » On oublie trop souvent de dire que si cette relation est certes une relation égalitaire entre deux adultes, elle est également une relation profondément asymétrique. Le patient a un travail de deuil à faire pour restaurer l’image de soi altérée par la maladie. Il a à gérer l’angoisse de l’évolution de la maladie avec le risque de crise, de rechute ou de complication. Il a à adopter de nouveaux comportements de soin et à les intégrer à ses projets de vie. Enfin, il doit bien souvent réaménager ses rapports à soi et aux autres. Le médecin doit l’aider à « faire avec » la maladie, en prenant en compte ses objections, voire ses oppositions, mais en même temps il a le devoir de garantir la pertinence des objectifs et des traitements proposés.
12Dans cette conception, on demande au patient « expert pour les autres » de se départir de sa pure subjectivité et de son histoire singulière pour devenir un authentique expert polyvalent susceptible d’aider les autres à résoudre les problèmes particuliers. Ces « patients experts » doivent donc suivre une formation pour mettre à jour leurs compétences techniques, acquérir des bases scientifiques minimales (connaître les recommandations), et surtout développer des savoir-faire en communication et en médiation. À vrai dire, rien n’empêche une association d’assurer une telle formation et d’en faire bénéficier ses membres de façon bénévole pour aider les nouveaux qui s’adressent à elle, sous réserve qu’il ne s’agisse pas de délivrer des conseils thérapeutiques. En effet, on ne voit pas pourquoi de tels experts échapperaient aux conflits d’intérêts avec l’industrie de la santé. Il suffit de voir l’empressement des prestataires de pompes à insuline et des fabricants de lecteurs de glycémie auprès des patients diabétiques et de leurs associations pour comprendre que les conflits d’intérêts ne concernent pas uniquement les professionnels de santé. La question devient toute différente le jour où l’association revendique une reconnaissance officielle de ses patients experts et exige un droit d’intervention dans l’éducation thérapeutique. Cette demande ne peut être comprise que comme l’exigence non formulée de la reconnaissance d’un nouveau métier d’éducateur thérapeutique. Cet éducateur, en plus d’être patient, devrait avoir des compétences en soins infirmiers, en psychologie, en communication et en médiation.
À ce jour, l’immense majorité des professionnels de santé et des responsables institutionnels sont opposés à l’existence d’un nouveau métier d’éducateur de santé qui coûterait sûrement moins cher mais ne pourrait aboutir qu’à un appauvrissement de l’éducation thérapeutique. Si cela devait changer, il faudrait alors en définir les conditions d’accès et les modalités de certification. Les nouveaux professionnels ne manqueraient pas tôt ou tard de réclamer indemnités ou salaire. Par contre, constitutionnellement, on voit mal comment un nouveau métier serait réservé aux seuls patients. Une question est d’ailleurs posée aux associations promouvant le concept de « patient expert ». Pour mériter ce titre, faut-il être soi-même un bon malade ? Par exemple, un diabétique bien équilibré, ou même très bien équilibré ? Est-ce qu’être assez bien ou moyennement équilibré pourrait suffire ? Est-il recommandé d’être un diabétique « repenti », passé d’un mauvais équilibre à un bon équilibre glycémique, ou un diabétique ayant choisi le traitement par pompe à insuline ? Un diabétique avec ou sans complications ?
Toute personne prétendant faire bénéficier les autres de son expertise, qu’elle soit scientifique ou profane, devrait répondre à des critères définissant son champ d’expertise et sa spécificité, les modalités de certification et éventuellement de recertification, les personnes auxquelles s’adresse son expertise et leur possibilité de recours, enfin les modes de son financement. On voit ici toute la différence entre le « patient expert » répondant à des standards définis et le « patient ressource » choisi par les équipes soignantes, non pas en fonction de ses compétences générales mais en fonction de sa singularité. Il paraît donc essentiel que cette question soit clarifiée par la discussion entre les professionnels et les associations de patients.
