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Article de revue

Habermas au Starbucks. Clients, oisifs et traînards dans le tiers-lieu capitaliste

Pages 27 à 53

Notes

  • (1)
    Cet article est la traduction du texte inédit « Habermas in Starbucks ». Les coordinateurs du présent dossier et traducteurs du texte remercient l’auteure pour sa confiance.
  • (2)
    Danny Clemens, « Philadelphia Starbucks arrests: What a witness says happened ». URL : http://6abc.com/what-a-witness-says-happened-during-phila-starbucks-arrests/3342444/, 14 Avril 2018 (consulté en août 2018). Bien que les hommes n’aient pas été inculpés, la raison invoquée pour l’arrestation, à savoir la violation de propriété (Trepassing), est un crime en Pennsylvanie comme dans d’autres États. Voir le code de la Pennsylvanie, Title 18 – Crimes and Offenses Section 3503. Comme dans de nombreux autres États, cette loi indique qu’« une personne commet une infraction si, sachant qu’elle n’est pas autorisée ou privilégiée à le faire […] entre, gagne l’entrée par subterfuge ou reste subrepticement dans un bâtiment ou une structure occupée ou dans une partie de celui-ci sécurisée ou occupée, entre et reste sur la propriété ». URL : http://www.legis.state.pa.us/cfdocs/legis/LI/consCheck.cfm?txtType=HTM&ttl=18&div=0&chpt=35&sctn=3&subsctn=0
  • (3)
    Clemens, ibid.
  • (4)
  • (5)
    Voir la définition de « customer, n. », Oxford English Dictionary Online, consulté en septembre 2019, Oxford University Press.
  • (6)
    Pour ces interactions sociales, les bibliothèques publiques, plus que les cafés et restaurants, occupent une place de choix (au sens propre et au sens figuré) dans le récent livre d’Eric Klinenberg, 2018, Palaces for the People: How Social Infrastructure Can Help Fight Inequality, Polarization, and the Decline of Civic Life, New York, Penguin Random House.
  • (7)
    Philadelphia 2018. The state of the city, The PEW Charitable Trust Report, Avril 2018. URL : https://www.pewtrusts.org/en/research-and-analysis/reports/2018/04/philadelphia-2018-the-state-of-the-city
  • (8)
    Pour une discussion sur les partenariats publics et privés qui gèrent aujourd’hui la plupart des parcs publics, voir le livre de John Krinsky et Maud Simonet, 2017, Who Cleans the Park? Public Work and Urban Governance in New York City, The University of Chicago Press.
  • (9)
    Bien qu’il soit intéressant de noter que l’un est emblématique en raison de son caractère unique et de sa localisation (Rittenhouse Square), et l’autre en raison de sa répétition et de son omniprésence.
  • (10)
    La population de Philadelphie en 1960 (l’année avant la parution du livre de Jacobs) était de 2 002 512 habitants, dont 529 240 Afro-Américains. URL : https://www.census.gov/population/www/documentation/twps0076/twps0076.pdf
  • (11)
    N.d.T : le terme de idler peut se traduire par « désœuvré » ou « oisif » lorsqu’il désigne un nom selon le contexte et l’individu visé, ou par « inoccupé » quand il est employé comme adjectif.
  • (12)
    En fait, le 31 mai 2018, Anderson lui-même a écrit un article sur l’incident pour le Philadelphia Inquirer, dans lequel il présente son concept de la « canopée cosmopolite » : « Starbucks arrests a rip in the ‘cosmopolitan canopy’ ». URL : http://www.philly.com/philly/opinion/commentary/elijah-anderson-starbucks-arrests-a-rip-in-the-cosmopolitan-canopy-commentary-20180531.html
  • (13)
    Comme l’écrit E. Anderson (2015, p. 13) : « This performance can be as deliberate as dressing well and speaking in an educated way or as simple as producing an ID or a driver’s license in situations in which this would never be demanded of whites ».
  • (14)
    Il existe une riche littérature en sociologie qui analyse les conditions normatives de la consommation de marchandises au sein du capitalisme. En remontant jusqu’à Georg Simmel et Thorsten Veblen, et en incluant les travaux de Pierre Bourdieu, Viviana Zelizer, Frederick Wherry et Rachel Sherman, les questions de consommation différentielle, de variabilité des prix et de caractérisation sociale de ces prix, de consommation ostentatoire, de distinction, et d’anxiété morale, ont été théorisées de manière féconde.
  • (15)
    Randall Collins (2000, p. 17-43) propose une analyse intéressante, bien que volontairement provocatrice, de cet état des lieux dans son article « Situational Stratification: A Micro-Macro Theory of Inequality » : « Ironically, as black Americans differentiate across the class structure, the fact that class distinctions are not publicly recognized contributes to lumping all black people into a single, ritually excluded category. […] Black Americans would probably be better off today if there were more class consciousness; class categories could help dissolve the racial category and make this categorical exclusion and discrimination more difficult in the ritual dynamics of everyday life ».
  • (16)
    Communication personnelle de Jonathan Simon, 24 Mai 2018.
  • (17)
    N.d.T. : en français, « flânerie » est neutre ou positif, alors que le « flânage » (Québec) prend un sens négatif.
  • (18)
    Simon (2018) évoque également les conséquences de ces contradictions pour le système pénal américain : « Interestingly our penal system seems to have bifurcated on this. Inside prisons we make relatively little effort to prevent prisoners from being idle (a product in large part of the late 19th century movement against prison labor led by free workers) and the late 20th century drive to mass incarcerate which has turned prisons into storage facilities, while we still treat the lack of employment as a crime risk (explicitly so in many of the actuarial models set up to predict recidivism) ».
  • (19)
    Cette définition du flânage est celle qui a été retenue par une ordonnance de la ville de Chicago de 1992 interdisant aux « membres de gangs de rue criminels » de vagabonder en public. Il est important de noter que cette ordonnance a été invalidée spécifiquement pour des raisons d’imprécision dans l’affaire de la Cour suprême (City of Chicago v. Morales, 687 N.E.2d 53, 57-58 (III. 1997), aff’d, 527 U.S. 41 [1999]). Pour une analyse des lois sur le flânage en général, voir Andrew D. Leipold, 2001, « Targeted Loitering Laws », University of Pennsylvania Journal of Constitutional Law, p. 474.
  • (20)
    Merci à Jim Miller pour ces éclairages sur les nombreuses fonctions des pubs.
  • (21)
    Cenk Uygur, The Young Turks, 16 Avril 2018. https://www.youtube.com/user/TheYoungTurks
  • (22)
  • (23)
    Un récent article du Philadelphia Inquirer sur une autre controverse concernant Starbucks (voir ci-dessous), souligne le fait que d’autres entreprises commerciales ont été plus strictes et claires sur leurs critères d’entrée et d’occupation : « The Wendy’s at 11th and Walnut Streets has at least four signs, forbidding loitering, invoking a 20-minute limit on dining and reminding visitors who wish to sit that a purchase is required. At Front and Girard, the text on a “no loitering” sign is almost as large as the McDonald’s lettering that sits along the roof line. There, a 30-minute limit on dining is attended by a posted warning that “this business is closely monitored by the 26th Police District” – and blocking the entrance could be grounds for arrest ». Voir : Samantha Melamed, « Starbucks and the Homeless: How Warm a Welcome? », Philadelphia Inquirer, A1, A6, 5 mars 2019. URL: https://www.inquirer.com/news/starbucks-philadelphia-homeless-store-design-tables-chairs-bathrooms-20190305.html
  • (24)
    Voir : Inga Saffron “Anger Brews Over Coffee Kiosk,” C1, C2, Philadelphia Inquirer, 15 mars 2019. URL: http://digital.olivesoftware.com/olive/ODN/PhiladelphiaInquirer/Default.aspx
  • (25)
    Habermas (1992 [1962], p. 28) fait le même constat lorsqu’il précise les confusions et les combinaisons impliquées dans la connotation d’« être humain » au sein du capitalisme : « To the degree to which commodity exchange burst out of the confines of the household economy. […] The status of private man combined the role of owner of commodities with that of head of the family, that of property owner with that of “human being” per se ».
  • (26)
    Avec son concept de sphère civile, Jeffrey Alexander (2006, p. 54) interpréterait cette méconnaissance comme une preuve de la résistance des idées sur – et de codes culturels concernant – la pureté et le danger : « Binary codes supply the structured categories of pure and impure into which every member or potential member, of civil society is made to fit. It is in terms of symbolic purity and impurity that centrality is defined, that marginal demographic status is made meaningful, and high position understood as deserved or illegitimate ».
  • (27)
    Merci à Chris Bale de nous avoir signalé cette caractéristique de Starbucks.
  • (28)
    Michelle Saahene, une Afro-Américaine qui a filmé l’arrestation des deux hommes dans le Starbucks, et une femme blanche, Melissa DePino, autre témoin qui a tweeté la vidéo, se sont associées et ont créé une organisation appelée From Privilege to Progress pour dénoncer le privilège des Blancs aux États-Unis. Cette vidéo a été visionnée (à la date d’août 2019) plus de 13 millions de fois sur Twitter uniquement. Voir : Valerie Russ, « An unlikely outcome of Starbucks: Kindred spirits and a social media campaign ». URL : http://www.philly.com/philly/news/starbucks-video-bias-training-melissa-depino-michelle-saahene-from-privilege-to-progress-20180525.html, publié le 25 mai 2018.

