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Article de revue

La parentalité pendant les années d’école maternelle : le point de vue de mères et de pères de CSP+ en REP

Pages 71 à 92

Notes

Normes et pratiques éducatives parentales

Éducation des enfants : normes et pratiques diverses

1 Aujourd’hui, les parents sont soumis à une myriade de normes éducatives, produites par diverses institutions, telles que les dispositifs publics comme la PMI, l’école, mais aussi par les médias et bien sûr par la famille elle-même (Chauffaut et Dauphin, 2012). Les parents doivent choisir parmi ces normes très diverses, souvent paradoxales, pour s’inventer une parentalité « sur-mesure » (Déchaux, 2011), qui permettrait à la fois de favoriser l’épanouissement de l’enfant et de maximiser le développement de ses compétences (de Gaulejac, 2009). Dans ce « nouveau paysage normatif » (Déchaux, 2011, p. 25), la parentalité dite positive, ou encore bienveillante, semble occuper une place privilégiée. En effet, ce modèle éducatif est promu par des textes internationaux, tels que la Convention internationale sur les droits de l’enfant (CIDE) de 1989 [1] ou encore la Recommandation du Conseil de l’Europe de 2006 [2], ainsi qu’une multitude d’ouvrages, d’articles et de sites Internet ; divers programmes nationaux, ateliers et autres stages visent à accompagner les parents dans sa mise en pratique.

2 Basée sur le dialogue entre parent et enfant, la parentalité positive se distingue clairement du style autoritaire dont les méthodes éducatives, impliquant obéissance à l’autorité parentale et respect de règles familiales rigides, ont été pointées comme influant négativement sur le développement de l’enfant (Baumrind, 1971). A contrario, ce modèle éducatif, associé à la famille dite démocratique, ou encore relationnelle, est inspiré du style « authoritative » de Baumrind (1971), qui apparaît dans les recherches comme le plus favorable au développement de l’enfant et à sa réussite scolaire. Cependant, étant donné l’aspect multifactoriel du développement de l’enfant ainsi que la diversité des influences socialisatrices et des contextes de vie, il ne peut exister de formule idéale, valant pour tou·te·s (Neyrand, 2011). Par ailleurs, certaines pratiques associées à ce modèle éducatif sont remises en cause, voire dénoncées comme des « formes ordinaires de violence éducative » [3] par les partisans d’une approche « égalitariste » des relations parents-enfant (Picart, 2020). Ces derniers, se distinguant des parents « permissifs » de Baumrind (1971) par leurs valeurs et stratégies éducatives et leur forte mobilisation parentale, prônent une éducation où il ne s’agit plus d’exercer un quelconque contrôle sur l’enfant mais de l’accompagner, par une attitude empathique et une grande disponibilité, sur son propre chemin de la socialisation et de l’individuation (de Singly, 2009).

3 Dans le quotidien des familles, les attitudes parentales peuvent fluctuer d’un style éducatif à un autre, notamment en fonction du domaine de vie de l’enfant : par exemple, une souplesse éducative peut être associée à un contrôle fort de la scolarité (Bergonnier-Dupuy et Esparbès-Pistre, 2007 ; de Singly et Giraud, 2012). En effet, aujourd’hui, la plupart des parents, dans toutes les classes sociales, se préoccupent de la réussite scolaire de leur enfant et ce, dès son entrée à l’école (Crépin, 2011).

Des parents hyper-mobilisés

4 Par ailleurs, avoir des enfants est largement perçu aujourd’hui comme résultant nécessairement d’un choix personnel, du fait des possibilités actuelles de maîtrise de la fécondité (Garcia, 2011). Aussi, les parents sont-ils considérés – et, pour la plupart, se considèrent-ils eux-mêmes - comme les uniques responsables du parcours de vie de l’enfant (Corcuff, Le Bart et de Singly, 2010) et ils subissent « l’injonction contemporaine d’être un bon parent » (Martin, 2014). Il ne s’agirait plus seulement de ne pas « mal » faire mais de « bien » faire (Garcia, 2011). Il ne serait donc plus question de reproduire le modèle éducatif de ses propres parents ; il faudrait, au contraire, apprendre le « métier de parent », en acquérant connaissances et compétences, pour devenir « des parents professionnels » (Catheline, 2012, p. 139), voire « experts » (Faircloth et Murray, 2015 ; Van der Berge et Ramaeckers, 2014). Ainsi, être un « bon parent », selon ces nouvelles normes, implique une réflexivité constante sur ses pratiques éducatives mais aussi sur son propre comportement au quotidien et ses divers choix de vie et s’accompagne d’une auto-évaluation de ses performances parentales.

5 Divers travaux montrent qu’effectivement, dans nos sociétés contemporaines, les parents investissent de plus en plus tous les aspects de la parentalité, avec une intensité croissante, au risque de considérer tout échange avec l’enfant, toute activité partagée, sous l’angle de son influence sur le développement de l’enfant, à tous les niveaux (cognitif, psychomoteur, émotionnel ou social) (Craig, Powell et Smyth, 2014 ; Lee, Bristow, Faircloth et Macvarish, 2014). Malgré une plus grande proportion de familles où les deux conjoints travaillent, le temps consacré par les parents à leurs enfants a augmenté, tout particulièrement le temps dédié à des activités spécifiques, choisies pour l’enfant. Même ces temps de loisirs partagés visent à « répondre aux besoins émotionnels et éducationnels des enfants » [4] (Craig, Powell et Smyth, 2014, p. 557).