Le double expert
13Ce débat peut être éclairé par une réflexion sur les personnes ayant la double expertise, à la fois professionnelle et profane, c’est-à-dire les professionnels de santé, et notamment les médecins, compétents dans une maladie dont ils sont eux-mêmes atteints. Notre expérience propre de diabétologue nous a appris que l’on peut être un excellent médecin, parfaitement rationnel, parfaitement compétent, et être pourtant assez « mauvais malade ». C’est d’ailleurs pourquoi il est classique d’insister sur le fait qu’un médecin ne doit pas se soigner lui-même, et qu’il ne doit même pas soigner les membres de sa famille. Tant il est vrai que chacun d’entre nous est duel, partagé entre un moi rationnel et un moi identitaire. Le moi rationnel, tendant à l’universel, est régi par des lois normatives. En matière de médecine, ces normes sont produites par l’evidence-based medicine, débouchant sur des recommandations de plus en plus internationales. Le moi identitaire, à l’irréductible singularité, est régi par des lois d’homéostasie thymique, c’est-à-dire par la recherche du bien-être et en tout cas l’évitement de la douleur morale. On comprend que les professionnels de santé, aussi compétents et rationnels soient-ils, n’échappent pas, lorsqu’ils sont malades, aux mécanismes de défense que sont le déni, l’intellectualisation, la sublimation, la ritualisation, l’activation de croyances de santé, etc., car s’il n’est pas raisonnable de ne pas suivre les conseils issus des données de l’evidence-based medicine, il est rationnel de ne pas le faire si les changements comportementaux nécessaires suscitent l’angoisse ou la dépression. On peut donc être en même temps un très bon médecin et un très mauvais malade. On ne voit pas pourquoi l’inverse ne serait pas vrai : un très bon « patient expert » pour soi peut être un très mauvais « patient expert » pour les autres.
Le « consommateur éclairé »
14La notion d’« expert profane » rencontre une résonance particulière compte tenu de l’évolution libérale de nos sociétés tendant à marchandiser la médecine. En effet, les politiques libérales cherchent à répondre aux besoins de santé et à réguler leur coût par les règles du marché. Pour elles, les professionnels sont des producteurs qui cherchent à vendre des soins à des « patients consommateurs », même si le financement se fait par l’intermédiaire d’assureurs. Pour que la régulation par le marché fonctionne, il faut que le consommateur puisse mettre en concurrence les producteurs et/ou les assureurs. Il faut donc que le consommateur soit un « consommateur éclairé ». Pour ces néolibéraux, l’« expert profane » est le prototype du consommateur éclairé. Le nouveau concept sert alors à justifier le développement du marché de la santé.
15Un certain nombre d’associations de patients adhèrent à cette idéologie ou en subissent l’influence. Elles cherchent à se constituer en associations de consommateurs capables de négocier les prestations et les tarifs avec les professionnels. Elles tirent argument du fait que les producteurs de soins tiennent leurs revenus des « patients consommateurs ». Il y a là en fait un glissement, car ce ne sont pas les patients qui paient les professionnels, c’est l’ensemble des citoyens qui de façon solidaire décident de financer les coûts de santé. Cette solidarité collective impose des devoirs à tous, aux professionnels et aux patients. Les professionnels doivent respecter la règle du « juste soin au juste coût », c’est-à-dire au coût le plus bas. De ce point de vue, les dépenses de marketing de l’industrie pharmaceutique, les dividendes versées aux actionnaires des cliniques privées commerciales, tout comme les dépassements d’honoraires dérégulés des médecins, mettent en cause le principe de solidarité qui fonde notre système de santé. À l’inverse, les patients ont le devoir d’utiliser sans en abuser le système de soins, c’est-à-dire sans le détourner de sa finalité. La solidarité ne vise pas à financer les besoins perçus de chacun, mais à financer des besoins socialement reconnus. On ne peut pas à la fois se comporter en consommateur de soins ayant la liberté de sa consommation au nom de son expertise, et exiger un financement solidaire.