1Le 12 avril 2018 à 16 h 35, deux Afro-Américains, Rashon Nelson et Donte Robinson, arrivent au café Starbucks à l’angle de la 18e Rue et de Spruce Street, dans le centre de Philadelphie, pour une réunion d’affaires prévue à 16 h 45 avec un autre homme, Andrew Yaffe, qui est blanc  (1). Alors qu’ils attendent Yaffe, l’un des deux hommes demande à utiliser les toilettes, mais la clé lui est refusée au motif qu’ils n’ont encore rien consommé. À plusieurs reprises, l’employé leur demande s’ils veulent acheter quelque chose ; les hommes lui répondent poliment « non merci ». Devant leur refus de consommer, il leur est demandé de quitter le Starbucks. Tout ceci se passe en très peu de temps. À 16 h 37, seulement deux minutes après leur arrivée, le gérant du Starbucks appelle la police (ce dernier a été licencié par la suite). Sur l’enregistrement de l’appel publié plus tard par la police de Philadelphie, on peut l’entendre dire : « Bonjour, j’ai deux messieurs dans mon café qui refusent de consommer ou de partir. Je suis au Starbucks, au coin de la 18e [Rue] et de Spruce [Street] ». Le policier qui a pris l’appel communique ensuite avec d’autres policiers de la zone auxquels il annonce qu’un « groupe d’hommes refuse de quitter le Starbucks de la 18e Rue et Spruce ». Dans les 8 minutes qui suivent, plusieurs agents de la police de Philadelphie arrivent sur les lieux et sont approchés par les deux hommes (qui, notons-le, sont passés en peu de temps de la catégorie de « deux messieurs (gentlemen) », bien que transgressifs, à celle d’un « groupe d’hommes »). Selon une femme témoin de la scène qui enverra ensuite son récit des événements par email à une chaîne de télévision locale, les policiers demandent aux deux hommes de partir, en leur disant qu’ils se rendent coupables de violation de propriété s’ils ne s’exécutent pas  (2). Après plusieurs minutes d’échanges modérés entre la police, les deux hommes et Yaffe, l’associé qui est arrivé peu après (exprimant son étonnement devant ce qui arrivait), Nelson et Robinson sont emmenés menottés. Selon la personne témoin citée ci-dessus, « les deux hommes sont restés calmes et n’ont pas élevé la voix une seule fois. Toutes les autres personnes dans le Starbucks étaient, en revanche, révoltées ». Lauren, témoin de la scène dont on ne connaît que le prénom, a déclaré qu’une autre femme était entrée dans le Starbucks quelques minutes avant l’arrestation des hommes et a reçu le code des toilettes sans avoir dû acheter quoi que ce soit, et qu’une autre personne présente dans le restaurant au moment de l’incident « a indiqué qu’elle était assise au Starbucks depuis plusieurs heures sans avoir rien consommé »  (3).

2Bien que Starbucks n’ait pas porté plainte, Nelson et Robinson sont ensuite détenus pendant 9 heures par la police de Philadelphie. Après l’événement et la publicité nationale négative qui s’en est suivie, la municipalité de Philadelphie a annoncé avoir trouvé un accord avec eux – la ville leur paierait à chacun un dollar symbolique et accorderait 200 000 dollars au financement d’un programme de formation destiné aux jeunes entrepreneurs. Starbucks a également conclu un accord avec Nelson et Robinson qui comprenait un arrangement financier confidentiel « qui permettra aux deux parties d’aller de l’avant, tout en continuant à discuter et à explorer les manières d’éviter que se produisent des événements similaires dans tout autre établissement Starbucks »  (4). L’entreprise a également annoncé un jour de fermeture, le 29 mai, pour organiser une formation à la diversité, et a expliqué qu’une nouvelle politique concernant leurs clients allait être mise en place, qui stipule que « tout client est le bienvenu pour utiliser les espaces Starbucks, y compris nos toilettes, cafés et terrasses, qu’il fasse ou non un achat ». Si cette nouvelle politique vise à rendre explicites les attentes de Starbucks à l’égard de ses employés, ce qui est peut-être plus intéressant, c’est qu’elle vise également à rendre explicites ses attentes à l’égard de ses clients. On peut toutefois se demander si ces attentes concernant le comportement des clients reflètent ce que l’historien des cafés, Cowan (2005, p. 256), a appelé « les moyens informels qui opèrent pour stratifier la société des cafés et la rendre beaucoup moins ouverte au tout-venant qu’il n’y paraît à première vue ». Plus important encore, cela soulève la question de savoir ce que signifie être un client, un customer.

3Qu’est-ce qu’un customer ? Il semble à priori assez facile de répondre à cette question, ce terme couramment utilisé paraissant aisé à définir. Pourtant, une telle définition est loin d’être claire ou simple. L’Oxford English Dictionary en présente plusieurs différentes, qui mettent en lumière les soubassements étymologiques quelque peu étranges d’un terme apparemment simple.

4

1. (Le titre d’) une personne qui est responsable de la perception et du recouvrement des droits de douane dans un port particulier, une région, etc. ; une personne dont le travail consiste à percevoir de tels frais et à empêcher les marchandises illégales ou de contrebande d’entrer dans un pays ou de le quitter ; un agent des douanes.
2. a. Un acheteur de biens ou de services. À l’origine : une personne qui achète régulièrement auprès d’une entreprise particulière. Ce qui est aujourd’hui le sens habituel du terme.
b. Une personne qui utilise un service offert ou fourni par un professionnel ou une entreprise, un client ; dans l’usage ancien, surtout en ce qui concerne les services sexuels fournis par des courtisanes ou des prostituées.
[…]
5. Obsolète. Une femme de mœurs légères, une maîtresse ; (peut-être) une courtisane, une prostituée.
6. Familier. Une personne d’un type ou d’un caractère particulier (souvent problématique, difficile) ; (parfois) une personne avec laquelle on négocie. Souvent accompagné d’un adjectif indiquant la personnalité ou le caractère, comme gênant, laid, etc.  (5).

5Ainsi, des agents des douanes, des acheteurs habituels de biens et de services, des femmes aux mœurs légères et leurs clients, des personnalités gênantes – tous ces acteurs sont des customers. Dans ces définitions, on retrouve à chaque fois l’acte de donner et de recevoir. Il y a des actions qui sont prévisibles et des acteurs qui sont habituels. Mais nous découvrons aussi l’inattendu et la provocation. Il semble qu’il soit difficile d’épingler avec précision ce qu’est un customer et ce qu’il ou elle est censé(e) faire. Je reviendrai plus tard sur ce concept contrariant, vu qu’il se trouve à l’intersection de tant de thèmes sociologiques qui sont apparus au Starbucks de Philadelphie ce jour-là.

1. Conséquences et contexte

6Un peu plus d’un mois après l’incident, le 29 mai 2018, la compagnie Starbucks Coffee and Tea a organisé sa journée de formation sur la diversité. L’épisode du Starbucks de Philadelphie est généralement reconnu comme un cas de « profilage racial », et ce problème a forcé l’organisation à agir. La formation sur la diversité a par hasard eu lieu le même jour qu’a été publié un tweet désobligeant de l’actrice Roseanne Barr au sujet d’une fonctionnaire afro-américaine de l’administration Obama, Valerie Jarrett – ce tweet ayant conduit à l’annulation de l’émission de télévision éponyme de Barr. Avec, en toile de fond de tout cela, les multiples épisodes, presque ininterrompus, d’incitation à la haine raciale et autres rhétoriques racistes de l’administration Trump.