Des mères et des pères

6 Craig, Powell et Smyth (2014) soulignent que, les premières années de vie étant considérées comme cruciales, les parents de jeunes enfants sont particulièrement touchés par cette tendance à l’« hyper-mobilisation ».

7 Par ailleurs, bien que les frontières entre milieux sociaux en ce qui concerne l’éducation des enfants paraissent de plus en plus floues (Craig, Powell et Smyth, 2014), des différences persistent : les normes familiales de démocratisation des relations parent-enfant, d’une part, et d’hyper-stimulation, d’autre part, s’expriment essentiellement dans les classes moyennes et supérieures (Court, 2017 ; Lareau, 2003 ; van Zanten, 2009).

8 Surtout, aujourd’hui encore, les mères sont plus soumises que les pères aux diverses injonctions et normes sociales concernant l’éducation des enfants (Chauffaut et Dauphin, 2012 ; Craig, Powell et Smyth, 2014 ; Lee, Bristow, Faircloth et Macvarish, 2014). Les idéaux d’égalité des conjoint·e·s sont quotidiennement contredits par des pratiques de distribution des rôles au sein du couple toujours largement discriminantes vis-à-vis des femmes (Blöss, 2016 ; Bouissou et Bergonnier-Dupuy, 2004 ; Knibiehler, 2012 ; Robin, 2010) ; cette disparité s’accentue avec l’arrivée du premier enfant puis à chaque nouvelle naissance (Bigot, Hoibian et Daudey, 2015). L’injonction à une sorte de « super-parentalité » concerne, en réalité, essentiellement les mères qui devront, entre autre, faire montre d’une « disponibilité permanente » pour l’enfant (Chauffaut et Dauphin, 2012, p. 112 ; Lee, Bristow, Faircloth et Macvarish, 2014). Même en cas d’épuisement, les femmes continuent d’être très mobilisées auprès de l’enfant, malgré les tensions entre travail et famille qui sont souvent plus fortes pour elles que pour leur conjoint (Robin, 2010), contrairement aux hommes qui tendent alors à se désengager de leur rôle de père et à privilégier leur investissement dans le domaine professionnel (Van Bakel et al., 2018). Les mères paraissent d’ailleurs plus à risque que les pères face aux « maux hyper-modernes » tels que l’hyperactivité et le stress (Aubert, 2003) ou encore le sentiment d’échec (Ehrenberg, 2011).

Présentation de la recherche

9 Il semble important d’investiguer les façons dont les parents (mères et pères) de jeunes enfants appréhendent les tensions auxquelles ils sont soumis (entre normes éducatives paradoxales, épanouissement de l’enfant et réussite scolaire, vie familiale et vie professionnelle, etc.) et comment s’exerce l’éducation parentale, celle-ci étant intimement liée au vécu parental (Bergonnier-Dupuy et Robin, 2007). Par ailleurs, les premiers pas de l’enfant à l’école apparaissent comme un moment-clé dans la vie des familles. Or la question de la parentalité au début du parcours scolaire a jusqu’à présent été assez peu étudiée, ou alors avec une centration sur les relations école-famille de parents - quasi exclusivement des mères - ayant un rapport distancié à l’école.

10 La recherche présentée ici vise à éclairer cette zone d’ombre du paysage actuel des travaux en éducation familiale, en apportant de nouveaux éléments sur la parentalité, pendant les années d’école maternelle, dans ses dimensions de pratique et d’expérience (Houzel, 1999), en rendant compte aussi de la façon dont elle s’inscrit dans un contexte de vie particulier.

La méthodologie

Le choix du terrain et la population interviewée

11 Au départ, ce terrain devait permettre d’étudier les pratiques éducatives et le vécu des parents au sein de familles de milieux sociaux divers, évoluant dans un même environnement : un quartier parisien en cours de gentrification. Mais les mères et les pères qui ont accepté de participer à cette recherche appartiennent très majoritairement aux classes moyennes-supérieures. Leur choix de résider dans ce quartier, intégré dans un réseau d’éducation prioritaire (REP), et d’y inscrire leur enfant à l’école publique, plutôt que de s’assurer d’un certain entre-soi, paraît représenter une spécificité dans le paysage social mais renvoie également à la réalité du phénomène de gentrification qui touche de nombreuses villes occidentales (Lehman-Frisch, 2012).

12 Au final, la focalisation sur ce groupe social permet :

  • d’apporter des éléments nouveaux sur une population relativement peu étudiée, non seulement de par son appartenance aux classes moyennes-supérieures, qui ont fait l’objet de moins de recherches que les classes populaires ces vingt dernières années, mais aussi de par sa spécificité et son inscription dans une des mutations qui caractérisent le contexte social actuel ;
  • de mieux saisir les façons dont ces parents se positionnent vis-à-vis de la diversité des influences socialisatrices, particulièrement forte dans ce quartier, notamment en termes de parcours scolaire, au tout début de celui-ci ;
  • de faire émerger certains éléments, peu visibles quand population et environnement présentent une plus grande cohérence.

