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Article de revue

Des démarches de participation dans la fabrique d’un projet local d’éducation. Instruments d’action publique et discours éducatifs

Pages 37 à 61

Notes

  • [1]
    Nous nous intéressons ici aux projets éducatifs engagés par les municipalités ou intercommunalités.
  • [2]
    Les projets éducatifs de territoire (PEdT), sont un « maillon » de la La loi de Refondation de l’école de la République initiée sous le gouvernement Peillon en 2013. Ils sont adossés à la réforme des rythmes éducatifs.
  • [3]
    Dans les termes par exemple du « Pacte pour la réussite éducative » défini en 2013 : [http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=74631], consulté le 16.02.2018.
  • [4]
    Projets dont nous avons questionné le déploiement et la mise en œuvre par ailleurs sur plusieurs territoires.
  • [5]
    Nous avons participé à la démarche en tant que chercheurs associés, aux côtés des associations d’éducation populaire chargées de mener l’animation des réunions de concertation.
  • [6]
    Gainville évoque un contexte de zone rurale périurbaine où viennent s’installer des familles qui fuient les désagréments de l’habitat collectif tout en continuant souvent de travailler en ville. Ces familles évoquent les quatre types de classes moyennes décrites par A.Van Zanten dans son ouvrage, Choisir son école (2009) : les techniciens, les médiateurs et les technocrates et les intellectuels.
  • [7]
    Dans le cadre de cette réorganisation, le secteur éducatif (renommé « direction ville éducative et sportive ») se voit rapproché du domaine des sports et désormais dissocié du secteur social. Une direction « proximité et citoyenneté » est crée dans le cadre du nouveau projet municipal promouvant une ville « créative et solidaire », « responsable et innovante ».
  • [8]
    Bonny Y. & Demailly L. L’institution plurielle. Villeneuve d’Asq : Presses universitaires du Septentrion, 2012. Les auteurs nous invitent à appréhender l’organisation des institutions publiques « moins en termes de traduction rationnelle des finalités institutionnelles que de jeux d’acteurs impulsant toutes sortes de réagencements et de déplacements », p. 22.
  • [9]
    On ne retrouve pas ici d’acteurs du secteur médico-social (tels que les infirmiers, les médecins ou encore les éducateurs spécialisés).
  • [10]
    Le consultant qui a accompagné la démarche est professeur de gestion à l’université. Dans notre entretien, il se présente comme « expert en management de l’innovation dans le secteur public ». Il a notamment contribué à la formulation du label des villes amis des enfants et mené un travail sur « les expériences innovantes des villes labellisées ».
  • [11]
    Nous utilisons ici le terme de standard pour rendre compte de catégories mobilisées sur une large partie des territoires qui ont formulé ce type de projet. Elles peuvent être entendues comme un moyen de la « régulation » (Maroy, 2006), d’ « institutionnalisation de l’action collective » (Thoenig & Duran, 1996) dans le cadre de la territorialisation d’une politique d’État.

Introduction

1 Les projets locaux d’éducation [1], notamment à travers leur dernière version réformatrice (les PEdT [2]) renvoient à plusieurs dynamiques de reconfiguration à l’œuvre dans l’action publique. Comme pour d’autres secteurs, l’action publique locale d’éducation est marquée par une volonté de renforcement des logiques partenariales, invitant à plus de transversalité entre les actions menées. Les directives nationales rappellent, qu’en matière de politique éducative locale, il s’agit de rassembler « l’ensemble des partenaires éducatifs agissant sur un même territoire, s’adressant aux mêmes publics, avec des objectifs convergents et aujourd’hui impliqués dans l’un ou l’autre des contrats actuels » (PEL, instructions ministérielles du 29/10/2003). Cet objectif est justifié au titre d’une plus grande « cohérence » (id.) des actions. Il passe par la formulation d’orientations éducatives communes visant à lutter contre la trop grande « segmentation » (Frandji, 2017) qui peut prévaloir en ce domaine. Les modalités ne sont pas précisées dans les textes officiels mais doivent permettre « la collaboration locale (…) de l’ensemble des acteurs intervenant dans le domaine de l’éducation » (circulaire n° 2013-036 du 20 mars 2013 sur les PEdT). Ceci peut se formuler au titre de la recherche de nouvelles « alliances éducatives », et en ce sens vise d’abord à rapprocher et à mieux coordonner le travail d’acteurs du monde professionnel (public et privé) et associatifs, aux statuts, missions et domaines d’activité variés (que ceux-ci soient déjà considérés comme relevant du secteur éducatif, ou qu’ils soient appelés à plus le devenir). Cependant, l’objectif de cohérence et la thématique des alliances concernent aussi les parents et familles, dont la reconnaissance et l’implication sont jugées « essentielles » [3]. Certaines municipalités engagent alors à ce titre des procédures de concertation et de participation visant une définition collégiale des enjeux. Ces procédures peuvent être entendues comme des instruments de réorganisation de l’action publique, visant à « faire communauté » autour d’enjeux éducatifs communs. Et comme dans le domaine des politiques sociales et urbaines, elles peuvent également prétendre garantir le principe d’égalité des citoyens, qu’il s’agit de mieux associer à la décision et à la formulation des objectifs de l’action publique locale (Bresson, 2014).

2 Nous chercherons ici à questionner ce type d’entreprise participative telle qu’elle s’est concrètement opérée dans une commune périurbaine. Cet article ne porte donc pas sur les récents Projets Éducatifs de Territoire en tant que tels [4]. Il n’est pas non plus centré sur la participation en général ou l’analyse de l’engagement de certains acteurs au titre de la participation. Il s’agit plutôt, dans la perspective d’une « étude de cas » (Passeron & Revel, 2005) menée à titre exploratoire, et donc sans ambition à la généralisation en cette étape de l’analyse, d’interroger ce qui se joue dans la mise en œuvre du dispositif de participation ici impulsé, au regard des formes de problématisation et des conceptions du travail éducatif qu’il engage. Comment fonctionne et se déroule cette entreprise de participation ? Comment contribue-t-elle à construire les orientations, les finalités et les objectifs du projet éducatif local qu’il s’agit de mettre en place ? Mais surtout, comment sont définis les problèmes auxquels le projet se doit d’apporter des réponses, et donc quels sont ceux qui pourraient ainsi ne pas être pris en compte, car minorés, ignorés ou rejetés dans le cours des échanges ? Par qui le sont-ils, comment, sur la base de quels savoirs et appareils de connaissance, quelles formes de catégorisation des publics et des situations, et en rapport à quelles attentes normatives relatives à ce qu’il serait juste, bon et pertinent de faire en matière d’éducation ? Dans la logique de tels questionnements, cette étude s’attache à associer deux domaines de recherches insuffisamment mobilisés ensemble, alors qu’ils peuvent l’être de par leur commune visée cognitive et pragmatique de l’action sociale : celui d’une sociologie de l’action publique engageant l’analyse de ses instruments (Lascoumes & Le Galès, 2004) et celui d’une sociologie des modèles et discours pédagogiques (au sens de Bernstein, 2007, mais telle qu’on peut la retrouver aussi chez Van Zanten, 2009 et d’autres travaux qu’il est ainsi possible de mobiliser).