7Ces événements reflètent une période obscure et troublée pour les États-Unis, marquée par l’héritage long et tenace de leur péché originel d’esclavage. De Sanford, en Floride (meurtre de Trayvon Martin), à Ferguson, dans le Missouri (meurtre de Michael Brown), à Charleston, en Caroline du Sud (meurtres des membres de l’Église méthodiste africaine Emanuel), et à Minneapolis, dans le Minnesota (meurtre de George Floyd par le policier Derek Chauvin), et au-delà encore, les Afro-Américains ont subi de violentes et sévères agressions sur leur personne, directement liées aux préjugés des blancs envers les personnes de couleur aux États-Unis et à leur sentiment d’être dans leur bon droit. Contrairement aux dizaines de meurtres d’hommes et de femmes noirs commis par la police et par des individus dans tout le pays au cours de la dernière décennie, l’incident du Starbucks n’a pas entraîné de perte de liberté prolongée ni de perte de vie humaine. Mais ce fut un événement extrêmement riche en significations, et révélateur des héritages sociaux et culturels de l’esclavage, des lois Jim Crow, de la ségrégation et du racisme structurel aux États-Unis. Pour autant, je crois que si la rencontre du Starbucks a déjà été examinée à plusieurs reprises et est dénoncée pour avoir ciblé les deux Afro-Américains, les multiples actes d’étiquetage, d’identification erronée (misrecognition) et de confusion qui entourent la scène n’ont pas encore été clairement définis et soumis à une analyse sociologique et politique. Plus précisément, comme je le montrerai, le café Starbucks est un exemple d’espace ambigu et contradictoire dans lequel la nature de la sphère publique et de la sphère civile est méconnue, et dans lequel les obligations et les charges du capitalisme pèsent différemment sur les individus. En un mot, dans cet espace, certaines personnes semblent être complètement immunisées contre les obligations du capitalisme, tandis que d’autres en font l’expérience de manière vive et conséquente. Comme c’est souvent le cas aux États-Unis, la race joue un rôle important dans ces différences de traitement. Mais la complexité du processus, le mélange d’hypothèses en jeu et les impacts de l’incident méritent ici une attention accrue.

8Les confusions s’articulent autour d’une question centrale : quel genre d’espace est Starbucks ? S’agit-il d’un espace privé de commerce dédié au profit ou d’un espace public disponible à l’observation mutuelle et à l’interaction entre inconnus, un « palace for the people », dans la terminologie d’Eric Klinenberg (2018)  (6) ? Est-ce un lieu pour la création et l’expression de la solidarité sociale ou un espace de solitude ? S’agit-il d’un environnement prévu pour un travail ciblé et rentable, ou pour des rêveries et observations gratuites sans but précis ? Serait-ce, selon les termes d’Elijah Anderson, une « canopée cosmopolite » (2019), un « espace blanc » (white space), ou, selon la nomenclature souhaitée par Starbucks, un « tiers-lieu » (third place) ? Avant d’aborder ces termes, et les multiples confusions et erreurs d’identification, je voudrais ajouter à la discussion générale de l’incident une réflexion sur l’emplacement de ce Starbucks en particulier.

2. Philadelphie

9Comme toutes les villes américaines, Philadelphie a son histoire d’oppression raciale. Le président George Washington a lui-même amené avec lui de Virginie neuf personnes asservies lorsqu’il a emménagé dans la première résidence officielle présidentielle (President’s House), à Philadelphie, en 1790. Ces personnes, qui travaillaient dans sa maison, étaient périodiquement renvoyées en Virginie pour éviter une résidence de six mois en Pennsylvanie, ce qui aurait établi leur statut juridique dans un État ayant pris des mesures pour abolir l’esclavage. De la sorte, Philadelphie tolérait le système de l’esclavage. Mais c’était aussi une ville avec une forte présence de Quakers, connus pour leur engagement en faveur de l’égalitarisme, du pacifisme et de l’abolition (certains Quakers ont déclaré dès 1688 qu’ils étaient opposés à l’esclavage).

10Sur le plan économique, la Philadelphie contemporaine a été une victime de la désindustrialisation de la fin du XXe siècle. Avec une population totale de 1 580 863 habitants et un taux de pauvreté de 26 % en 2018, elle était la plus pauvre des dix plus grandes villes américaines  (7). Cela étant, Philadelphie a également connu une récente tendance à la gentrification, tant dans son centre-ville historique que dans plusieurs quartiers anciennement industriels. Aujourd’hui, elle possède la quatrième plus grande communauté afro-américaine des États-Unis (environ 41 % des Philadelphians sont afro-américains).

11Philadelphie, la ville de l’amour fraternel, est aussi ma ville natale. C’est une ville à propos de laquelle j’ai réfléchi et écrit (par exemple Discourse and Destruction: The City of Philadelphia versus MOVE, University of Chicago Press, 1994), et le Starbucks en cause est situé à quelques pas seulement de l’appartement de ma mère dans le centre-ville. Cette analyse se situe donc, comme l’a écrit C. Wright Mills dans L’imagination sociologique (2015 [1959]), à l’endroit où l’histoire et la biographie se croisent. C’est un endroit que je connais bien. Situé à l’angle de la 18e Rue et de Spruce Street dans le centre-ville de Philadelphie, ce Starbucks se trouve aussi à côté d’un parc urbain célèbre, très prisé et fréquemment analysé : Rittenhouse Square. On pourrait d’ailleurs se référer à ce Starbucks comme au « Starbucks de Rittenhouse Square » (bien qu’il importe aussi de se demander si les établissements Starbucks peuvent vraiment faire partie d’un quartier). Il est ironique que Rittenhouse Square ait été qualifié à plusieurs reprises d’exemplaire pour la diversité de ses usages et usagers, par des commentateurs et critiques tels que la philosophe de l’urbanisme et militante Jane Jacobs et le sociologue Elijah Anderson ; en effet, ce dernier cite parfois Rittenhouse Square comme l’un des nombreux espaces qui participent de ce qu’il appelle la « canopée cosmopolite » de Philadelphie, ces « îles de civilité » où les contraintes et dérives habituelles du racisme américain sont temporairement atténuées ou écartées. Des espaces où, selon Anderson, tout un chacun adopte son meilleur comportement civil.

12La forte proximité entre ce parc emblématique et le désormais tristement célèbre Starbucks met en évidence les écueils et les ambiguïtés qui entourent la sphère publique contemporaine aux États-Unis. Les parcs publics et les cafés privés ne sont pas de même nature, mais leurs différences sont peu claires et insuffisamment analysées  (8) : ils offrent tous deux des espaces pour s’asseoir, manger et boire, lire, converser, observer la scène ou travailler, mais les règles explicites et implicites pour y entrer, y rester ou s’y attarder diffèrent. Il nous semble que l’incident du Starbucks met clairement en évidence ces différences et leurs conséquences pour les civilités dans l’Amérique contemporaine (Alexander, 2006). Ces deux espaces, le café Starbucks et Rittenhouse Square, tous deux emblématiques  (9), pourraient alors être analysés de manière plus efficace en les considérant l’un vis-à-vis de l’autre.

3. Rittenhouse Square

13Publié à l’origine en 1961, le livre de Jane Jacobs Déclin et survie des grandes villes américaines décrivait ce parc de Philadelphie – un espace carré de la taille de quatre îlots – comme particulièrement réussi (même dans cette période du début des années 1960 qui y précède la gentrification du centre-ville) ; ce lieu présentant un mélange unique d’usages et ayant la chance d’être entouré d’immeubles qui ont « pour effet de donner au jardin une diversité de visiteurs, qui entrent et sortent à différents moments de la journée » (Jacobs, 1991 [1961], p. 103)  (10). Le parc a toujours été bordé par divers espaces, institutions et entreprises : notamment une galerie d’art, une école de musique de renommée mondiale, des immeubles à appartements, une église, une bibliothèque publique et des maisons de ville. À cela se sont ajoutés, dans les décennies suivantes, plusieurs restaurants donnant sur le parc, des agences bancaires, une librairie et d’autres entreprises commerciales. Le lieu accueille un marché de fruits et légumes deux fois par semaine. Les utilisateurs sont des travailleurs, des étudiants, des consommateurs, des parents ou des nounous avec enfants, des résidents locaux – mais aussi, comme le dit Jacobs, des gens qui « semblent être venus simplement parce qu’ils trouvent agréable l’ambiance à la fois animée et détendue qui règne dans le square. Enfin, tout au long de la journée, il y a en toile de fond un certain nombre de personnes âgées qui ont du temps à ne savoir qu’en faire, quelques nécessiteux et des désœuvrés (idlers) de toutes sortes » (ibid., p. 104). Même si le succès du parc a été vanté par des commentateurs tels que Jacobs, nous devons être attentifs à l’introduction de cette catégorie d’idler plutôt ambiguë – ce qu’indique sa traduction en français par les termes « désœuvré », « inactif », « inoccupé » ou « oisif » [N.d.T.] – qui termine sa liste des usagers  (11). Qu’est-ce qu’un idler, et comment les « désœuvrés » sont-ils différenciés des « nécessiteux » (indigents), par exemple ? Il se peut que les idlers soient des personnages plus importants dans la vie publique que ne le suggère leur place marginale et fortuite dans la liste de Jacobs. L’examen de l’idler peut nous aider à approfondir notre compréhension des confusions, amalgames et préjugés qui ont traversé l’incident du Starbucks. Ainsi, parmi d’autres questions, cet essai va examiner ce que signifie en Amérique le fait d’être identifié comme « inoccupé », et questionner comment différents « oisifs » sont traités de manière distincte.