Des entretiens semi-directifs auprès de parents (mères et pères)

13 En 2017, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 34 parents dont les enfants fréquentaient une école maternelle publique d’un quartier parisien situé en REP.

14 24 des interviewé·e·s étaient des femmes et 10 des hommes. Ce panel comprenait 5 couples ; les conjoints ont été rencontrés séparément. Sur les 29 familles concernées, 18 avaient une fille, 9 un garçon et 2 des jumeaux fille/garçon. 11 enfants étaient en petite section (PS), 12 en moyenne section (MS) et 6 en grande section (GS). 20 familles étaient composées de 2 enfants (dont 12 avec un deuxième enfant plus âgé, 7 avec un enfant qui n’était pas encore à la maternelle et 1 de jumeaux), 5 familles d’un seul enfant et 4 de 3 enfants. Pour 6 familles sur 29, soit à peu près 1 famille sur 5, les deux parents de l’enfant étaient séparés. 31 des 34 parents interviewés avaient un niveau d’études d’au moins trois années après le bac, 32 sur 34 étaient actifs professionnellement, 24 correspondaient à la catégorie de l’INSEE dites des « cadres et professions intellectuelles supérieures », 6 à celle des « professions intermédiaires » et 2 étaient « employées ».

15 Une consigne lançait l’entretien, invitant les parents à raconter leur quotidien avec leur enfant, dans les faits et dans la façon dont ils vivaient les choses : « Ce que je vous propose, c’est de me raconter votre quotidien, de façon assez concrète, et comment ça se passe pour vous et pour votre enfant ». Un guide d’entretien avait été préparé et les dimensions suivantes ont été abordées : (1) les attentes, stratégies et pratiques éducatives parentales, (2) le positionnement des parents vis-à-vis de l’école - en tant qu’institution mais aussi en relation avec ses divers acteurs dans la réalité du quotidien -, (3) le fonctionnement du couple parental, (4) les sentiments de responsabilité et de compétence parentales et (5) le bien-être subjectif des mères et des pères. En France, la prise en compte simultanée de l’ensemble de ces dimensions dans une même recherche est tout à fait originale.

Le traitement et l’analyse des données

16 Après une retranscription intégrale des 34 entretiens, une analyse textuelle a été effectuée, à l’aide du logiciel d’analyse du discours IRaMuTeQ (pour « Interface de R pour les Analyses Multidimensionnelles de Textes et de Questionnaires »), par Classification Hiérarchique Descendante (CHD) : pour le corpus global, d’une part, et pour les sous-corpus des mères et des pères, d’autre part.

17 L’analyse lexicométrique que permet ce type d’outil informatique présente l’avantage de dégager la parole des interviewé·e·s des préconstruits nécessairement présents dans la consigne et le guide d’entretien et de faire émerger de façon statistiquement significative les catégories qui organisent le discours.

18 La CHD regroupe les mots qui sont associés à un même champ lexical et découpe ainsi le corpus en plusieurs « classes ». Pour chacune d’entre elles, Iramuteq propose une liste de mots dans l’ordre descendant du Chi2 de leur lien d’association à cette classe. Il est possible en modulant le « nombre de classes terminales de la phase 1 » de choisir le nombre de classes qui paraît le plus pertinent pour l’analyse (ni trop faible pour ne pas perdre en finesse d’analyse, ni trop élevé pour conserver un certain niveau de représentativité - repérable par les Chi2 associés aux mots dans chaque classe -). Outre les résultats chiffrés ainsi générés, la CHD renvoie aussi à des extraits d’entretiens, par le biais d’un « concordancier » qui replace chaque mot dans ses contextes d’utilisation, offrant la possibilité d’une analyse plus fine à partir des verbatim.

Les résultats

Les parents

19 Pour le corpus général, la CHD en six classes a été retenue.

figure im1

20 Le dendogramme correspondant à cette CHD présente deux groupes principaux. L’un deux (représentant 37% de la totalité du corpus) correspond à l’organisation de la vie familiale, quotidienne (Classe 1, 22%) et hebdomadaire (Classe 6, 15%). Le second groupe de la CHD, celui qui « pèse » le plus lourd (63%), situe la parentalité dans un contexte plus large. Celui-ci est encore subdivisé en deux sous-groupes de deux classes chacun avec, pour l’un (25%), l’école (classe 3, 11%), d’une part, et les relations interpersonnelles (classe 2, 14%), d’autre part, et, pour l’autre (38%), un discours réflexif organisé en deux classes (de 19% chacune).

21 Les six classes seront abordées dans leur ordre d’apparition dans le dendrogramme, de gauche à droite. Pour chacune d’entre elles, seront proposées une présentation du thème général, émergeant de la liste de mots associés, et une analyse plus fine, s’appuyant sur les extraits d’entretiens issus du concordancier.