3 Notre enquête, inscrite dans un travail de thèse, a été menée auprès d’une commune engageant la définition (phase de formulation) d’un projet éducatif local et associant pour cela, dans le cadre d’un marché public, deux associations d’éducation populaire et un cabinet de consultant. Notre méthodologie a pris appui, au titre d’une enquête monographique de terrain (De Sardan, 2001) sur une combinaison de plusieurs modes de production de données : observation participante [5], entretiens, recension de sources écrites. Échelonnée sur une période de plus de dix mois, notre présence continue sur le terrain a impliqué la participation aux différentes réunions de préparation (6 réunions du groupe-projet réunissant la coordinatrice-ville, les associations d’éducation populaire et le cabinet de consultant) et de concertation (13 réunions dont 3 de restitution), des échanges avec les différents acteurs (8 entretiens et nombreux échanges informels) ainsi que l’analyse des documents produits. Nous avons enfin mené une dizaine d’entretiens avec des acteurs extérieurs à la ville, en responsabilité institutionnelle au niveau métropolitain comme au niveau départemental. Dans le déroulé de cet article nous chercherons, dans un premier temps, à comprendre quels sont les déplacements opérés par le dispositif de participation vis-à-vis des logiques expertes d’action publique et quelles tensions normatives sont observables à ce titre. Nous posons l’hypothèse que le dispositif de participation, dans ces tensions, met en jeu des discours éducatifs spécifiques, que nous chercherons alors à décrire plus précisément dans une deuxième partie.

Quelles logiques d’ouverture à travers la participation ?

4 La démarche faisant l’objet de notre analyse a été lancée par l’équipe municipale d’une commune périurbaine. Nous la nommerons Gainville par soucis de confidentialité. C’est une ville de plus de 20 000 habitants, en nette croissance démographique. Elle fait partie des périphéries relativement aisées du paysage métropolitain dans lequel elle s’insère et dispose d’un cadre de vie proche des milieux ruraux [6]. Le taux d’activité et le niveau de vie médian y sont les plus élevés et les données INSEE mentionnent une surreprésentation des « classes moyennes » par rapport à la moyenne départementale et nationale. Le territoire métropolitain bénéficie dans son ensemble d’une forte attractivité productive et résidentielle, notamment autour de la ville-centre. C’est aussi un territoire où les municipalités ont fortement investi le domaine de l’éducation, notamment structuré par la logique des « contrats » (Contrat Enfance Jeunesse, Contrat Educatif Local, etc.) puis des « projets » adossés aux différentes réformes d’aménagement des temps scolaires et extrascolaires. En outre, les modalités de participation comme action publique y sont particulièrement répandues, envisagées comme des outils d’une nouvelle « gouvernance » capable de donner vigueur à l’« innovation locale » (propos d’une élue métropolitaine). Le projet éducatif initié par la ville de Gainville en 2013 s’inscrit dans cette perspective de transformation des modalités de l’action publique. Il s’accompagne d’ailleurs d’une réorganisation générale des services de la ville [7] visant à « décloisonner » les différents domaines d’intervention et à impliquer davantage les populations.

5 Ces dynamiques évoquent des reconfigurations en cours dans bien d’autres domaines d’activité, dans la logique de l’ouverture des modalités de l’action publique à la « décision plurielle » (Bonny & Demailly, 2012) et de mise en œuvre d’actions « concertées » et « partagées » entre des professionnels amenés à travailler ensemble pour le bien des populations cibles. Elles renvoient aussi à la rhétorique de la proximité (Giuliani & Payet, 2014) visant à renforcer le lien social entre les habitants d’un même territoire, les mobiliser pour, pourrait-on dire la « cause locale ». Nous verrons néanmoins que, dans le dispositif, la participation renvoie elle-même à des logiques plurielles, qui, intégrées dans les logiques administratives en place et dans le jeu de la structuration de la démarche, posent de nombreuses questions.

« Décisions plurielles [8] », quelles logiques d’ouverture ?

6 À travers les argumentaires des acteurs de la coordination de ce projet nous pouvons noter que plusieurs logiques se mêlent pour justifier l’ouverture du projet à un ensemble pluriel de participants. Les acteurs municipaux s’accordent sur l’idée que l’ouverture des débats constitue un enjeu de dépassement de la clôture technique, voire comme cela se formule, « techniciste ». Elle engage de plus, comme le souligne le directeur général des services (DGS), des réflexions moins « verticales », afin d’« impulser de nouveaux projets en co-construction », « dépassant l’effet silo dans lequel sont pris les contrats » au niveau local. On retrouve aussi dans l’argumentaire du DGS et du maire l’idée de moderniser les modalités de l’action publique en engageant un rapport moins hiérarchique dans les prises de décision. Ceux-ci justifient alors l’approche collégiale (associant habitants et professionnels) par l’idée de « prendre appui sur la parole des gens de terrain », « leur conception des choses », invitant à « croiser les intelligences ». À travers la mobilisation des acteurs il y a enfin l’idée qu’une action en proximité est un gage d’efficacité de l’action publique. C’est notamment ce à quoi renvoie le discours du conseiller municipal ci-dessous.

7

« (…) dans le système éducatif on en est là, c’est-à-dire que moi je crois plus (+) dans les initiatives locales, des gens qui vont se concerter par rapport à des problématiques, des opportunités… et du coup qui agissent ensemble au niveau local, et ça, ça aura vraiment un impact, alors que des choses qui vont être parachutées du niveau national… (…)
Après, au niveau local, on peut très bien tracer… avoir une super réflexion au niveau de l’équipe municipale, sur la mise en œuvre, sur les axes… si au niveau humain, si on n’a pas ouvert les bonnes portes, si on n’a pas utilisé les bons mots… après c’est un rapport de communication… très souvent on va à l’échec ».
(Entretien, Conseiller municipal)

8 Si ce dernier argumentaire peut paraître proche celui tenu par les autres acteurs, il s’en différencie néanmoins dans le fait que les espaces de concertation y sont envisagés davantage comme des espaces de diffusion et d’explicitation des problématiques déjà instituées, « déjà là », que comme un espace de problématisation à proprement parler (pouvant faire émerger de nouvelles problématisations et définitions de la situation). On repère là une tension que l’on va retrouver également dans la division du travail engagée dans la démarche comportant une opération d’élaboration d’un « diagnostic territorial » confiée à un cabinet de consultant qui sera associé aux instances de pilotage du projet, et des opérations d’animation des réunions de concertation confiées aux associations d’éducation populaire (EP). Le débat entre ces acteurs mettra de fait en lumière l’ambiguïté du rôle de ces espaces de concertation : producteurs ou récepteurs de problématisation ? Simple chambre d’enregistrement et de sensibilisation au « diagnostic » déjà formalisé par les acteurs experts et décideurs (à visée de « communication » municipale) ou dispositif s’attachant à construire collectivement ce « diagnostic », espace public de délibération, à visée instituante ? Derrière cette ambiguïté, les associations d’éducation populaire tenteront, tout au long des échanges, de pouvoir faire reconnaître la valeur des paroles produites (contre le monopole des experts). Mais, comme nous le verrons, ces paroles seront elles-mêmes, à travers les instruments et les procédures de mise en œuvre du projet, retraduites, déplacées, voir révisées dans un langage spécialisé, non exempt de technicité.

