Notes
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[*]
Maître de Conférences en sciences de l’éducation, Laboratoire EXPERICE, Université Paris 13.
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[1]
Initiales de Massively Multiplayer Online Role Playing Game. Littéralement : « Jeu de rôle en ligne massivement multijoueurs ». L’abréviation MMO tend aujourd’hui aussi bien dans la littérature francophone qu’anglophone à l’emporter sur les autres termes.
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[2]
On trouve également les termes d’« online ethnography » et de « digital ethnography ».
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[3]
Le terme de guilde désigne, dans le jeu, une communauté de personnes jouant régulièrement ensemble et développant des relations soutenues dans le jeu. Chaque guilde a un ou plusieurs chefs de guilde, élu(s) le plus souvent à la majorité (Berry, 2007).
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[4]
La fille d’un joueur, mort d’un accident de voiture dans la « vraie vie », avait connecté l’avatar de son père afin de lui rendre hommage en organisant un enterrement dans le jeu.
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[5]
Compte-rendus.
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[6]
Alexandre, 35 ans, joueur de WOW, juriste, en couple, père d’un jeune enfant (6 mois), joueur de rôle, sa compagne ne joue pas (ni au MMO, ni au jeu de rôle). Entretien à domicile, Paris.
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[7]
Cyrille, 30 ans, célibataire, ancien joueur de DAOC, joueur de WOW, travaille de nuit dans une usine comme agent d’entretien, Mont de Marsan.
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[8]
Sophie, joueuse de DAOC, 41 ans, mariée, mère au foyer, mari avocat, mère de deux enfants (11 et 16 ans), le plus âgé est joueur de DAOC, initiée à DAOC par l’aîné. Rencontrée lors d’un salon du jeu vidéo.
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[9]
Alexandre, 35 ans, joueur de WOW, juriste, en couple (pacs), père d’un jeune enfant (6 mois), joueur de rôle, sa compagne ne joue pas (ni au MMO, ni au jeu de rôle). Entretien à domicile Paris.
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[10]
À l’adresse suivante, on peut consulter des échanges houleux entre un étudiant en médecine qui souhaite faire une recherche sur l’addiction et des joueurs : [http://forums.jeuxonline.info/showthread.php?t=876071].
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[11]
[http://www.yaztromo.net/phpbb/viewtopic.php?t=4664].
Introduction
1« MMORPG » [1], « mondes virtuels », ou encore « jeux massivement multi-joueurs » ... Sous des appellations diverses, nombre de jeux sur Internet offrent aujourd’hui aux internautes la possibilité d’expérimenter des « secondes vies » dans des univers de fiction, simulés informatiquement. En échange parfois d’un abonnement mensuel, chaque joueur crée un ou plusieurs personnages (appelés « avatars »), et interagit avec d’autres internautes connectés au même moment. Qu’il s’agisse d’un univers de type médiéval fantastique, tel que le propose le jeu Le Seigneur des Anneaux Online, ou qu’il s’agisse d’un univers de science-fiction, comme dans le jeu Star Wars : The old Republic par exemple, chaque personnage est singulier : aux joueurs de lui attribuer un métier, un nom, un visage, une taille. Principalement axés sur le développement d’une carrière (chaque avatar franchit des niveaux, marquant ainsi des étapes dans l’évolution du personnage), ces jeux vidéo oscillent entre des logiques de mimicry (de faire-semblant), et d’agôn (d’affrontement) (Caillois, 1958), à l’instar dans les années 90 des jeux de rôles du type Donjons et Dragons.
2Dans le cadre d’une thèse de doctorat en sciences de l’éducation (Berry, 2009 (a)), j’ai mené une enquête sur deux de ces univers. Marginale quant à son terrain, cette recherche adoptait une problématique tout aussi singulière. Il s’agissait d’analyser la notion d’expérience virtuelle, entendue comme ce que ces mondes numériques font et font faire à leurs joueurs, la façon dont ils sont vécus, les significations accordées, les savoirs et compétences qu’ils mobilisent. Renvoyant à la notion d’« apprentissage informel » (Brougère & Bézille, 2007), l’expérience des joueurs était au cœur de cette recherche.
3D’un point de vue méthodologique, la singularité du terrain a nécessité un travail de lecture et d’analyse de la littérature sur la façon dont les sciences sociales abordent aujourd’hui l’étude des pratiques sur Internet. L’un des termes le plus employés est celui d’ethnographie du virtuel. À un niveau très général, cette notion se définit comme l’étude des populations et des pratiques sur le réseau mondial : tchats, forums de discussions, sites internet, blogs, réseaux sociaux … et mondes virtuels. Le terme de virtual ethnography [2] apparait d’abord dans la littérature anglo-saxonne, à partir de la seconde moitié des années 90. Paradoxalement, peu d’ouvrages, à l’exception des travaux de Christine Hine (2000), de Bruce Mason (2005) et de Daniel Miller (2000), proposent aujourd’hui une réflexion sur la méthode ethnographique dans un environnement numérique. Les études dites d’ethnographie du virtuel s’appuient principalement sur des démarches empiriques, des retours d’expérience, sous forme de « méthodologie » présentée dans des chapitres de thèses (Genvo, 2006), lors de colloques (Audran, Papi & Coulibaly, 2007 ; Charnet & Veyriet, 2008) ou dans de rares articles (Amato, 2007). Chaque discipline emploie son propre outillage conceptuel et méthodologique. Ainsi, comme d’autres chercheurs avant moi, l’étude des jeux vidéo en ligne m’a engagé dans un travail d’expérimentations de techniques d’enquête et de réflexions sur les conditions d’étude des pratiques sur Internet dont je propose de présenter ici quelques éléments.
