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Article de revue

Heur et malheur des familles confinées en France : une analyse exploratoire de l’expérience du confinement à domicile

Pages 94 à 113

Notes

  • (1)
    Ce collectif est constitué des personnes suivantes, par ordre alphabétique : Pascal Barbier, Myriam Chatot, Bernard Fusulier, Julie Landour, Marianne Le Gagneur, Alexandra Piesen, Sebastián Pizarro Erazo, Bertrand Reau, Valerya Viera Giraldo. Personne de contact pour cet article : Bernard Fusulier (bernard.fusulier@uclouvain.be).
  • (2)
    Sylvain enchaîne ainsi trois plages de 12 heures de travail sur le week-end, lui assurant des horaires de travail mieux rémunérés.
  • (3)
    Enquête qualitative financée par l’Association nationale de la Recherche (ANR) « Fam.Conf », juillet 2020-juillet 2021, et coordonnée par Julie Landour (MCF Paris-Dauphine).
  • (4)
    Bernard Lahire, sociologue : « Chacun est renvoyé à sa condition de classe », ASH Actualités sociales hebdomadaires, publié le 7 avril 2020. https://www.ash.tm.fr/racine/societe/bernard-lahire-sociologue-chacun-est-renvoye-a-sa-condition-de-classe-550592.php
  • (5)
    On peut citer notamment le dispositif Coconel (Coronavirus et confinement : enquête longitudinale), dirigée par Anne Lambert à l’INED), ou l’enquête Camme de l’Insee (enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages).

Introduction

1La pandémie liée au Covid-19 engage les sociétés dans une situation de crise inédite face à un risque majeur pour l’espèce humaine. Sa temporalité est bien connue ainsi que son premier lieu d’apparition, d’abord géographiquement lointain (la Chine), et puis se rapprochant rapidement à travers la densité des circulations mondiales (de personnes et d’objets) et des échanges sociaux, jusqu’à transformer l’expérience quotidienne de milliards d’individus.

2Face à cet événement crisogène de grande ampleur, les gouvernements ont dû prendre des mesures de protection, parmi lesquelles une politique de confinement et de distanciation physique des personnes, en France comme dans de nombreux pays. Pour la majorité des individus, cette politique a consisté en un repli sur un seul espace : leur domicile (ou un autre lieu de résidence). La réponse institutionnelle au risque a ainsi obligé les personnes et les familles à réorganiser leur quotidienneté au sein de cet espace pour s’assurer d’une sécurité minimale et pourvoir à leurs besoins. Cette situation de confinement est quasi expérimentale, et comprendre comment les familles l’ont vécue est un défi de connaissances de prime importance, notamment pour saisir la possibilité de résilience d’une société confrontée à un tel danger sanitaire. Elle souligne en tout cas combien la sphère familiale reste une échelle d’analyse cruciale dans la compréhension des effets de ce choc exceptionnel.

3Plusieurs chercheur·e·s du réseau Articulation des temps sociaux (RT48), de l’Association française de sociologie, se sont réunis dès le début de la pandémie dans un Collectif d’Analyse des Familles en Confinement. Ils et elles ont alors mené une série d’entretiens, avec des mères principalement mais parfois aussi des pères, pour essayer de comprendre qualitativement l’expérience d’un tel événement pour les personnes et leur famille. Si la crise est universelle, son expérience et ses conséquences sont en revanche plurielles et dépendent de nombreux facteurs (sociaux, économiques, culturels, psychologiques, biologiques…). Embrasser l’ensemble des configurations de tels facteurs est impossible, surtout dans une démarche qualitative. Par conséquent, deux critères ont été retenus pour constituer l’échantillon : un critère d’homogénéisation, en portant notre attention aux parents hétérosexuels avec des jeunes enfants à charge (bien conscients que nous nous limitons ainsi aux formes familiales classiques) ; et un critère de diversification, en identifiant des milieux socioéconomiques et culturels variés recouvrant le découpage entre classe populaire, classe moyenne et classe aisée, selon des indicateurs de qualification et de statut professionnel.

4Dix-huit familles vivant en France ont alors été suivies pendant plusieurs semaines à travers des entretiens téléphoniques ou des visioconférences régulières. L’interlocutrice principale a en général été la femme, considérant, comme de nombreuses études le montrent, qu’elle demeure la principale pourvoyeuse de soins et, par conséquent, la personne potentiellement la plus à même de nous informer sur les effets du confinement. Cette entrée génère évidemment un biais et, pour être juste, nous devons signaler que nous travaillons donc prioritairement sur l’expérience du confinement du point de vue des femmes, mères et conjointes. Nous n’avons en effet que rarement capté la parole des hommes, pères et conjoints.