9 Un deuxième type d’ouverture est cependant promu dans les argumentaires. En associant une pluralité d’acteurs à la construction du projet il vise également un décloisonnement des questions éducatives par le dépassement de ce qui s’argumente comme trop grande prérogative ou même monopole du cercle restreint des acteurs du monde scolaire. Il n’engage de fait pas seulement une prise de distance vis-à-vis des logiques et savoirs de l’expertise (technique) mais oriente vers une révision des formes de la division du travail éducatif, notamment par le dépassement de la segmentation des champs d’action (professionnels). Rappelons que l’on retrouve, dans les réunions de concertation, des acteurs aux professions et statuts très variés tels que : les acteurs institutionnels (CAF, DDCS), les services de la ville (culture, petite enfance, jeunesse, sport), les directeurs d’école, les responsables associatifs (amicales laïques, cinéma associatif, clubs d’échecs, ludothèque, etc.), les représentants de parents d’élèves, les structures d’accueil de la petite enfance, de l’enfance et de la jeunesse et les parents (habitants) [9]. L’idée, dans cette démarche, précise le DGS est de construire un projet enfance-jeunesse « basé sur la co-construction avec TOUS les acteurs éducatifs ». Pour la coordinatrice du projet, il s’agit de se « décentrer quelque peu des questions scolaires, en considérant plus largement le public, c’est-à-dire les enfants » (sous-entendu un dépassement des cloisonnements professionnels). Les discours ne précisent cependant pas ce qui est entendu par « décentrement des questions scolaires » mais il y apparaît comme un moyen d’inclure des problématiques plus larges « autour de l’épanouissement des enfants » (DGS) qui semble de fait devenir l’une des expressions phare du projet, ou du moins de son argumentaire. Le DGS considère à ce titre que « si l’école est un moyen, l’école n’est pas une fin en soi. Ce sont les publics qui sont importants et qui sont à privilégier, donc dans ce sens, il s’agit de traiter les différents temps, dont le temps scolaire mais qui n’est qu’une des composantes du projet ». Cet argumentaire rejoint par ailleurs dans une certaine mesure celui des associations d’éducation populaire. On retrouve de toute façon une certaine stabilité intertextuelle des objectifs déclarés entre les différents acteurs de ce projet, basée sur un cadrage souple et procédural : le plus important semble être le fait de travailler ensemble. Mais, de ce fait, un tel cadrage introduit nécessairement une pluralité (ou indétermination) normative relativement aux finalités du projet. Comment faire en sorte que celui-ci ne se retrouve pas tiraillé entre les différentes finalités privilégiées par les secteurs d’action publique, et les pratiques professionnelles ainsi associées ? Jusqu’à quel point le travail de coordination porté par le projet se donne-t-il le moyen de recomposer une mission éducative commune, sans pour autant dé-spécifier le travail et les pratiques de chacun ? A-t-il des visées transformatives impliquant une reconfiguration des différents cadrages cognitifs et normatifs constitutifs de ces pratiques ? Ou se contente-t-il de les associer en mode additif, dans la logique d’une fonctionnalité factuelle concourant à devoir résoudre au cas par cas, les points de tension ou de friction que ceci peut générer, tout en faisant l’économie du travail de justification et du difficile débat sur les finalités ?

Participation et expertise : des tensions dans le travail de traduction

10 Dans cette double logique d’ouverture, nous observons plusieurs tentatives de dépassement des logiques techniques et expertes. Nous chercherons d’abord à décrire ces dépassements à partir de deux types de « controverses » (Lascoumes & Le Gales, 2004) opérantes dans la démarche. Il y a d’abord lieu de dire que les modalités de participation sont loin de faire d’emblée consensus entre les acteurs. Du point de vue du consultant [10] l’idée de diagnostic est, comme il le dit dans une réunion « d’agir sur les manques et de mobiliser les opportunités, c’est-à-dire de définir les leviers pour résoudre ces questions », quitte à orienter, ou du moins à spécifier les enjeux poursuivis pour « avancer rapidement vers la définition des actions ». Pour les associations d’éducation populaire, il s’agit de prendre appui sur la parole des acteurs pour avancer vers des problématisations, de « travailler sur le sens » des questions à traiter et leur appropriation par le collectif. L’enjeu est d’abord celui de la production d’une réflexion collective, dépassant les logiques expertes descendantes, et les rapports de disqualification de la parole des acteurs que l’on pourrait de ce fait dire « profanes ». Il est aussi celui de la mobilisation (passant par l’appropriation des enjeux) dont il s’agit de construire les bases pour qu’elle puisse perdurer dans le temps. Dans cette confrontation, on observe un premier élément de déplacement des cadres du débat, de la recherche de « solutions » (consultants) vers celle du « sens » (EP) à donner aux actions. C’est à ce titre par exemple que les associations d’éducation populaire défendront l’idée que la question du « partenariat » (thématique sélectionnée dans le diagnostic) implique de se demander « en quoi le partenariat est important dans le cadre des actions menées », et non pas « quelles sont les modalités pour réaliser le partenariat ». On retrouve ici la possibilité d’un dépassement des clôtures induites par une logique experte soucieuse de formaliser des actions évaluables, par une prise en compte de ce que ces mêmes acteurs de l’éducation populaire appellent alors les « intentions éducatives », formulées de manière générale, dans les termes suivants : « qu’est-ce que l’on veut pour les enfants du territoire ? », « est-ce que toutes les conditions sont réunies pour que l’enfant vive bien sur son territoire ? »(EP).

11 Un autre élément de dépassement des logiques expertes est observable, quant à lui, dans le travail de catégorisation opéré par ces mêmes acteurs, chargés de la coordination du projet. Contre le savoir froid des chiffres et le caractère restreint des données disponibles, il sera d’abord question d’intégrer une dimension que l’on pourrait dire plus relationnelle dans les modalités de problématisation ou d’y intégrer ce que seraient des savoirs d’usage. C’est ainsi qu’autour de la question de l’« accessibilité » (une des problématiques formulées par ces acteurs), le questionnement glisse d’une appréhension sous l’angle de « l’objectivation de l’accès aux services » à celle d’une interrogation, plus large, sur « les manières qu’ont les enfants et les jeunes de vivre le territoire et l’accessibilité ». Ce déplacement, comme le montre l’extrait suivant, permet d’élargir les questionnements (du consultant) jugés trop fermés par une approche strictement quantitative. Par là même il opère une transformation de la définition même de l’accessibilité, devenant « mixité sociale », « mobilité », puis « vivre ensemble ».

12

« Association d’éducation populaire (EP) : Cette question, de l’accessibilité, il est important de pouvoir l’objectiver avec les données du diagnostic.
Consultant (C) : Pour objectiver les questions de l’accessibilité des jeunes, c’est trop complexe. (…) c’est du quantitatif, donc il faut prendre les gens, et mesurer le temps qu’ils passent pour aller de tel endroit à tel autre… donc une carte… où on met à plat les différents équipements et on se dit c’est à tant de mètres les uns des autres, ce qui est important c’est de voir le temps qu’ils consacrent à accéder à tel ou tel service. Et après, selon quelles modalités. Mais c’est très lourd… (…)
EP : Je pense qu’il ne faut pas qu’on se limite à la seule accessibilité géographique. Si je fais écho à la partie des ados, au collège… on a évoqué les limites psychiques, sociales, et pas que la limite territoriale. Est-ce que, si l’activité était réellement à côté, qu’est-ce qui se passerait, qu’est-ce qui fait que tu irais ou pas ? (…) Et dans le diagnostic, quand vous évoquez, sur cette question de l’accessibilité, la place des publics éloignés des pratiques. Cette thématique me paraît un peu orientée, ça nous éloigne d’un questionnement plus large sur la mixité sociale, l’ouverture aux autres. Par exemple, ceux qui ne viennent pas dans les centres de loisirs ne sont pas forcément des enfants éloignés des structures. Pour moi, la question est-elle davantage sur la mixité, en fait sur la mobilité, en mettant en lien avec les transports en commun. (…) Comment on fait pour que les enfants et les jeunes se rencontrent ? »
(Extrait d’une réunion du groupe projet : Consultant, EP et coordinatrice ville)

13 Plusieurs éléments peuvent ici être soulignés. Dans son opposition à une appréhension experte fermée par le langage spécialisé expert (« l’accessibilité » prise dans un seul sens, géographique), l’éducation populaire montre le risque de réduire les questions sociales complexes qui sont ici en jeu. Elle introduit des possibilités d’ouverture de l’analyse par la prise en compte des voix des participants. Elle pousse ici à la révision de cette catégorie en introduisant d’autres dimensions de sa problématisation, comme celle des frontières sociales, psychologiques. Cependant, il apparaît que la volonté de dépassement des savoirs experts (par prise en compte des « intentions éducatives » et des « savoirs d’usage » des participants et des enfants) s’opère dans un travail de traduction qui aura finalement du mal à se formuler indépendamment des catégories d’action les plus usuelles dans les discours des experts.

