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Article de revue

Normes sociales, normes morales, et modes de reconnaissance

Pages 51 à 66

Notes

  • [*]
    Professeur des Universités, Université d’Aix-Marseille.
  • [1]
    Jellinek G. L’État moderne et son droit. Première et deuxième partie, Théorie générale de l’État. (Traduction de 1911, préface Olivier Jouanjan). Paris : Édition Panthéon-Assas, 2005 (collection « Les Introuvables »), p. 574 et p. 592.

1Est-il possible de différencier les normes morales des normes sociales ? Qu’appellera-t-on alors normes sociales ? Les normes morales sont-elles le dernier mot des morales, ou bien devons nous aller jusqu’à une perspective éthique, qui serait plus élevée ? Ces différents niveaux (normes sociales, normes morales, perspective éthique) exigent-ils des modalités de reconnaissance sociale différentes ? Nous allons tenter de répondre à ces questions.

1 – Les normes sociales

2Nous disposons de diverses théories des normes sociales. Elles seraient ce qui assure en général le lien social (Durkheim, mais aussi Simmel ou Mauss). Elles seraient la manifestation de l’esprit collectif (Descombes). Elles consisteraient en des règles partagées (Wittgenstein, Goffman). Elles assureraient des effets performatifs, par lesquels le langage fait quelque chose au lieu de simplement dire quelque chose (Searle). Elles seraient la manifestation contraignante de valeurs (Durkheim & Mauss), voire tiendraient à l’imposition de contraintes (pression de l’opinion voire police) qui forcent à avoir un comportement collectif. Elles résulteraient du savoir commun partagé d’une convention (Lewis).

3En fait il est assez aisé de voir que pour chacune de ces caractérisations des normes sociales, soit nous manquons d’un élément pour avoir affaire à une véritable norme sociale, soit au contraire quelque condition n’est pas nécessaire.

4Les normes sont-elles ce qui assure en général le lien social ? Mais tant qu’il n’y a pas de conflits de pratiques, on n’a pas besoin de normes pour que le lien social soit assuré. Il suffit que tout le monde ait intérêt à une forme de ce lien pour qu’il existe, il n’est pas besoin de normes.

5Les normes sont-elles des manifestations de l’esprit collectif (présupposées collectivement pour donner une signification reconnaissable socialement à une pratique) ? Mais s’il n’y a pas de conflit entre pratiques et pas de danger de décroissance ou de disparition du groupe, on n’a toujours pas besoin de normes, même si on peut considérer les règles d’une pratique comme une manifestation d’un esprit collectif (quelque contenu qu’on puisse donner à cette notion).

6Les normes sont-elles des règles partagées ? Mais dès elles ne sont pas observées par une presque unanimité, on peut se demander si elles sont vraiment partagées, et pourtant cela ne met pas en cause leur qualification de normes. Inversement, si elles sont partagées par une presque totalité et qu’on ne voit pas quels problèmes cela poserait si elles ne l’étaient pas, ce ne sont pas des normes – elles n’ont rien de normatif. Ou encore, si le fait de ne les partager qu’au sein d’une minorité n’est gênant ni pour le groupe minoritaire, ni pour le groupe général, ce ne sont pas des normes.

7Les normes sont-elles les vecteurs sociaux d’effets performatifs ? Mais il y a des normes de comportement (éviter de rentrer dans les gens dans la rue, ne pas non plus les faire hésiter sur le trajet que nous allons suivre pour les croiser) qui n’exigent pas le langage pour être normatives. Inversement on peut donner un ordre avec le langage, ou exprimer un contentement, sans que ce soit normatif à proprement parler, si l’ordre vise seulement l’obtention de telle conduite dans ce cas singulier et qu’aucune autre conduite n’est disponible. Exprimer un contentement par un performatif expressif renvoie à une valeur mais pas forcément à une norme. Il y a des formes de performatifs promissifs (je viendrai) qui n’impliquent pas, au contraire de la promesse, qu’on devrait résister à l’offre d’une autre activité incompatible proposée pour le même jour par la suite. Ce ne sont pas encore des normes.