14Cinquante ans après que Jacobs a publié son livre majeur, le sociologue Elijah Anderson publiait sa propre étude de référence sur les espaces publics de Philadelphie, un livre intitulé The Cosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life (2011). Point culminant de l’investigation menée par Anderson tout au long de sa carrière sur la façon dont les préjugés raciaux imprègnent l’espace et les comportements dans l’Amérique urbaine contemporaine, ce livre identifie une série d’espaces à Philadelphie – dont le Reading Terminal Market (un marché couvert avec de nombreux stands de nourriture préparée, des marchés de fruits et légumes et des magasins d’articles ménagers), et Rittenhouse Square – comme des « canopées cosmopolites », configurées pour « donner lieu à une attitude de civilité cosmopolite contagieuse, encourager de parfaits étrangers à se traiter les uns les autres avec un certain degré de civilité […], ce qui renforce le contrôle social dans cet espace public unique » (Anderson, 2011, p. 105). Bien sûr, comme le note l’auteur, de tels espaces ont leurs propres lignes de fracture et leurs frontières, même s’ils peuvent mettre temporairement en suspens le déficit « normal » de crédibilité subi par les personnes noires dans les espaces publics qu’il qualifie d’« espaces blancs ».

15La typologie des espaces d’Anderson est particulièrement utile pour réfléchir plus avant aux interactions qui se sont déroulées le 12 avril 2018 au Starbucks  (12). Elle l’est en partie pour sa façon de cartographier la variété des lieux d’impressions, d’attentes et d’expériences pour les personnes de différentes races (ou, plus précisément, des personnes à la peau noire ou blanche) ; mais aussi pour sa façon de pointer que ces espaces peuvent rapidement, et sans prévenir, se transformer en un autre type d’espace en raison de la perception, par les individus dominants de peau blanche, de défauts – même mineurs – dans la gestion des impressions réalisée par les Afro-Américains (13). Ainsi, Anderson nomme « espaces blancs » ces espaces dans lesquels les personnes noires « peuvent être mises en danger sur le plan social, sinon physique : en naviguant dans l’espace blanc, ils risquent une sanction particulière – leur transgression présumée consistant à se conduire en public de manière ordinaire tout en étant noir » (ibid, p. 12). Selon Anderson, les récompenses liées à l’entrée [des Noirs] dans « l’espace blanc » et à l’interaction avec les autres sont nombreuses (notamment différentes formes de capitaux associées à l’éducation, à l’emploi et au prestige), mais les tensions et les dangers y sont omniprésents. De plus, outre les lignes de fracture identifiées par lui, qui, lorsqu’elles sont visibles, peuvent provoquer la métamorphose soudaine d’un type d’espace en un autre, il existe dès le départ une certaine ambiguïté dans la manière de reconnaître la nature même des espaces. Les cafés Starbucks sont de tels espaces ambigus, et c’est précisément leur ambiguïté qui mérite un examen plus approfondi.

4. Qu’est-ce qu’un café ?

16Le sociologue américain Ray Oldenburg a proposé le terme de « tiers-lieu » dans son livre de 1989, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Community Centers, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You through the Day (New York: Paragon House). Le concept d’un espace ou d’un lieu tel que le café, situé entre la sphère privée de la maison et la sphère publique du travail, est apparu sous de multiples formes dans les écrits de nombreux spécialistes des sciences sociales. Il est intéressant de noter que Starbucks a apparemment demandé à Oldenburg d’approuver le caractère de « tiers-lieu » de leurs établissements, ce qu’il a toutefois refusé.

17Bien qu’ils se voient refuser un tel label, il semble bien exister une différence tangible entre les maisons et les lieux de travail, d’un côté, et ces autres types d’espace de rassemblement et d’activité collective, de l’autre. Par moments, ces « tiers-lieux » semblent coïncider avec ce que d’autres analystes de la société civile appellent la « sphère publique », sous réserve cependant d’importantes distinctions : par exemple, pour Elijah Anderson, les espaces comme le Reading Terminal et le Rittenhouse Square sont des « espaces quasi-publics ». Mais qu’est-ce alors qu’un véritable espace de la sphère publique ?

18La grande théoricienne politique Hannah Arendt a souligné la singularité et la particularité d’une sphère véritablement publique, dans laquelle la vie politique de la société peut être imaginée et son existence discutée. Selon Arendt, il s’agit de la seule sphère dans laquelle se produit une action véritablement humaine. Distincte de la maison comme espace de ce qu’elle appelle le labor, et du lieu de travail comme espace de ce qu’elle appelle le work, la cité est cet espace, privilégié et précieux, de l’action. La Cité-État de la Grèce antique, relativement petite en taille et permettant une interaction de face-à-face entre égaux politiques dans la cité (polis), a fourni le modèle idéal-typique pour l’analyse d’Arendt. Deux mille ans plus tard, le discours politique moderne a été inventé et a prospéré, selon le sociologue allemand Jürgen Habermas, dans un contexte qui a été moins glorifié – le café. Habermas a identifié le café commercial de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle comme un site critique inédit pour cette sphère publique moderne, riche en débats. C’est là que la littérature et, par la suite, les politiques laïques et démocratiques elles-mêmes ont été discutées et rendues légitimes. C’était le cas, particulièrement, en Grande-Bretagne et en France. Décrivant la transition progressive d’une époque où la cour princière était le centre de la publicité, de l’exposition et de la représentation, vers celle où la ville dominée par la bourgeoisie occupait une place centrale, Habermas (1992 [1962], p. 40-41) écrit : « Ce n’est pas seulement du point de vue économique que la “ville” représente pour la société bourgeoise le centre de ses activités ; en s’opposant à la “Cour” sur le plan culturel et politique, elle définit avant tout les prémisses d’une sphère publique littéraire dont les institutions seront les cafés, les salons, les réunions d’habitués. Les héritiers de cette société d’aristocrates humanistes ont, au contact des intellectuels bourgeois et à travers leurs conversations en société, qui prirent aussitôt la forme d’une critique publique, rompu les attaches qui liaient ce qui restait d’une sphère publique déclinante – celle de la Cour – aux prodromes d’un nouvel espace public : la sphère publique bourgeoise ». Selon Habermas, Londres comptait plus de 3 000 cafés dans la première décennie du XVIIIe siècle, chacun avec ses clients réguliers. Il va sans dire (bien qu’il faille le dire) que ces clients devaient pouvoir se payer le café vendu et servi dans ces établissements. Habermas le reconnaît dans un passage qui se termine de façon plutôt étrange : « Le café n’ouvrait pas seulement ses portes aux cercles en renom, il embrassait surtout les couches plus larges des classes moyennes et même les artisans et les boutiquiers. Ce que Ned Ward rapporte de la fréquentation pluriquotidienne des cafés par les marchands riches vaut également pour les plus pauvres » (ibid, p. 44). Il reste qu’on peut se demander en quoi l’expérience du café diffère pour le riche marchand et pour le pauvre – et si, ou comment, ces artisans et d’autres, plus pauvres et ne figurant pas dans la liste d’Habermas, ont réussi à obtenir un meilleur accès au café. Le coût (au sens propre et au sens figuré) des multiples tasses de café peut s’avérer être un élément déterminant dans le développement de la sphère publique – un coût qui qualifie son degré de publicité. Ainsi, malgré sa proximité, le café Starbucks n’est pas tout à fait le même type d’espace que Rittenhouse Square. Il s’agit d’une confusion parmi d’autres qui nécessite une explication.