14 Par travail de traduction nous entendons évoquer les procédures de « mise en forme » (inventaire, synthèse, reformulation) des propos tenus par les participants lors des ateliers de concertation, en lien avec les données de diagnostic soulevées par le cabinet de consultant. Dans ce travail, les acteurs chargés de la coordination du projet vont formuler des « thématiques » qui organisent tout un procédé de catégorisation, consistant à délimiter les questions à aborder, les enjeux à considérer et les problématiques à résoudre. Chaque réunion est ainsi l’occasion de réviser les problématiques soulevées. Ces thématiques vont à la fois être l’objet de débats entre les acteurs et être reformulées pour engager les autres phases de la concertation. La relative « urgence » des procédures, imposée par le calendrier de la municipalité, et la faiblesse des problématisations formulées dans le diagnostic chiffré vont alors conduire à la mobilisation de catégorisations que l’on pourrait qualifier de « standard [11] ». À ce titre, certaines de ces catégories feront directement consensus : elles ne sont pas questionnées ou débanalisées. C’est le cas par exemple de la « parentalité », qui apparaîtra d’emblée comme une catégorie pertinente dans la mesure où « aucune action n’est menée à ce titre sur le territoire » (coordinatrice-ville). Cette thématique sera donc mobilisée sans qu’elle n’y soit spécifiquement interrogée dans les ateliers alors même que l’on observe qu’elle est une retraduction des demandes des parents, plutôt formulées en termes d’accès à l’information et de formalisation de lieux d’échanges entre parents. C’est ainsi aussi que la thématique de la « complémentarité-continuité » éducative est introduite dans les ateliers. Elle fera accord de par sa capacité pratique à englober une pluralité de propositions. Mais l’on y retrouva alors des questions aussi disparates que le « développement de la formation partagée entre acteurs », l’ « évaluation du PEdT », la « mise en réseau des professionnels », la « construction d’une maison de l’enfance », la « valorisation de l’engagement des jeunes », le « développement des espaces d’expression des enfants », etc. La légitimité de ces thématiques sera confortée à la fois par le fait de pouvoir relayer la voix des acteurs dans une catégorie globale et par leur apparente évidence (impliquant néanmoins une forme de standardisation de la problématique engagée).

15 De fait, comme nous le voyons dans l’extrait ci-dessous ces thématiques ne sont pas exemptes d’un registre (expert) spécialisé ou du moins de l’usage de catégories standardisées qui sont elles-mêmes au fondement de dispositifs déjà existant (qu’elles conduisent de fait à convoquer). Dans cet extrait on voit bien le travail de traduction en acte qui passe par des débats où les acteurs de l’EP essaient de traduire les langages des habitants dans un registre spécialisé.

16

« EP (1) : Dans notre atelier, sur la question de l’articulation des temps et des espaces, les participants ont beaucoup parlé du rythme de l’enfant et l’enjeu de s’y adapter au mieux. Faciliter les échanges, les passations entre adultes. Penser le parcours de l’enfant, donner du sens à chaque moment de l’enfant de manière à ce qu’il n’y ait pas de coupure. Mais la notion de parcours n’a pas été claire pour eux.
EP (2) : C’est un enjeu pour eux, cette continuité ?
EP (1) : Oui, autour de ces deux points : le rythme et les transitions entre adultes. Ce sont les deux niveaux de questionnement qui ont eu lieu.
EP (3) : Si on veut définir un enjeu, dans ce que tu nous dis, le problème c’est que je ne le vois qu’en négatif, donc ça ne va pas « éviter les ruptures ». On enlève la notion de parcours, mais comment on formule en dehors de la négative ? C’est la question des transitions à chaque fois, accompagner les transitions pour qu’elles soient les plus fluides, les plus souples, dans la passation entre acteurs. On peut le formuler comme ça : faciliter les transitions entre les acteurs et entre les temps de vie des enfants, dans le respect des rythmes de l’enfant ».
(Extrait d’une réunion du groupe projet)

17 Ce travail de traduction vise sans doute à rendre ces demandes des habitants plus « traitables ». Dans le contexte observé (avec ses contraintes propres) il va cependant bien plus convoquer la mise en œuvre de modalités d’action déjà connues, puisées dans ce que l’on pourrait désigner comme relevant d’un répertoire d’actions déjà instituées (dont il va ainsi contribuer à étendre ou pérenniser l’existence), qu’à ouvrir de nouveaux possibles singuliers. Dans les faits, alors que de nouvelles problématisations pourraient être formulées, celles-ci sont rapidement retraduites dans le langage qui a accompagné la « montée des dispositifs », c’est-à-dire ce régime spécifique d’action éducative qui impose ses problématiques propres de fonctionnement depuis au moins une vingtaine d’années (Barrère, 2013). Et en soi, cette observation nous précipite déjà au cœur d’un paradoxe. Car la segmentation de l’action éducative, que la mise en œuvre des PEdT (et PEL) entend contribuer à réduire (par la recherche d’une plus grande « cohérence »), semble avoir particulièrement été renforcée par la multiplication de ces dispositifs (et leur langage spécialisé) qui « recomposent, dans un certain désordre, les principales vocations d’une institution éducative (…) rassemblées et unifiées à une époque bien particulière de son histoire » (Ibid.).

Les procédures de participation et ses discours sur l’éducatif

18 Le dispositif de participation introduit de nouvelles formes de légitimité (d’acteurs, de procédures, de modes de décision). En cela, il peut être vu comme une nouvelle modalité de gouvernance, impliquant un fonctionnement a priori plus horizontal. Il est aussi un lieu de tensions et d’hybridité entre des communs profanes et experts, entre des logiques d’émergence et leur mise en forme dans les catégories existantes standardisées. Permet-il pour autant de voir émerger un discours éducatif particulier, propre voire spécifique au territoire concerné ? Pour avancer sur cette question, il est nécessaire d’entrer un peu plus dans le contenu des débats qui vont se dérouler tout au long des échanges. Il s’agira alors de s’interroger sur les possibilités ouvertes par la mise en discussion du débat social et pédagogique ordinaire et spécialisé en nous penchant sur les problématisations (Sawiki, 2012) produites sur l’éducation.

Légitimités et reconfiguration d’acteurs dans la « fabrique » du projet

19 Comme nous l’avons évoqué, les procédures de participation ont mobilisé, dans ses différentes étapes de réalisation, une pluralité d’acteurs. L’ouverture défendue par les associations d’éducation populaire a d’ailleurs conduit à élargir le panel des participants initialement prévus dans les concertations. C’est le cas par exemple des représentants des parents d’élèves que la coordinatrice municipale parviendra à raccrocher au groupe de la « fabrique », malgré leurs premières hésitations. C’est aussi à ce titre qu’une consultation des enfants et des adolescents sera introduite dans les démarches, les conduisant dans une certaine mesure eux-aussi à devenir des acteurs de la « fabrique ». Les résultats de cette consultation viendront notamment conforter l’importance portée dans les débats à la question de la « mobilité » des jeunes dans la ville. L’ouverture et la teneur des échanges seront ensuite l’occasion d’introduire de nouveaux « acteurs éducatifs » (si ce n’est physiquement du moins comme sujet de discussion) : d’une part la police municipale, au titre des « acteurs de proximité » (coordinatrice-ville) et le réseau des entreprises locales eu égard aux liens développés avec les collèges, liens qui seront valorisés dans les débats au titre de la « citoyenneté ». Il est à noter, en outre, que certains acteurs se sont vus accorder une forte reconnaissance et légitimité au fur et à mesure de la démarche. Le discours de l’animateur de l’Espace Jeunes a par exemple largement été repris dans la construction des argumentaires. Et c’est à cet égard que l’on retrouve par exemple, dans les propositions finales, des actions visant à mobiliser les jeunes dans des projets de solidarité et d’animation locale. Les associations se sont vues aussi reconnaître une place à part entière dans les procédures. Au départ, hésitantes vis-à-vis du projet de la mairie comme nous avons pu l’observer dans les entretiens, et mises à distance pour certaines d’entre elles des premières démarches de concertation, elles se sont progressivement vues accréditées d’un rôle de partenaires légitimes, quasi-garant du suivi et du respect des propositions acceptées par la municipalité. En outre, certaines structures se sont finalement introduites dans la démarche, comme ça a été le cas d’une professionnelle de la petite enfance souhaitant implanter un lieu d’accueil Montessori dans la ville et d’une association proposant des services sur la « parentalité ». Enfin, il est à souligner que les acteurs municipaux (le service enfance-jeunesse) ont eux-mêmes peu à peu pris une place importante, de la même manière que les acteurs institutionnels comme la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) et la Direction Départementale de Jeunesse et Sport et de la Cohésion Sociale (DDJSCS) qui ont pu valoriser et renforcer les discours portés sur la participation des parents au sein des structures et les enjeux de transformation des modalités d’intervention des professionnels auprès des jeunes. C’est également le cas du conseiller municipal chargé des questions de citoyenneté, qui a pu relier cette question au « vivre ensemble » et à l’« implication des jeunes dans la ville », fondements du projet municipal. Inversement les arguments des enseignants, dont la présence s’est rapidement affaiblie au cours des procédures, ont eu une moindre place dans la formulation des enjeux. Hormis le Conseiller Pédagogique du collège privé (CPE), ceux-ci ne sont plus venus à partir de la deuxième séance, sans que l’on parvienne à savoir pourquoi (ne se sont-ils pas sentis concernés ? Est-ce par manque de temps ? Par désaccords ?). À noter enfin l’absence de l’Inspection départementale de l’Education Nationale dans ce projet pourtant lui-même associé à la formulation et la validation du PEdT.