8Les normes sont-elles la manifestation contraignante de valeurs ? Je peux viser une valeur qui m’est propre, et me contraindre à la respecter, ce n’est pas une norme pour autant ; nous pouvons viser une valeur et nous contraindre à la respecter, mais s’il n’y a pas de valeur concurrente, nous n’avons pas besoin de norme. Le seul ajout de la contrainte à la valeur ne suffit pas.

9Les normes sont-elles la simple imposition de contraintes par la « pression sociale », voire par une police ? Ce genre de contrainte, même si l’on ajoute qu’il s’agit d’assurer des comportements majoritaires conformes à une règle qui assure le développement du groupe et qui est en conflit avec une autre règle, ne suffit pas pour caractériser une norme sociale. Il faut encore que la validité de cette règle soit partagée par la majorité qui la suit, soit parce qu’elle en reconnaît le bien fondé, soit parce que cette norme est pour elle une habitude qui fait partie de son mode de socialisation, qui repose sur des attentes sociales réciproques. Il ne suffit donc pas que les comportements soient conformes à la norme – ce que peut assurer la contrainte-il faut que l’on suive la norme, soit de manière consciente de son utilité, soit simplement parce que c’est l’usage approuvé dans le groupe et qui donne pour nous sens à notre comportement.

10Les normes peuvent elles se réduire à une convention qui est de savoir commun ? Si l’on suit la théorie des conventions de Lewis, elle implique qu’au moins deux pratiques A et B puissent exister, que tout le monde pense qu’il est mieux, si tout le monde le pense, qu’on choisisse une des pratiques, et qu’il soit de savoir commun que tout le monde pense que c’est la pratique A dont tout le monde pourra penser cela. On a bien ici satisfait les conditions qui sont celle du conflit et celle de la coordination. Mais dans la réalité sociale, les normes peuvent s’établir alors qu’elles ne sont partagées que par une simple majorité. Dans ce cas, on ne peut assurer le savoir commun car la croyance au savoir commun n’est pas vérifiable dès qu’il n’y a pas unanimité sur l’intérêt de suivre telle norme.

11Les normes sociales ne sont donc nécessaires que quand deux pratiques sont possibles et en conflit (rouler à gauche, rouler à droite, payer une contribution, ne pas la payer, aider son voisin, ne pas l’aider, faire silence dans la classe, y plaisanter, injurier un enseignant, etc.), et qu’il faut, pour que la société se reproduise voire se développe, et pour que d’autres pratiques soient coordonnées entre elles, que l’on s’en tienne majoritairement à une des pratiques possibles, et que certains au moins suivent cette pratique, sans se borner à s’y conformer. Ainsi, quand on est dans une situation de dilemme des biens publics (par exemple un phare que quelques armateurs ont construit sert aussi aux autres bateaux sans que leurs propriétaires aient eu à payer) que le choix de la défection mutuelle (ne voulant pas être exploités, les armateurs abandonnent leur projet) peut amener une disparition ou une décroissance du groupe, les normes sont nécessaires.

12Les normes sociales ne se mettent pas en place aisément, pour la plupart. Cela se comprend si on revient sur cette esquisse de définition. Il faut d’abord qu’il y ait un conflit entre des pratiques, et que ce conflit devienne assez gênant pour des coordinations sociales importantes, et sortir d’un conflit n’est pas chose simple.

13On observe deux modes de cette mise en place. Le premier est « immanent » : une pratique nouvelle se développe, qui assure des coordinations sociales, mais elle est en conflit avec d’autres pratiques. Les partisans de la nouvelle pratique mettent alors ces conflits en évidence et tentent d’obtenir la désapprobation collective des pratiques avec lesquelles ils sont en conflit, ou au minimum une certaine désaffection de ces pratiques. S’ils réussissent, leur propre pratique est implicitement ou explicitement considérée comme la norme sociale.

14Une norme peut aussi être introduite de manière délibérée, sans que lui préexiste la pratique qu’elle conseille. Il faut alors montrer que les coordinations actuelles pourraient être améliorées si on suivait une nouvelle pratique dont on propose la règle. La condition de l’existence d’un conflit entre pratiques possibles est toujours satisfaite cependant, soit parce que la conduite nouvelle s’oppose à quelques conduites déjà en place et prétend les remplacer, soit parce que cette conduite s’oppose à une autre conduite qui n’existe pas à l’heure actuelle mais qui pourrait être proposée comme nouvelle norme. Pour qu’ensuite la nouvelle norme s’impose, il faudra qu’une fois mise en pratique, on ne découvre pas que les coordinations envisagées ne fonctionnent pas.

