1Je dédie cette conférence à trois personnes, toutes trois médecins : Sandrine Thérie, Christian Lehmann et Olivier Monceaux. Ils savent pourquoi. Je me nomme Marc Zaffran, je suis médecin généraliste et je publie des livres sous le pseudonyme de Martin Winckler. Je viens vous parler de la crise de la médecine générale à ce double titre, celui de médecin généraliste et celui d’écrivain.
2Qu’est-ce qu’un médecin généraliste ? Plusieurs définitions savantes et universitaires existent, notamment celle de l’Association mondiale des académies et des associations de formation à la médecine générale. N’étant pas le représentant d’une quelconque institution, je souhaite définir la médecine générale avec mes propres mots, mon expérience, ma sensibilité, ma subjectivité et mes mots d’écrivain. Il y a quelques années, une amie – médecin généraliste – et moi-même avons souhaité écrire un petit ouvrage qui s’intitulerait Qu’est-ce qu’un médecin généraliste ? Ce livre n’a pas encore été écrit, mais il le sera un jour. Si je me souviens bien, nous avions adopté la définition suivante du médecin généraliste : c’est un individu, homme ou femme, formé pour exercer la médecine, et qui choisit volontairement, par affinité élective de longue date ou acquise durant ses études, d’exercer la médecine générale. Devenir médecin généraliste est donc, en principe, un choix.
3L’exercice de la médecine générale implique de vivre au milieu de la population pour y assurer les soins de premier recours. Le médecin généraliste est un professionnel de santé qui a reçu une formation scientifique. Cette dernière lui permet d’appréhender la demande de soins dans sa globalité, biomédicale, psychoaffective, socioéconomique et symbolique. Si le médecin généraliste connaît et peut identifier les maladies, c’est parce qu’il connaît la diversité infinie des situations qui ne sont pas des maladies. Pour lui, le patient constitue la seule norme. En effet, le patient lui indique le caractère normal, anormal, pénible ou inhabituel de ce qu’il ressent.
4Un médecin généraliste n’est pas un donneur de leçons. C’est un soignant. Ses devises sont « ne pas nuire », « partager le savoir » et « accompagner sans juger ». Le seul objectif d’un médecin généraliste est de faciliter la vie de la population et de s’efforcer d’alléger le poids inhérent aux problèmes de santé collectifs et individuels. L’idéal d’un médecin généraliste n’est pas de diagnostiquer des maladies, mais de faire en sorte que la santé générale d’une population soit la meilleure possible. Ainsi, l’information, l’éducation et la lutte contre les préjugés permettent d’atteindre cet idéal. Autrement dit, il s’agit moins de dépister et de diagnostiquer les maladies que de s’assurer que les individus bien-portants le restent le plus longtemps possible.
5Un médecin généraliste n’est pas un surhomme. C’est un être humain doté d’un savoir et d’un savoir-faire qui doivent bénéficier à tous. Ce n’est pas un homme ou une femme de pouvoir, mais un homme ou une femme de partage. Il connaît la population dont il partage la vie parce qu’il vit parmi elle. Il n’en constitue pas le centre, mais l’un des soutiens. Un médecin généraliste ne travaille pas de manière isolée, mais partage les tâches avec les autres professionnels de santé. De même qu’il transmet son savoir et son savoir-faire à tous ceux qui le demandent, il le transmet aux soignants qui prendront sa place. En outre, un médecin généraliste n’est ni un robot ni un esclave. Ce professionnel voué à son métier se doit donc d’avoir une vie personnelle riche, sous peine d’assouvir ses frustrations dans l’exercice médical, aux dépens de ceux qu’il est censé soigner.
6Dans un monde idéal, un médecin généraliste bien formé et en pleine possession de ses moyens travaille en équipe et dans de bonnes conditions matérielles. Il est rémunéré à la mesure des services qu’il rend à la population. Il dispose du temps nécessaire à une vie personnelle et à la participation à une formation continue scientifique de qualité. Il est gratifié par son travail autant qu’il gratifie la communauté dans laquelle il exerce. Ce n’est pas un notable, mais un professionnel en charge d’un service individuel et communautaire. Un médecin généraliste est donc utile, mais pas interventionniste. Ainsi, il ne doit jamais laisser entendre qu’il est indispensable ; en effet, il reste un être humain égal à un autre.