Les discours qui font suite. La question de la participation et de la complémentarité éducative

20 À travers ces reconfigurations d’acteurs, quels sont les discours qui vont pouvoir finalement se formuler ? Nous pouvons déjà souligner que c’est au titre de la « participation » qu’un nombre important de propositions vont être introduites dans les débats. Reprise comme une catégorie légitime à la suite de chaque atelier de concertation, et perçue dans le travail de catégorisation comme « une question transversale » à l’ensemble des thématiques sélectionnées, elle deviendra en effet peu à peu centrale dans les problématisations. Nous devons cependant ici évoquer la « participation » au sens large, puisqu’elle concernera tout autant la « place des parents », le « partenariat entre les acteurs professionnels » que l’« engagement des jeunes et des enfants dans la ville ». C’est ensuite la question de la « complémentarité des actions éducatives » qui est posée comme un élément phare de problématisation. Ces deux thématiques seront à la fois l’occasion de valoriser de nouvelles modalités d’intervention des professionnels de l’enfance (en mode « projets » et « partenariat ») et d’inclure les visées éducatives dans des enjeux (territoriaux) plus larges associés à la mobilisation des acteurs (publics et privés), des jeunes et des habitants dans la vie locale. Cette question fait d’ailleurs largement écho à ce que valorisent les associations d’éducation populaire, la participation étant centrale dans leurs revendications. La centralité de ces problématiques et, surtout la manière dont elles vont être travaillées, mises en jeu, traduites et transformées dans les débats, pose néanmoins plusieurs questions du point de vue des théories et conceptions éducatives qu’elles engagent.

21 La traduction de ces visées dans l’hybridité des catégorisations ordinaires et spécialisées opérées lors des échanges va notamment conduire à les reformuler dans la perspective de deux logiques d’action. L’accent va être mis, d’une part, sur la question de la « diversité de l’offre » rendant elle-même possible, pour les enfants et les adolescents, « la multiplication des expériences et des situations » en leur permettant d’« expérimenter, d’agir, d’exercer des choix pour construire sa propre personnalité » (document de synthèse). D’autre part, l’« articulation » et le « lien entre les structures et les acteurs éducatifs du territoire » doit être force de « cohérence » dans la construction de leur « parcours de vie ». La question est posée en ces termes : « quelles sont les ressources présentes ou à mobiliser sur le territoire de nature à mieux répondre à la diversification et à l’adaptation des activités aux enfants et adolescents ? » (Document de synthèse). Il s’agit aussi, comme cela est rappelé (par le CPE du collège privé) lors de la restitution du projet, de « prendre en compte l’individu dans sa singularité, mais aussi dans sa globalité pour lui permettre de prendre place dans la société tout autant que de construire sa personnalité ». Notons ainsi que la référence aux enfants et adolescents ici effectuée (et reprise ailleurs) sous-tend au moins deux formes de désignation : celle de leur « singularité », associée ici à celle de leur « globalité » et celle de leur « diversité ». Par moments les termes sont posés comme équivalents. Dans ce cas, adapter les activités à la diversité des enfants et des adolescents vise à tenir compte de la présence d’individus singuliers, dans le registre semble-t-il de leurs « expériences » et de leurs histoires propres, de leurs habilités physiques et corporelles, de leurs attentes ou de leurs rapports personnels au savoir, à la culture, etc. La prise en compte de la « globalité » vise justement à éviter de segmenter ces caractéristiques : l’individu est singulier dans l’assemblage de ces diverses composantes qu’il faut aider à construire comme « personnalité », en lui permettant notamment de bénéficier de « ressources » auxquels il n’a pas accès. La formule comporte forcément néanmoins des tensions marquées syntaxiquement : « singularité », mais « globalité », « prendre place » autant que « construise sa place ». Mais, en d’autres moments la diversité semble plutôt évoquer la « différence ». Ici l’individu semble alors moins perçu comme en devenir, engagé dans une histoire ouverte qu’il faut aider à construire sous forme de « personnalité », que comme « particularité » qu’il s’agirait davantage de préserver des risques de normalisation que l’imposition d’activités communes et indifférenciées ferait peser sur elle. Différence ou diversité, la frontière est bien entendu fragile et complexe à appréhender. Elle joue néanmoins très concrètement sur le choix des activités proposées aux enfants et adolescents, dans la logique de la « diversité de l’offre » ici visée dont elle peut contribuer à réguler et distribuer les accès. Peu d’éléments d’ailleurs ont pu être évoqués relativement à ces questions de distribution : quelles « ressources des territoires » ? Pour quels enfants ? Au choix de qui (professionnels, enfants, parents) ?

22 Dans le même temps, on relève en quoi les contenus et spécificités de ces activités ou « ressources » ne sont pas mis en débat. En engageant une problématisation de ces expériences et activités du seul point de vue de leur « diversité » et/ou du « lien » fait par les acteurs à travers leur « mise en synergie » (pour reprendre les propos d’un acteur), les discours n’interrogent pas les conditions de leur appropriation par les enfants et les adolescents eux-mêmes. En même temps, l’objectif de ce « lien » souhaité n’est pas explicitement formulé ou en tout cas il fait l’objet de plusieurs interprétations. Si pour les associations d’éducation populaire il réfère, pourrait-on dire à l’idée de « favoriser la progression de l’enfant » (EP), il est davantage envisagé du point de vue de la ville en tant qu’il favorise l’« efficacité », et l’« harmonisation » (Conseiller municipale) des actions menées. Dans tous les cas, la question des conditions de réalisation de ces liens pour qu’elle soit valeur d’appropriation réelle par les enfants n’est pas posée. Il nous semble d’autant plus important de (re)poser cette question au regard de travaux de recherche récents (J. Netter, 2015) qui tendent à déconstruire l’évidence de l’équation « lien entre les acteurs = bénéfice pour tous les enfants ». Ils invitent en cela à interroger les nouvelles formes de division sociale du travail éducatif impliqués par ces logiques de « partenariat » (Netter, 2015, Tardif & t Levasseur, 2010) et la manière dont les enfants font eux-mêmes le lien entre les contenus éducatifs (et expériences) et les systèmes normatifs différents qu’ils engagent (Bier, 2012). Si, comme le souligne ce dernier chercheur, toute activité éducative peut constituer une expérience personnelle ou collective, génératrice d’ouverture intellectuelle et sensible (leur diversification est donc importante à ce titre), la multiplication de l’offre d’activité n’entraîne pas automatiquement une plus value éducative. En orientant les discours vers la question de la participation et de la complémentarité éducative du seul point de vue de la « diversité », les discours engagés dans les procédures ne risquent-ils pas de conforter un certain modèle spontanéiste de l’enfant (Chamboredon & Prévot, 1974) rendant cette « diversité » bénéfique pour certains enfants seulement ?

