Notes
- (1)Le site internet d’un collectif d’habitants éponyme créé en 1999 justifie cette dénomination par la présence ancienne du théâtre de l’Alhambra. Voir http://www.comitealhambra.be/, page consultée le 19/7/2018.
- (2)Après de nombreux échanges de mails, des pétitions, la participation à des réunions, etc., des mesures ont été prises par la police et le bourgmestre pour y répondre : sur la dizaine de bars du quartier, trois ont été fermés définitivement. Dès 2009, des sens interdits et des blocs de béton ont été installés.
- (3)Cf. lettre du comité Alhambra interpellant l’Espace P, association de service aux personnes prostituées, sur la distribution d’une brochure d’information sur la prostitution (octobre 2010).
- (4)Deux hommes et sept femmes ont été sélectionnés sur la base de leur ancienneté de résidence dans le quartier, et contactés en passant par des associations locales. Chaque session a duré entre 1 h et 2 h 15. Nous avons aussi mené nos propres observations des espaces publics et de réunions d’habitants.
- (5)Logements destinés à accompagner des ménages en situation de précarité et visant à favoriser leur transition vers un logement stable.
- (6)Cet article est une réédition d’un article publié dans la revue Metropolitiques en 2018. URL : https://metropolitiques.eu/De-l-autre-cote-du-trottoir-perceptions-de-la-prostitution-entre-reprobation-et.html
- (7)Pour plus de précisions sur la notion d’« insupportable » comme « fatigue d’être avec », voir : Breviglieri, M. (2009). L’insupportable. L’excès de proximité, l’atteinte à l’autonomie et le sentiment de violation du privé. In M. Breviglieri, C. Lafaye, & D. Trom, (dir.), Compétences critiques et sens de la justice. Paris : Economica.
- (8)Dans son œuvre sur les « passages » de Paris, Walter Benjamin analyse la notion de « flâneur » employée dès la fin du XIXe siècle pour désigner les « poètes et les intellectuels » qui parcourent la ville moderne en se laissant guider par le hasard des rencontres et circonstances. Au début du XXe siècle, malgré l’émergence de la figure de la travailleuse respectable qui est libre de se mouvoir en ville, les femmes sont encore largement reléguées à la sphère domestique. Elles n’auraient pas d’autres raisons de séjourner seules dans les rues, sinon pour y mener des achats et fréquenter des commerces en journée. Contrairement aux hommes pour qui cette posture de flâneur étaient valorisées, les flâneuses dans l’espace public risquaient d’être perçues comme prostituées. La « femme public » était encore souvent entendue dans un sens péjoratif et rabaissée à ses mœurs légères. Cf. Buck-Morss, S. (1986). The Flaneur, the Sandwichman and the Whore : The politics of loitering. In New German Critique, n°39, 99-140.
- (9)En 2017, un nouveau « Règlement de lutte contre les nuisances dans le quartier Alhambra et alentours » est adopté et sanctionne tout autant le « racolage » que les clients. Il stipule l’interdiction « de rouler à une allure anormale sans raison valable », « de faire savoir par des paroles, des gestes, des attitudes ou des signes que des actes sexuels sont proposés contre rémunération », et interdit la prostitution dans près de 80 rues de la commune. Voir https://www.bruxelles.be/sites/default/files/bxl/Alham-bra_0.pdf, consulté le 19/07/2018.
1À Bruxelles, entre la sortie du métro Yser et le Théâtre royal flamand, cinq ruelles bordées d’hôtels, de bars et d’appartements forment ce que ses habitants appellent le quartier « Alhambra (1) ». Dans ce quartier attenant à la « petite ceinture », sorte d’autoroute urbaine, prostituées, usagers et résidents partagent les trottoirs. Comme dans d’autres pays européens, la prostitution de rue connaît en Belgique, depuis le XIXe siècle, un traitement politique qui vise à en réduire la visibilité dans l’espace public et à en contraindre la localisation le long de grands boulevards (Chaumont & Machiels, 2009). Une petite dizaine de résidents, fatigués des « nuisances » liées à cette activité, ont sollicité durant une dizaine d’années les services communaux (2). Ils se plaignent du « carrousel de voitures » (3) en soirée, du « cliquetis des talons aiguilles », du « caquètement » des prostituées « durant leur attente des clients » et de la « saleté » provoquée par les préservatifs usagés, les seringues, les urines, qui contribueraient à l’image négative du quartier. Ainsi, « le corps de la prostituée ne se contente plus d’occuper un lieu mais le contaminerait », le souillerait également (Sanselme, 1995, p. 114). L’incivilité des prostituées et de leurs clients et l’atteinte à la tranquillité publique sont-elles, dès lors, les seules explications au rejet de ces femmes ? Les prostituées semblent déshumanisées et mises à distance par les résidents. Leur simple présence dans la rue ne paraît jamais légitime, quelle que soit l’intensité des troubles sonores qu’elle produit, et elle pose la question de la manifestation « du corps et du désir dans l’espace public » (Barbisch & Pattaroni, 2014).
