1Cela commence comme un couple. C’est l’histoire du couple médecins-journalistes. Et comme le veut l’époque, ce n’est pas un long fleuve tranquille, même si elle a commencé de manière relativement paisible, avant de connaître des phases nettement plus tourmentées. Nous aborderons cette question essentiellement à travers le prisme de la presse généraliste, et en particulier la presse quotidienne.
2Avant de tracer un bref historique, il faut insister sur la singularité de la situation présente : actuellement, la presse quotidienne de qualité, quel que soit le pays au monde, traverse une crise inouïe qui bouleverse les repères et rend plus difficile l’analyse du moment. Entre l’explosion des sites Internet, l’apparition des quotidiens gratuits et les difficultés structurelles, comme en France dans les circuits de distribution (plus d’un tiers des kiosques à journaux ont fermé à Paris en dix ans), la presse dans son volet papier est confrontée à un avenir indéterminé. Ce brouillard a tendance à obscurcir aussi le passé.
Un peu d’histoire…
3Revenons donc quelques années en arrière, un temps presque béni. L’apparition de la médecine dans les quotidiens est un phénomène nouveau, à peine cinquante ans. On pourrait noter que cette apparition correspond à ce moment particulier où la médecine se met à… soigner, voire guérir.
4Deux personnalités emblématiques ont joué un rôle important. Le docteur Claudine Escoffier-Lambiotte, d’abord, qui crée en 1956, dans les colonnes du journal Le Monde, la chronique médicale qu’elle tiendra jusqu’en 1988. Chronique médicale, c’est explicite : un médecin talentueux parle aux médecins. L’autre personnage emblématique, à la même époque, c’est Igor Barrère qui retransmet sur le petit écran des opérations complexes. Son nom est toujours associé à des émissions médicales sur TF1.
5Le docteur Escoffier-Lambiotte n’est pas un personnage secondaire : médecin donc, elle est totalement intégrée à l’univers médical, au point de participer très activement à la création de la Fondation pour la recherche médicale dont elle allait devenir la secrétaire générale. Elle et Igor Barrère auront été des vulgarisateurs, des pédagogues de talent, parlant au nom du corps médical et s’adressant pour l’essentiel à un public de médecins. Ce qui n’excluait pas chez Escoffier-Lambiotte des prises de position tranchées en faveur de la contraception à une époque où ce n’était pas encore populaire, ou contre l’acharnement thérapeutique.
6Le modèle du docteur-journaliste est celui qui, dans la foulée d’Escoffier-Lambiotte, s’impose. Le Figaro, à partir de 1975, va ainsi contribuer lui aussi à ce que l’on pourrait appeler la formation médicale continue de lecteurs médecins et qui résume très bien ce que fut à cette époque la nature de la relation médecin-journaliste. Faut-il souligner que ce statut de journaliste-médecin est dès le départ une originalité dans la presse ? Imagine-t-on que pour traiter des questions judiciaires il faille être juge, enseignant pour parler de l’Éducation nationale, athlète pour parler du sport, etc. ? Cette bizarrerie montre clairement combien l’information santé est née « avec un statut à part ».
7Au début des années 1970, avec la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse, première fissure. Un nouvel acteur apparaît dans le débat médical, ni journaliste, ni médecin : les femmes et les associations féministes. Ce ne sera pas le premier, il sera suivi par d’autres, toujours plus nombreux. Libération participe à cette bataille de l’interruption volontaire de grossesse avec des journalistes femmes. Du point de vue de la liberté, du droit des femmes.
8En 1982, la rubrique santé de Libération est confiée à Éric Conan, un journaliste qui n’etait pas médecin, mais ancien diplômé de l’École nationale de santé de Rennes, qui forme les directeurs d’hôpitaux. Cela fait suite à une décision prise après un débat approfondi : la rubrique santé n’a pas à être, de quelque manière que ce soit, fût-ce le plus honnêtement du monde, le porte-parole du corps médical. Elle doit refléter l’ensemble des acteurs de la santé. Et pour cela, Libération considère même qu’être un médecin serait plutôt un handicap.