23 L’idée soulevée dans les procédures, de l’adaptation des activités « à la diversité des situations » pose alors la question du type du sujet (enfant) considéré à travers cette terminologie. De quel ordre est cette diversité qu’il s’agit de prendre en considération ? La « globalité » éducative amène-t-elle à considérer ensemble les conditions sociales, familiales, l’expérience scolaire, les productions institutionnelles, le rapport aux savoirs et à la culture ou conduit-elle à une approche psychologisante, décontextualisée de toute réalité sociale, économique et culturelle ? Il semble que les tentatives de dépassement des logiques expertes déjà décrites portaient justement à considérer la dimension plurielle (et dynamique) des processus d’individuation, en montrant le risque de réduire, par les logiques expertes et spécialisées, les questions sociales complexes. On observe néanmoins que cette appréhension va être (re)traduite dans les procédures en engageant par exemple dans une large mesure une définition que l’on pourrait dire générique de l’enfant (« l’enfant » décontextualisé du monde social). La consultation annoncée des enfants, sur leur « manière de vivre le territoire » va par ailleurs avoir tendance à se réduire à une dimension géographique (retrouvant la logique de l’accessibilité soutenue par le consultant). Enfin, la « question sociale » (au sens large du terme), lorsqu’elle apparaît dans les débats, met elle-même en jeu une tension entre les registres profanes et spécialisés. Parfois questionnée du point de vue relationnel, elle engagera des discours sur la « relation entre pairs », la « convivialité », les « liens intergénérationnels », « l’animation locale », « la rencontre entre les publics », etc. déplaçant par ailleurs la question de « l’égalité » à un moment formulée dans les synthèses vers celle de « l’accessibilité, le lien social et le vivre ensemble ». D’autres argumentaires feront plus largement échos à la question de la « citoyenneté » visant, d’un côté la valorisation des « talents des jeunes » et la formation de « compétences civiques », de l’autre. Enfin, comme nous le verrons, pour certains enfants-adolescents dont les spécificités sont perçues comme problèmes, le social se formulera à partir des catégories particulières de publics reprenant les catégories à l’œuvre dans la logique des dispositifs.

Pluralité normative et modèle éducatif hybride

24 La formulation des enjeux éducatifs engage des problématisations larges particulièrement perméables à l’introduction d’une pluralité normative. Elle semble composer un discours hybride, difficilement appréhendable à partir des modèles éducatifs jusque-là formalisés. Il nous a donc semblé nécessaire de mêler plusieurs modèles d’analyse qui tendent à décrire les modalités du discours pédagogique actuel. Nous prendrons notamment appui sur les travaux d’A. Henriot Van Zanten, à partir de son ouvrage, Choisir son école (2009). Elle y différencie trois modèles (idéaux-types), associés à des dimensions de l’individualisme contemporain, dans son analyse des choix parentaux en matière de scolarisation. Ces trois dimensions, précise-t-elle, se déclinent dans différents domaines de la vie sociale même si elles sont centrales dans le domaine scolaire. Le modèle « réflexif » met l’accent sur la connaissance comme facteur d’enrichissement intellectuel. Pour les acteurs donnant la priorité aux visées « réflexives », ce qui est important c’est une « formation équilibrée du point de vue des disciplines scolaires et des différentes composantes de la culture contemporaine » (p. 28). L’école doit conduire à élargir l’horizon culturel des enfants et des adolescents et développer leur curiosité. Le modèle « instrumental », quant à lui, se focalise sur les acquisitions, les compétences et les classements scolaires susceptibles de maximiser les chances scolaires et professionnelles futures des enfants. Contrairement au modèle réflexif, le rôle des parents, d’après A. Van Zanten, n’est pas ici uniquement d’accompagner le développement intellectuel des enfants « mais de les doter de qualités qui leur permettront de conserver et d’accroître leurs avantages positionnels, dans l’enseignement supérieur et le monde du travail » (p. 32). Enfin, le modèle « expressif » valorise le bien-être, le plaisir et le bonheur. L’école doit être un temps d’épanouissement qui tienne compte de la personnalité de l’enfant. Ces parents pensent l’apprentissage comme un processus relationnel, précise encore la chercheuse, beaucoup plus qu’un processus cognitif, impliquant aussi une forte valorisation des liens entre pairs. Néanmoins, elle souligne que ce modèle expressif tend de plus en plus à se développer sous un angle « craintif », se traduisant par de plus fortes préoccupations sécuritaires de la part de ces parents.

25 Dans le dispositif observé, nous pouvons dire que les discours ne se déploient pas (ou peu) dans le modèle réflexif. Même si le modèle élaboré par A. Van Zanten prend appui sur l’angle spécifique des visées scolaires, ce qui n’est pas le cas ici dans le projet, nous pouvons néanmoins être surpris de ne pas voir l’accent porter sur la question des savoirs et de compétences à acquérir à travers les actions engagées. On retrouve surtout une faible présence d’un discours « instrumental » dans le déploiement du dispositif. On ne note pas par exemple de propositions qui viseraient à renforcer la scolarité des enfants (accompagnement aux devoirs, soutien scolaire). En cela les discours éducatifs déployés font plus largement échos au modèle « expressif », notamment par l’importance donnée à la question de l’épanouissement. Ils s’en rapprochent aussi par l’accent mis sur le développement enfantin, la spécificité de l’adolescence et les relations entre pairs. Ou encore dans la référence au « bonheur des enfants et des parents » (responsable associative). Mais les discours tenus ne se confondent toutefois pas totalement avec lui, dans la mesure, ici encore, où ceux-ci placent la « participation » des enfants et des adolescents au cœur des préoccupations. Les visées éducatives sont formulées dans les termes de l’« autonomie », de l’« engagement », et de l’« expression des enfants ». Dans ce cadre, on en vient à insister sur le développement des capacités d’action de l’individu par la diversification des expériences et des habiletés en dehors de l’école. Les échanges insistent plus largement encore sur le registre de la « citoyenneté ». Mais, comme cela s’observe à plusieurs reprises dans les ateliers, dès lors que ce registre est convoqué, il déplace la question de la participation vers celle de la « prévention ». Notion prise là aussi dans un sens large, elle va notamment conduire à des interrogations sur les « conduites addictives » (document de synthèse des concertations), sur la sécurisation des espaces publics investis informellement par des jeunes et jugés comme des « espaces de non droit » (propos recueillis dans les ateliers) ou encore sur la question du « décrochage scolaire ». Plusieurs registres sont ici associés et mêlés, et vont parfois se retrouver homogénéisés (voire substantialisés) au titre de la problématique des dits « jeunes en difficultés », comme cela s’observe dans le cas de l’extrait de réunion suivant. Ce mélange de registres semble avoir particulièrement tendance à renforcer une orientation normative que l’on pourrait dire « civique » de l’éducatif. Pour autant, il semble se déployer dans une sémantique elle aussi standardisée, basée sur des catégorisations spécialisées qui font exister des publics particuliers d’acteurs ou des catégories de problèmes, qu’il s’agirait de repérer, et de traiter, sans plus se préoccuper des questions de « singularité » :