7Qu’est-ce que la médecine générale ? La médecine générale est l’ensemble des activités exercées par un médecin généraliste. Cette tautologie doit être rappelée. La médecine générale est la médecine pour tous, de la naissance à la mort. Cette médecine puise dans les ressources existantes pour les adapter individuellement à la personne qui en a besoin, sans réserve mais sans gaspillage ; sans hâte, mais sans retard ; sans angélisme, mais sans terrorisme. De manière non exhaustive, elle comprend le diagnostic et le traitement des affections aiguës, le suivi des maladies chroniques, les soins aux personnes de tout âge, de tout sexe et de toute origine, indépendamment de leur statut, de leur état ou de leurs conditions socioéconomiques. Je tiens ici à préciser qu’à mes yeux, les médecins pratiquant la ségrégation des patients qui bénéficient de la CMU ou de l’aide médicale sont des crapules. Ils ne devraient pas poser cette question, tout à fait contraire à l’éthique : un médecin généraliste doit soigner tout le monde, indépendamment du statut. La médecine générale comprend également la prévention et le dépistage, l’information sanitaire et alimentaire, le soutien psychologique et la coordination des soins de proximité.
8Pourquoi pouvons-nous affirmer que la médecine générale est en crise en France ? Parce qu’elle est loin de répondre aux définitions que je viens d’indiquer. De plus, elle ne répond pas à toutes les attentes que nous sommes en droit de nourrir à son égard. Je pourrais aussi affirmer que cette crise n’est pas nouvelle. Lorsque j’étais étudiant, l’un de mes livres de chevet était un essai de Norbert Bensaïd intitulé La Consultation. La première phrase était, de mémoire : « J’écris ce livre parce que la médecine générale est en crise et parce qu’elle risque de disparaître. » Cette phrase date du début des années 1970. Trente années plus tard, la médecine générale n’est pas davantage en crise, mais tout le monde en a pris conscience. Ainsi, la médecine générale pourrait effectivement disparaître, pour des raisons parfaitement identifiables que vous déduirez de quatre aspects de cette crise.
9Cette crise est tout d’abord symbolique. Ainsi, un gouffre sépare l’idéal de médecine générale de la réalité. Tout le monde rêve d’un médecin de famille disponible, rassurant, à l’écoute, ouvert et compétent. Dans la réalité, de nombreux patients déplorent le fait que les médecins généralistes et spécialistes ne possèdent aucune de ces qualités et surtout, qu’ils ne leur consacrent pas le temps et l’attention qu’ils attendent d’eux. Le manque de temps nécessaire à l’écoute constitue ainsi le grief le plus fréquent. En outre, l’idée de la médecine générale que se font les étudiants est celle d’une profession sous-payée, surexploitée, surchargée et incompatible avec une vie de famille. De plus, ce métier ne leur apparaît pas garantir les revenus à la hauteur de l’investissement économique et personnel que représentent dix années de formation. Il semble également incompatible avec une formation continue permanente et une vie professionnelle tout entière consacrée à l’accompagnement et au soin des autres. Pourquoi un individu choisirait-il la médecine générale, alors que l’image du médecin généraliste est de plus en plus fragilisée par des professionnels qui n’exercent pas convenablement leur activité, qui prescrivent des médicaments au lieu d’expliquer que la plupart des maladies sont bénignes et guérissent spontanément et qui ne prennent pas le temps d’écouter leurs patients ? Pourquoi choisir la médecine générale, alors même qu’elle est présentée comme peu valorisante au sein des facultés de médecine ? Les places de médecine générale sont réservées à ceux qui échouent ; ceux ne choisissant pas la « voie royale » de la spécialité sont au mieux des paresseux, au pire des imbéciles. Pourquoi choisirait-on une profession déconsidérée dans les services hospitaliers par ceux-là mêmes qui l’encensent hypocritement dans les amphithéâtres ?
10La crise est de nature politique et sociale. Un système de santé national devrait prendre en compte les besoins de la population dans chaque région et proposer les soins dont cette population a besoin. Actuellement, le système de soins n’a qu’une obsession : réduire les coûts. Il devrait inventer les moyens permettant d’utiliser au mieux les ressources, comme dans les pays en voie de développement. La France ne procède cependant à aucun inventaire et préfère diminuer les crédits alloués à la santé, demandant aux professionnels d’en faire plus avec moins. Les économies réalisées ne profitent nullement à la médecine générale. À titre d’exemple, si tous les médecins étaient convenablement formés à la prescription de la contraception, de substantielles économies seraient réalisées dans les domaines des grossesses non désirées, des IVG, des consultations spécialisées répétées et inutiles et des prescriptions et remboursements de médicaments. Ainsi, un dispositif intra-utérin remboursé coûte 27 euros pour cinq à dix ans d’efficacité ; une pilule remboursée coûte 12 à 16 euros par trimestre. Une pilule non remboursée, dont l’achat est rendu impossible faute de moyens financiers adéquats, peut coûter… une IVG ou une maternité. Des méthodes de contraception parfaitement bien connues et utilisables par la plupart des femmes ne sont pas utilisées en France car les médecins ne les prescrivent pas. D’abord parce qu’ils n’ont pas appris à les prescrire. Ensuite parce que la description des différentes méthodes de contraception à une femme prend beaucoup plus de temps qu’une simple prescription de pilule.