15Les normes sociales, que leur introduction soit immanente ou délibérée, sont d’abord des signaux, soit qui indiquent quelle est la bonne pratique, soit quelle est la règle de la nouvelle pratique. Une fois la pratique installée socialement, les normes entraînent avec elles des contraintes, dont les principales sont liées à la réprobation de ceux qui suivent les signaux envers ceux qui ne les suivent pas. L’application des normes peut nécessiter des contraintes policières. Mais ces contraintes ne peuvent pas être efficaces très longtemps si elles ne sont pas relayées par la désapprobation sociale envers ceux qui transgressent la norme. L’optimum d’efficience des normes ne va pas au-delà, puisque lorsqu’il faut des efforts importants de police pour faire appliquer la norme (ne pas boire d’alcool, ne pas fumer de canabis) et qu’une forte minorité désobéit, sans que la société soit en décroissance, alors cela veut dire que les normes ne sont pas utiles socialement.

2 – Les normes morales

16On peut penser que toute norme morale est aussi sociale. Cependant une norme morale peut s’opposer à une norme sociale, cela au nom de coordinations qui n’existent pas encore ou qui ne sont pas encore réalisées de manière satisfaisante, et au nom de la satisfaction d’une valeur. Pour pouvoir parler de norme morale, il semble aussi qu’il faille que la norme puisse être partageable par une personne qui n’appartient pas encore au groupe.

17Est-ce qu’une norme morale exige que tous doivent penser devoir s’y soumettre ? Est-ce qu’elle doit être directement universelle ? Dans ce cas, elle ne pourrait être en conflit qu’avec une maxime qui ne serait pas morale et qui peut être seulement sociale. Le cas intéressant est évidemment celui-là : la norme morale est en conflit avec une norme sociale (sincérité contre hypocrisie sociale, par exemple). Mais on peut penser qu’une norme morale est aussi en conflit avec au moins une autre norme morale (de même qu’une norme sociale est en conflit avec une autre norme sociale) et qu’elle n’est pas simplement en conflit avec une norme sociale. Cela exige d’avoir un premier socle de pratiques qu’on dit souvent « morales » mais qui en fait reposent sur des principes pragmatiques qui semblent bien universels, mais dont on ne peut pas dire qu’ils soient moraux : par exemple le souci de mettre le plus d’intermédiaires possibles entre un acte aux conséquences négatives et la responsabilité de son propre acte. Ils ne sont pas moraux parce qu’ils n’exigent des agents que ce qu’ils ont déjà tendance à vouloir faire. Nous semblons ici prendre le contre-pied de l’idée classique selon laquelle une règle morale doit être universelle. Certes, les usages simplement pragmatiques ne sont pas pour la plupart universels, mais il semble que, dans le domaine de ce que nous considérons généralement comme des jugements moraux ou des « intuitions morales », soient à l’œuvre quelques principes pragmatiques qui présentent bien plus de généralité que n’en ont les différentes doctrines morales. Cela n’exclut nullement un lien entre perspective morale et tendance sinon à l’universalisation, du moins à poser la question de l’universalisation.

18Pour montrer l’articulation entre des intuitions en fait essentiellement pragmatiques et des positions morales, on peut prendre l’exemple de quelques variantes de l’histoire du trolley fou. Cet engin, nous dit l’histoire, n’est plus directement contrôlable, et s’il continue, il va écraser 5 ouvriers qui travaillent sur la voie. Je peux manœuvrer un aiguillage qui l’enverra sur une voie annexe où ne travaille qu’un ouvrier. Je peux aussi pousser du haut d’un pont un homme énorme qui en tombant sur la voie principale, va bloquer le trolley, mais qui mourra dans l’affaire. Les sujets interrogés préfèrent éviter de tuer les 5 ouvriers, mais ils préfèrent aussi manipuler l’aiguillage plutôt que pousser l’homme énorme. On a supposé soit que les sujets sont plus sensibles émotionnellement au contact avec un humain qu’à celui avec un aiguillage, soit qu’ils suivent le devoir de ne pas tuer un humain de leur main, et ensuite seulement celui de ne pas tuer 5 personnes plutôt qu’une.