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« EP : Dans un atelier, y’a une personne qui disait qu’il y avait vraiment des publics en difficulté. Et là il y avait des espaces de non droit. Mais est-ce qu’on le traite ?
Consultant : Oui, on a des éléments de diagnostic territorial qui viennent justifier sa mise en avant. Et quand on voit l’évolution de la population.
EP : Pour le coup on évoquait la question du décrochage, en même temps un décrocheur est qualifié de décrocheur à 16 ans et avant on peut supposer le parcours qui l’a mené… C’est peut-être une question à maintenir. Peut-être qu’en entrant par cette relation, acteurs du temps libre, acteurs de l’école… aller voir dans cette articulation, les liens qui sont faits, la prévention, la détection, aller voir les outils qui sont mobilisés. Sur cette question de l’articulation, on peut avoir une réflexion spécifique sur ces publics fragiles. (…)
EP : Sur les jeunes en situation de fragilité, sur ces questions les acteurs ont évoqué quelques points, y’a à la fois le décrochage scolaire et à la société, les situations d’errance. (…) Ce que renvoient les jeunes, c’est la possibilité de s’exprimer. Ils se sentent isolés de temps en temps. Et, le fait que ça ne communique pas entre acteurs, que ça ne croise pas, qu’il n’y ait pas de projet véritablement commun, il peut y avoir des sentiments de solitude, d’isolement, de décrochage sans que personne ne s’en aperçoive ».
(Extrait de réunion de travail du groupe projet)

27 On remarque à ce titre comment la « question sociale » (au sens large du terme) survient quand les échanges se préoccupent des « publics en difficulté ». Le social, ou du moins les rapports sociaux qui sont questionnés le sont ainsi surtout encore dans les catégories constitutives des « problèmes sociaux et publics » et donc là aussi des dispositifs déjà institués, notamment ceux de la politique de la ville : « jeunes en situation de fragilité » ou « publics fragiles » (déclinant l’une des catégories phares des Programmes de réussite éducative, PRE), « décrochage scolaire », qui devient le problème des « décrocheurs », « situations d’errance » etc. Sans que le dispositif de participation parvienne à remettre ces catégories et catégorisations en débat.

Quel décentrement vis-à-vis des questions scolaires ?

28 Enfin, nous pouvons nous demander ce que deviennent les questions scolaires, dans ce projet. Comme cela a été rappelé, en tant que « projet enfance-jeunesse », il entend par là se « décentrer » des questions de l’école. Pour autant quel est l’objet de ce décentrement ?

29 Notons d’abord, qu’à plusieurs reprises des questions d’ordre strictement scolaires seront écartées des débats et problématisations, tout comme celles relevant des activités périscolaires, du moins de leurs contenus et de leurs fonctionnements. La considération de l’évaluation du PEdT sera par exemple renvoyée à la responsabilité de l’État (représenté dans les réunions par la DDCS). Par moments toutefois ces questions scolaires vont être abordées et débattues. Et dans ce cas, elles le sont au titre des thématiques d’une « ouverture citoyenne ». Dans cette perspective, on se demande d’abord quelles modalités d’articulation du travail entre des acteurs éducatifs du territoire et les collèges pourraient permettre de renforcer les « compétences civiques » des adolescents. L’une des solutions envisagées vise à favoriser ce que l’on pourrait appeler (avec Bernstein, 2007) des opérations de recontextualisation des apprentissages scolaires. La solution est introduite par le conseiller municipal relativement à la possibilité de mobiliser le réseau des entreprises locales ou aussi des associations locales. Ceci permettrait « faire sortir des murs pour donner du sens aux actions menées par les différentes structures éducatives » (propos recueillis lors d’un entretien). Pour ce dernier, les savoirs acquis à l’école doivent être relayés par les savoirs du quotidien, les savoirs « liés à la vie » et au monde professionnel. Ils sont décrits comme devant faire écho à « la vie dans la commune » : « l’idée c’est de faire comprendre à ces jeunes que, ce qu’ils vivent, ce qu’ils font au sein d’une structure comme le collège, ils vont le retrouver après dans la vie de la commune » (élu, ville de Gainville). Ici la question de l’ouverture est moins liée à une visée de réussite scolaire, comme ça aurait pu être le cas dans le modèle instrumental tel que défini par Van Zanten, qu’à une logique de reconvertibilité des savoirs acquis à l’école. Mais, dans la suite des échanges, on retrouve un autre type d’argument, intégré dans la problématique de « l’ouverture citoyenne ». Celui-ci est porté cette fois par le CPE du collège privé de la ville. Et il nous semble alors plutôt se déployer dans la logique d’une gestion externalisée de la difficulté scolaire (voir d’une « sous-traitance », comme le formulent Moignard & Ruvi, 2013 ; Garnier & Moignard, 2015) :

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« On a besoin aussi de s›ouvrir aux autres. Comment on peut ouvrir ces portes pour que les associations et les différents acteurs puissent intervenir ou qu›on aille vers eux. Dans notre collège on a des jeunes qui vont très bien, rassurons-nous, et puis on en a qui sont un peu plus en difficultés et d’être en lien avec vous c’est aussi parfois trouver des solutions. Les connaître en dehors de leur temps purement scolaire, découvrir autre chose, découvrir des talents. Et avec ces talents, comment on peut les accompagner et les faire grandir ».
(CPE, collège privé, atelier final de restitution)

31 Mais au final, on peut dire de ce « projet éducatif » qu’il se formule dans les termes d’une forte classification (Bernstein, 2005), séparant les enjeux de savoirs et les questions scolaires des autres activités éducatives. Pour le DGS, questionné à ce propos, cette entrée se justifie par la « spécificité du contexte local », marquée par des « taux de réussite élevés » et le « peu d’enfants en situation d’échec ». Pour lui, « la question ne se pose donc pas en ce sens ». Par contre, poursuit-il, « le fait que la ville soit un peu vide et triste et propose peu de champs à explorer pour les enfants, c’est une vraie question à traiter ici dans le projet ». On peut néanmoins se demander, si formulé dans ces termes (la question de la réussite scolaire comme n’étant pas un problème à résoudre), le discours ne véhicule pas une vision homogénéisante de la ville (performant l’existence d’une ville de « classe moyenne »), contribuant à privilégier les attentes, les problématisations et les modalités de discours pédagogiques portées en effet, si l’on en croit les sociologues (notamment Van Zanten, 2009), par certaines fractions des classes moyennes. D’autre part, la question à résoudre demeure aussi celle de savoir ce qui implique et produit cette mise à l’écart des questions scolaires, cette « classification forte » (pour reprendre les termes de Bernstein, 2007). Le souci du « décentrement » peut certes d’abord marquer une forme de respect due à l’autonomie de la sphère scolaire : la volonté de préserver son « territoire spécifique » (De Quieroz, 2010), ou celle de ne pas s’aventurer dans le domaine de compétence de ses acteurs (notamment les enseignants). Dans ce cas, la visée éducative globale revendiquée par le Projet de la ville semble néanmoins alors limitée et la procédure de participation se priver d’une possibilité de contribuer à la transformation des fonctionnements et pratiques scolaires socialement sélectifs et privilégiants. Ce souci de décentrement peut aussi marquer une volonté de tempérer « l’emprise « (particulièrement forte en France), de la scolarisation sur les destins individuels (Dubet, Duru-Bellat & Véretout, 2010) ou de ne pas contribuer à la « pédagogisation des rapports sociaux », par extension démesurée de la « forme scolaire » (Thin, Vincent & Henriot Van Zanten, 1996). Mais, qu’en est-il alors de l’objectif de lutte contre les inégalités sociales en matière de scolarisation que l’ensemble des réformes portées par la Loi de refondation de l’École de la République (dont celle visant justement à généraliser la mise en place des Projets éducatifs de territoire) met en avant ? Et surtout, une telle visée ne rentre-t-elle pas en contradiction avec les opérations de traduction dans la sémantique des « dispositifs » qui apparaissent comme une « ruse de l’organisation bureaucratique » scolaire, « une manière de préserver sa structure d’ensemble tout en se transformant au quotidien » (Barrère, 2013, p. 113). Et qui pourraient concourir à « donner plus d’école à ceux qui réussissent, et renvoyer les autres, qui l’entreverraient, à des formes de prises en charge socio-éducatives qui ne peuvent pas suffire à les extraire d’un destin marqué par les inégalités sociales devant la réussite scolaire » ? (Garnier & Moignard, 2015, p. 150). Bref : diversification par enrichissement des expériences éducatives (pour tous), ou pour certains ?