19Les historiens ont, en réalité, nuancé l’apologie habermassienne du rôle du café dans le développement de la sphère publique bourgeoise. Brian Cowan, dans son livre The Social Life of Coffee: The Emergence of the British Coffeehouse, identifie et problématise deux éléments de cette image idéal-typique du café. Le premier est la prétendue atmosphère de courtoisie et de civilité du café, et le second est son ouverture démocratique. Traitant de la vie des cafés en Angleterre à la fin du XVIIe siècle, Cowen (2005, p. 228) raconte comment « les cafés étaient en effet des lieux clés pour la diffusion de fausses rumeurs, d’écrits diffamatoires, et pour l’organisation politique. Les disputes dans les cafés devenaient souvent violentes, surtout dans les moments de crise politique intense, comme cela s’est produit à la fin des années 1670 et au début des années 1680, pendant les années postrévolutionnaires de 1690, et de nouveau dans les années 1710. Au cours d’un débat animé au café d’Amsterdam en 1683, le provocateur du parti Whig, Titus Oates, a été frappé à plusieurs reprises à la tête avec une canne par un de ses adversaires. Étant coincé par sa table, Oates ne pouvait pas riposter de la même manière, et a réagi en jetant son bol de café chaud dans les yeux de son assaillant ». Dans ces espaces, la politique se faisait souvent houleuse et la parole pouvait se transformer en violence physique. Plus important encore, peut-être, et en rapport avec l’incident du Starbucks, les cafés anglais n’étaient pas universellement accessibles : « Bien qu’il s’agissait de maisons publiques et que très peu de moyens formels d’exclusion étaient mis en œuvre pour garder les indésirables dehors, nous avons vu qu’il existait toute une série de moyens informels qui conduisaient à stratifier la société des cafés et à la rendre beaucoup moins ouverte au tout venant que cela peut sembler à première vue. Cela devrait nous faire réfléchir à deux fois avant de faire des associations immédiates et sans réserve entre le développement de la société des cafés et l’émergence d’une sphère publique sans entraves et non problématique » (ibid, p. 256).

20L’analyse de Cowan montre que les revendications d’Habermas sur le rôle du café dans l’émergence de la sphère publique de la modernité européenne sont discutables. Apparemment, un système de stratification informel et implicite empêchait l’accès public au café à un public identifié comme « indésirable ». Plus récemment et plus localement, l’incident Starbucks révèle les contradictions actuelles de l’espace du café.

5. Starbucks dans le contexte historique

21Comme indiqué au début de cet essai, selon l’une de ses définitions, un customer peut être « une personne ou une organisation qui achète des biens ou des services à un magasin ou à une entreprise ». On suppose que les marchands tant riches que pauvres d’Habermas, qui fréquentaient aux XVIIe et XVIIIe siècles les cafés de leur ville plusieurs fois par jour en tant que clients, consommaient des tasses de café. Cela semble évident de dire que les clients des cafés se paient des tasses de café – la plus petite tasse chez Starbucks coûte actuellement environ 2 dollars (1,64 euros), les lattés et cappuccinos plus élaborés approchent les 5 dollars (4,10 euros) –, mais une grande partie de la controverse du Starbucks tourne autour du point suivant : les entreprises capitalistes comptent sur l’échange de biens ou de services contre de l’argent, or que se passe-t-il lorsque cet acte d’échange est rendu implicitement ou explicitement facultatif ? Qu’arrive-t-il dans ce contexte au capitalisme, au commerce, à la différence entre la sphère publique et la sphère privée ? Et comment ces présupposés et leur mise en cause peuvent-ils recouper et interagir avec les présupposés qui concernent l’identité des clients en tant qu’individus ? Un client, semble-t-il, n’est pas toujours un consommateur. Pour certains clients, dans certaines entreprises commerciales, cela ne pose pas de souci, alors que pour d’autres, cela pose un problème tel qu’on appelle la police. Ainsi, suivant les expériences largement rapportées des « clients » du Starbucks et du témoin de l’incident, qui déclare dans les rubriques d’actualité qu’une personne présente dans le restaurant au moment de l’incident a annoncé qu’elle « était restée assise chez Starbucks pendant deux heures sans rien acheter », il ressort qu’il existe différentes catégories de clients. Il est clair que la définition du client est variable et dépendante, dans une large mesure, des caractéristiques démographiques des personnes visées  (14).

22Afin de rassembler toutes ces questions sur la nature des clients de cafés, la relation entre la catégorie de client et celle de consommateur, et la politique du café contemporain, il est important de revenir sur une identité quelque peu ambiguë introduite plus tôt dans cet essai. Après avoir rappelé la discussion sur les espaces publics et les « canopées cosmopolites » dans l’œuvre de J. Jacobs et E. Anderson, nous sommes maintenant amenés à considérer de plus près ce personnage connu comme « le désœuvré » ou « l’oisif » (the idler). Tout comme le marchand pauvre dans la phrase d’Habermas, les « désœuvrés de toutes sortes », dans l’analyse que Jacobs propose de Rittenhouse Square, apparaissent en bout de liste (nous, sociologues, devrions toujours être à l’affût des agents et des actions qui apparaissent à la fin des listes). Si les marchands pauvres et les personnes inoccupées sont des ajouts tardifs dans les listes des occupants des cafés et des parcs publics, ils semblent toutefois y jouer un rôle central, parfois en définissant une limite, parfois en la transgressant.

6. Que signifie être oisif ?

23Si les idlers apparaissent principalement comme des personnages inoffensifs, voire sentimentaux, dans les analyses narratives des spécialistes des espaces publics urbains comme Rittenhouse Square, ils ne constituent cependant pas une catégorie homogène et ne sont pas saisis sans équivoque. Elijah Anderson (2011, p. 111) note : « Pour ceux qui recherchent l’air, la vue et les sons, Rittenhouse Square est une destination. Les gens viennent pour voir et être vus. Certains marchent bras dessus bras dessous, s’engageant dans une démonstration publique d’affection et exprimant une indifférence polie envers les autres. Certains sont là pour voir le spectacle, même s’ils savent à un certain niveau qu’ils sont également sur scène ». Jusque là, tout va bien, même si « voir » et « être vu » ne représentent pas toujours des finalités légitimes. Mais Anderson poursuit en qualifiant la légitimité de ce statut de visibilité selon des critères raciaux ; en se basant sur l’apparence des groupes de jeunes, il note que si les jeunes blancs peuvent se regrouper, « leurs homologues noirs ont tendance à être présents ici en très petit nombre. Ils sont parsemés dans la mer de visages blancs, un ici ou un là, occasionnellement trois ou plus ensemble, mais jamais au sein de groupes que d’autres pourraient percevoir comme menaçants » (ibid). Ainsi, certains oisifs sont acceptés comme des citoyens innocents, bien que démonstratifs, qui sortent simplement pour profiter du parc ; d’autres sont considérés comme dangereux et mal intentionnés (up to no good). Comme le note Anderson, il existe clairement des déterminants raciaux à ces distinctions. Les éléments de distinction de classe sont également pertinents, même si certains théoriciens soutiennent qu’ils sont considérablement réduits du fait que l’identité de classe n’est plus reconnue aussi facilement dans la société américaine contemporaine qu’elle ne l’était autrefois  (15).

24De même, la frontière entre le public et le privé, le politique et le personnel, peut être ambiguë, en particulier durant les moments de tension sociale et économique. Ce que Nicholas Blomley (2013, p. 12) écrit sur les contestations juridiques impliquant un parc de la ville canadienne de Victoria dans lequel des SDF ont installé des abris est ici particulièrement éclairant : « Comparer les différentes manières de concevoir le parc, c’est révéler le clash entre une perspective en termes de droits et une perspective policière. Pour les fonctionnaires de Victoria, le parc est un espace municipal, détenu en toute propriété pour le public dans le but d’améliorer le bien-être de la population générale […]. Ils considèrent que […] les sans-abri sont engagés dans la privatisation d’une ressource publique… [Pour les opposants au règlement, les parcs] sont des espaces politiques dans lesquels les identités politiques sont constamment en formation, pour le meilleur ou pour le pire ». Ces compréhensions alternatives de la nature des lieux indiquent que des droits distincts sont attribués aux différentes populations qui occupent le parc, et dont les observateurs se font une idée abstraite en supposant que tout ce qui doit être connu à propos d’une personne est évident et déjà exposé. Ainsi, tant dans les parcs que dans les cafés, les stratifications de classe et de race du capitalisme et la domination bourgeoise inhérente à ce dernier ne sont jamais loin de la scène. Ces stratifications ont un long héritage historique, avec des origines dans l’institutionnalisation précoce des préceptes normatifs du capitalisme, comme la nécessité du travail et les dangers de l’oisiveté. En dépit de la nature mondialisée, automatisée et spécialisée du travail aujourd’hui, l’éthique protestante étudiée par Weber continue de se propager, jusque dans les Starbucks et autres cafés. Le juriste Jonathan Simon établit un lien explicite entre cette éthique et la loi de criminalisation de l’oisiveté : « L’un des éléments clés du travail culturel associé à la phase d’accumulation primitive du capitalisme en Europe […] était la stigmatisation et la criminalisation de l’oisiveté des classes populaires (elle-même une construction de la normalisation du travail salarié quotidien, par opposition au système de travail et de loisirs épisodiques associés aux économies agricoles de subsistance). La construction de l’oisiveté, non seulement comme problème moral individuel, mais aussi comme menace pour la sécurité publique, a laissé une marque durable sur nos lois pénales et sociales jusqu’à aujourd’hui, sous la forme de lois contre l’occupation prolongée de l’espace public (loitering laws) et à travers les efforts constants pour lier l’aide aux pauvres aux exigences du travail »  (16). Dans un registre légal, l’oisiveté peut se transformer en « flânage » (loitering)  (17), contre lequel il existe donc des lois spécifiques. Mais que signifie exactement le flânage, le fait de traîner (to loiter) ?