Le sida change la donne
9Troisième temps fort, l’arrivée du sida va entraîner une cascade de changements, non seulement au sein même de l’univers médical mais également dans le reflet qu’est censé en donner la presse. Devant l’impuissance de la médecine, face aux lenteurs des pouvoirs publics à prendre la mesure de cette épidémie, les malades du sida, les patients, vont peu à peu jouer un rôle essentiel. La chose est facilitée par l’éclatement du corps médical en tant que tel, parce qu’il n’a pas de réponse satisfaisante et que, à l’inverse, de nombreuses erreurs d’analyse et d’appréciation sont même commises par des spécialistes renommés, dont les jugements ont été utilisés au cours des procès du sang contaminé. Une infime minorité de médecins et de chercheurs ramera longtemps à contre-courant.
10Libération, qui prend le parti d’accompagner l’émergence comme acteur des groupes de patients, est rejoint alors par un interne des hôpitaux, passionné par le sujet, qui signera Gilles Pial. De son vrai nom Gilles Pialoux, il a quitté la presse quelques années plus tard pour rejoindre la clinique : il est aujourd’hui chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon où il a succédé au professeur Willy Rozenbaum. C’est à cette époque, également, que je prends en charge la rubrique santé du journal, après m’être occupé des questions d’immigration.
11L’épidémie de sida va se révéler comme un miroir grossissant des dysfonctionnements de la société. Pointant, par exemple, l’indigence de la santé publique en France, mais aussi la sclérose du couple patient-médecin, voire le fonctionnement archaïque des institutions de santé.
12Dans les années 1990, l’actualité de la santé va être dominée par les scandales, et au premier chef celui, interminable, du sang contaminé, d’autant plus interminable qu’il imbrique trois filières de décision : la filière des chercheurs, celle des institutions de santé publique et les décideurs politiques. Je ne referai pas l’histoire du sang contaminé, dont le scandale a été révélé par une journaliste de l’Événement du jeudi, Anne-Marie Casteret, remplissant une fonction particulière, celle de la surveillance du système de santé. Quatre remarques cependant sur les conséquences.
13En premier lieu : avec le sang contaminé, l’information santé bascule dans le scandale, le fait divers. D’un côté surgit le monde des affairistes de la santé, et de l’autre le monde de l’incertitude. Le milieu médical est comme tout univers clos : il résiste mais se perd.
14Ensuite, là encore les associations de patients et d’usagers jouent un rôle capital puisque ce sont elles qui poursuivent et provoquent les parcours judiciaires, déclenchent la Cour de justice de la République, les procès.
15Troisièmement, ce n’est plus simplement la parole des malades qui émerge, mais la parole des victimes. Parole essentielle, mais intouchable, la charge émotive excluant toute distance. L’affaire du sang va avoir des prolongements inattendus, en provoquant des affrontements entre rédactions, entre autres entre la rubrique santé du Monde et celle de Libération, la première défendant la filière française du sang, la seconde se voulant plus indépendante à son égard.
16Quatrième remarque, cette affaire intervient dans un contexte dont elle aggrave les conséquences. Les médecins se sentent de plus en plus mal aimés, on évoque leur déficit d’image, on parle même parfois d’une banalisation de la fonction. Le médecin se sent accusé.
De l’information médicale à l’information santé
17Enfin, le déficit de la sécurité sociale et en arrière-plan le coût naturellement croissant de la santé tendent à mettre en avant une régulation des dépenses de santé qui pose la question de la validité des actes. Le moment fort de cette évolution est constitué par la réforme Juppé de 1995.