19En fait, ce genre d’explication ne marche pas bien avec la multiplicité d’autres variantes qu’on a imaginées pour les tester expérimentalement. Ce qui en revanche peut rendre compte de la diversité de ces variantes (qu’il serait trop long d’énumérer ici, il y en a une vingtaine) c’est l’hypothèse suivante : si nous sommes contraints de participer à une conséquence négative (il est question de mort d’homme, quel que soit notre choix), nous préférons mettre le plus d’étapes intermédiaires entre notre action et cette conséquence, chaque étape pouvant donner lieu à un certain aléa, ce qui implique une sorte de participation du hasard qui ôte un peu de notre responsabilité. Manipuler un aiguillage introduit ce genre d’étape intermédiaire (le trolley pourrait dérailler à l’aiguillage et ne tuer personne), alors que pousser l’homme énorme ne l’introduit pas (pire, nous pourrions le pousser de travers, ce qui donnerait non seulement un ouvrier tué mais aussi un blessé grave). Bien évidemment, on aura quelque réticence à tenir la maxime : « en cas de conséquence négative, mets le plus d’étapes intermédiaires entre ton action et cette conséquence », pour une maxime morale, puisqu’un sujet qui tend à fuir ses responsabilités morales n’est pas le prototype du sujet moral, et que cela manifeste plutôt une tendance à l’a-moralisme des sujets ordinaires que nous sommes (tendance qu’un moraliste pourrait considérer comme regrettable).

20Aller contre cette tendance qui est plutôt de type pragmatique peut se faire de différentes manières. Nous pouvons par exemple refuser d’intervenir, parce que pour nous, quel que soit le nombre de morts, l’idée de participer à la mort de qui que ce soit est inadmissible : nous aurons ici une morale rigoriste, qui ne se soucie pas des conséquences. Ou encore nous pourrons vouloir choisir les conséquences les moins négatives, et donc préférer la mort d’un seul homme à la mort de cinq, mais refuser d’utiliser un humain simplement comme un moyen pour éviter la mort de cinq hommes (c’est une raison pour ne pas vouloir pousser le gros homme). Ce serait alors une morale qui tente de combiner le conséquentialisme et un zeste de kantisme. Bref, nous pourrons trouver des raisons morales à une préférence pour telle ou telle variante, et cela nous montrera que nous pouvons suivre plusieurs pistes morales. Il est donc assez clair que les situations de choix moral peuvent conduite à invoquer des normes morales différentes, même si le kantisme prétend qu’il n’existe qu’un seul devoir pour chaque situation morale. De fait, nous n’avons besoin de développer une réflexion morale que lorsque nous voulons justifier tel ou tel choix qui va contre les tendances pragmatiques les plus répandues.

21Nous semblons ici aller au moins partiellement à l’encontre du cognitivisme en matière morale. Ce courant soutient que nous avons des compétences, assez tôt dans l’enfance, pour distinguer ce qui est une norme de simple convenance (comme la norme qui dit de mettre le couteau à droite de l’assiette et la fourchette à gauche) et des normes proprement morales (comme de juger qu’il est mal de frapper un enfant ou une vieille dame). Assurément nous avons cette capacité de discrimination, mais elle n’implique pas qu’il y ait pour toute situation une seule norme morale. Et nous apercevoir que nous pouvons dans certaines situations qui présentent des dilemmes recourir à diverses normes morales -sans devoir supposer pour autant que nous pouvons trouver moral ce que nous voulons- est aussi une caractéristique du jugement moral, quand on passe à un stade plus élaboré. Il en est un peu comme pour les nombres ; compter jusqu’à 5 n’implique pas une notion de nombre élaborée alors que faire une division exige des compétences supérieures, même si les deux activités ont rapport aux nombres.

22Ainsi une norme morale semble exiger des agents un peu plus que ce qu’ils ont déjà tendance à vouloir faire, et peut donc aller contre leur tendance initiale a-morale. Doit-elle en plus, comme une norme sociale, être en opposition avec une autre norme, cette fois morale ? En un sens, c’est forcément le cas, d’une part parce qu’il y a toujours plusieurs manières de faire plus par obligation morale que ce que l’on a déjà tendance à faire sans obligation, et d’autre part parce que par rapport à l’analyse pragmatique de la situation (éviter d’avoir des responsabilités négatives directes, préférer les indirectes), il y a plusieurs manières de contrer cette tendance (soit ramener toutes les responsabilités à des responsabilités directes, soit refuser les actes qui nous font agir directement sur des personnes, soit refuser toute décision dans le cas de conséquences négatives obligées, etc.).