25Le flânage peut être un délit, codifié par de nombreuses lois, principalement locales, mais qui comporte cependant de multiples ambiguïtés. Jonathan Simon identifie plusieurs des contradictions inhérentes au délit de flânage et écrit : « Dans les années 1960, tandis que les tribunaux ont aboli de nombreuses loitering laws, ils l’ont fait sur des bases vagues (ils ne donnaient pas suffisamment de conseils à la police ou aux citoyens sur la manière d’éviter les sanctions) plutôt que sur l’affirmation d’un droit de vivre sans moyen de subsistance visible » (ibid.)  (18). Le fait de disposer d’un moyen de subsistance visible apporte apparemment plus que la simple capacité de survivre, et semble également démontrer que l’existence d’une personne a un but. Ce glissement de la survie et des moyens vers la finalité aide à donner un sens à une définition légale de l’acte de flânage qui le détermine comme le fait pour une personne de « rester en un lieu quelconque sans but apparent »  (19).

26Les discussions et les définitions juridiques du loitering mettent généralement en évidence plusieurs questions pertinentes – le prétendu manque de but, le temps que la personne passe (sans but précis) dans l’espace public ou le lieu d’affaires, et l’attitude affichée à l’égard des éventuelles remontrances des forces de l’ordre invitant à « circuler ». Il est clair que les autorités disposent d’une grande marge de manœuvre pour déterminer qui – et dans quelles circonstances – est un « traînard » (loiterer). D’autant plus qu’il n’existe pas de méthode évidente pour établir, sur un continuum sans faille, l’évolution du comportement du flâneur vers celui du désœuvré, de celui du traînard vers celui du fauteur de trouble ou du criminel. Comment une personne peut-elle alors jauger dès le départ la finalité du comportement d’une autre ? À partir de combien de temps cela devient-il trop long de rester à un endroit ? Et quelle est, dans les termes que nous avons déjà introduits, la différence réelle entre l’oisiveté bénigne des occupants d’endroits comme la place Rittenhouse Square et l’acte (éventuellement) criminel de flânage ?

27S’il est difficile de discerner et de prévoir ces variations entre l’oisiveté, le flânage ou la nuisance dans un parc public, ce l’est d’autant plus à l’intérieur d’une entreprise commerciale privée. Le caractère intentionnel, si ce n’est la poursuite d’un but ciblé, semble être une condition sine qua non pour pénétrer dans des établissements commerciaux : ceux qui s’y rendent sont là précisément pour acheter (ou envisager d’acheter) les biens ou services offerts. Mais sont-ils bien là pour cela ? Nous avons déjà rencontré de nombreuses définitions contradictoires du terme customer qui devraient, à tout le moins, nous rendre incertains quant au comportement attendu de la part desdits clients ; par exemple, des établissements comme les pubs semblent avoir de multiples usages, comme offrir un espace pour se détendre, se défouler ou même se saouler  (20).

28Et le café, avec sa longue histoire de débats et de disputes politiques bourgeoises (devenant parfois violentes, comme nous l’avons vu), est clairement un établissement commercial d’un genre particulier. Ce caractère distinctif se maintient encore aujourd’hui ; un journaliste économique a réagi avec surprise à l’incident survenu chez Starbucks, en mentionnant à l’antenne qu’il pensait que « le flânage [était] le modèle économique de Starbucks »  (21).

29Si l’on s’arrête pour considérer à quel point il est contre-intuitif de prétendre que le flânage est un modèle commercial, il devient évident que cela n’est possible que s’il y a un nombre suffisant de « non flâneurs » dans le mélange ; au moins une partie des occupants du café doit-elle consommer du café, et cela suffisamment pour que l’entreprise puisse faire des bénéfices et rester en activité dans l’économie capitaliste.

30Je soutiens que c’est dans cet espace conceptuel et pratique ouvert entre flânerie et profit que les contradictions d’espaces comme Starbucks se manifestent pleinement. Et que c’est aussi là que l’intersection du racisme et du capitalisme contemporain aux États-Unis se manifeste avec le plus d’acuité. Avant la mise en place de la politique « sans obligation d’achat » annoncée par la société Starbucks suite à l’incident, certaines personnes (principalement des blancs) pouvaient s’asseoir et s’asseyaient au Starbucks pendant des heures, sans rien commander, et utilisaient les toilettes sans rencontrer de scepticisme ou de résistance de la part des employés, et encore moins de la police. Mais l’incident de Philadelphie a révélé que d’autres individus (dans ce cas, noirs) pouvaient arriver, se comporter de manière identique et être rapidement invités à partir ou même, à l’extrême, arrêtés. La différence, pourrait-on dire, dépendait du fait que la personne était reconnue comme étant existentiellement (plutôt qu’activement et manifestement) un « client » ou un « traînard », selon son appartenance sociale ou ethnique.

7. Que signifie « être de la classe moyenne » ?

31La société blanche américaine a toujours été dans le flou concernant les Afro-Américains de classe moyenne et leurs quartiers, et Philadelphie ne fait pas exception. Par exemple, au cours de la tristement célèbre controverse ayant impliqué le groupe MOVE en mai 1985, à l’issue de laquelle la police a largué des explosifs sur le toit d’une maison mitoyenne dans l’ouest de Philadelphie, déclenchant un incendie qui a tué onze personnes et détruit deux pâtés de maisons, le journal local The Philadelphia Inquirer s’est battu pour caractériser le quartier afro-américain dans lequel se trouvait la maison. Dans un article, il fut d’abord appelé un « quartier populaire » (working-class neighborhood). Dans un autre, quelques jours plus tard, il fut qualifié de « quartier ouvrier traditionnel ». Quelques jours plus tard encore, le quartier a connu une mobilité ascendante, étant décrit comme un « quartier de classe moyenne », et la rue dans laquelle se trouvait la maison abritant MOVE était décrite comme un « bloc de maisons mitoyennes […] d’enseignants, infirmières, concierges, policiers qui ont travaillé dur pour entrer dans la classe moyenne ». Cependant, le 15 mai, le lendemain de l’incendie, la rue détruite a connu une mobilité descendante, et a été renommée comme « ce qui avait été auparavant un ensemble de maisons mitoyennes ordinaires dans un quartier populaire stable de l’ouest de Philadelphie » (Wagner-Pacifici, 1994, p. 66).

32Avec ces caractérisations instables des quartiers essentiellement noirs s’ajoutent celles des individus noirs eux-mêmes. Elijah Anderson soutient que la société blanche dominante a une idée préconçue des Afro-Américains, à savoir qu’ils sont essentiellement liés à un type de quartier spécifique, malgré leurs origines individuelles particulières ou leurs situations actuelles. Anderson nomme « ghetto emblématique » (iconic ghetto) ce supposé « quartier par défaut ». Selon lui, les Afro-Américains confrontés à cet arrière-plan toujours présent du « ghetto emblématique » qui impose son identité globale souffrent d’un « déficit de crédibilité » : « Malgré leur reconnaissance croissante dans la conscience de la société en général, les membres de la classe moyenne noire peuvent être rendus presque invisibles par le ghetto emblématique. Les policiers, les chauffeurs de taxi, les propriétaires de petites entreprises et d’autres membres du grand public considèrent souvent la peau noire d’une personne comme un “statut principal” qui supplante son identité de citoyen ordinaire respectueux des lois. Selon la situation immédiate, ce traitement peut être temporaire ou persistant, tout en indiquant avec force l’ambiguïté inhérente du statut public de la personne noire anonyme » (Anderson, 2015, p. 12.). S’il est vrai que ce « statut principal » par lequel les Afro-Américains sont catégorisés et perçus est lié à leur couleur de peau, et que, comme le soutient Anderson, ce statut est dominé par l’image du ghetto emblématique, alors pour eux l’étiquette de classe moyenne reste insaisissable et doit être activement et continuellement prouvée. Si tel est le cas, les seuls « clients » noirs dans les Starbucks sont ceux qui font des achats de manière active. Il reste à voir si et comment la nouvelle politique mise en place par Starbucks modifiera cette exigence particulariste et asymétrique.