1 – Un débat méthodologique
4Si l’on regarde ce que le terme « d’ethnographie du virtuel » recouvre dans la littérature scientifique, on s’aperçoit rapidement de l’hétérogénéité des définitions, des méthodes et des paradigmes de recherche. On peut cependant distinguer deux types d’approches. Un premier ensemble de travaux s’inscrit dans une tradition ethnographique classique, orthodoxe et fidèle en quelque sorte à la discipline anthropologique. Sensible aux relations entre les utilisateurs, aux interactions, aux rites, aux croyances, Internet est conçu dans cette perspective comme un ensemble de microcosmes sociaux, de répliques en miniature de sociétés qu’il s’agit d’explorer. Filant la métaphore des mondes virtuels comme des contrées exotiques, toute une littérature insiste sur la notion de participation et d’apprentissage de codes, de procédures, de lois, de règles et de routines « indigènes » : « À la manière d’un ethnographe qui autrefois arpentait de lointaines contrées, muni de son carnet de notes, le chercheur devrait donc, à notre sens, explorer ces univers avec la même rigueur. » (Trémel, 2003, p. 167). Dans cette approche, une ethnographie du virtuel se doit, comme toute ethnographie traditionnelle, de « rendre explicite « les allant de soi » et les façons tacites dont les gens font sens de cela dans leur vie. L’ethnographe se doit d’habiter dans un monde entre deux, à la fois indigène et étranger. » (Hine, 2000, p. 5). Derrière le terme d’ethnographie du virtuel, il s’agit ainsi pour certains de parler d’observation sur la longue durée et d’insister sur la participation comme une condition sine qua non.
5Dans une perspective différente, sinon opposée, d’autres chercheurs estiment qu’une ethnographie du virtuel se distingue d’une ethnographie classique, non seulement parce qu’elle s’opère derrière un écran (au bureau ou à la maison), mais plus encore parce qu’elle ne s’intéresse qu’à ce qui est sur l’écran, qu’à ce qui est produit en ligne. Elle renverse en conséquence l’approche traditionnelle « et travaille autour du persona, que projette, dans le cyberespace, celui qui écrit derrière son écran » (Mason, 1999, p. 61). Tout un ensemble de travaux, marqués par l’ethnométhodologie, s’intéressent dans cette idée essentiellement aux usages en ligne et cherchent à rendre compte « des activités qui constituent les routines des membres, qui sont autant de méthodes pour manifester et construire la réalité de la pratique étudiée » (Genvo, 2006, p. 263).
6Mobilisant les travaux de Garfinkel, l’ethnométhodologie a trouvé sur Internet un terrain favorable à son paradigme en montrant comment les significations se construisent dans le contexte, dans l’interaction avec les participants. Ainsi, dans le cas de la « description ethnométhodologique des pratiques ludiques » des joueurs de World of Warcraft proposée par Genvo (2006), on ne sait rien ou presque des joueurs derrière l’écran, ni leur âge, ni leur genre, leur activité sociale, ni leurs pratiques culturelles en dehors du MMO. Seuls les usages et les dialogues tels qu’ils apparaissent à l’écran sont décrits et analysés.
7Dans une perspective épistémologique assez proche, d’autres auteurs considèrent le réseau Internet comme un ensemble de textes qui sont à la fois lus et écrits par les utilisateurs. Des travaux sont ainsi réalisés dans des positions d’observateur, de « lurker », d’espion, et cherchent à recueillir un maximum d’informations sans intervention du chercheur. « Dans un dispositif en ligne, l’apparente absence d’une réalité pré-discursive encourage l’application de cadres théoriques constructivistes » (Hine, 2000, p. 18). On peut évoquer ainsi le travail de Susan Herring (1993) qui, à partir de l’analyse des messages et des « styles » d’écritures dans des groupes de discussions universitaires, met en évidence les rapports de genre et certaines formes de dominations. Des études explorent ainsi les usages, en comptant et en reliant les occurrences langagières. Le rôle de l’ethnographe consiste alors principalement à recueillir les productions textuelles des utilisateurs pour comprendre les significations qui sous-tendent ces communications. Internet est un texte qu’il faut transcrire, l’ethnographe est un traducteur, voire un scribe.
2 – Explorer un monde virtuel : Joueur, « hard gamer » et chef de guilde
8Sur la base de ces lectures, j’ai mené une ethnographie de deux univers de jeux, World of Warcraft et Dark Age of Camelot, pendant trois ans, à un rythme proche de celui des joueurs : une vingtaine d’heures par semaine (Berry, 2011). Ces mondes virtuels proposent une structure de jeu que l’on retrouve, à quelques exceptions près, dans les autres MMO : un même univers dans lequel plusieurs royaumes s’affrontent. Il s’agit donc pour chaque joueur, au moment de créer son personnage, de choisir un royaume dans lequel il va évoluer, ce qui définit, par défaut, la faction ennemie. Chaque avatar créé possède un métier, une « classe ». Celle-ci est définie par un ensemble de « niveaux ». En tuant des monstres ou des ennemis, seul ou avec d’autres joueurs connectés au même moment, l’avatar franchit des niveaux pour acquérir de nouvelles compétences, de nouveaux pouvoirs et de nouveaux équipements. Une grande partie du jeu consiste ainsi à jouer avec ses compatriotes contre des créatures gérées par le programme et à explorer des territoires numériques. Dans certaines zones, il est possible d’affronter les joueurs du royaume ennemi connectés au même moment. Là encore, les victoires sur les adversaires procurent des « points d’expérience » qui permettent au joueur de faire progresser son personnage.