23Les normes morales diffèrent par ailleurs clairement des normes sociales, en ce qu’elles ne semblent pas nécessairement se soucier de la croissance ou survie du groupe. Elles se soucient seulement de la croissance d’un groupe virtuel qui satisferait la norme. Ce sont des normes de l’idéal.

24En contrepartie, elles ne peuvent pas valoir seulement pour les membres du groupe – puisqu’elles ne visent pas forcément sa survie -elles doivent valoir aussi pour des extérieurs au moins virtuels – éventuellement sous condition d’adhésion aux valeurs du groupe.

25Doivent-elles valoir universellement ? Leur mode d’universalité ne peut pas impliquer (on est contraint ici d’aller à l’encontre de Kant) que telle norme morale vaut pour tous, puisque par définition on peut envisager d’autres normes morales au moins possibles en conflit avec elles. Mais il implique qu’elles doivent pouvoir valoir au-delà du groupe pour tout individu qui ne choisit pas d’autres normes morales.

26De plus, le conflit entre normes morales ne se règle pas par des dispositifs de majorité et de coordination comme dans les normes sociales. C’est seulement parce qu’une norme morale a une valeur plus fondamentale qu’elle peut l’emporter (même si le groupe qui la partage est en minorité). Mais que veut dire « plus fondamentale » ? La notion de « fondamentalité », aussi surprenant que cela paraisse, est ici seulement relative : la norme morale doit occuper dans la hiérarchie des normes de celui qui la soutient une place plus élevée que celle qu’une autre norme morale concurrente occupe dans la hiérarchie de celui qui soutient cette autre norme. Il faut ajouter une condition importante. Cette adhésion à la norme morale doit se manifester par l’histoire des choix de la personne qui soutient cette norme morale. Ilya un peu plus d’exigence de ce côté-là pour les normes morales que pour les normes sociales. La raison en est que puisque les normes morales divergent, il serait commode de changer de norme morale d’un jour à l’autre d’une manière opportuniste sous prétexte de ces divergences. Pour reconnaître que telle conduite est une conduite morale, il est exigé que si notre jugement présente une divergence d’avec d’autres normes morales, cette divergence soit maintenue avec cohérence dans le temps.

27Pourtant, on peut soutenir que d’une situation à l’autre, on peut changer de norme morale. Ainsi, on aura le devoir de dire la vérité dans les domaines scientifiques, ou devant un tribunal, mais on pourra mentir à des sbires d’une police tyrannique pour sauver un ami qui n’a rien fait de moralement répréhensible, si l’on reprend l’exemple suggéré par Constant contre la morale kantienne. Certes, mais le changement doit lui-même se justifier au nom d’une norme morale (cela implique qu’il puisse y avoir une autre norme qui indique une conduite opposée, et c’est le cas puisque la norme kantienne implique de dire la vérité même à ces sbires). Le récit normatif qui avance cette justification propose sa propre cohérence en opposition avec une série d’autres choix normatifs, qui, soit seraient incohérents, soit présenteraient une autre cohérence.

28Dans les faits, il est très difficile de présenter une cohérence qui puisse tenir la route dans une confrontation avec quelqu’un qui prônerait une autre cohérence, quand on a opéré de nombreux changements de norme morale d’une situation à l’autre. Plus il y a de changements de norme d’une situation à l’autre, en effet, plus il est difficile de trouver une cohérence qui justifie tous les changements. On peut en trouver une qui explique un changement, et une autre qui en explique un autre, mais ces deux cohérences ont des chances d’être en conflit l’une avec l’autre. N’écouter les conseils ni de ses parents, ni de ses enseignants, ni de ses amis n’est pas très cohérent, par exemple, parce que quand on a de bonnes raisons de ne pas écouter ses parents – parce qu’ils ne sont pas très malins- ce ne sont pas les mêmes qu’on peut avoir pour ne pas écouter ses enseignants. Notre bonne raison vis-à-vis des enseignants pourrait être de ne pas écouter des gens qui veulent vous inculquer des informations qui ne vous serviront à rien dans votre milieu, mais alors cela ne marchera pas comme raisons pour ne pas écouter les amis.