Conclusion

33Il existe littéralement des dizaines de milliers de cafés aux États-Unis (en 2015, il y en avait 31 490, selon Statista  [22]). Qu’est-ce qui, dans le cas de Starbucks en particulier, met en évidence de façon si intense et paradoxale toutes ces questions liées à l’espace social, la race, la classe, le capitalisme, la civilité et l’identité ? Si Starbucks semble attirer une part considérable de l’attention et de la critique politico-culturelle  (23), c’est peut-être parce qu’il est si omniprésent, si générique, si facilement transposable et tellement familier dans le paysage ; les tensions de la vie sociale, politique, économique et raciale contemporaine le suivent à travers ce vaste terrain.

34Est-ce une coïncidence si deux autres controverses, moins bien documentées, impliquant des Starbucks basés à Philadelphie, se sont produites dans les dix-huit mois qui ont suivi l’incident initial du Starbucks de Rittenhouse Square ? Ces deux controverses ont eu lieu en mars 2019, à l’occasion du premier anniversaire de l’incident de ce dernier.

35La première concernait un Starbucks situé dans le même quartier que le Broad Street Ministry, une église qui nourrit et héberge les sans-abri en hiver. L’église et le café avaient entretenu d’assez bonnes relations pendant plusieurs années, si bien que lorsqu’un groupe de bénévoles et de sans-abri rattaché à l’église a découvert un matin que presque toutes les tables et les chaises avaient été enlevées du café (il ne restait que la banquette de la fenêtre et quelques tables hautes), ils y ont vu l’indice que les sans-abri n’étaient plus les bienvenus pour venir y passer du temps (traîner ?) comme ils en avaient l’habitude. Alors que le Starbucks affirmait que le retrait du mobilier était un test pour faire face à des situations récentes de surpeuplement du café, un habitant du quartier en a tiré une autre signification, reliant ce geste à l’incident précédent : « Starbucks a dit : “Tout le monde est le bienvenu. Après cet incident, nous ne voulons repousser personne ; vous n’êtes pas obligé d’acheter”. Apparemment, les gens ont pris cela à cœur, peut-être trop, donc ils essaient maintenant de trouver un moyen plus naturel de dissuader les gens » (ibid.). Y a-t-il un moyen naturel de dissuader les gens ? Et quelles personnes pourraient-elles être plus facilement dissuadées dans ces circonstances ?

36Le deuxième incident concernant – après l’évènement de Rittenhouse Square – un Starbucks de Philadelphie, a fait surgir le spectre d’une privatisation de l’espace public. Il portait sur le projet annoncé de construire un petit kiosque pour la vente de café à Dilworth Park, la place récemment restaurée devant l’hôtel de ville de Philadelphie. En soi, cette privatisation d’une partie de l’espace de Dilworth Park n’était pas sans précédent – une patinoire y porte le nom de son sponsor, un cabinet local de médecins –, mais elle a été vécue comme une provocation par les quelques 5 000 citoyens qui ont signé une pétition pour en arrêter la construction : « Ce qui a poussé beaucoup de gens à signer, ce n’est pas le kiosque lui-même, qui aura à peu près la taille d’un container, mais plutôt le nom de l’entreprise qui sera apposé sur sa façade : Starbucks. Certains s’opposent à donner une place de choix à cette marque mondiale omniprésente, alors que Philadelphie abrite d’excellents torréfacteurs locaux. D’autres pensent que l’entreprise devrait être bannie en raison de l’incident de profilage racial survenu au printemps dernier dans un Starbucks du centre-ville. Beaucoup, cependant, en ont tout simplement assez de voir le commerce s’installer dans un espace public qui est censé servir de salon à la ville »  (24). Si la gestion et le financement du kiosque sont des questions complexes, le fait de mettre en avant Starbucks comme le café de choix pour occuper le plus public des espaces comprenant le City Hall était troublant et dérangeant. Il est clair que sur ces questions, les ironies et les contradictions abondent dans l’Amérique contemporaine. Qu’est-ce qui est public et qu’est-ce qui est privé ? Qu’est-ce qui relève du commerce et qu’est-ce qui est gratuit ? Qui est bienvenu dans de tels espaces et qui en est banni ou rejeté ? Comme nous l’avons suggéré précédemment, dans ce cas, l’équivalence supposée du « tiers-lieu » à un espace sûr (safe space) est rapidement contredite par l’arrestation des deux hommes – pour s’être assis sans consommer. Ainsi, la valence et la teneur des espaces oscillent à une vitesse vertigineuse en fonction de la façon dont les indices sur l’identité d’une personne s’alignent.

37Nous revenons ainsi à notre premier cas d’origine, celui du Starbucks de Rittenhouse. En plus d’être discriminatoire, injurieux et raciste, l’épisode du 12 avril 2018 dans ce lieu était profondément ironique, au sens où il expose les lacunes et les contradictions dans l’analyse sociohistorique de la nature des cafés. Par exemple, il est extrêmement ironique que cette expérience de violence dans un café du XXIe siècle n’ait pas été le résultat d’idées insurrectionnelles ou de programmes révolutionnaires qui y auraient vu le jour, comme le prétendait Cowan ; ni le résultat d’un discours critique démocratique bourgeois émergent qui aurait fait l’objet de débats, comme le voudrait Habermas. C’était le résultat d’un acte fondamentalement erroné de maintien de l’ordre et de criminalisation d’une réunion d’enthousiastes entrepreneurs capitalistes  (25) ! Mais il se trouvait que les entrepreneurs étaient noirs  (26).

38C’était aussi ironique dans le sens où la réunion devait rassembler plusieurs personnes pour une conversation en face-à-face, contrairement aux modes d’occupation plus habituels des Starbucks où les personnes restent assises seules avec leur ordinateur ou leur téléphone, des écouteurs sur les oreilles pendant qu’elles tapent sur leur clavier, écoutant de la musique ou regardant des vidéos. À l’extrême opposé de l’espace habermassien de discours et de débats littéraires et politiques des XVIIe et XVIIIe siècles, les personnes vont maintenant dans les cafés pour ne pas se parler  (27). Et plutôt que de rechercher l’accessibilité aux autres en tant qu’interlocuteurs ou compagnons d’infortune, les clients de Starbucks recherchent le wifi et les toilettes. Le flux des communications est donc largement tourné vers le dehors et le virtuel plutôt qu’il ne circule en interne en temps réel et en face-à-face. Le café en tant que lieu de médiation généralisée et pluraliste entre les individus, et entre les segments sociaux et politiques de la société, est historiquement pertinent et déterminant, comme le rappelle Cowan (2005, p. 191) : « Les cafés ont prospéré parce qu’ils offraient un espace social dans lequel les différentes parties de la société urbaine pouvaient communiquer entre elles par le biais de médiations aussi diverses que la parole, l’écrit, l’imprimé et, bien sûr, l’argent et le crédit ». Néanmoins, une analyse de leur rôle et de leurs capacités doit tenir compte à la fois de la disponibilité de ces différentes médiations et de distinctions entre elles. La parole et l’argent sont tous deux des médiations d’échange, mais ils fonctionnent et importent de manières très différentes pour une variété de personnes, comme le montre cet article.

39Enfin, l’ironie ultime est peut-être que l’incident du 12 avril 2018 au Starbucks de Rittenhouse Square soit devenu un événement qui ait forcé une transformation de la structure même de l’espace et de sa condition sociologique. L’identité de « client » englobe désormais par définition tous ceux qui visitent Starbucks. En outre, certains témoins de l’incident du 12 avril sont devenus des militants du changement social, étendant la scène publique du profilage racial et de sa critique bien au-delà des quatre murs du café  (28). Ainsi, malgré lui, le café Starbucks du XXIe siècle est peut-être devenu une sphère publique habermassienne où les débats sur les questions d’actualité peuvent forger de nouvelles identités sociales, formations et alliances politiques. Le temps nous le dira.

40Traduit de l’anglais par Mathieu Berger et Sarah Van Hollebeke.