9Si l’évolution de l’avatar apparaît comme le principal but – ces jeux n’ont à proprement parler pas de fin, seul l’intérêt, que les joueurs y trouvent, en marque la limite –, il existe une grande diversité d’activités ludiques. Ces mondes virtuels se caractérisent par une simulation au plus près d’un monde social et sont le plus souvent structurés sur un modèle socio-économique qui met au cœur de l’activité un processus de capitalisation. En effet, toute une économie de marché est simulée, de l’argent et des biens virtuels permettent des transactions et des échanges entre les joueurs. Enfin, cette simulation d’un univers social se caractérise également par une dimension anthropologique : rituels, fêtes, banquets, enterrements, mariages entre joueurs agrémentent les parties de jeu. Des joueurs interprètent leur personnage selon un ensemble de codes propres au genre « médiéval fantastique », ce qu’ils nomment le « roleplay ». Il s’agit alors, sur le modèle du jeu de rôle sur table, d’interagir avec d’autres joueurs, sur un mode théâtral, dans le cadre d’une histoire développée collectivement.
10Selon les joueurs, ces dimensions sont plus ou moins élaborées et développées. Certains orientent plus spécifiquement leur pratique sur le faire-semblant, d’autres sur le combat contre l’environnement numérique, quelques-uns enfin sur l’affrontement contre d’autres joueurs connectés au même moment. Ces univers peuvent accueillir plusieurs milliers de joueurs simultanément.
11Tout en tenant régulièrement des carnets ethnographiques, je n’ai eu de cesse d’explorer ces mondes et de progresser dans une carrière de joueur pour en devenir à certains égards un expert. Les travaux de Loïc Wacquant sur le monde de la boxe furent une référence méthodologique importante dans la façon d’aborder le terrain et l’ethnographie, bien plus que la littérature sur le jeu vidéo. Cherchant à rendre compte de ce que boxer suppose en termes d’apprentissages corporels, cognitifs et symboliques, le sociologue s’est pleinement immergé dans un club pour devenir lui-même praticien. « Comprendre l’univers de la boxe exige que l’on s’y plonge en personne, qu’on en fasse l’apprentissage et qu’on en vive les principales étapes de l’intérieur. L’appréhension indigène est ici la condition indispensable de la connaissance adéquate de l’objet » (Wacquant, 2002, p. 60).
12Sur ce modèle, je me suis pleinement engagé dans le jeu. Après trois ans de pratique intensive, plusieurs de mes personnages avaient atteint les niveaux ultimes tandis que j’obtenais, sur la base d’un vote, le titre de « chef de guilde » (Guildmaster) [3]. Au total, plus 7 000 heures ont été consacrées à ces univers. Mon premier personnage a occupé un rôle majeur. Il m’a permis d’entrer en relation avec ce que l’on appelle les « hard gamers », des joueurs très impliqués dans le jeu, de haut niveau, qui pratiquent le jeu de façon, intensive, compétitive, quotidienne, à la recherche de la performance. Ces groupes, proche d’une logique de quasi-sport (Parlebas, 1999), sont relativement fermés : le recrutement s’opère souvent selon le niveau de l’avatar, l’ancienneté du joueur et sa capacité à s’investir durablement dans une pratique soutenue et régulière. De fait, avoir un personnage de haut rang, performant, n’est donc pas sans effet sur les rencontres avec certains profils de joueurs dès lors que l’on cherche à rendre compte de la diversité des pratiques et des publics habitant les mondes virtuels.
13À l’instar des premiers terrains de l’anthropologie, ces espaces numériques s’apparentent, à certains égards, à des territoires exotiques et inconnus que tout visiteur, ethnographe ou non, est amené à explorer. Délimités par une carte dont tout joueur ignore la totalité lorsqu’il se connecte pour la première fois, ces mondes sont constitués de forêts, de villes, de montagnes, de mers … Une langue singulière mêlant anglais, français, raccourci, sigles, élisions et abréviation apparaît comme un idiolecte partagé par l’ensemble des joueurs. Tout visiteur ou habitant de ces lieux peut prendre des photos de ce qu’il y voit, sous la forme de « captures d’écran ». Une caractéristique de ces mondes virtuels – mais cela est vrai pour d’autres terrains ethnographiques – est la discontinuité de la vie qui s’y déroule : au gré des connexions des joueurs, les mondes se peuplent et se dépeuplent.
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Captures d’écran de DAOC prise au cours de l’enquête lors d’un « enterrement d’un joueur » [4]3 – Post-it ethnographiques et recueil de données
14Sans que cela ait été fait consciemment, mes notes de terrain sont apparues, à l’image de ces univers, fragmentées, presque pixellisées. Le traditionnel carnet de l’ethnographe s’est en effet transformé en post-it ethnographiques : des bouts de papiers, de tailles et de couleurs diverses, griffonnés tous les soirs pour être collés, après la déconnexion du jeu, sur le mur du bureau, au-dessus de l’ordinateur. Au cours de mes immersions, j’ai régulièrement inscrit des éléments indiquant la date, le(s) joueur(s) et l’activité à laquelle j’avais participé. Ces post-it regroupaient des informations aussi diverses que :
- des descriptions de sessions de jeu : combats, mariages, enterrements, commerce, etc.
- des dialogues entre joueurs pendant les parties. Les logiciels supportant ces mondes permettent d’enregistrer les échanges textuels auxquels j’avais assisté. Il suffisait donc d’aller chercher dans un fichier la conversation souhaitée en fonction de l’heure et de la date notée sur un post-it.
- des informations sur l’identité des joueurs : sexe, âge, métier, éléments de la vie réelle qu’ils précisaient en jouant (naissances, décès, difficultés de la vie quotidienne, tensions dans le couple ou avec les parents, réussite ou échec scolaire ou professionnel, etc.).
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Logiciel Teamspeak et utilisation du micro-casque15Tous ces éléments textuels, vocaux, graphiques recueillis au cours de l’ethnographie furent regroupés par type d’activité ludique mais également par joueur pour établir des profils qui présentaient ainsi leur âge, leur situation professionnelle et familiale, leurs avatars, leurs plaisirs dans le jeu, leurs pratiques préférées, leurs horaires de connexion, leurs évolutions au cours du temps … Parfois ces informations étaient prises « au hasard » des conversations, au détour d’une discussion vocale ou textuelle. Parfois, sur le mode de la conversation informelle, je posais des questions en lien avec leur pratique ou leur apprentissage. Au cours la participation aux jeux, 64 profils de joueurs ont ainsi été tenus à jour.