2Au cours d’une enquête menée en 2013 sur une période de trois mois, j’ai interrogé une dizaine d’habitants sur les ambiances de ce quartier (4). Cinq femmes ont abordé la présence des prostituées et la façon dont leur rapport au quartier s’en trouvait affecté. Naïma et Nada, Belges de parents marocains, y habitaient depuis leur naissance. Émilie, âgée d’une quarantaine d’années, habitait avec sa mère et ses enfants dans un appartement supervisé (5) depuis plus de neuf ans. Enfin, Yousra, d’origine nord-africaine et âgée d’une vingtaine d’années, habitait un logement social à proximité et participait aux activités de la maison de jeunes du quartier. À l’exception de cette dernière, j’ai accompagné ces femmes durant un parcours routinier entre leur logement et les espaces publics, pour y observer les « modalités sensibles d’ajustement » (Breviglieri & Trom, 2003 ; Thibaud, 2001) de leurs conduites en public.
3À travers leurs récits, j’explore l’embarras que suscite en elles l’identification de la prostitution dans les rues à proximité de leur logement. Comme l’écrit Céline Bonicco-Donato (2016, p. 119-120) : « L’embarras se présente comme une émotion survenant chez l’acteur lorsqu’il a perturbé le cours de l’interaction, ou chez les autres personnes présentes lorsqu’elles voient leur propre définition de la situation vaciller, suite à l’infraction commise par un tiers ». Et Goffman (1974, p. 88) définit l’embarras comme un « rapport avec le personnage que l’on se taille devant ceux dont on ressent la présence à un moment donné ». Dans cet article (6), je montre que cette gêne, lorsqu’elle est répétée, peut devenir « insupportable » et générer une « fatigue à vivre ensemble » (Breviglieri, 2009) (7). Ces situations provoquent des réactions émotionnelles et affectives ambivalentes, qui orientent les manières de se comporter et de « naviguer » dans le quartier (Tavory, 2016).
1. Une proximité éprouvante : invasion et intrusion
4En première approche, la visibilité des prostituées sur les trottoirs alimente chez certaines un sentiment d’invasion d’un espace de vie. Naïma, une mère d’une cinquantaine d’années, témoignait : « C’est depuis une dizaine d’années que les prostituées ont vraiment envahi le quartier. C’est la catastrophe depuis qu’ils ont réaménagé le quartier de la gare du Nord ! Les femmes ont dû le quitter et elles sont venues ici ». Ce sentiment est couplé à celui d’une intrusion dans son environnement immédiat, qu’elle considérait comme soudaine et massive. Cette proximité est éprouvante parce qu’elle pèse sur le sentiment d’appartenance et d’ancrage au quartier (Stavo-Debauge, 2003). Cette impression est alimentée par leur présence quotidienne et par l’augmentation de leur nombre, et dès lors de leur visibilité, pendant la nuit. Au début du parcours que nous entamons, cette habitante me dit : « Voilà, tu vois… ça ? », accompagnant sa question d’un regard vers trois jeunes filles qui se trouvent au coin de sa rue ; « C’est juste derrière chez moi. […] Et quand je vois qu’elles sont toutes jeunes, moi je suis choquée […] et le soir c’est encore pire ! S’il y en a quatre durant la journée, il y en a vingt la nuit sur une rue, et elles sont dans des tenues… ». Avant ce parcours, elle décrivait : « Si vous passez là, la nuit, vous allez être choquée [par leur nombre, leur apparence et leur conduite]. Elles sont toutes à faire des gestes d’appel en poussant des cris. Il y a des automobilistes qui font la file, qui s’arrêtent. »
5Les signes d’invitation et de disponibilité à l’échange sexuel que ces femmes exhibent délibérément et sans gêne apparente, à travers leur tenue et leur posture d’attente indispensables à l’exercice de leur activité, contribuent à ce qu’elles soient reconnues et catégorisées comme prostituées. La vue de la prostituée, qu’elle soit en interaction avec ses clients ou que cette interaction soit imaginée, projetée, semble d’après ces propos attirer inévitablement l’attention des passants, au point de troubler l’« inattention civile » attendue dans un lieu public (Goffman [1963] 2013, p. 74). L’adjectif « choqué », employé à la première et à la deuxième personne, traduirait une volonté de partager cet affect, de susciter l’empathie du visiteur pour se soulager d’une possible culpabilité à ressentir ce trouble moral. L’usage du futur proche (« vous allez être choquée ») montre aussi l’anticipation que fait l’habitante des regards et jugements moraux éventuels de ces visiteurs et la honte que pourrait, par conséquent, ressentir une personne associée à ce milieu. Habitant une rue où les prostituées ne vont pas, Nada, quant à elle, s’estime à distance de ces situations, au point d’en être préservée.