11Si les médecins étaient formés à l’usage et à la prescription des antalgiques majeurs et de la morphine, des souffrances, des hospitalisations et des consultations répétées seraient évitées. S’ils étaient convenablement formés à l’usage des psychotropes et des médicaments trop prescrits en France en raison d’un marketing agressif de l’industrie pharmaceutique et de la sécurité sociale, nous éviterions tout ou partie des 16 000 accidents médicamenteux dénombrés chaque année, dont plusieurs milliers se révèlent mortels. Objectivement, sur le plan de la santé publique, des généralistes bien formés, bien rémunérés et correctement répartis sur le territoire seraient économiquement aussi rentables pour la santé des habitants du pays que le sont l’isolation des murs, des fenêtres et du sol pour la facture énergétique. Objectivement, être médecin généraliste aujourd’hui implique d’être écartelé entre des exigences individuelles et collectives contradictoires. En effet, les intérêts des patients divergent des intérêts des producteurs de biens de consommation. De plus, le médecin généraliste n’est pas assez puissant pour lutter contre l’industrie pharmaceutique, qui influe scandaleusement sur la formation et les prescriptions des médecins, et qui prévoit désormais d’influer directement sur la demande des patients. Le médecin généraliste français n’est pas en position de lutter contre les lobbies de l’industrie agroalimentaire, contre les fabricants de machines de diagnostic biologique ou de traitement chirurgical, contre le lobby de l’hospitalisation privée, ni même contre les spécialistes hospitaliers ou de ville.
12Le système est paradoxal : les professionnels du soin exercent dans le libéralisme le plus sauvage, alors que le système de soins a pour vocation d’être collectif et solidaire. Cette contradiction fondamentale, qui n’est jamais soulignée et encore moins prise à bras le corps, compromet non seulement l’exercice de la médecine générale mais toute politique de santé rationnelle. Il faut dire que la seule solution viable consisterait à réévaluer la place des médecins en fonction des services objectifs qu’ils peuvent rendre à la collectivité, et non de leurs diplômes, de leur statut ou de leurs revenus… Or, la majorité des médecins – en particulier les spécialistes les mieux rémunérés – ne sont pas du tout prêts à le faire.
13Cette crise est également celle de la formation. Ainsi, le concours d’entrée en médecine constitue un véritable scandale dans la mesure où il détruit des centaines de jeunes. Le saucissonnage de l’enseignement en spécialités, l’examen national classant ne se préoccupant ni des aptitudes ni des aspirations et une formation médicale continue assurée essentiellement par l’industrie doivent également être déplorés. Je souhaite évoquer d’autres aberrations, spécifiquement françaises. Pour cinq mille étudiants, on compte cinq cents spécialistes enseignants pour un seul généraliste enseignant. Ainsi, les facultés de médecine françaises enseignent aux généralistes à penser en spécialistes alors qu’elles devraient enseigner aux spécialistes à penser en généralistes. L’enseignement de la médecine en France est un enseignement élitiste. Il ne peut donc produire que des professionnels élitistes dans leur approche du patient et dénués d’humilité.
14L’enseignement est techniciste et il ne peut produire que des professionnels techniciens, dénués de qualités humaines et d’imagination. L’enseignement de la médecine ne s’intéresse qu’aux maladies et qu’aux organes : il ne peut produire que des médecins segmentant les patients. Il est autoritaire et traite les étudiants par l’humiliation, la culpabilisation et le terrorisme. Il ne peut donc produire que des médecins autoritaires et terroristes avec leurs patients. En outre, l’enseignement de la médecine générale est menacé de devenir aussi institutionnel et obtus que l’enseignement de la médecine spécialisée. Par ailleurs, un enseignement ne reposant pas sur la confrontation, l’examen systématique et la remise en question constante des connaissances ne peut que produire des praticiens phobiques et étriqués.
15Enfin, cette crise est celle de l’investissement individuel. La féminisation de l’effectif des étudiants raréfie, de fait, le recrutement des médecins généralistes : les femmes médecins sont en effet plus exigeantes sur la possibilité de concilier une vie de famille et leur exercice professionnel. Or, aucune réflexion n’a été menée sur les aménagements nécessaires afin que les femmes médecins concilient vie familiale et exercice de la médecine générale. Pourquoi veut-on qu’une femme médecin mère de famille (beaucoup le sont, à la fin de leurs études) choisisse d’aller exercer la médecine générale dans un secteur où il n’y a pas d’école d’accès facile pour scolariser ses enfants ?