Nous sommes tous des « experts profanes » !
16Les défaillances des experts scientifiques ont conduit certains à nier l’existence d’une vérité scientifique, estimant que toute vérité n’est que relative aux outils d’observation, si bien que ce qui était vrai un jour devient faux le lendemain. De plus, les vérités scientifiques sont produites par des êtres humains qui, ce faisant, expriment un intérêt social corporatiste visant à maintenir et si possible développer leurs pouvoirs. D’où, disent-ils, le langage hermétique des experts et la défense par la loi de leurs prérogatives. Tout serait donc relatif, dépendant du point de vue de chacun. N’importe qui pourrait, à bon droit, s’estimer expert. Ainsi, à partir de la remise en cause de l’impérialisme culturel à prétention universaliste et de la contestation de la hiérarchie élitiste, s’est développé un courant relativiste tendant à délégitimer toute prétention à la vérité et à l’universalisme. Ce courant a notamment investi le champ des médecines dites « naturelles », « traditionnelles » ou « parallèles ». Il critique la médecine scientifique et ses méthodes de validation. Alors même que la médecine scientifique bouge en permanence au rythme des études, entraînant une actualisation régulière des recommandations, ces relativistes la qualifient de médecine « officielle » ou « académique ». Ils récusent les méthodes de la médecine expérimentale, et en particulier la problématique des études d’intervention randomisées en double aveugle, où on tire au sort deux groupes de patients en tous points comparables en dehors de l’intervention spécifique dont on veut évaluer les effets. Ils prétendent échapper à toute évaluation, dans la mesure où leur thérapeutique « naturelle » serait strictement individuelle, et en grande partie relationnelle. Pourtant, il est tout à fait possible d’évaluer en aveugle l’effet d’un traitement sur une seule personne, grâce des séquences aléatoires répétées comparant en aveugle un principe actif à un placebo. Ces relativistes se réclament également de la régulation de la santé par le marché libre. Dans la mesure où ils récusent une évaluation objective et indépendante, préalable indispensable à toute décision d’un financement éventuel par la collectivité, la seule évaluation acceptable pour eux reste celle réalisée par le consommateur décidant d’acheter ou non la prestation proposée selon qu’il en est satisfait ou mécontent.
Une évolution ambiguë
17En conclusion, la notion d’« expert profane » témoigne selon nous de l’ambivalence de l’évolution de nos sociétés et de l’ambiguïté des mots. D’un côté, elle exprime le progrès de la relation médecin-malade débouchant sur un véritable partenariat entre les patients atteints de maladie chronique et/ou leur famille et les soignants, et elle pose la question de la « démocratisation de la démocratie » grâce au pouvoir de contre-expertise de la société civile. D’un autre côté, elle participe à l’anomie sociale et au mélange des genres qui caractérisent notre époque post-moderne, aspirant à la déréglementation au nom de l’égalité et de la liberté, facilitant ainsi toutes les manipulations et donc suscitant en retour toutes les suspicions.
Bibliographie
- Association française des diabétiques, www.afd.asso.fr
- Gaudillière J.-P, « Culture, sciences, technique. La culture scientifique et technique entre amateurs et experts profanes », Alliage, n° 59, 2007.
- Luyckx M., « Le rôle de l’expert : participer au réenchantement du monde », Reflets et Perspectives, XLI, 89-99, 2002.
- Santesso N., « Consommateur averti, expert-patient », Alliance canadienne des arthritiques, « Expérience, vision, voix » www.arthritiques.ca.
- Schapper D., « Le relativisme culturel : signification et limites », Commentaire, 32, 128, 893-900, hiver 2009-2010.
- Shaw J., « “Expert patient”, dream or nightmare? », BMJ, 328, 723-724, 2004.
- Tabuteau D., « L’expert et les politiques de santé publique », www.has-sante.fr.