18Très logiquement, la presse cesse d’être ce qu’elle fut exclusivement pendant les décennies 1950 et 1960, le simple porte-parole du progrès médical. On passe de l’information médicale à l’information santé. Dès lors, il n’y a plus un seul acteur, le corps médical, avec des journalistes qui vulgarisent la parole technique, mais une pluralité d’acteurs. Schématiquement, on recense :
- les chercheurs et les médecins,
- les laboratoires et l’industrie pharmaceutique, qui financent la presse médicale mais ignorent, et c’est un euphémisme, la transparence,
- les malades, les patients,
- les financeurs : la Cnam, les mutuelles, le politique, les ministres et la représentation nationale appelée depuis 1995 à voter le budget de la sécurité sociale,
- les experts, dont la statut a changé avec l’affaire de la vache folle : alors qu’auparavant, on reprochait implicitement aux politiques de ne pas les avoir écoutés, on sait depuis que l’expert doit éclairer le choix du politique et non pas s’y substituer,
- les médias, enfin, sous des formes diverses : l’amplification instantanée à la radio et à la télévision, la presse écrite généraliste nationale, les magazines et la culture du corps et du bien-être, la presse médicale, tous acteurs qui ne sont pas de même nature.
Une confusion croissante
19Désormais, l’information a cessé d’être univoque. Le travail de la presse généraliste d’information consiste à rendre compte de cette complexité en essayant de faire parler tous les acteurs, de disséquer leurs rôles, de comprendre les enjeux. Mais plus il y a d’acteurs, plus il y a de confusion. Dans ce contexte, le travail du journaliste de santé devrait être de privilégier d’abord la clarté de sa fonction. En particulier, et quitte à surprendre, il ne doit pas endosser le costume de l’agent de la santé publique. Ce n’est ni son rôle, ni sa fonction. D’autant que, comme chacun sait, il existe auprès des pouvoirs publics un Institut national de la prévention et de la santé dont c’est la mission. Pour autant, même en restant à sa place, cette tentative de faire parler tous les acteurs – en un mot de décrire le réel – se heurte à de sérieuses difficultés.
20D’abord, il faut compter avec l’attitude des laboratoires pharmaceutiques et leur paranoïa, due à la fois à la concurrence et aux risques de déstabilisation par le biais de l’opinion publique déclenchés par un concurrent mal intentionné. Les labos sont en grande partie fermés à l’investigation journalistique. Ils en ont fait un système, assez performant par ailleurs. Or, nul n’ignore qu’ils sont devenus un acteur essentiel, que les recherches publiées par Nature ou Science ont été financées en règle générale par leurs soins – alors que nous avons comme règle de ne traiter d’une information médicale que si elle a donné lieu préalablement à publication dans les grandes revues scientifiques, labellisées par des comités scientifiques ad hoc, pour éviter les simples opérations publicitaires bien connues pour obtenir des budgets de recherche, augmenter des dotations. C’est, si j’ose dire, la limite de cette précaution que constitue le recours aux grandes revues scientifiques. L’épisode du Vioxx est là pour en témoigner. Toutes les recherches américaines étaient positives, et tous les rhumatologues les validaient, mais il a fallu attendre quelques années pour mesurer la gravité de certains effets secondaires.
21Ces facteurs créent naturellement un certain malaise chez les journalistes spécialisés comme chez les spécialistes, les chercheurs et les médecins qui lisent ou entendent souvent beaucoup d’âneries, qui ne sont pas toutes de nature scientifique, dans le flux médiatique, dans le haut débit de l’information en continu.
22Ceci nous amène à la seconde difficulté : ces dernières années ont été marquées par le développement d’Internet et l’incroyable diffusion et accessibilité de toute information. Quand on consulte un moteur de recherche sur le sujet « problèmes de santé et médias », on obtient un million huit cent trente mille références. C’est un océan. Cette information, mondialisée et partagée, déferle sans règle. Elle suppose un tri, une labellisation, par des journaux généralistes, sans doute, mais aussi par d’autres acteurs. Tous les acteurs se retrouvent donc confrontés aux mêmes difficultés : que retenir ? que choisir ? qui croire ?
23Cette nouvelle version de la question de base du journalisme – la hiérarchie de l’information – parcourt aussi le monde la santé. Elle déstabilise tous les acteurs, génère malentendus et crispations. L’enjeu actuel est aussi d’arriver à faire émerger quelques règles communes.