Extrait de portrait :
Michel, 36 ans, joueur de DAOC, chauffeur poids lourd, marié, deux enfants (une fille 12 et un garçon 14 ans). A un bac pro en poche. A commencé en 2001 (a fait une un pause entre 2003 et 2004). Aucun de ses enfants ne pratique. Sa compagne non plus. Habite Perpignan. Le pc est dans le salon. Il se connecte le vendredi soir et le week-end quand il n’est pas en déplacement. Se connecte également tous les jours pendant ses congés, quand il ne part pas en vacances avec la famille. Appartient à deux guildes, les « centurions » et les « anges noirs ». Possède 4 avatars. Sa femme ne travaille pas. […]
15/04/2006 : A eu un accident avec son camion. Ali m’envoie un message en privé pour me dire de pas faire de blague, « il a pas le moral ce soir ».
4 – Amitié, subjectivité et engagement
17La question de la posture ethnographique, autrement dit la façon de m’engager, de participer, de parler, de jouer, d’intervenir, a été l’objet d’essais/erreurs et d’expérimentations. En effet, aussi pertinentes que soient les recommandations que l’on trouve dans les manuels, quelques réserves demeurent quand il s’agit de les appliquer aux mondes virtuels. Non seulement les joueurs qui les habitent ne sont pas si éloignés de nos sociétés comme le terme de virtual ethnography le laisse entendre mais, plus encore, les MMO n’apparaissent pas comme des milieux homogènes, dans lesquels une valeur, une croyance, une doxa, une population spécifique ou une pratique commune domine. Contrairement à la célèbre image du cyberespace comme d’un village mondial, on constate au contraire une forme de cosmopolitisme, de diversité de populations en termes d’âges, de catégories socioprofessionnelles, de nationalités mais également une hétérogénéité des façons de jouer, de penser son rapport au jeu, de définir, de hiérarchiser et de distinguer les bonnes pratiques des mauvaises. En somme, si l’on cherche une analogie, les mondes virtuels s’apparentent bien plus à des terrains (vagues) de jeu investis par une population qu’à un village.
18De fait, ma posture de chercheur n’a visé dans le jeu, contrairement à certains travaux, aucune neutralité axiologique ou indifférence ethnométhodologique. Même si celle-ci vise à « ne pas porter sur cette expérience des jugements de valeurs à partir d’un système d’interprétation autre que celui qui a permis de produire ces accounts [5] » (Genvo, 2006, p. 325), jouer à un jeu, contrairement à d’autres activités, n’en reste pas moins une expérience située, au cours de laquelle ne pas poser de jugements demeure difficile.
19Participer à une activité ludique suppose en effet une pleine décision du joueur à entrer dans le jeu (Brougère, 2005), qui s’illustre par des points de vue, des jugements, des classements entre les joueurs, des dégouts, des colères, etc. Tout joueur engage quelque chose de lui dans la partie, c’est le cadre même de l’expérience ludique qui l’exige. En conséquence, c’est avec une subjectivité, une façon de jouer, de plaisanter, de se vexer, de critiquer, « d’être mauvais joueur », d’être plus ou moins fairplay, de prendre du plaisir dans le jeu, que j’ai participé, sans intellectualiser, « méthodologiser » ou neutraliser de façon bienveillante mon engagement dans les mondes virtuels, jusque dans ce qui, pour le non-joueur et le spectateur, peut apparaitre comme des débordements ou des excès. Les insultes, par exemple, les fanfaronnades ou encore les vantardises bravaches sont autant d’éléments constitutifs de l’activité ludique (Auray, 2007).
20De la même façon, les relations amicales nouées avec les joueurs ont assurément été des facteurs clés au cours de l’enquête notamment lors des entretiens informels menés au cours des parties. La « neutralité », bienveillante ou non, telle qu’elle est parfois prescrite dans les manuels de méthodologie (Ghiglione & Matalon, 1999) – mais dont on peut penser qu’elle n’est souvent qu’une « fausse neutralité » (Bourdieu, Chamboredon & Passeron, 1983) – est d’autant plus artificielle et inefficace dans le cas du MMO que les joueurs s’engagent pour leur part avec leur tempérament, leur « caractère », leur personnalité, leur façon de « faire des blagues », de jouer le jeu. En conséquence, je me suis engagé, comme eux, dans des relations amicales avec l’idée, comme le souligne Wacquant, que « l’amitié est une condition sociale de possibilité de la production de données qui ne soient pas complètement artefactuelles. » (Wacquant, 1996, p. 65).
5 – Dire ou ne pas dire son statut
21Si l’amitié fut une dimension clairement assumée, l’une des principales difficultés rencontrées était, logiquement, d’ordre éthique : doit-on révéler aux joueurs son statut de chercheur ? Comment le présenter ? Cet aspect est d’autant plus sensible qu’il traverse aujourd’hui de façon aigüe le champ des sciences sociales, qu’il s’agisse de la question des « comités d’éthique » ou de la « codification de l’engagement ethnographique » (Cefaï, 2009). Là encore, aucune consigne n’était clairement établie au début de la recherche et plusieurs expérimentations ont été menées. La première consistait à révéler son statut de chercheur d’entrée de jeu. Elle s’est avérée inefficace et décalée. Préciser son identité sociale, « dans la vraie vie », peu importe qu’il s’agisse de recherche ou non, renvoie à un cadre qui n’est pas celui du jeu. Les joueurs qui débutent parlent d’abord du jeu, de leur avatar avant de parler de leur identité. Plus encore, se présenter comme chercheur renvoie à l’idée que la participation sera biaisée. Il apparaît en effet comme peu intéressant pour les joueurs de jouer avec quelqu’un qui est là pour observer, discuter, questionner. Cette expérience fut à maintes reprises éprouvée : des joueurs abandonnant la relation (en se déconnectant) suite à un début de discussion sur mon projet de recherche.
