Notes
- (1)Aussi appelés streetfundraisers, streetmarketers, récolteurs de fonds, recruteurs de donateurs. En l’occurrence, « ambassadeur » a l’avantage de mettre l’accent sur les caractères public et représentationnel de leur rôle.
- (2)Au total, dix jours d’observation directe et une trentaine d’entretiens (ambassadeurs, donateurs, professionnels de la récolte) composent nos sources primaires. Auparavant, nous fûmes ambassadeur durant deux mois sans que soit envisagée à l’époque une recherche empirique. Ainsi, nous pouvons nous appuyer sur notre propre expérience sensible du rôle et sur le vécu de la position d’indésirable. Précisons que nous nous limiterons ici au travail d’interpellation uniquement, les logiques argumentatives ayant été analysées antérieurement (Véroone, 2013).
- (3)Extrait d’entretien avec un recruteur expérimenté. Les expressions entre guillemets correspondent à celles recueillies sur le terrain.
- (4)La « face » est la « valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman, 1974, p. 9).
- (5)Céline Bonicco-Donato revient sur le fonctionnement de la « sympathie » dans les interactions. Elle rappelle la définition qu’en donne David Hume dans sa philosophie, pour qui il s’agit d’un processus d’inférence par lequel les individus seraient « capables d’éprouver ce qu’éprouve l’autre, autrement dit de ressentir soi-même à la première personne ce qu’il ressent » (Bonicco-Donato, 2016, p. 16).
- (6)Selon nos comptages et de multiples éléments de contexte, un ambassadeur interpelle 100 personnes par heure, discute avec environ 5 % d’entre elles, et finalise entre 0 et 0,6 bulletin par heure.
1Les années 2000 ont vu croître l’occupation des espaces publics urbains par les « ambassadeurs » (1) d’ONG internationales. Directement salariés par les ONG ou par des entreprises spécialisées, leur but est de récolter un maximum de dons réguliers (avec un objectif de trois par jour) auprès des passants d’espaces fréquentés en masse. Leur fonction est donc transactionnelle, financièrement et socialement, en ce qu’ils incarnent un média reliant le public, l’ONG, les souffrants et la cause. Motivés par des valeurs éthiques de bien commun, ils s’efforcent d’incarner leur rôle de manière sensible afin d’inviter les passants à s’arrêter, discuter, puis donner. De plus, leurs employeurs valorisent l’attitude respectueuse, ouverte, sympathique et enthousiaste vis-à-vis des passants, dans le but de préserver leur confiance et d’entretenir une image publique positive de l’ONG. À ce titre, tout comportement contrariant ces règles est strictement proscrit : suivre les passants, entraver leurs trajectoires, les culpabiliser, etc. Or, le contexte de rue fournit des conditions de travail nuisibles à la l’efficience du dispositif ainsi qu’à l’équilibre existentiel et psychique des ambassadeurs ; c’est que les passants n’ont à priori aucune intention de s’arrêter pour donner de l’argent à une ONG. De surcroît, alors que d’ordinaire les ONG sont créditées d’un haut capital symbolique, les piétons renvoient en grande majorité à ces ambassadeurs une image dévaluée, que ce soit en feignant l’indifférence ou en les invectivant. Ainsi, la majorité du travail ne consiste pas à convaincre les potentiels donateurs mais à effectuer un travail émotionnel visant à surmonter sa propre indésirabilité, c’est-à-dire son faible capital de reconnaissance sociale. C’est donc la dissonance entre les motivations humanistes des ambassadeurs, leur investissement subjectif dans leur rôle, le retour froid et déshumanisant des passants, et l’exigence de rentabilité financière, qui incite à explorer les tactiques qu’ils déploient pour vivre avec cette dépréciation continue.
2L’observation directe de sessions de recrutement et l’analyse d’entretiens avec les récolteurs de fonds nous permettront d’explorer les modalités de gestion de ce déficit de reconnaissance (2), au sein d’un ensemble de mises en scène (« jeu superficiel ») et de techniques de soi (« jeu en profondeur » - Hochschild, 2003). Nous reprenons ici l’argument de Sylvain Lefèvre montrant le bénéfice d’une disposition socioprofessionnelle d’« aisance sociale à manier la distance au rôle, à jouer des étiquettes et des assignations d’identités » (Lefèvre 2008, p. 286).
1. Casser la routine impersonnelle par la rencontre sympathique
3La rencontre d’ambassadeurs provoque paradoxalement une double impression d’interchangeabilité et d’exceptionnalité. À la fois surpris et habitués, les piétons réagissent en majorité avec des techniques d’évitement, reléguant ainsi les recruteurs à un simple élément du décor urbain.