Classe 1 (22%) : l’organisation familiale, au quotidien

22 Les mots associés à la classe 1 renvoient à la routine quotidienne au sein du domicile familial, qui apparaît centrée sur le sommeil (« dormir, chambre, lever, coucher, réveiller, lit ») et l’alimentation (« manger, repas, petit-déjeuner, table »). Le concordancier présente effectivement une vie familiale marquée par une course au temps qui implique une organisation de la vie de famille « au cordeau ».

23

« Je sais exactement ce qu’il faut faire chaque minute ».
(Mme P., enseignante-chercheure, 39 ans, une fille en MS, rang de l’enfant : 2 sur 2)

Classe 6 (15%) : l’organisation familiale, à la semaine

24 La classe 6 réfère aussi au quotidien des familles mais à une échelle spatio-temporelle plus large que la précédente. En effet, la plupart des mots renvoient au découpage du temps sur la semaine (« samedi, mercredi, après-midi, vendredi, lundi, soir, 16h30, journée, 18h, mardi, dimanche, week-end, matin ») tandis que les verbes (« chercher, récupérer, aller ») évoquent des déplacements hors du domicile. Le concordancier montre que la vie des parents relève tout à la fois d’un exercice de jonglage et d’un marathon, que ce soit en semaine ou pendant le week-end, pour concilier leurs obligations professionnelles, les tâches ménagères, les activités de chacun·e (notamment les activités extra-scolaires des enfants, telles qu’un cours de karaté le samedi matin, un cours de danse le mercredi après-midi, les devoirs pour le conservatoire de musique chaque soir ou encore un stage d’anglais pendant les vacances), les sorties au musée ou au cinéma en famille, la sieste des jeunes enfants, les moments entre amis et ceux réservés au couple conjugal, etc. Le quotidien de ces familles apparaît à la fois fatigant et routinier, ne laissant place à aucun temps « mort ».

25

« Le temps off pour eux, il est pas énorme au final. Et alors, pour nous, il a disparu ».
(Mme H., responsable de programmes humanitaires, 39 ans, un garçon en PS, rang de l’enfant : 1 sur 2)

Dans ces deux premières classes, les parents évoquent une course au temps effrénée. Mais c’est surtout la classe 6 qui fait émerger des éléments spécifiques à cette population. En effet, cette organisation minutieuse des emplois du temps, visant à ce que chacun·e puisse investir tous les domaines de vie, ainsi que le type d’activités de loisirs privilégiées par ces parents, pour leurs enfants et pour eux-mêmes, sont typiques des actifs à très fort niveau d’études (Coulangeon, Menger et Roharik, 2002). Cette classe indique aussi que leurs enfants sont déjà entraînés dans le tourbillon de la vie des individus « par excès » (Castel, 2010), dès l’école maternelle.

Classe 3 (11%) : l’école

26 Dans la classe 3, les mots « école, maternel [pour école maternelle], collège, classe, primaire, cp, directeur » réfèrent à l’univers scolaire de l’enfant. Cette classe est la moins importante en termes de pourcentage dans la CHD (11 %). Pourtant, les extraits issus du concordancier montrent que les parents se préoccupent de ce domaine de vie de leur enfant et ont souvent un avis tranché sur l’école, ses professionnel·le·s (qui, pour certain·e·s, feraient un « super-bon boulot » et auraient une « super-écoute ») et ses élèves (tour à tour décrits comme « super-fatigués, -contents, -malheureux », voire « super-pénibles »).

27 Le caractère « super-mixte » du quartier imprègne le discours des parents sur l’école. Les interviewé·e·s ont une bonne connaissance de la carte scolaire et de la fréquentation des diverses écoles de leur quartier en termes de milieux sociaux des familles dont sont issus les enfants. Pour ces individus de CSP+, qui ont fait le choix de s’installer dans ce quartier socialement mixte et de scolariser leur enfant à l’école de secteur, les « autres ‘différents de soi’ », selon l’expression de van Zanten (2009, p. 27), peuvent représenter un danger s’ils sont proportionnellement « trop » nombreux dans les établissements scolaires. Le collège, tout particulièrement, est source de préoccupation pour ces parents.

28

« Après, se pose la question du collège, etc. C’est la question numéro un. Quand on en parle avec nos amis, etc., machin, c’est toujours… le collège, le collège, le collège ».
(M. F., journaliste, 37 ans, une fille en PS, rang de l’enfant : 1 sur 1)

29 Certains parents évoquent un conflit personnel entre, d’une part, un sentiment de responsabilité citoyenne, avec le souci de l’intérêt général, qui s’incarne dans un idéal républicain d’une école pour tou·te·s et, d’autre part, un sentiment de responsabilité parentale, avec le souhait d’assurer l’intérêt personnel de son enfant, en lui offrant un environnement censé maximiser ses chances d’épanouissement et de réussite scolaire.