6Les propos de ces habitantes se construiraient donc à l’aune du « reflet » qu’elles se font d’elles-mêmes et de leur environnement devant le(s) partenaire(s) d’une interaction, ici le chercheur extérieur au quartier (Katz, 1999, p. 142). De jour, ou dans des ruelles moins fréquentées, certaines prostituées chercheraient toutefois à atténuer la gêne des passants ou celle que leurs clients pourraient ressentir à être vus en interaction avec elles ; dans ces situations, elles arborent des tenues plus ordinaires et se mettent à déambuler à la vue d’une voiture de police ou de passants, afin de poursuivre leur activité sans attirer l’attention. Par ces attitudes, elles prouvent leur capacité à ressentir l’embarras des passants, ce qui tend à atténuer l’indésirabilité de leur présence. La capacité à ressentir la gêne du passant ou du potentiel client traduit effectivement la « conscience de la profanation des règles cérémonielles et constitue une attitude expiatoire » (Bonicco-Donato, 2016, p. 120).
2. Se montrer indisponible et contrôler les inférences
7L’embarras et la gêne que suscitent ces présences induiraient quelques ajustements (Breviglieri & Trom, 2003) : en parcourant ces rues, les personnes interrogées ne laissent transparaître « aucune réaction », comme l’explique Naïma qui dit y passer en faisant « comme si » les prostituées n’étaient pas là. Dans une rue où se trouve un hôtel de passe, cette habitante, visiblement troublée par l’apparition d’un groupe d’hommes et la présence simultanée de plusieurs femmes en attente sur le trottoir, marque une brève interruption dans son récit. Elle feint une conversation dont l’objet serait la recherche d’un bâtiment : « Le théâtre flamand ? Il est par là ! » me dit-elle en m’indiquant du regard la trajectoire à suivre. Elle prend l’attitude d’une passante ordinaire qui ne prête qu’une faible considération à ce qui l’entoure : regards fugaces et dirigés vers le sol, pas rapide, simulation d’une conversation ; ainsi qu’un engagement sur le mode du plan, comme la recherche d’un bâtiment auquel nous voudrions nous rendre. Ce microévénement observé en marchant nous permet de préciser la nature de cet espace et d’interroger ce que signifie être une femme et séjourner dans ces rues. En effet, la recherche d’un but ciblé semble être indispensable pour les femmes qui y entrent. En restant en mouvement, elles cherchent à paraître indifférentes à ces situations et indiquent, de façon anticipée, leur indisponibilité vis-à-vis des personnes présentes. De la sorte, elles tentent de préserver la « face » de l’autre tout autant que leur propre image. En effet, attendre ou flâner sans hâte ni but apparent (8) dans ces rues lorsqu’on est une femme pourrait être interprété comme un signe de disponibilité ou d’invitation à l’échange sexuel, un acte de « racolage » punit par la loi (9).