4Le refus et l’indifférence se donnent d’abord à voir dans un ensemble d’esquives non verbales : feindre de téléphoner, changer de trottoir, faire semblant de ne rien voir ni entendre. Ensuite, au sein d’une panoplie de refus verbaux coupant court à l’échange : « C’est déjà fait », « J’ai pas le temps », « Je suis étudiant, j’ai pas de thune », « Je donne déjà », « Désolé, je suis mineur ». Ces refus cordiaux peuvent glisser vers une forme d’aigreur ou de colère plus assumées : « Oh non, pas vous ! », « Rien à foutre de l’environnement ! ». Les agressions physiques sont quant à elles très rares, mais présentes au sein de la mémoire collective en tant que potentialité. Pour ces raisons, la formation de deux jours des ambassadeurs consiste pour moitié en une préparation à cet ensemble de comportements péjoratifs, et cela par des mises en situation, des enseignements sur la posture ouverte et sympathique, des mises en garde, etc.
5Quand bien même les réactions négatives visent d’abord le caractère intrusif, et non l’ONG ou la personne qui la représente, ces atteintes sont régulièrement vécues sur le mode de l’attaque personnelle (surtout par les recruteurs novices) et provoquent chez eux un sentiment de « pollution urbaine » (3). Effectivement, il n’est pas rare que les collecteurs se mettent à l’écart du flux des piétons pour souffler, pousser un cri d’énervement, shooter dans un carton ou, plus couramment, pester contre les passants et entretenir des préjugés sociaux. Il n’est pas anodin de voir qu’être ignoré ou pris de haut par un passant sont les agressions les plus blessantes, alors qu’un sourire ou un échange très court peuvent suffire à motiver très positivement les ambassadeurs. Dès lors, un après-midi peut rapidement osciller entre moments de découragements et sentiment d’« invulnérabilité ». Notons que les « belles rencontres » ou les remarques élogieuses et encourageantes des passants sont elles aussi régulières, et permettent aux ambassadeurs de ne pas perdre la « face » (4) et de continuer à croire au bien-fondé de leur action.
6Afin de casser la routine dépréciative, de susciter une réaction bienveillante de la part des passants pour ensuite pénétrer dans leur « bulle », les recruteurs optent souvent pour le jeu de scène spectaculaire – entendu comme gesticulation bruyante. Il s’agit d’attirer l’attention générale, de proposer une rencontre extraordinaire, de susciter la sympathie (5) et d’alléger la gêne de la rencontre importune. Ainsi, ils tentent d’instaurer une rupture temporelle de la marche et de bousculer l’ambiance urbaine impersonnelle. C’est pourquoi l’humour, le sourire et l’enthousiasme sont unanimement utilisés par les recruteurs, dans l’espoir de créer un « effet miroir » chez les passants et de recevoir approbation et reconnaissance.
7À l’inverse, las de « se prendre des vents » (6), les récolteurs peuvent opter pour une position d’attente, sélectionnant scrupuleusement quelques passants pour les accoster posément et créer le plus rapidement possible un rapprochement intime où règne la confiance. Ici, c’est la personnalisation de la relation qui importe.
8Situés aux deux extrémités d’un continuum, les recruteurs apprennent à naviguer entre ces deux mises en scènes archétypales, afin de s’ajuster au mieux à leur propre humeur et à celle des passants, évitant ainsi les interactions déshumanisantes. En cela, recevoir la colère de ses interlocuteurs devient presque appréciable par rapport à une attitude stoïque ou indifférente de leur part. De manière générale, les ambassadeurs cherchent ainsi à humaniser leur présence et à préserver leur « face » en proposant une rencontre sympathique et bienveillante. En somme, la lutte contre l’étiquette d’indésirable implique d’abord un art de l’expression verbale et corporelle. Reste à voir désormais les techniques de soi, d’ordre affectif, qui permettent de déjouer les risques psychiques qu’implique cet engagement de soi dans un rôle peu valorisé.
2. Manier son implication subjective dans le rôle d’ambassadeur
9S’imposant aux collecteurs comme un état de fait, l’indésirabilité implique un apprentissage au niveau de l’investissement du rôle et de l’implication affective, dans le but de se protéger. Autant l’implication minimale et la proposition passive sont néfastes pour les résultats économiques, autant une identification trop forte à la cause et au rôle de collecteur amène à une personnalisation des critiques et/ou une autoculpabilisation, engendrant un cercle vicieux entre crispation, tension et baisse de rentabilité.
10L’implication subjective permet de trouver un sens à son action, que ce soit à travers l’enchantement militant ou la motivation à dépasser son propre caractère. En effet, les enquêtés rapportent fréquemment vouloir vaincre leur timidité, développer leurs capacités argumentatives, « semer des graines », se réaliser dans l’exercice d’un travail éthique, acquérir une aisance corporelle ou défier leurs préjugés. Ainsi, les rétributions symboliques du métier se retrouvent-elles, surtout pour les nouveaux recruteurs, dans cette propension à développer des supers pouvoirs sociaux ou, autrement dit, un certain culot social. À l’inverse, il est fréquent de voir des recruteurs ne pas assumer leur image de gêneur ou la dimension commerciale de leur métier. Alors, l’autohabilitation à quémander des fonds, à être confiant, à éprouver un sentiment d’utilité sociale en promouvant la cause, à se changer soi-même, sont autant d’éléments qui permettent de légitimer sa position vis-à-vis de soi ; autrement dit, qui permettent d’obtenir des rétributions symboliques sur d’autres plans que celui de la reconnaissance sociale du public.