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    • Klinenberg, E. (2018). Palaces for the People: How Social Infrastructure Can Help Fight Inequality, Polarization, and the Decline of Civic Life. New York: Penguin Random House.
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Date de mise en ligne : 20/07/2021

https://doi.org/10.3917/lps.211.0027

Notes

  • (1)
    Cet article est la traduction du texte inédit « Habermas in Starbucks ». Les coordinateurs du présent dossier et traducteurs du texte remercient l’auteure pour sa confiance.
  • (2)
    Danny Clemens, « Philadelphia Starbucks arrests: What a witness says happened ». URL : http://6abc.com/what-a-witness-says-happened-during-phila-starbucks-arrests/3342444/, 14 Avril 2018 (consulté en août 2018). Bien que les hommes n’aient pas été inculpés, la raison invoquée pour l’arrestation, à savoir la violation de propriété (Trepassing), est un crime en Pennsylvanie comme dans d’autres États. Voir le code de la Pennsylvanie, Title 18 – Crimes and Offenses Section 3503. Comme dans de nombreux autres États, cette loi indique qu’« une personne commet une infraction si, sachant qu’elle n’est pas autorisée ou privilégiée à le faire […] entre, gagne l’entrée par subterfuge ou reste subrepticement dans un bâtiment ou une structure occupée ou dans une partie de celui-ci sécurisée ou occupée, entre et reste sur la propriété ». URL : http://www.legis.state.pa.us/cfdocs/legis/LI/consCheck.cfm?txtType=HTM&ttl=18&div=0&chpt=35&sctn=3&subsctn=0
  • (3)
    Clemens, ibid.
  • (4)
  • (5)
    Voir la définition de « customer, n. », Oxford English Dictionary Online, consulté en septembre 2019, Oxford University Press.
  • (6)
    Pour ces interactions sociales, les bibliothèques publiques, plus que les cafés et restaurants, occupent une place de choix (au sens propre et au sens figuré) dans le récent livre d’Eric Klinenberg, 2018, Palaces for the People: How Social Infrastructure Can Help Fight Inequality, Polarization, and the Decline of Civic Life, New York, Penguin Random House.
  • (7)
    Philadelphia 2018. The state of the city, The PEW Charitable Trust Report, Avril 2018. URL : https://www.pewtrusts.org/en/research-and-analysis/reports/2018/04/philadelphia-2018-the-state-of-the-city
  • (8)
    Pour une discussion sur les partenariats publics et privés qui gèrent aujourd’hui la plupart des parcs publics, voir le livre de John Krinsky et Maud Simonet, 2017, Who Cleans the Park? Public Work and Urban Governance in New York City, The University of Chicago Press.
  • (9)
    Bien qu’il soit intéressant de noter que l’un est emblématique en raison de son caractère unique et de sa localisation (Rittenhouse Square), et l’autre en raison de sa répétition et de son omniprésence.
  • (10)
    La population de Philadelphie en 1960 (l’année avant la parution du livre de Jacobs) était de 2 002 512 habitants, dont 529 240 Afro-Américains. URL : https://www.census.gov/population/www/documentation/twps0076/twps0076.pdf
  • (11)
    N.d.T : le terme de idler peut se traduire par « désœuvré » ou « oisif » lorsqu’il désigne un nom selon le contexte et l’individu visé, ou par « inoccupé » quand il est employé comme adjectif.
  • (12)
    En fait, le 31 mai 2018, Anderson lui-même a écrit un article sur l’incident pour le Philadelphia Inquirer, dans lequel il présente son concept de la « canopée cosmopolite » : « Starbucks arrests a rip in the ‘cosmopolitan canopy’ ». URL : http://www.philly.com/philly/opinion/commentary/elijah-anderson-starbucks-arrests-a-rip-in-the-cosmopolitan-canopy-commentary-20180531.html
  • (13)
    Comme l’écrit E. Anderson (2015, p. 13) : « This performance can be as deliberate as dressing well and speaking in an educated way or as simple as producing an ID or a driver’s license in situations in which this would never be demanded of whites ».
  • (14)
    Il existe une riche littérature en sociologie qui analyse les conditions normatives de la consommation de marchandises au sein du capitalisme. En remontant jusqu’à Georg Simmel et Thorsten Veblen, et en incluant les travaux de Pierre Bourdieu, Viviana Zelizer, Frederick Wherry et Rachel Sherman, les questions de consommation différentielle, de variabilité des prix et de caractérisation sociale de ces prix, de consommation ostentatoire, de distinction, et d’anxiété morale, ont été théorisées de manière féconde.
  • (15)
    Randall Collins (2000, p. 17-43) propose une analyse intéressante, bien que volontairement provocatrice, de cet état des lieux dans son article « Situational Stratification: A Micro-Macro Theory of Inequality » : « Ironically, as black Americans differentiate across the class structure, the fact that class distinctions are not publicly recognized contributes to lumping all black people into a single, ritually excluded category. […] Black Americans would probably be better off today if there were more class consciousness; class categories could help dissolve the racial category and make this categorical exclusion and discrimination more difficult in the ritual dynamics of everyday life ».
  • (16)
    Communication personnelle de Jonathan Simon, 24 Mai 2018.
  • (17)
    N.d.T. : en français, « flânerie » est neutre ou positif, alors que le « flânage » (Québec) prend un sens négatif.
  • (18)
    Simon (2018) évoque également les conséquences de ces contradictions pour le système pénal américain : « Interestingly our penal system seems to have bifurcated on this. Inside prisons we make relatively little effort to prevent prisoners from being idle (a product in large part of the late 19th century movement against prison labor led by free workers) and the late 20th century drive to mass incarcerate which has turned prisons into storage facilities, while we still treat the lack of employment as a crime risk (explicitly so in many of the actuarial models set up to predict recidivism) ».
  • (19)
    Cette définition du flânage est celle qui a été retenue par une ordonnance de la ville de Chicago de 1992 interdisant aux « membres de gangs de rue criminels » de vagabonder en public. Il est important de noter que cette ordonnance a été invalidée spécifiquement pour des raisons d’imprécision dans l’affaire de la Cour suprême (City of Chicago v. Morales, 687 N.E.2d 53, 57-58 (III. 1997), aff’d, 527 U.S. 41 [1999]). Pour une analyse des lois sur le flânage en général, voir Andrew D. Leipold, 2001, « Targeted Loitering Laws », University of Pennsylvania Journal of Constitutional Law, p. 474.
  • (20)
    Merci à Jim Miller pour ces éclairages sur les nombreuses fonctions des pubs.
  • (21)
    Cenk Uygur, The Young Turks, 16 Avril 2018. https://www.youtube.com/user/TheYoungTurks
  • (22)
  • (23)
    Un récent article du Philadelphia Inquirer sur une autre controverse concernant Starbucks (voir ci-dessous), souligne le fait que d’autres entreprises commerciales ont été plus strictes et claires sur leurs critères d’entrée et d’occupation : « The Wendy’s at 11th and Walnut Streets has at least four signs, forbidding loitering, invoking a 20-minute limit on dining and reminding visitors who wish to sit that a purchase is required. At Front and Girard, the text on a “no loitering” sign is almost as large as the McDonald’s lettering that sits along the roof line. There, a 30-minute limit on dining is attended by a posted warning that “this business is closely monitored by the 26th Police District” – and blocking the entrance could be grounds for arrest ». Voir : Samantha Melamed, « Starbucks and the Homeless: How Warm a Welcome? », Philadelphia Inquirer, A1, A6, 5 mars 2019. URL: https://www.inquirer.com/news/starbucks-philadelphia-homeless-store-design-tables-chairs-bathrooms-20190305.html
  • (24)
    Voir : Inga Saffron “Anger Brews Over Coffee Kiosk,” C1, C2, Philadelphia Inquirer, 15 mars 2019. URL: http://digital.olivesoftware.com/olive/ODN/PhiladelphiaInquirer/Default.aspx
  • (25)
    Habermas (1992 [1962], p. 28) fait le même constat lorsqu’il précise les confusions et les combinaisons impliquées dans la connotation d’« être humain » au sein du capitalisme : « To the degree to which commodity exchange burst out of the confines of the household economy. […] The status of private man combined the role of owner of commodities with that of head of the family, that of property owner with that of “human being” per se ».
  • (26)
    Avec son concept de sphère civile, Jeffrey Alexander (2006, p. 54) interpréterait cette méconnaissance comme une preuve de la résistance des idées sur – et de codes culturels concernant – la pureté et le danger : « Binary codes supply the structured categories of pure and impure into which every member or potential member, of civil society is made to fit. It is in terms of symbolic purity and impurity that centrality is defined, that marginal demographic status is made meaningful, and high position understood as deserved or illegitimate ».
  • (27)
    Merci à Chris Bale de nous avoir signalé cette caractéristique de Starbucks.
  • (28)
    Michelle Saahene, une Afro-Américaine qui a filmé l’arrestation des deux hommes dans le Starbucks, et une femme blanche, Melissa DePino, autre témoin qui a tweeté la vidéo, se sont associées et ont créé une organisation appelée From Privilege to Progress pour dénoncer le privilège des Blancs aux États-Unis. Cette vidéo a été visionnée (à la date d’août 2019) plus de 13 millions de fois sur Twitter uniquement. Voir : Valerie Russ, « An unlikely outcome of Starbucks: Kindred spirits and a social media campaign ». URL : http://www.philly.com/philly/news/starbucks-video-bias-training-melissa-depino-michelle-saahene-from-privilege-to-progress-20180525.html, publié le 25 mai 2018.

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