16D’autre part, il existe un décalage important, de huit à dix ans parfois, entre les adolescents qui commencent des études de médecine et les adultes qui commencent à exercer la médecine. Comment un individu pourrait-il décider d’aller exercer à la campagne ou dans un quartier urbain difficile lorsqu’il a passé dix années de sa vie dans une ville universitaire et que son/sa conjoint(e) travaille en ville ? Alors que les campagnes se désertifient, perdant leurs commerces et leurs services publics, il serait déraisonnable de souhaiter que les médecins s’y installent sans les aider à le faire – et sans replacer la question de la médecine générale dans le problème plus large des mouvements de population.
17Le système de santé français est archaïque, patriarcal, centralisé et élitiste. Il favorise la compétition et non la coopération entre ses membres. Il favorise les passe-droits et les cooptations plutôt que les embauches selon la compétence. Il est incapable de favoriser l’installation de ses praticiens en zone rurale.
18Le système de santé français est corporatiste et sexiste. Souvent, les femmes médecins enceintes effectuant un stage à l’hôpital se voient refuser la validation de celui-ci si elles accouchent durant leur stage.
19Le système de santé français est raciste. Des médecins étrangers travaillant en France sont sous-payés, alors qu’ils effectuent le même travail que les médecins français. Quand bien même ils auraient travaillé dix ans au sein d’un hôpital français, ils se voient refuser l’exercice de la médecine en ville.
20Le système de santé français se préoccupe davantage du statut que des initiatives, des faits d’armes spectaculaires que des actions de prévention, des apparats que du partage. Il est plus friand de discours que d’imagination. Il préfère les arguments d’autorité aux arguments scientifiques.
21Le système de santé français… est à l’image de la France.
22Je ne suis pas un homme politique et ne propose donc aucune solution. En revanche, je souhaite faire part de suggestions. Ainsi, il conviendrait d’identifier les problèmes et de les traiter. Si nous ne pouvons tout faire partout, nous pouvons déjà accomplir beaucoup au sein d’un cabinet médical. À titre d’exemple, la recommandation et l’emploi d’un stérilet à la place de préservatifs peut changer une vie. Au sein des cabinets, des départements, des facultés de médecine et des régions, les bonnes volontés, les initiatives, l’imagination et l’émulation peuvent contribuer de manière significative à l’amélioration du système de santé. Il n’est donc nul besoin de décisions étatiques.
23Je n’ai pas demandé à devenir le héros – ni le héraut – de la médecine générale. De plus, de nombreux médecins généralistes ne partagent pas mon avis. Je ne m’exprime donc ici qu’en mon nom propre. Mes propos n’ont pas plus de valeur que ceux d’un autre, mais pas moins que ceux tenus par un homme politique en quête de popularité. Ils ne valent pas moins que les déclarations d’un énarque qui n’a jamais visité un cabinet médical de campagne, ni moins que les discours paternalistes d’un médecin spécialiste de CHU affirmant que l’emploi de stérilets par les femmes sans enfant relève de l’inconscience. Mes propos ne s’expliquent pas par ma profession de médecin généraliste, mais par mon statut d’écrivain. J’ai eu la chance inouïe que mon livre consacré à la médecine générale soit lu par plusieurs centaines de milliers de personnes en France. J’ai ainsi obtenu une audience et une crédibilité suffisamment importantes pour être invité à parler devant de nombreux auditoires, comme c’est le cas ce soir. Mes propos sont donc ceux d’un citoyen, d’un médecin et d’un écrivain.
24Beaucoup de médecins sont également écrivains. Nous n’en avons pas suffisamment connaissance en France, alors que l’audience des médecins écrivains est beaucoup plus importante dans le monde anglo-saxon. Je suis fier d’être médecin et écrivain. Je vous parle aujourd’hui comme écrivain et non comme médecin. Si j’étais seulement médecin généraliste, la parole ne m’aurait pas été donnée. Je ne tire cependant aucune fierté d’être écrivain, pas plus que je n’en tire d’être médecin. Être médecin constitue une chance et un privilège, mais comporte des obligations éthiques.
25C’est pour des raisons éthiques que je m’efforce de dire ce que je pense être la vérité, y compris quand elle ne fait pas plaisir à entendre. C’est pour ces raisons éthiques que je m’efforce de questionner les comportements, de ne pas plier devant les dogmes et de rester du côté de ceux qui me demandent mon aide.
26De plus, être écrivain, c’est savoir rester à l’extérieur. Ce qui constitue un paradoxe : comment une personne extérieure (un médecin généraliste écrivain) peut-elle être reconnue ou écoutée par les personnes du « dedans » (les hospitalo-universitaires) ?
27Il me semble cependant que, pour un médecin généraliste, être considéré comme « extérieur à l’institution » est, au fond, tout à fait salutaire.
28Je vous remercie de votre attention.