11Allant de pair, la faculté de décentrement de soi et de son rôle permet de « gérer son énergie », de déjouer l’indésirabilité, en apprenant à ne pas prendre pour soi les dévaluations renvoyées par le public. C’est d’abord savoir se mettre à la place des passants, comprendre le rejet, en faire un élément normal, et du même coup résiduel et surmontable ; les récolteurs doivent souvent se remémorer les moments où eux-mêmes refusaient d’interagir avec d’autres récolteurs, ou encore se convaincre que les passants ne mentent pas. Ensuite, il s’agit aussi d’apprendre à s’aménager des espaces de liberté, de relâchement, à l’écart, ou encore à « se serrer les coudes » avec les collègues en se rassemblant régulièrement pour raconter les dernières péripéties survenues avec les piétons. Enfin, c’est apprendre à considérer son activité comme un jeu, où le but est de prendre son pied en s’amusant des codes sociaux, en se donnant un genre, en amusant la galerie. Cette compétence de distanciation peut aussi se matérialiser par un retournement du stigmate. Un recruteur peut se mettre à crier : « Qui a de la thuuune ? » ; ou montrer la domiciliation et proclamer : « Déduction fiscale, déduction fiscale ! » ; ou se prendre pour un policier en interpellant des parents avec une poussette : « Papiers du véhicule s’il vous plaît ». Le plaisir de l’impertinence, le fait de jouer des codes sociaux et des contraintes qui s’imposent à eux, tout cela permet de relâcher la pression et de déjouer l’étiquette d’indésirable.
3. « On cherche de vrais héros »
12Notre propos pourrait se résumer à cette phrase inscrite sur des cartes d’une ONG, distribuées à l’occasion d’un salon de l’emploi : « On cherche de vrais héros ». En effet, ce bref aperçu du métier montre qu’à l’indésirabilité, caractérisée par l’indifférence et le rejet, les ambassadeurs doivent répondre par l’acquisition d’une disposition socioprofessionnelle leur permettant de maîtriser l’expression corporelle et les états affectifs intérieurs. Osciller entre prise au jeu (plutôt subie) et mise au jeu (plutôt choisie) sert à investir son rôle à juste distance, ainsi qu’à préserver sa « face », à la fois vis-à-vis de soi et du public.
Bibliographie
- Bonicco-Donato, C. (2016). Une archéologie de l’interaction : de David Hume à Erving Goffman. Paris : Librairie philosophique J. Vrin.
- Goffman, E. (1974). Les rites d’interaction. Paris : Éditions de Minuit.
- Hochschild, A. R. (2003). Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale. In Travailler, 1(9), 19-49.
- Lefèvre, S. (2008). Mobiliser les gens, mobiliser l’argent : les ONG au prisme du modèle entrepreneurial [Thèse de science politique]. Université de Lille 2.
- Véroone, B. (2013). ONG et collecte de fonds en rue : une sensibilisation qui s’ignore ? [Mémoire de master]. Université de Lille 2.
Notes
- (1)Aussi appelés streetfundraisers, streetmarketers, récolteurs de fonds, recruteurs de donateurs. En l’occurrence, « ambassadeur » a l’avantage de mettre l’accent sur les caractères public et représentationnel de leur rôle.
- (2)Au total, dix jours d’observation directe et une trentaine d’entretiens (ambassadeurs, donateurs, professionnels de la récolte) composent nos sources primaires. Auparavant, nous fûmes ambassadeur durant deux mois sans que soit envisagée à l’époque une recherche empirique. Ainsi, nous pouvons nous appuyer sur notre propre expérience sensible du rôle et sur le vécu de la position d’indésirable. Précisons que nous nous limiterons ici au travail d’interpellation uniquement, les logiques argumentatives ayant été analysées antérieurement (Véroone, 2013).
- (3)Extrait d’entretien avec un recruteur expérimenté. Les expressions entre guillemets correspondent à celles recueillies sur le terrain.
- (4)La « face » est la « valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman, 1974, p. 9).
- (5)Céline Bonicco-Donato revient sur le fonctionnement de la « sympathie » dans les interactions. Elle rappelle la définition qu’en donne David Hume dans sa philosophie, pour qui il s’agit d’un processus d’inférence par lequel les individus seraient « capables d’éprouver ce qu’éprouve l’autre, autrement dit de ressentir soi-même à la première personne ce qu’il ressent » (Bonicco-Donato, 2016, p. 16).
- (6)Selon nos comptages et de multiples éléments de contexte, un ambassadeur interpelle 100 personnes par heure, discute avec environ 5 % d’entre elles, et finalise entre 0 et 0,6 bulletin par heure.