5Chacune des familles a fait l’objet d’un portrait qui synthétisait en quelques pages le cadre de vie, l’organisation de la vie quotidienne et l’expérience avant et pendant le confinement, ainsi que la façon dont les premiers moments du déconfinement ont été vécus. Pour une première analyse, résolument compréhensive, les portraits ont été comparés à partir d’une clé de lecture : la tonalité du vécu de la période de confinement, selon une valence positive ou négative. Nous avons ainsi pu dégager, tendanciellement, trois groupes de personnes : celles pour qui l’expérience a été finalement un moment heureux versus celles pour qui elle a été plutôt douloureuse, et un groupe intermédiaire qui exprime un rapport mitigé au confinement. Nous avons ensuite essayé de saisir les conditions de production de ces différents rapports au confinement (heureux, malheureux, mitigé) d’un point de vue sociologique.

6Dans cet article, nous allons présenter les trois rapports au confinement en illustrant chacun par de brèves descriptions de situations témoignées (vignettes), et en nous interrogeant sur les conditions et les processus les plus sociologiquement explicatifs de la tonalité de cette expérience exceptionnelle. En guise de conclusion, nous mettrons en avant quelques enseignements généraux qui sont autant de pistes d’analyse à poursuivre.

1. Un rapport heureux au confinement

7Pour quatre enquêté·e·s (Fabienne, Laurent, Audrey et Bernadette), la situation du confinement n’a pas produit d’expériences suffisamment pénibles ou difficiles pour être exprimées comme telles (à l’exception de quelques plaintes tardives envers la privation de liberté ou le caractère répétitif du quotidien). Pour ces personnes au contraire, le confinement a été raconté sur le moment comme étant profitable individuellement (à titre personnel, pour soi) et collectivement (pour la vie familiale, pour la société dans son ensemble). Par conséquent, nous qualifions pour elles d’heureuse la tonalité générale du vécu, dans la mesure où les aspects positifs de l’expérience tendent à secondariser les difficultés rencontrées.

8Ces enquêté·e·s présentent des qualités diverses du point de vue socioéconomique.

9Fabienne et son conjoint sont dans une situation temporairement fragile, tout en étant propriétaires de leur logement. Elle quitte le statut d’intermittente du spectacle pour se lancer dans une activité de thérapeute à domicile (qu’elle entend débuter en septembre 2020), et son conjoint est à la recherche d’un emploi dans le montage visuel, suite à leur déménagement de la région parisienne vers la région nantaise (ils souhaitaient s’installer dans une maison avec jardin). Leurs ressources économiques sont mesurées et leur quotidien n’est pas marqué par l’empreinte du travail professionnel (elle est en formation et lui au chômage).

10À l’inverse, Laurent et sa compagne sont tous deux stables professionnellement (salariés à temps complet) et propriétaires d’une maison avec jardin. Lui travaille comme journaliste au service Communication d’une ville de taille moyenne, et elle est employée de commerce.

11Audrey (41 ans) est propriétaire avec son mari d’une maison dans l’Essonne. Elle est chargée de projet dans une banque et titulaire d’un MBA (maîtrise en administration des affaires) d’une école de commerce, et son époux travaille comme cadre dans le secteur public. Ils bénéficient tous deux d’une stabilité professionnelle.

12Bernadette (42 ans), est administratrice d’un musée à temps partiel et titulaire d’un master à Science Po, et son conjoint Bruno (47 ans) est ingénieur chef de projet.

13Ces enquêté·e·s appartiennent tant au secteur public qu’au secteur privé. Leurs situations varient également en termes de temps de travail : Laurent travaille à temps plein mais Fabienne est en formation, et Bernadette et Audrey travaillent à 80 % du temps. De la même manière, certain·e·s sont inscrits dans un réseau de sociabilité familiale proche qui les aide au quotidien dans la prise en charge des enfants ; d’autres sont plus isolés à cet égard.