8Nos entretiens révèlent que ces ajustements visent d’abord à « contrôler […] sa catégorisation par les autres, en orientant les interprétations qu’ils peuvent faire ou en évitant que certaines inférences possibles soient faites » (Quéré & Bezger, 1992, p. 94). Ces tentatives visent à éviter d’être soi-même considérée comme une potentielle prostituée, ou comme un éventuel client dans le cas des passants masculins. L’usage de pronoms démonstratifs neutres (« ça ») indique le besoin pour la majorité des femmes interrogées de marquer une distinction claire entre elles et les prostituées, de les dépersonnaliser, voire de les déshumaniser. Naïma, pour qui ces rues représentent un « passage obligé » durant la journée, explique avec humour ne jamais y passer à pied la nuit par crainte d’être considérée comme faisant « partie de ce clan ».
9Ce sentiment est partagé par Émilie et sa mère, qui soulignent le risque qu’elles prennent de subir les regards masculins, leurs « remarques mal placées », et d’être « sifflées » par des hommes chaque fois qu’elles se déplacent dans ces rues en étant « bien habillées ». Le simple fait d’être du genre féminin dans ces « espaces sexualisés » suffirait pour être considérée comme prostituée (Tani, 2002) ; ce rapprochement fait peser une menace sur le corps de ces passantes et dévoile leur propre vulnérabilité. Se couvrir d’un foulard, se déplacer en groupe et avancer d’un pas décidé seraient alors des moyens de dérober son corps à ces regards. Émilie, en général accompagnée de sa mère et de sa fille, explique comment se comporter dans ces rues où le corps des femmes est objet d’attention et de désir : « Faut continuer son chemin. Tu regardes pas, tu regardes tes pieds, tu ne réponds pas et tu continues ton chemin ». Le soir, ces rues sont donc évitées et peu fréquentées par les marcheuses rencontrées ; elles préfèrent contourner la zone ou la traverser en voiture.
10Yousra identifie cet espace comme le « quartier des putes » : « Je ne passe jamais là. Pour moi ce n’est même pas le quartier ça. C’est vraiment en dehors. […] quand je viens à Yser [station de métro], je sors toujours de l’autre côté […] j’évite vraiment […] parce que je me dis ce n’est pas l’endroit [où se trouver]. Je n’aime pas passer par là puisqu’une fois je suis passée et j’ai vu des gens que je connais qui passaient par là, qui parlaient. Alors je me dis, je ne préfère pas penser et pas voir tout ça ». Contourner cet espace est donc aussi une manière d’éviter de reconnaître des personnes de son propre entourage parmi les clients potentiels. C’est également une façon d’éviter d’être soi-même soupçonnée d’avoir un comportement déviant en étant vue dans ces rues, et de subir les jugements réprobateurs des voisins ou du groupe familial. En outre, cet espace est perçu comme potentiellement dangereux, en raison des trafics illégaux et activités délictueuses voire criminelles qui y sont projetées par les habitantes interrogées. Si les résidents peuvent parfois contourner ces rues pour ne pas voir ces échanges, ils ne peuvent pas ignorer ces situations. Détourner son regard et se montrer indifférentes ne va pas sans charge morale et peut produire un sentiment de perte de ses valeurs et de soi.
3. De victimes à indésirables : un rejet ambivalent
11Alors qu’à quelques rues de là, la présence de sans-papiers attendant sur le trottoir d’être embauchés pour travailler au noir est tolérée et justifiée par les résidentes comme une réponse à une nécessité de subsistance, celle des prostituées semble en partie réprouvée et représente une menace à la « moralité publique ». Ce rejet oscille entre diverses justifications ambiguës, voire contradictoires. Certaines affirment d’abord leur tristesse et leur compassion vis-à-vis de jeunes filles qu’elles imaginent à la fois innocentes et en souffrance potentielle : des victimes exploitées et embrigadées de force par des réseaux criminels (Mathieu, 2004). Les propos de Naïma sont toutefois révélateurs du caractère équivoque de cette figure de victime qui peut en cacher une autre, moins concevable : « J’ai pitié de ces filles, c’est tout […] je sais que c’est des gens qui n’ont pas choisi ce métier. Ce n’est pas possible ! […]. Quand on me reconduit le soir, moi je suis gênée, alors je dis “ne faites pas attention !” ». De manière paradoxale, le rejet de ces personnes semble motivé par une apparence et des comportements dont elles ne peuvent être tenues pour responsables, en raison de leur état de vulnérabilité. Malgré cette irresponsabilité, la vision de ces femmes en interaction avec leurs clients peut créer la gêne, l’effroi et la sidération chez la passante (Breviglieri, 2009).