22La posture inverse (celle ne rien dire) est intenable pour des raisons éthiques. Participer à un univers de jeu sur le long terme suppose le développement de relations collaboratives, partenariales, ludiques, amicales. Il est délicat de masquer la réalité lorsque les joueurs demandent : « tu fais quoi dans la vie ? ». On peut certes rester sur des réponses évasives (« des études », « je suis chercheur », etc.) mais ce n’est pas sans poser la question de la franchise vis-à-vis des joueurs qui sont souvent, comme le remarque Manuel Boutet (2003) à propos du jeu Mountyhall, dans des logiques « d’honnêteté » comparables à celles dans une situation réelle (peu de joueurs rencontrés dans le jeu et dans la vraie vie travestissent leur âge, leur sexe, leur métier, si ce n’est pour le jeu, pour la plaisanterie et le plaisir de jouer sur les malentendus). Si, comme dans mon cas, la pratique s’étend sur plusieurs années, les joueurs, avec le temps, donnent des informations sur leur identité réelle : âge, sexe, métier … ils échangent même leurs photos et se rencontrent « dans la vraie vie » : dans un bar, au cinéma, à l’occasion d’un salon du jeu vidéo, lors d’un déplacement professionnel ou pendant les vacances (Berry, 2009 (b)). Il est ainsi difficile de ne jamais préciser « son vrai métier ».
23Au final, l’approche qui est apparue la plus pertinente (mais elle suppose du temps), a consisté à jouer le jeu au départ comme un joueur ordinaire, d’apprendre, de progresser et d’atteindre un bon niveau, pour évoquer mon statut lorsque celui-ci était demandé. Outre les raisons d’ordre éthique, il y a un intérêt pour le chercheur à révéler son rôle social. Non seulement les joueurs ne sont jamais (ou rarement) hostiles aux études sur les MMO (sauf si elles concernent la question de l’addiction et à la condition d’être soi-même joueur), ils sont souvent curieux, parfois enthousiastes. Ainsi, la plupart des joueurs interrogés au cours de l’étude ont demandé à pouvoir consulter certains résultats. J’ai utilisé le site d’une des communautés (dont j’étais le Guildmaster) pour y déposer des données et des analyses que les joueurs pouvaient commenter.
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Forum de la guilde « les cohortes du Valhalla » (capture d’écran) : rubrique consacrée à l’étude6 – Ce que ne voit pas l’ethnographe du virtuel
24Si le terme d’ethnographie du virtuel se banalise dans la littérature scientifique, il n’en demeure pas moins porteur d’un ensemble de difficultés, de présupposés et d’allant de soi qu’il est important de déconstruire. Tout d’abord d’un point de vue épistémologique, parler d’ethnographie du virtuel n’est pas sans évoquer une vision « postmoderne » des pratiques et des usages sur Internet, au sens d’une disparition du réel (Baudrillard, 1981). Autrement dit, à travers cette notion, on suppose parfois que l’analyse des pratiques peut être circonscrite à l’environnement numérique, que le simulacre vaut pour la réalité et, qu’en somme, les interactions et les usages observables en ligne suffisent à comprendre les significations des pratiques. Or, dans le cas des joueurs de jeu vidéo, certains se connaissent dans « la vraie vie ». Parfois ils prolongent un groupe social préalable dans le monde virtuel (famille, copains du lycée, collègues de travail), parfois les joueurs développent une amitié en ligne puis se rencontrent dans le monde réel. Le jeu permet de créer de nouvelles relations mais également de transformer les liens antérieurs en de nouvelles formes d’interaction, d’entretenir des réseaux sociaux éclatés géographiquement et de les maintenir (Berry, 2009 (b)). En somme, certaines des interactions dans le jeu débordent le cadre ludique et prennent racine hors du monde virtuel. Le point aveugle d’une ethnographie strictement en ligne est, comme le souligne Jacques Audran (2007) dans le cas d’une analyse de forum, lié au fait que « la dimension implicite et référentielle des messages qui sert aux discutants à produire du sens n’apparaît pas forcément au chercheur qui reste toujours quelque peu extérieur à l’échange ».
Entretien avec Alexandre [6], joueur de WOW :
Pour moi, le MMO, c’est le pendant d’une soirée avec un pote. Tu vois, hier soir, c’était typiquement ça avec Manu [un ami d’enfance qu’il ne voit plus depuis qu’il vit à Paris]. On se retrouve ensemble, on joue, on papote de tout et de rien et puis voilà, on avance ensemble sans prise, sans, sans … comment dire, sans qu’on réfléchisse trop technique sur le jeu. Le jeu n’est qu’un prétexte pour qu’on s’amuse ensemble. Voilà, je suis avec Manu. Même si y a d’autres personnes dans le groupe, mon interlocuteur privilégié, ça reste Manu avec qui je vais parler en message privé.
De quoi vous parlez ?
Bah, de tout et de rien. « Ça va ? », « Bonne semaine ? », « Pas trop crevé ? », « les bébés ? », « les histoires que tu lui racontes, elles font pas peur ? » Manu a deux bébés et je suis le parrain de l’un d’entre eux. Je lui ai offert pour Noël un livre de contes, donc on discutait pour savoir s’il lisait les histoires et si ça lui plaisait. Et ça lui fait un peu peur, tout ça. Enfin voilà, c’est marrant quoi. On discute de tout et de rien.