3 – Normes sociales, morales, et processus de reconnaissance

29Qu’en est-il des rapports entre normes sociales, normes morales, et relations de reconnaissance entre personnes ? Les normes sociales n’existent pas sans être reconnues par d’autres personnes, et sans impliquer des processus de reconnaissance entre personnes, en particulier la reconnaissance de ce qu’autrui a le même statut social que nous ou un statut différent. Dans le cas des normes sociales, la reconnaissance du statut social a deux formes : reconnaître autrui comme mon égal en statut, ou reconnaître une différence de statut -qui peut être une différence hiérarchique, mais qui peut être aussi reconnaître que nous n’appartenons pas à la même sphère des activités sociales (cf. Walzer, ou encore Boltanski et Thévenot). L’égalité de statut n’implique pas l’égalité des personnes, elle consiste plutôt à pouvoir ranger autrui dans la même catégorie que nous. L’égalité de statut admet la concurrence entre individus, alors que deux individus de statut différents ne sont justement pas en concurrence. Le marché est déstabilisant de ce point de vue, car il est censé pouvoir créer des inégalités hiérarchiques entre ceux qui réussissent financièrement et ceux qui sont exploités par les premiers, sur le fond d’une égalité de statut nécessaire pour que la compétition soit de mise.

30Axel Honneth a pensé pouvoir distinguer trois modalités principales de reconnaissance sociale (reconnaissance entre proches dans des formes d’amour, reconnaissance juridique associée au respect, reconnaissance en terme d’estime pour la valeur personnelle) et il semble supposer que chacun peut vivre les rapports entre statuts sociaux selon ces trois modalités, la première étant liée davantage aux relations familiales et aux relations d’amitiés, qui ne se présentent pas comme des relations entre statuts. Il n’est donc pas évident que toute reconnaissance amène à identifier le statut social de ceux avec qui nous sommes en relation, alors même que toute modalité de reconnaissance a ses normes, puisque même l’amitié norme les comportements relationnels. Non seulement les trois modes de reconnaissance impliquent chacun des normes de conduite différentes, mais les relations à l’intérieur de notre parenté, par exemple, impliquent tout aussi bien de reconnaître le statut des différentes relations de parenté, avec les normes sociales qui leur sont liées, qu’elles autorisent des choix entre des conduites – ainsi celle du « bon fils » et celle du rejeton qui s’émancipe de ses parents en ne voulant surtout pas suivre leur exemple. On pourrait soutenir que la possibilité de passer de la norme du bon fils à celle de l’opposant émancipé implique de faire jouer, dans le mode de reconnaissance qui est celui des relations familiales, d’autres modes de reconnaissance, l’émancipation de l’opposant nous orientant davantage vers la troisième forme de reconnaissance, l’estime pour la valeur de la personne. Cela nous révèle que si les normes sociales peuvent impliquer chacune un mode spécifique de reconnaissance de soi par autrui et d’autrui par soi – selon une typologie qui serait donc bien plus riche que celle de Honneth- elles peuvent aussi naître de croisements entre différents types de reconnaissance. La notion de modes de reconnaissance sociale fonctionne donc conceptuellement aussi bien à un niveau de généralité supérieur à celui de la plupart des normes sociales, que, au contraire, au niveau de chaque norme, ou même à un niveau plus fin que celui d’une norme spécifique, puisque ces modes permettent le croisement de plusieurs normes.