12Ces situations d’attente et d’interaction révèlent une réalité peu exprimable qui diffère de l’image stéréotypée qu’elles se font à priori de ces jeunes filles victimes. Si elles ne peuvent se convaincre de leur innocence, elles invoquent alors un principe esthétique et moral. Nada, avec qui nous avons contourné les rues concernées, souligne la difficulté d’y rester en raison de l’image véhiculée par ces situations. Elle estime que « ce n’est pas très beau ». Naïma explique aussi : « Elles ne me dérangent pas spécialement mais je n’aime pas voir cette débauche. Ce n’est pas un exemple pour nos enfants qui passent par là et qui voient ces hommes […] en train de demander “c’est combien ?” ». De telles situations d’échange monétaire sont vues par ces habitantes comme une atteinte à la dignité et à l’image des femmes, et une transgression des rapports qu’elles-mêmes jugent légitimes et moraux entre hommes et femmes. Elles projettent leurs inquiétudes sur leurs propres enfants, dont elles disent craindre qu’ils reproduisent et imitent ces scènes dont ils pourraient être les témoins. L’embarras et l’inquiétude que suscitent la présence de ces groupes de femmes et d’hommes sur la voie publique doit dès lors être comprises dans leur dimension collective, relationnelle et productive (Stavo-Debauge, 2021, p. 340). L’embarras « n’est ni affect individuel, ni la propriété d’un groupe isolé ; il est la qualité sensible du rapport qui oppose plusieurs collectifs dans l’espace public, des collectifs embarrassants faisant face à des collectifs embarrassés » (Kaufmann & Quéré, 2020, p. 29). Oscillant entre compassion et réprobation, pitié, honte et dégoût, ces habitantes se trouvent dès lors dans une posture ambiguë et « moralement difficile à tenir : celle de blâmer des victimes » (Milliot, 2017). Cela se traduit par la mise à distance de ces femmes malgré leur souffrance imaginée, plutôt que par une mobilisation en vue de leur apporter une aide.
4. De la répulsion déshumanisante à la reconnaissance
13Les résidentes moins focalisées sur la question morale que posent ces situations rompent avec cette attitude de mise à distance. Émilie et sa mère ont ainsi développé une interconnaissance avec les prostituées qu’elles voient pendant la journée, et tentent de leur apporter une aide au sein d’associations : « Il y en a qu’on rencontre ailleurs. Nous on les connaît et elles nous reconnaissent. On les a laissées au même niveau que nous, elles nous font la bise, on leur fait la bise ». Cette attention à l’autre revient donc à reconnaître la singularité de ces femmes, à les considérer comme des personnes égales et à les « réintégrer dans une commune humanité » (Sanselme, 1995, p. 116). Émilie et sa mère distinguent toutefois les prostituées de la nuit et celles du jour. Ces dernières sont présentées comme des « habituées », des anciennes, voire comme des habitantes du quartier dont la présence assure une forme de contrôle social pour certaines résidentes ; cette présence fait alors partie de leur routine (Sanselme, 1995). Indésirables pour les uns, ces personnes peuvent aussi devenir, dans certaines circonstances, des alliées dont la présence et la solidarité garantiraient une protection face aux interpellations de certains hommes.
14En accompagnant ces femmes, nous avons appréhendé les épreuves qu’elles traversent lorsqu’elles se déplacent dans leur quartier. Elles tentent de marquer la distinction avec les prostituées afin de pouvoir se déplacer sans attirer l’attention des clients et générer les confusions sur leur identité. La présence des prostituées et leur attitude en attente d’interaction induit chez les habitantes interrogées des réactions émotionnelles ambivalentes, qui créent l’embarras lorsqu’il s’agit de les expliciter : entre pitié et dégoût moral ; entre compassion et réprobation ; entre la tentation d’aller vers autrui ou de s’inquiéter de sa situation et la répulsion pour se prémunir de la souffrance et de l’injustice supposées éprouvées par ces personnes – et ainsi en supporter la simple présence.