26De la même façon, se limiter à une observation strictement en ligne implique souvent des paradigmes scientifiques constructivistes ou de type ethnométhodologiques (Genvo, 2006 ; Amato, 2007), qui posent un certain nombre de difficultés dans les cas des mondes virtuels lorsque l’on s’intéresse à l’analyse des apprentissages. En effet, cette perspective suppose souvent que les usages sur Internet et les savoir-faire se construisent essentiellement dans les interactions en ligne. Or, nombre d’enquêtes montrent que les usages que l’on fait d’Internet sont en grande partie liés à des discours, à des représentations et des dispositions économiques, sociales et culturelles, antérieures à son utilisation (Podetti, 2006). « Tandis que l’on peut voir Internet comme une culture de son propre fait, les significations et les perceptions que les participants apportent à cette culture sont façonnées par l’espace dans lequel ils ont accès à Internet et par les attentes qu’ils en ont » (Hine, 2000, p. 39). Dans le cas des jeux étudiés, mon travail de recherche a mis en évidence, l’importance des variables socioculturelles classiques (âge, genre, capital culturel) dans leur façon d’apprendre, mais aussi l’importance de la culture ludique des joueurs dans leurs façons d’interpréter leur personnage, de choisir leurs avatars, et de jouer le jeu (Berry, 2011). Etre un joueur de jeu de rôle, de rugby, de jeu de société ou de jeu vidéo n’est pas sans effet sur les façons de donner du sens à l’activité et de s’y engager. Si l’on s’intéresse aux apprentissages, les profils des joueurs « derrière l’écran » sont indispensables dans l’analyse car un ensemble de dispositions sociales, familiales et culturelles agissent préalablement sur les usages.
27Enfin, une dernière réserve peut être émise à l’égard des ethnographies exclusivement en ligne, peu évoquée dans la littérature, mais qui est apparue clairement au cours de l’étude : les processus d’homophilie, autrement dit la probabilité statistique que certaines variables sociales encouragent des rencontres entre joueurs. Qu’il s’agisse de contraintes horaires, temporelles, familiales, parentales, professionnelles ou des affinités culturelles entre les joueurs, il existe un ensemble de variables qui prédisposent les joueurs, l’ethnographe compris, à rencontrer une partie de la population et à en ignorer d’autres.
28Si j’ai pu vérifier statistiquement ce processus (Berry, 2009 (b)), un indice m’en avait été donné à mes débuts : parmi les premiers joueurs que j’ai rencontrés et avec qui j’avais sympathisé, deux d’entre eux étaient « thésards ». De la même façon, au cours de mon étude, je suis parti six mois travailler à l’université de Vancouver (Simon Fraser University). Lors de mon séjour, mes horaires étaient en décalage avec ceux de la France métropolitaine : lorsque je me connectais le soir ou l’après-midi à Vancouver, il s’agissait du milieu de la nuit ou du matin en France. C’est ainsi que j’ai découvert ce que les joueurs appellent « les équipes de nuit », c’est-à-dire des communautés de joueurs qui se connaissent bien puisqu’ils se connectent très tard dans la nuit ou tôt le matin aux heures où les serveurs sont les moins fréquentés : des travailleurs de nuit (ouvriers, boulangers, facteurs, cuisiniers), des joueurs québécois ou martiniquais, ou encore des joueurs « insomniaques ».
Entretien avec Cyrille, joueur de WOW [7] :
Tu finis à trois heures du matin ?
Ouais je finis à trois heures du matin le boulot. Je rentrais chez moi, je prenais la douche et tout de suite je mettais l’ordinateur en route et tout. Je trouvais beaucoup de Canadiens Français, heu, des Martiniquais … enfin les équipes de nuit, quoi. Donc, d’ailleurs, quand je t’ai expliqué que je me suis marié virtuellement c’était une Martiniquaise qui était militaire, elle était militaire en Martinique. On se correspondait parfaitement avec mes horaires. Donc y avait très peu de monde. Je crois que le maximum de joueurs que j’ai vu à cette heure-là c’était une centaine de personnes.
Y avait d’autres joueurs comme toi qui travaillaient de nuit ?
Oui, oui. Soit y avait les assidus qui dormaient pas, qui commençaient la soirée et qui terminaient tard le matin comme moi. Moi, je les attrapais au début de mes horaires. Y avait ceux aussi de nationalité étrangère qui se levaient à ce moment-là.
Comment tu as su que c’était des martiniquais ou des canadiens ?
Parce que je leur demandais. Ouais, on se parlait beaucoup de choses de la vie…
7 – Sortir du jeu, objectiver son expérience et croiser les données : « Ne pas croire qu’on sait parce qu’on a vu ». (Mauss, 1967, p. 9)
30Pour toutes ces raisons, j’ai fait le choix, comme d’autres ethnographes (Boutet, 2003 ; Turlke, 1995), de sortir du jeu. Cherchant à décrire la pratique dans les moindres recoins de l’activité, j’ai croisé d’autres méthodes pour analyser la question des apprentissages, lorsque, par exemple, les joueurs se rencontrent « dans la vraie vie ». L’ethnographie ne consistait plus simplement à jouer et observer mais à se rendre aux rencontres formelles lors de salons consacrés au jeu vidéo, ou informelles lorsque, par exemple, des joueurs se donnaient rendez-vous pour aider un autre joueur à déménager, pour partager un verre, un repas … autant d’occasions d’apprentissages informels plus ou moins liés à la pratique du jeu vidéo.