31Il est tout à fait possible que la reconnaissance mutuelle, dans le domaine des normes sociales, puisse être limitée au groupe d’appartenance et d’éducation. Il est même possible que vos éducateurs vous enseignent des normes qu’ils ne partagent pas vraiment. Il suffit que ces normes, même assénées de l’extérieur, vous permettent de vous coordonner avec les membres du groupe. Il peut aussi suffire que votre comportement satisfasse les normes. Plus exactement, ce qui est alors reconnu, ce n’est pas votre reconnaissance de la reconnaissance des normes par les autres, mais simplement la conformité de votre comportement avec un comportement de reconnaissance – et donc de suivi- des normes. On pourrait dire qu’au niveau des normes sociales, on se satisfait de la conformité du comportement aux normes, mais avec une condition supplémentaire : que le comportement soit indiscernable d’un comportement de suivi, et donc de reconnaissance au moins implicite des normes. Si votre comportement consiste à afficher votre connaissance des normes et votre conformité aux normes, il est difficile de ne pas y voir un suivi des normes. Dès que vous affichez une référence aux normes que votre comportement ne démentit pas, il est difficile socialement de ne pas considérer que vous reconnaissez les normes, et donc de ne pas reconnaître en vous un membre du groupe. Et les normes sociales se satisfont de cela.

32Cependant, elles peuvent impliquer un fonctionnement de la reconnaissance qui va plus loin qu’une reconnaissance réciproque entre individus. Considérons le domaine du droit. Un juriste allemand, Jelllinek [1], a soutenu que pour le droit, les personnes sont un ensemble d’intérêts que le droit reconnaît comme acceptable. Comme Jellinek pensait dans le cadre de l’État de droit, cet État ne pouvait être, inversement, que l’État que reconnaissaient les personnes (on doit cette analyse à Olivier Jouanjan). Du coup, cet État était « auto-limité », puisqu’il ne pouvait sortir du cadre que pouvaient reconnaître des personnes dont les intérêts étaient eux-mêmes reconnus dans le cadre en question. Le cadre de reconnaissance mutuelle des intérêts des personnes par l’État et de l’État par les personnes est une sorte de point de fixe de l’opération récursive qui prend pour variables d’une part les intérêts des personnes et de l’autre les attributions de l’État, et pour fonction la reconnaissance ainsi mutualisée. Il est intéressant de noter que ni les personnes ni l’État ne se limitent « elles-mêmes » dans cette opération, puisqu’elles ne sont encore que partiellement définies, tant qu’on n’est pas parvenu au point fixe de la reconnaissance mutuelle (sinon, on aurait pu objecter qu’on ne peut pas sérieusement s’auto-limiter, puisqu’on a toujours le pouvoir de lever cette obligation de limitation). On voit que dans le domaine des normes sociales, un tel système constitue un opérateur de reconnaissance collectif, qui est seul supposé capable d’avaliser la reconnaissance des intérêts des personnes, à condition que ces personnes aient reconnu cet opérateur collectif.

33Les normes morales mettent en jeu des modes de reconnaissance tout aussi sophistiqués mais qui utilisent de plus des décalages par rapport aux normes sociales. Il faut, pour qu’on vous reconnaisse comme porteur de telle norme morale, que votre comportement puisse consister à reconnaître la valeur des personnes qui suivent cette norme même quand la situation implique pour ce faire de résister à une norme sociale. Vous serez reconnu par exemple comme porteur d’une norme qui fait passer la liberté et l’égalité des chances des adultes avant le respect de la vie humaine dès son départ si vous militez contre des lois anti-avortement – mutatis mutandis pour les anti-avortement-. Et ce sera là une référence à une norme morale, qui s’opposera à la norme invoquée par les anti-avortement, norme que vous jugez purement sociale – conservatrice- si vous êtes partisan de l’avortement, mais que les tenants de l’avortement pourront juger morale.