15À côté d’engagements qui suivraient une logique de mobilisation sur le mode de la plainte et de l’indignation d’habitants revendiquant la tranquillité du quartier, notre enquête a permis d’esquisser la description d’autres manières de s’accommoder de ces présences qui transforment l’écologie du quartier : d’une part, ce trouble moral aboutit à l’évitement des rues occupées par la prostitution, ou a minima de l’interaction, en se rendant indisponible. Mais d’autre part, ces états où semble prévaloir une forte mise à distance ne sont pas fixes : la rencontre et l’épreuve quotidienne de cette figure d’indésirable en ville peut transformer le geste de répulsion initial en compassion, voire en mobilisation sur le mode de l’entraide, de l’hospitalité et de la solidarité à l’égard de ces travailleuses. Cela implique de dépasser le traitement policier de cette activité qui trouve refuge dans les impasses, coins de rue et interstices urbains et d’ouvrir la réflexion sur sa prise en charge politique et institutionnelle.
Bibliographie
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- Stavo-Debauge, J. (2020). L’expression publique des embarras de la parole religieuse. De bavardages prosélytes en inhibition de la critique, l’invention d’une inédite « méthode de fixation des croyances ». In L. Kaufmann & L. Quéré (dir.), Les émotions collectives. Paris : Éditions de l’EHESS.
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Notes
- (1)Le site internet d’un collectif d’habitants éponyme créé en 1999 justifie cette dénomination par la présence ancienne du théâtre de l’Alhambra. Voir http://www.comitealhambra.be/, page consultée le 19/7/2018.
- (2)Après de nombreux échanges de mails, des pétitions, la participation à des réunions, etc., des mesures ont été prises par la police et le bourgmestre pour y répondre : sur la dizaine de bars du quartier, trois ont été fermés définitivement. Dès 2009, des sens interdits et des blocs de béton ont été installés.
- (3)Cf. lettre du comité Alhambra interpellant l’Espace P, association de service aux personnes prostituées, sur la distribution d’une brochure d’information sur la prostitution (octobre 2010).
- (4)Deux hommes et sept femmes ont été sélectionnés sur la base de leur ancienneté de résidence dans le quartier, et contactés en passant par des associations locales. Chaque session a duré entre 1 h et 2 h 15. Nous avons aussi mené nos propres observations des espaces publics et de réunions d’habitants.
- (5)Logements destinés à accompagner des ménages en situation de précarité et visant à favoriser leur transition vers un logement stable.
- (6)Cet article est une réédition d’un article publié dans la revue Metropolitiques en 2018. URL : https://metropolitiques.eu/De-l-autre-cote-du-trottoir-perceptions-de-la-prostitution-entre-reprobation-et.html
- (7)Pour plus de précisions sur la notion d’« insupportable » comme « fatigue d’être avec », voir : Breviglieri, M. (2009). L’insupportable. L’excès de proximité, l’atteinte à l’autonomie et le sentiment de violation du privé. In M. Breviglieri, C. Lafaye, & D. Trom, (dir.), Compétences critiques et sens de la justice. Paris : Economica.
- (8)Dans son œuvre sur les « passages » de Paris, Walter Benjamin analyse la notion de « flâneur » employée dès la fin du XIXe siècle pour désigner les « poètes et les intellectuels » qui parcourent la ville moderne en se laissant guider par le hasard des rencontres et circonstances. Au début du XXe siècle, malgré l’émergence de la figure de la travailleuse respectable qui est libre de se mouvoir en ville, les femmes sont encore largement reléguées à la sphère domestique. Elles n’auraient pas d’autres raisons de séjourner seules dans les rues, sinon pour y mener des achats et fréquenter des commerces en journée. Contrairement aux hommes pour qui cette posture de flâneur étaient valorisées, les flâneuses dans l’espace public risquaient d’être perçues comme prostituées. La « femme public » était encore souvent entendue dans un sens péjoratif et rabaissée à ses mœurs légères. Cf. Buck-Morss, S. (1986). The Flaneur, the Sandwichman and the Whore : The politics of loitering. In New German Critique, n°39, 99-140.
- (9)En 2017, un nouveau « Règlement de lutte contre les nuisances dans le quartier Alhambra et alentours » est adopté et sanctionne tout autant le « racolage » que les clients. Il stipule l’interdiction « de rouler à une allure anormale sans raison valable », « de faire savoir par des paroles, des gestes, des attitudes ou des signes que des actes sexuels sont proposés contre rémunération », et interdit la prostitution dans près de 80 rues de la commune. Voir https://www.bruxelles.be/sites/default/files/bxl/Alham-bra_0.pdf, consulté le 19/07/2018.