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Rencontre de joueurs du jeu Dark Age of Camelot lors d’un salon « Le monde du jeu », Paris, 2005Entretien avec Sophie [8], lors du salon du jeu vidéo « le monde du jeu »
Moi, j’ai croisé des gens aujourd’hui, j’ai rencontré surtout des gens de la guilde. C’est marrant, tout à l’heure, y a quelqu’un qui est pas de ma guilde mais c’est un joueur connu sur le serveur, et je l’ai rencontré. Enfin, il a vu mon pseudo et il m’a dit « ah mais c’est toi Lyliana ? ». Tout de suite, ça crée des liens. En jeu, tu peux des fois le détester, mais là, c’est super sympa de le rencontrer, il a l’air assez gentil d’ailleurs.
T’aimes bien ce côté « rencontre » ?
Ah oui, ah oui. Là, par exemple, je suis hébergé par une copine de Dark Age que j’ai rencontrée il y a 6 mois. On était en train de jouer et on a commencé à délirer. Puis on a lié d’amitié et trois jours après, avec son copain, ils ont débarqué et passé une semaine à la maison. Maintenant je dors chez elle pour la durée du salon. Tu vois, quelque part, ça te socialise, automatiquement.
32De la même façon, il est apparu nécessaire de mener des entretiens à domicile. Si les conversations menées en ligne ont certains avantages – le sentiment d’anonymat propice à une certaine intimité par exemple (Crichton & Kinash, 2003) – rencontrer un joueur dans son foyer permet de recontextualiser la pratique, de mettre en évidence certains aspects que l’entretien strictement en ligne permet difficilement de saisir : lieu de jeu, machines utilisées, agencement de l’espace, point de vue de l’entourage (parents, enfants) sur la pratique, insertion de la pratique dans le quotidien, etc.
Entretien avec Alexandre, joueur de WOW [9] : jeu vidéo et couple
Qu’est-ce que tu fais moins depuis que tu joues ?
Alexandre : [regarde Justine, sa compagne qui est arrivée dans la pièce depuis quelques minutes et rit] On a pas prévu d’interviewer les filles.
Justine : [rires] Ah, mais moi, je suis prête. Sur les jeux de rôles et les mecs ! [fous rires] Non, mais ils sont débiles avec leur truc là : piou piou, je te tue [rires]
Alexandre : ce que je fais moins. Je sais pas, je vois pas.
Justine : Ah, mais je te le dirais bien ce qu’il fait moins, mais je sais pas si vous le garderez à l’antenne [rires]
Alexandre : mais quoi ! [rires] Vas-y, laisse nous !
Justine : bon, ok, je vous laisse [rires]. Mais si vous avez besoin d’infos sur les joueurs de jeux de rôles ou de trucs virtuels, pas de souci, je veux bien répondre. Moi, je joue pas mais j’ai plein de trucs à dire [rires]. Je suis dans le salon si vous avez besoin [elle quitte la pièce] […]
34Enfin, l’utilisation du questionnaire en ligne est apparue comme une nécessité, pour saisir la diversité de la population, que l’ethnographie et les processus d’homophilie permettent difficilement de saisir : âge, catégorie socioprofessionnelle, capital culturel, économique, temps de jeu, fréquence, pratiques culturelles parallèles, etc. Les questionnaires ont été disponibles sur une période de 4 mois. Ils comportaient 97 variables, réparties sur 10 pages Web.
35Cherchant à contacter le maximum de joueurs possible, j’ai repéré, en plus de celles que je connaissais par la pratique, des communautés de joueurs de WOW et de DAOC en utilisant Google, les annuaires de guildes sur Internet et 6 forums communautaires consacrés aux jeux vidéo en ligne. 754 guildes de World of Warcraft et 224 de Dark Age of Camelot ont ainsi été répertoriées. Sur chacun des forums, un message avec le pseudonyme d’un de mes avatars a été posté, présentant ma recherche, mon statut de joueur et de chercheur.
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Capture d’écran du questionnaire en ligne à l’attention des joueurs de World of Warcraft36Si l’utilisation du questionnaire en ligne facilite grandement la méthode, en termes de passation notamment, elle ne résout pas pour autant toutes les difficultés et en pose parfois des nouvelles. La première, assez inattendue, fut la suspicion par certains joueurs que je sois ce qu’ils appellent un « keylogger », quelqu’un qui cherche à obtenir les mots de passe des joueurs pour « pirater » leur compte. En effet, les questionnaires comportaient des questions qui pouvaient laisser croire à une telle entreprise, notamment celles qui portaient sur les films, les musiques, ou les livres « préférés » des joueurs, qui sont autant de possibles « mots de passe ». Parallèlement à cela, quelques joueurs ont pensé qu’il s’agissait là d’une énième étude sur l’addiction au jeu vidéo, dont les questionnaires fleurissent sur Internet. Souvent hostiles à ces recherches, qu’ils ressentent légitimement comme une stigmatisation de leur pratique, les joueurs rejettent le plus souvent, sinon critiquent radicalement, les questionnaires [10]. Cependant, la légitimité acquise par le jeu, et le fait d’être connu des joueurs, a permis de dissiper certains doutes. En effet, lorsque des craintes apparaissaient, régulièrement d’autres joueurs (qui nous connaissaient dans le jeu) intervenaient. 8252 questionnaires ont ainsi été complétés.
Forum de la guilde, « les fils de Yaztromo » [11]
(Dark Age of Camelot) :
Karlus : Tu peux nous donner l’adresse de ta guilde ? (en passant, je ne vois pas l’intérêt des questions finales et ma paranoïa habituelle m’indique que ces questions ressemblent à celles pour récupérer un mot de passe).
IxDi : Excusez mais je le connais un peu et ne vous inquiétez pas pour les pass, vous ne craignez rien il fait juste un sondage pour son boulot, il l’a fait passer a toute sa guilde donc n’ayez pas peur, c’est juste un gros troll inoffensif
Nicox : Voila j’ai apporté ma petite contribution, bonne chance à vous pour votre projet.