30

« Il y a à la fois l’idée qu’on a envie de fournir aux enfants le meilleur contexte, à la fois il y a l’idée aussi de responsabilité ».
(M. M., enseignant-chercheur, 36 ans, une fille en MS, rang de l’enfant 1 sur 2)

31 Ainsi, c’est dès l’école maternelle que ces parents réfléchissent à leur stratégie pour le collège.

Classe 2 (14%) : les relations inter-personnelles

32 La classe 2 traite des relations interpersonnelles, avec les noms communs « copain, ami, famille, cousin » et les verbes « croiser, rencontrer ». Le concordancier fait apparaître l’école comme le lieu principal de création d’un réseau relationnel enfantin, qui rayonne ensuite dans le quartier, à l’occasion de rencontres fortuites et surtout lors des nombreuses visites au « square ». Ces amitiés enfantines génèrent souvent des liens entre parents qui, à leur tour, influent sur les relations entre enfants. Finalement, les parents tendent à fréquenter essentiellement des personnes qui habitent leur quartier et qui ont eux-mêmes de jeunes enfants.

« On est devenu très copains avec pas mal de parents de copains d’Edouard [5] ou de la crèche. Donc ça, c’est bien parce que du coup, on fait d’une pierre deux coups. Nous, on se voit entre adultes ; les gamins, ils sont dans les chambres en train de jouer… ».
(Mme H., responsable de programmes humanitaires, 39 ans, un garçon en PS, rang de l’enfant : 1 sur 2)
Le souci d’optimisation du temps infiltre jusqu’aux moments de convivialité. Par ailleurs, on perçoit ici les prémices d’un processus de production d’un entre-soi, pour ces familles de CSP+ vivant au sein d’un quartier à forte mixité sociale.

Si ces parents ont fait le choix de vivre dans un quartier où ils côtoient nécessairement nombre de familles de milieux populaires, ces deux classes (2 et 3) du même groupe de la CHD mettent en exergue leur inclination pour les bulles d’entre-soi, qui limiteraient les frottements (de Singly, 2000) avec les « autres ‘différents de soi’ » (van Zanten, 2009, p. 27), au sein de l’école et hors école.

Classe 5 (19%) : l’éducation des enfants

33 Deux groupes principaux de mots apparaissent dans la liste associée à la classe 5 : d’une part, « comprendre, apprendre, expliquer, entendre, écouter » et, d’autre part, « crier, énerver, pleurer, taper, dur, colère ». Le premier évoque une éducation basée sur le dialogue et le second réfère à des expressions non maîtrisées de sentiments négatifs.

34 Les extraits issus du concordancier indiquent que le premier groupe de mots renvoie à ce que les parents considèrent comme de « bonnes » pratiques. Mise à part l’importance d’expliquer à l’enfant les raisons des décisions parentales, qui fait consensus, elles se traduisent concrètement de façons très diverses, selon les familles mais aussi au sein du couple parental et même pour chaque individu. Néanmoins, un fil rouge émerge des verbatim : être un « bon » parent impliquerait nécessairement une connaissance de l’enfant, en général, et une compréhension du sien, en particulier.

35 Mais le rejet de toute coercition laisse parfois ces parents « désarmés » face à leurs enfants. Ils peuvent alors en arriver, bien malgré eux, à perdre patience, à crier, etc. Ces manifestations de colère et d’énervement sont considérées comme de mauvaises pratiques, d’autant qu’elles apparaissent contre-productives. Les parents s’efforcent donc de les éviter, avec plus ou moins de succès.

36

« Je peux crier. (…) je sais que ça marche mieux quand je baisse d’un ton et que je reste calme et ferme. Je sais que ça marche mieux. Alors j’essaye de le faire. Le plus possible. Mais c’est pas toujours systématique. Non, c’est pas… c’est pas simple, hein ».
(Mme N., chef de pôle de la communication interne d’un ministère, 42 ans, une fille en GS, rang de l’enfant : 1 sur 1)

37 Gagner en contrôle de soi apparaît comme la seule option envisagée pour gagner en contrôle de l’enfant.

Classe 4 (19%) : un retour sur soi

38 Pour la classe 4, le premier mot de la liste, « penser », évoque un discours réflexif ; le deuxième, « vie », le situe en surplomb des tracas du quotidien. En ce qui concerne les personnes, on trouve les mots « enfant, mère, père » - qui renvoient à la triade familiale -, « femme » puis « couple ». Les mots « gérer, tâche, rôle, équilibre, important, professionnel, choix, personnel, situation, social » paraissent référer à une sorte de gestion de vie, dans tous les domaines. Le concordancier confirme que cette classe présente des propos qui oscillent entre généralités et spécificités, évoquant des thèmes très divers. Il s’agit d’une sorte de retour sur soi, où les interviewé·e·s analysent leurs choix de vie, leurs actions, leurs relations aux autres, etc. et expriment une certaine représentation du monde.

Les classes 5 et 4 montrent comment la parentalité, dès l’école maternelle, vient s’inscrire dans la démarche de gestion de soi de ces individus (de Gaulejac, 2009, 2010), qui portent un regard critique sur leurs pratiques éducatives (classe 5), d’une part, et envisagent de façon plus abstraite les diverses dimensions de leur vie (classe 4), d’autre part.