34Cependant, on peut aller plus loin, et penser qu’un comportement qui ne serait pas simplement moral, mais qu’on pourrait dire éthique (les deux termes ont la même signification à l’origine, mais on peut tirer parti de leur dualité) implique non seulement de pouvoir être reconnu comme porteur d’une norme morale, aux conditions que l’on vient d’indiquer, mais aussi de reconnaître d’autres normes que les siennes comme morales, au lieu de toujours disqualifier les normes concurrentes des siennes comme sociales. Celui qui reconnaît la moralité des normes que cependant il ne choisit pas – et avec de bonnes raisons- est une personne morale qu’on suppose capable d’une réflexion éthique plus élevée. La raison en est qu’il est capable de reconnaître la diversité des choix moraux, ce qui implique qu’il est non seulement capable d’aller au-delà des normes sociales du groupe, pour développer certaines des normes morales qui y sont possibles, mais aussi capable de prendre un point de vue qui sort de son groupe, et qui permet une reconnaissance inter-groupes. Quand, en revanche, vous disqualifiez toujours les normes des autres groupes comme n’étant pas morales mais simplement culturelles ou sociales, cela veut dire que vous êtes dépendant du point de vue de votre propre groupe et on peut donc vous suspecter de faire passer le social de votre groupe pour du moral. Votre perspective pourrait cependant apparaître malgré tout morale pour un observateur en tiers s’il peut noter qu’elle n’est pas celle, sociale, de votre groupe général d’appartenance, mais celle d’un sous-groupe qui ne peut guère être défini que comme celui des adhérents à cette règle morale, alors que les autres membres du groupe englobant partagent une autre norme. Dans le même temps, vous qui avez cette position morale, vous ne pouvez pas vous assurer qu’elle n’est pas simplement l’effet d’une appartenance sociale. En revanche, quand vous êtes capable de reconnaître les valeurs d’un autre groupe que le vôtre, les jugements que vous portez peuvent davantage prétendre à la moralité que ceux qui sont simplement conformes à ce qui est admis dans votre groupe. Accéder à ce stade de l’éthique ne permet pas forcément la constitution d’une communauté avec ceux qui ont accédé à ce stade à partir d’un autre groupe, mais permet des échanges de reconnaissance mutuelle, si des personnes d’un autre groupe peuvent avoir une attitude semblable à l’égard de vos jugements de valeur. On retrouve alors un dispositif à la Jellinek (ou à la Fichte), non plus en droit mais en morale, non plus à l’intérieur d’un État mais entre communautés différentes, à partir du moment où les seuls jugements éthiques reconnus sont ceux qui reconnaissent la possibilité de la validité de jugements moraux qui prennent une perspective différente.

35Il semble donc que la reconnaissance, et surtout la reconnaissance mutuelle, celle qui amène à reconnaître la perspective propre aux autres, quand ils reconnaissent eux-mêmes d’autres perspectives que la leur, si bien qu’eux et nous nous pouvons nous reconnaître, soit un filtre nécessaire pour identifier les valeurs, pour différencier les normes morales des normes sociales, et surtout pour ne pas en rester à des normes morales propres à « notre paroisse », mais pour accéder à une perspective éthique.

Bibliographie

Bibliographie

  • Boltanski L. & Thevenot L. De la justification, les économies de la grandeur. Paris : Gallimard, 1991.
  • Descombes V. Les institutions du sens. Paris : Minuit, 1996.
  • Durkheim E. Sociologie et philosophie. Paris : PUF, 1996.
  • Goffman E. Les rites d’interaction. Paris : Minuit, 1974.
  • Honneth A. La lutte pour la reconnaissance. Paris : Le Cerf, 2000.
  • Jellinek G. L’État moderne et son droit. Première et deuxième partie, Théorie générale de l’État. Paris : Édition Panthéon-Assas, 2005.
  • Lewis. Convention, a philosophical study. Cambridge : Harvard University Press, 1969.
  • Livet P. Les normes. Paris : Colin, 2006.
  • Mauss M. Sociologie et anthropologie. Paris : PUF, 2010.
  • Ogien R. L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine. Paris : Grasset, 2011.
  • Searle J.-R. Les actes de langage. Paris : Hermann, 1972.
  • Searle J.-R. Sens et expression. Paris : Minuit, 1982.
  • Simmel G. Sociologie, Études sur les formes de socialisation. Paris : PUF, 1999.
  • Walzer M. Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité. Paris : Seuil, 1997.
  • Wittgenstein L. Recherches philosophiques. Traduction nouvelle de Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal. Paris : Gallimard, 2004.

Mots-clés éditeurs : normes sociales, comportement moral, normes morales, perspective éthique, conflits de pratiques, modes de reconnaissance sociale

Mise en ligne 17/01/2013

https://doi.org/10.3917/lsdle.451.0051

Notes

  • [*]
    Professeur des Universités, Université d’Aix-Marseille.
  • [1]
    Jellinek G. L’État moderne et son droit. Première et deuxième partie, Théorie générale de l’État. (Traduction de 1911, préface Olivier Jouanjan). Paris : Édition Panthéon-Assas, 2005 (collection « Les Introuvables »), p. 574 et p. 592.
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