Conclusion
38Étudier des pratiques sur Internet suppose une familiarité avec le domaine informatique (enregistrements de vidéo, de sons, de textes, archivage des données, etc.). Cependant, la difficulté d’une ethnographie du virtuel n’est pas seulement liée à la maitrise de techniques de recueil de données mais aussi au nombre considérable de données susceptibles d’êtres collectées. L’outil informatique permet en effet d’enregistrer un grand nombre d’informations. L’un des risques clairement couru par l’ethnographe en ligne est de se noyer sous une masse de données.
39Une autre des spécificités des études de pratiques sur Internet tient au fait que l’immersion n’est pas seulement une posture de chercheur, un choix méthodologique ou épistémologique, mais une condition inévitable d’accès au terrain. En effet, les traditionnelles problématiques qui interrogent le chercheur sur le temps consacré à l’observation, sur l’influence de sa présence sur son terrain, d’autant plus quand il « participe » (Arborio & Fournier, 1999, p. 27), se posent ici différemment. Le choix de l’immersion ne s’impose ni en termes de tactique, ni en termes de stratégie de recherche, mais comme une nécessité. Les mondes virtuels n’existent que par la participation, ils ne produisent du sens que dans l’interaction : se connecter, échanger, agir sur un écran. Il n’est pas possible de s’installer dans un coin, le « carnet à la main ». Seule, l’interaction avec l’environnement (a minima le déplacement d’une souris) produit des apparences de « réel », et donnent le sentiment d’un monde « existant ».
40Cependant, se limiter à une analyse exclusivement en ligne connaît rapidement plusieurs limites. En effet, loin de la vision postmoderne du réseau mondial, les pratiques numériques ne sont pas circonscrites au média. Elles s’inscrivent dans des contextes sociaux, familiaux, culturels, qui ne sont pas sans effet sur les usages, les discours et l’expérience des joueurs. La diversité des pratiques peut difficilement être saisie par le prisme d’une ethnographie uniquement en ligne, nécessairement prisonnière de processus d’homophilie. À l’inverse, se limiter à des approches quantitatives ou qualitatives, sans en avoir une expérience vécue et sensible, est tout aussi périlleux. Non seulement le risque est de produire des analyses décontextualisées, mais plus encore de ne pas avoir, par une connaissance préalable de la pratique, la légitimité suffisante, dans le monde des joueurs, pour mener à bien des entretiens ou passer des questionnaires.
41En somme, le croisement de données a permis de contourner ces limites. Aussi n’ai-je pas cherché à m’imprégner d’une expérience qui serait celle des joueurs en général mais, par le croisement de données, il s’agissait de comprendre ce qui est commun ou différent. Ici se situe une différence majeure avec d’autres recherches (Hine, 2000) dans lesquelles l’ethnographie se limite aux espaces numériques et où les analyses se construisent à partir de l’expérience seule du chercheur. Il s’agissait ici de décrire la diversité des pratiques, dans leur dimension « virtuelle » mais également « réelle » et sociale, en étant sensible aux arrière-plans sociaux et culturels dans lesquels les MMO s’insèrent. Par un va-et-vient permanent entre entretiens hors ligne et en ligne, entre questionnaire et observation, il s’agissait de dépasser le mythe postmoderne du cyberespace comme d’un village mondial, d’un lieu clos, d’un univers autotélique, pour souligner au contraire la porosité des frontières du réel et du virtuel, la perméabilité des relations entre le monde social et le monde ludique des joueurs.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : ethnographie du virtuel, apprentissages informels, jeux vidéo en ligne
Date de mise en ligne : 17/01/2013
https://doi.org/10.3917/lsdle.454.0035Notes
-
[*]
Maître de Conférences en sciences de l’éducation, Laboratoire EXPERICE, Université Paris 13.
-
[1]
Initiales de Massively Multiplayer Online Role Playing Game. Littéralement : « Jeu de rôle en ligne massivement multijoueurs ». L’abréviation MMO tend aujourd’hui aussi bien dans la littérature francophone qu’anglophone à l’emporter sur les autres termes.
-
[2]
On trouve également les termes d’« online ethnography » et de « digital ethnography ».
-
[3]
Le terme de guilde désigne, dans le jeu, une communauté de personnes jouant régulièrement ensemble et développant des relations soutenues dans le jeu. Chaque guilde a un ou plusieurs chefs de guilde, élu(s) le plus souvent à la majorité (Berry, 2007).
-
[4]
La fille d’un joueur, mort d’un accident de voiture dans la « vraie vie », avait connecté l’avatar de son père afin de lui rendre hommage en organisant un enterrement dans le jeu.
-
[5]
Compte-rendus.
-
[6]
Alexandre, 35 ans, joueur de WOW, juriste, en couple, père d’un jeune enfant (6 mois), joueur de rôle, sa compagne ne joue pas (ni au MMO, ni au jeu de rôle). Entretien à domicile, Paris.
-
[7]
Cyrille, 30 ans, célibataire, ancien joueur de DAOC, joueur de WOW, travaille de nuit dans une usine comme agent d’entretien, Mont de Marsan.
-
[8]
Sophie, joueuse de DAOC, 41 ans, mariée, mère au foyer, mari avocat, mère de deux enfants (11 et 16 ans), le plus âgé est joueur de DAOC, initiée à DAOC par l’aîné. Rencontrée lors d’un salon du jeu vidéo.
-
[9]
Alexandre, 35 ans, joueur de WOW, juriste, en couple (pacs), père d’un jeune enfant (6 mois), joueur de rôle, sa compagne ne joue pas (ni au MMO, ni au jeu de rôle). Entretien à domicile Paris.
-
[10]
À l’adresse suivante, on peut consulter des échanges houleux entre un étudiant en médecine qui souhaite faire une recherche sur l’addiction et des joueurs : [http://forums.jeuxonline.info/showthread.php?t=876071].
-
[11]
[http://www.yaztromo.net/phpbb/viewtopic.php?t=4664].