Les mères et les pères

39 La comparaison entre les discours des mères et des pères a permis d’affiner ces résultats.

40 Bien que ces sous-corpus soient de tailles inégales (24 mères / 10 pères) - les pères étant toujours plus difficiles à recruter que les mères -, ces entretiens auprès de pères permettent de mettre en exergue des éléments nouveaux, les recherches antérieures portant le plus souvent sur des mères, exclusivement.

41 La classification en 4 classes paraissait la plus adaptée à la taille de ces sous-corpus. Les dendogrammes ‘mères’ et ‘pères’ sont tous deux structurés en deux groupes, présentés dans le tableau ci-dessous.

GroupeClasseThèmeListe des mots associés
Groupe 1Classe 1 Mères (41%)le quotidien familialmanger, matin, soir, heure, préparer, temps, dormir, chambre, coucher, jouer…
Classe 1 Pères (41%)le quotidien familialmatin, en général, soir, manger, lever, des fois, aller, temps, samedi, arriver…
Groupe 2 - sous-groupe 2.1Classe 2 Mères (14%)l’organisation sur les moyen et long termesmois, vacance, gagner, argent, payer, compte, étude, Paris, année, commun, euro…
Classe 2 Pères (15%)la vie de quartierquartier, habiter, Paris, super, collège, croiser, ville, square, copain, maternel, cher, public, pareil, primaire, CP …
Groupe 2 – sous-groupe 2.2Classe 3 Mères (29%)l’éducation de l’enfanttrouver, enfant, école, penser, classe, maternel, parent,…, maîtresse (12ème),…, primaire (14ème),…, collège (15ème)…
Classe 3 Pères (25%)le rôle du pèrepère, question, en tout cas, situation, famille, enfant, poser, âge, éducation, tâche, génération…
Classe 4 Mères (16%)un retour sur soiparler, comprendre, question, poser, pleurer, entendre, langue, répondre, énerver, crier…
Classe 4 Pères (19%)un retour sur soipenser, comprendre, apprendre, anglais, éducatif, français, expliquer, parler, langue…

42 Le seul élément commun aux deux corpus, c’est le manque de temps, qui imprègne et façonne la vie familiale, comme l’indiquent les classes 1 pour les mères et les pères.

Les mères

43 Derrière la proximité des listes de mots des classes du groupe 1, le concordancier dévoile des différences entre les deux sous-corpus. Les femmes expliquent les ressorts de l’organisation du quotidien familial plus que les hommes. Elles « préparent » tout à l’avance (les vêtements, les repas, les goûters…) et tout semble réfléchi, mesuré, afin de répondre au mieux aux besoins de l’enfant malgré de fortes contraintes de temps.

44

« Du coup, ici, on arrive vers sept heures et demie et j’essaie de faire en sorte que les enfants soient couchés avant huit heures et demie. Donc c’est la course. Je leur fais à manger un plat à peu près équilibré ».
(Mme T., économiste à la banque de France, 35 ans, un garçon en PS, rang de l’enfant : 2 sur 3)

45 La classe 2M n’a pas d’équivalent dans la CHD des pères. Elle réfère à l’organisation de la vie familiale sur les moyen et long termes : y sont notamment abordées la gestion des ressources financières (« gagner », « argent », « payer », « compte », « euro ») et la planification des « vacances ».

46 La liste des mots associés à la classe 3M montre que les mères, contrairement aux pères, parlent en premier lieu de ce que vit l’enfant aujourd’hui, dans sa « classe » (5ème position) à l’école « maternelle » (6ème), avant d’anticiper les étapes ultérieures de son parcours scolaire, à l’école « primaire » (terme communément utilisé pour « élémentaire ») (14ème) ou au « collège » (15ème). Dans cette classe, les mères évoquent aussi, de façon réflexive, leurs pratiques éducatives.

47

« J’ai pas envie de le placer, moi, dans une situation d’impuissance. Je trouve que, justement, mon rôle de parent, c’est de lui donner des outils ».
(Mme D., enseignante au collège (anciennement cadre dans le secteur privé), 41 ans, un garçon en PS, rang de l’enfant : 1 sur 1)

48 La classe 4M présente les mêmes éléments que la classe 5 de la CHD globale, centrée sur l’éducation des enfants : elle traite de la communication verbale (« parler », « comprendre », « question », « poser », « entendre », « langue », « répondre »), d’une part, et de l’expression des émotions (« pleurer », « énerver », « crier »), pour elles, leur enfant et leur conjoint, d’autre part. Cette dernière dimension n’apparaît pas dans le corpus des pères.

49 Un des thèmes majeurs de la classe 4M est le dialogue intra-familial, avec la prise en compte des émotions de chacun·e, pour réguler les relations inter-personnelles.

50

« Je dis : ‘(…) Je comprends que si elle vient jouer avec toi alors que tu n’as pas envie, ça te stresse ou ça t’énerve… ça te dérange dans ton jeu… donc, je comprends mais tu ne peux pas pousser’ ».
(Mme L., interprète, 32 ans, un garçon en MS, rang de l’enfant : 1 sur 2)

51 Il ressort des extraits associés aux classes 4M et 3M que les femmes tendent à considérer leur parentalité en tant qu’expérience éminemment personnelle, centrée sur la relation affective parent-enfant. Cette dimension n’apparaît pas aussi nettement dans l’analyse par CHD du corpus des hommes.