Conclusion

32 Notre propos a consisté à soulever des questionnements relatifs aux logiques de la « fabrique » de l’action publique locale d’éducation et aux nouvelles modalités de discours pédagogique qui peuvent s’y déployer. Au titre de la logique d’une « étude de cas » (Passeron & Revel, 2004) et sans prétention à la généralisation, nous avons porté notre analyse sur les procédures de préfiguration d’un projet éducatif local dans une commune périurbaine engageant des modalités de participation. Nous avons proposé d’interroger ce qui se joue dans cette « fabrique participative », entendue comme instrument d’action publique (Lascoumes & Le Gales, 2004) au regard des formes de problématisation et des conceptions du travail éducatif qu’elle engage.

33 Un premier élément d’analyse nous a conduit à interroger les déplacements produits et informés par les procédures de participation du point de vue de la double ouverture promue : dépassement des logiques expertes et segmentées et décentrement des questions spécifiquement scolaires par une appréhension « globale » de l’éducation. Nous avons pu voir à quel point les problématisations produites dans ce travail, impliquant la mise en débats entre des acteurs pluriels, la traduction, la catégorisation des productions et leur sélection (ce que nous avons appelé le travail de « mise en forme »), avaient bien du mal à ne pas se déployer dans le registre des catégorisations expertes et standardisées, usuelles de l’action publique. Les procédures semblent à ce titre faiblement porteuses de déplacement des modes de fonctionnement déjà à l’œuvre depuis une vingtaine d’années dans la logique des dispositifs qui a vu l’action éducative locale « basculer (…) vers une sorte d’ingénierie inextricablement sociale et pédagogique » (Barrère, 2013). En cela elles nous confrontent à un premier paradoxe puisque la segmentation de l’action éducative que la mise en œuvre du projet entend contribuer à réduire (par la recherche de « cohérence ») se voit en quelques sortes ici renforcée (réaffirmée) par l’introduction du langage qui est à l’émergence de ces mêmes dispositifs.

34 Un deuxième élément d’analyse, prenant appui sur l’observation des catégories à l’œuvre dans ce travail de « mise en forme », renvoie à la formulation des discours pédagogiques qui se déploient dans les procédures de participation. Ces discours rendent compte d’un modèle hybride (à forte dimension « expressive », cf. Van Zanten, 2009) porteur d’une pluralité normative. Cette pluralité formule des tensions vis-à-vis des modalités et des enjeux éducatifs envisagées ici du point de vue du renforcement de la « diversité des expériences » des individus. En écartant la question des conditions d’appropriation de ces expériences par les enfants et les adolescents, elles-mêmes décontextualisées du monde social, le dispositif risque alors de limiter ses potentialités de démocratisation au bénéfice d’une seule partie des enfants (capables de transformer cette diversité en « singularité » subjective). Ensuite, en marginalisant la question scolaire dans la prise en compte, pourtant souhaitée, de la « globalité éducative », envisagée essentiellement du point de vue de « l’ouverture citoyenne », il pourrait renforcer la séparation des enjeux de savoirs et la question scolaire des autres activités éducatives. Enfin, il pose la question des « théories » (Van Zanten, 2009) du social qu’il véhicule et informe dans la mesure où ces « questions sociales » (au sens large) ont du mal à s’extraire des catégories constitutives des « problèmes sociaux et publics » (« décrochage scolaire », « public fragile »). C’est alors la question des inégalités en matière d’apprentissage et d’éducation qui semblent ici se voir marginalisée dans les procédures. En cela, les discours éducatifs sont porteurs d’un deuxième paradoxe, puisque c’est cette même question des inégalités qu’à chercher à réintroduire la loi de Refondation de l’Ecole à travers laquelle ont été promus les derniers projets locaux d’éducation (PEdT). Se pose alors la question du rapport entre les inégalités d’apprentissage et ces projets éducatifs territorialisés.

Bibliographie

Bibliographie

  • Barrère A. La montée des dispositifs : un nouvel âge de l’organisation scolaire. Carrefours de l’éducation, 2013, n° 36, pp. 95-116.
  • Bautier E. Socialisation cognitive et langagière et discours pédagogique. Analyser le discours pédagogique pour comprendre les inégalités sociales à l’école. In : Frandji D. & Vitale P. (Dir.). Actualités de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2008.
  • Bernstein B. Pédagogie, contrôle symbolique et identité : théorie, recherche, critique. Sainte-Foy : Presses de l’université Laval, 2007.
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Mots-clés éditeurs : normativités, participation, éducation populaire, action éducative

Mise en ligne 20/09/2018

https://doi.org/10.3917/lsdle.511.0037

Notes

  • [1]
    Nous nous intéressons ici aux projets éducatifs engagés par les municipalités ou intercommunalités.
  • [2]
    Les projets éducatifs de territoire (PEdT), sont un « maillon » de la La loi de Refondation de l’école de la République initiée sous le gouvernement Peillon en 2013. Ils sont adossés à la réforme des rythmes éducatifs.
  • [3]
    Dans les termes par exemple du « Pacte pour la réussite éducative » défini en 2013 : [http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=74631], consulté le 16.02.2018.
  • [4]
    Projets dont nous avons questionné le déploiement et la mise en œuvre par ailleurs sur plusieurs territoires.
  • [5]
    Nous avons participé à la démarche en tant que chercheurs associés, aux côtés des associations d’éducation populaire chargées de mener l’animation des réunions de concertation.
  • [6]
    Gainville évoque un contexte de zone rurale périurbaine où viennent s’installer des familles qui fuient les désagréments de l’habitat collectif tout en continuant souvent de travailler en ville. Ces familles évoquent les quatre types de classes moyennes décrites par A.Van Zanten dans son ouvrage, Choisir son école (2009) : les techniciens, les médiateurs et les technocrates et les intellectuels.
  • [7]
    Dans le cadre de cette réorganisation, le secteur éducatif (renommé « direction ville éducative et sportive ») se voit rapproché du domaine des sports et désormais dissocié du secteur social. Une direction « proximité et citoyenneté » est crée dans le cadre du nouveau projet municipal promouvant une ville « créative et solidaire », « responsable et innovante ».
  • [8]
    Bonny Y. & Demailly L. L’institution plurielle. Villeneuve d’Asq : Presses universitaires du Septentrion, 2012. Les auteurs nous invitent à appréhender l’organisation des institutions publiques « moins en termes de traduction rationnelle des finalités institutionnelles que de jeux d’acteurs impulsant toutes sortes de réagencements et de déplacements », p. 22.
  • [9]
    On ne retrouve pas ici d’acteurs du secteur médico-social (tels que les infirmiers, les médecins ou encore les éducateurs spécialisés).
  • [10]
    Le consultant qui a accompagné la démarche est professeur de gestion à l’université. Dans notre entretien, il se présente comme « expert en management de l’innovation dans le secteur public ». Il a notamment contribué à la formulation du label des villes amis des enfants et mené un travail sur « les expériences innovantes des villes labellisées ».
  • [11]
    Nous utilisons ici le terme de standard pour rendre compte de catégories mobilisées sur une large partie des territoires qui ont formulé ce type de projet. Elles peuvent être entendues comme un moyen de la « régulation » (Maroy, 2006), d’ « institutionnalisation de l’action collective » (Thoenig & Duran, 1996) dans le cadre de la territorialisation d’une politique d’État.
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