52 De plus, les femmes paraissent douter plus d’elles-mêmes que les hommes et semblent aussi plus tendues vers une amélioration de leurs performances parentales.

53

« Je me remets en question parfois et tout… C’est pas plus mal mais… à vouloir être trop parfaite parfois… ».
(Mme B., comédienne, 38 ans, une fille en MS, rang de l’enfant : 2 sur 2)

Ainsi, l’orchestration de la vie familiale, avec la lourde « charge mentale » qui l’accompagne (Bouissou et Bergonnier-Dupuy, 2004 ; Knibiehler, 2012), revient essentiellement aux mères, dans cette population comme ailleurs. Globalement, la parentalité des mères se déploie surtout dans le « being », l’ici et le maintenant, avec une volonté d’améliorer leurs pratiques parentales et une préoccupation particulière pour le vécu subjectif de l’enfant et l’harmonie familiale. Ces formes d’implication maternelle paraissent découler d’un sentiment de responsabilité parentale ancré dans la réalité du quotidien et centré sur l’expérience de l’enfance de cet être-en-devenir.

Les pères

54 Les pères décrivent factuellement leur quotidien familial dans la classe 1P.

55 La classe 2P est dédiée à la vie dans ce quartier, qui inclut l’école de l’enfant. Dans les extraits d’entretiens sont racontées leurs déambulations dans le quartier. Ils évoquent aussi leurs sorties au square, un lieu central dans le quotidien de ces citadins, comme pointé dans la CHD globale (classe 2).

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« En semaine, on n’avait pas trop le temps d’avoir une vie sociale donc en dehors des autres enfants de l’école au square, etc. ».
(M. V., expert IT (technologie de l’information), 50 ans, une fille en PS, rang de l’enfant : 1 sur 1)

57 Pour les mots renvoyant à l’école, il est remarquable que le « collège » (5ème mot de la liste associée à la classe 2P) apparaisse bien avant l’école « maternelle » (10ème), « primaire » (14ème) et l’entrée de leur enfant au « CP » (15ème). Le concordancier indique que, dans cette classe, l’école est surtout envisagée sous l’angle de la mixité sociale, pointée comme une caractéristique de ce quartier qui, pour la plupart de ces pères, représente une richesse aujourd’hui mais une source d’inquiétude pour demain. La préoccupation vis-à-vis du passage au collège ainsi que le conflit intérieur entre responsabilités citoyenne et parentale qu’elle génère chez certains parents, mis en évidence par la CHD du corpus global (classe 3), concernent en réalité beaucoup plus les pères que les mères.

58 « Père » est le premier des mots associés à la classe 3P. Parmi les autres mots de cette liste, « famille », « enfant », « âge » et « génération » paraissent le situer dans une généalogie. Les extraits issus du concordancier montrent que cette classe présente une réflexion des hommes sur leur rôle au sein de la famille. Les interviewés passent en revue leurs diverses fonctions, en tant que père, co-parent et « maillon » entre deux générations. Ainsi, certains hommes évoquent leur rôle de passeur de certaines traditions familiales.

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« C’est quelque chose qu’on essaye de transmettre sur les trois générations ».
(M. A., architecte, 40 ans, une fille en PS, rang de l’enfant : 3 sur 3)

60 Cette fonction de transmission d’un héritage familial apparaît aussi dans la classe 4P.

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« Je pense que ça, c’est quelque chose qu’on est capable de leur transmettre, c’est le capital culturel qu’on leur transmet sans effort ».
(M. C., comédien, 39 ans, un garçon en MS, rang de l’enfant : 2 sur 2) »

Globalement, l’implication des hommes dans l’éducation de leur enfant renvoie au partage traditionnel des rôles parentaux selon lequel la fonction de lien avec le « dehors » et entre les générations revient aux pères. Par ailleurs, les interviewés se soucient plus du devenir de l’enfant (« becoming ») que de l’actualité de son quotidien (« being ») : envisageant l’entrée au collège comme la première étape d’importance dans le parcours scolaire, celle-ci les préoccupe déjà, alors que leur enfant n’est encore qu’à l’école maternelle.
Dans l’ensemble, le discours des pères renvoie à une attitude distanciée qui paraît refléter un sentiment de responsabilité parentale qui porte surtout sur le « becoming » et peu sur le « being ».

Discussion

62 Au travers de ces résultats, se dessine une parentalité « de contrôle » : du temps, de l’environnement et de soi. Dans une visée de réussite et d’épanouissement dans tous les domaines de vie, ces parents initient leurs enfants, dès l’école maternelle, à la vie des individus par excès (Castel, 2010).

63 Cette population s’inscrit dans la tendance actuelle à l’hyper-mobilisation parentale (Craig, Powell et Smyth, 2014 ; Lee, Bristow, Faircloth et Macvarish, 2014), d’autant plus prégnante dans les familles de classes moyennes et supérieures (Court, 2017 ; Lareau, 2003 ; van Zanten, 2009). Leur vie de famille est rigoureusement planifiée, sur les court, moyen et long termes, les mères se chargeant plutôt des deux premières dimensions, les pères se (dé)centrant sur la dernière. Par ailleurs, leur choix résidentiel paraît répondre à deux critères de sélection typiques des parents de classes moyennes et supérieures qui exercent une éducation « concertée » (Lareau, 2003) : ce quartier parisien offre un accès privilégié à nombre d’activités culturelles et sportives et ouvre sur une diversité d’influences socialisatrices, largement considérée aujourd’hui comme un atout pour le développement de l’enfant (Darmon, 2006).

64 Mais ces parents se sont aventurés au-delà des frontières généralement érigées par les individus de leur classe sociale, qui leur permettent d’évoluer principalement dans un certain entre-soi : eux ont inscrit leur enfant dans un établissement scolaire public situé en REP. Comme le groupe social que van Zanten appelle « les intellectuel·le·s », avec lequel ils partagent notamment un fort niveau d’études et une profession intellectuelle ou artistique, ces parents paraissent, en effet, adhérer à « un idéal de brassage social et culturel » (van Zanten, 2011, p. 709) et envisager « l’éducation comme ‘bien commun’ » (van Zanten, 2010, p. 43). Ils veillent aussi à préserver des bulles d’entre-soi et se questionnent sur quelle sera la répartition sociale au collège, au moment où leur enfant sera en âge d’y entrer, et ce, bien que leurs enfants ne soient encore qu’à l’école maternelle - et non dans les dernières classes de l’école élémentaire ou déjà au collège (van Zanten, 2009, 2010, 2011).

65 Les pères, tout particulièrement, se préoccupent de cette étape du parcours scolaire. Les mères, elles, s’intéressent surtout à l’expérience scolaire actuelle de leur enfant. En effet, comme l’ont pointé Bergonnier-Dupuy et Esparbès-Pistre (2007), « la présence de la mère est plus souvent quotidienne et régulière tout au long du cursus scolaire » (p. 35) tandis que le père s’intéresse particulièrement aux « moments clés de la scolarité » (p. 31). Cette disparité au sein des couples parentaux est donc toujours d’actualité et cette recherche montre que les pères peuvent adopter cette position surplombante dès le tout début du parcours scolaire de l’enfant.

66 Comme leur regard porte surtout vers l’avenir (c’est-à-dire ce qui relève du « becoming »), les hommes paraissent aussi s’approprier la fonction de lien avec l’extérieur, les autres. Les femmes s’occupent plus des « détails » de la routine familiale, se préoccupent davantage du vécu subjectif de chacun·e et orchestrent la vie familiale (ce qui renvoie au « being »).

67 Par ailleurs, les mères tendent, plus que les pères, vers une constante amélioration de leurs pratiques parentales. Effectivement, comme l’ont souligné notamment Chauffaut et Dauphin (2012) ou encore Lee, Bristow, Faircloth et Macvarish (2014), l’injonction sociale à la super-parentalité touche, en réalité, beaucoup plus les femmes que les hommes.

68 Globalement, du fait de sentiments de responsabilité parentale portant sur des objets divergents selon que le parent est un homme ou une femme, les mères paraissent vivre leur parentalité « en immersion » tandis que les pères témoignent d’une posture plus distanciée. Or les sentiments de responsabilité maternelle et paternelle, dans leurs spécificités, participent de la construction même de l’identité des individus (Picart, 2020). Ainsi, l’inégale répartition des rôles au sein du couple parental, qui en découle, reste largement opérante, même chez les intellectuel·le·s qui, pourtant, valorisent et favorisent le plus l’égalité de sexe (van Zanten, 2010).

69 Être un « bon parent » apparaît à la fois comme un impératif et un défi. La formule « l’injonction à mieux faire et la certitude d’échouer à bien faire » (Castel, 1984, p. 158) trouve un écho particulier chez ces parents-intellectuels, qui misent essentiellement sur la transmission à l’enfant de leur fort capital culturel et d’une capacité à l’auto-contrôle dans tous les domaines de vie (van Zanten, 2010), et plus encore dans ce contexte de grande mixité sociale où les « frottements » (de Singly, 2000) avec les « autres ‘différents de soi’ » (van Zanten, 2009, p. 27) sont inévitables et perçus comme porteurs de risques.

70 Les récents évènements ont, depuis, nécessairement influé sur la façon dont ces mères et ces pères envisagent leur parentalité, sur les valeurs qu’ils souhaitent transmettre à leurs enfants, sur les pratiques éducatives qu’ils mettent en œuvre… En effet, les pandémies et le terrorisme, qui se jouent des frontières, ainsi que la crise économique, qui grimpe l’échelle sociale à toute allure, semblent annoncer la fin d’une longue période de stabilité, particulièrement pour les classes moyennes-supérieures : alors qu’ils vivaient jusqu’ici à l’abri des incertitudes qui s’abattaient déjà sur d’autres populations, en France et ailleurs, ces individus voient aujourd’hui leur sentiment de sécurité ébranlé. Nos prochains travaux devront rendre compte de cet inévitable changement de paradigme.

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Notes

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