14L’arrivée du confinement s’est faite sous des modalités variables. Elle a conduit Laurent à interrompre totalement son activité et à s’occuper quasi exclusivement de ses enfants. À l’inverse, Audrey a poursuivi son travail sous des modalités resserrées : elle travaille toujours à 80 % du temps, mais réorganise son temps de travail pour le décaler le matin et dans les creux de la vie familiale. Pour Fabienne, l’organisation est demeurée la même, le confinement s’inscrivant dans une continuité de travail à domicile et de repli familial. La situation socioéconomique de ces enquêté·e·s se caractérise donc par une relative variété. Toutefois, ils et elles se retrouvent autour de nombreux aspects sur le plan matériel et social. Ils disposent notamment d’un capital culturel substantiel, à la fois du fait de leur secteur d’activité professionnelle (journalisme, musée, audiovisuel, etc.) et de leur niveau de diplôme (master, principalement). Par ailleurs, le modèle familial est similaire : deux enfants âgés de moins de 5 ans, résidence (en tant que propriétaire) à distance des grandes villes, dans des communes équipées en commerces et équipements culturels et dans des maisons avec jardin considérées comme spacieuses, décrites comme enviables et fortement investies.

15Au-delà de ces similitudes, une certaine logique dans le rapport heureux au confinement se dégage chez eux du fait de trois facteurs remarquables.

16Premier facteur : ces enquêté·e·s présentent la particularité d’avoir la main sur leur rythme de travail professionnel et de bénéficier d’une forte autonomie dans l’exercice de leur activité professionnelle – leur métier et les équipes dans lesquelles il s’inscrit leur garantissent la possibilité de s’organiser à leur guise à cet égard. Le télétravail est possible et utile pour eux, il leur permet d’exercer leur fonction comme attendu, sans compliquer l’organisation quotidienne – au contraire. Le rythme de travail n’est jamais décrit comme trop intense, et son contenu ne représente pas une préoccupation au-delà du temps normal. Pour certains, cela s’inscrit dans une attitude générale envers le travail, une forme de politique de l’articulation qui entend éviter ou contrôler une contamination par celui-ci de la sphère privée (même dans des secteurs d’activité qui peuvent y contraindre, comme pour Audrey). Laurent décrit son travail de manière strictement satisfaisante : jamais de débordement du cadre prévu et le télétravail est nouveau mais appréciable, etc. Pour Fabienne, la perspective d’un travail assuré à venir l’apaise. Après quelques difficultés avec ses collègues et sa hiérarchie du fait des aménagements souhaités, Audrey gère aujourd’hui sa charge professionnelle sous des modalités qui lui conviennent (elle n’emmène son travail chez elle que lorsqu’elle le décide), et son mari profite depuis quelques mois d’une plus grande disponibilité pour la famille du fait d’un changement professionnel. (Voir vignette 1.)

17Vignette 1. Audrey, 41 ans (chargée de projet dans le secteur bancaire) ; en couple ; deux enfants (5 ans et 3 ans et demi)

Audrey est âgée de 41 ans. Elle est propriétaire avec son mari d’une maison dans l’Essonne. Sa carrière professionnelle a été ascendante à l’issue d’un fort investissement professionnel (en temps de travail notamment, avant la naissance de ses enfants). Après un emploi dans le domaine militaire, elle se tourne vers la banque afin d’obtenir une vie familiale « plus équilibrée ». Cette recherche d’une vie familiale satisfaisante explique également le choix de vivre à distance de Paris (où tous les deux travaillent) pour une maison avec jardin dans l’Essonne. Dans la banque, elle s’engage dans une démarche de promotion professionnelle et obtient un poste de manager qu’elle quitte à l’arrivée de son premier enfant. Cette étape l’a conduite progressivement à rechercher un plus grand confort familial et à atténuer la place de son activité professionnelle dans son quotidien : elle travaille aujourd’hui à 80 % du temps dans un domaine qui la contraint moins à la réactivité sur son lieu de travail. Le travail domestique est réparti (son mari prend en charge les enfants le soir et fait les courses) et le ménage est externalisé. La famille est présente à proximité mais elle n’est pas sollicitée pour prendre en charge les enfants. Leur vie ordinaire est présentée comme calme et recentrée sur la cellule familiale (Audrey dit qu’il ne s’y passe pas « grand-chose »).
Pendant le confinement, Audrey apprécie le rythme avec les enfants et le fait de s’occuper d’eux. Le confinement semble avoir permis chez elle la redirection souhaitée d’un investissement dans le travail professionnel vers un engagement dans la cellule familiale. Elle apprécie aussi le télétravail à la maison pendant le confinement. Si elle se lève fréquemment à 6 h pour travailler, elle ne se laisse pas déborder par le travail.

18Deuxième facteur : ces familles accordent à leurs enfants et à leurs besoins une place centrale. La famille dans son ensemble est choyée : la famille proche et élargie est abondamment fréquentée, et le niveau d’implication dans le travail est cadré pour ne pas nuire au quotidien familial. Le domicile et la vie familiale sont décrits comme des refuges désirés, entretenus avec passion. Fabienne et Audrey ont ainsi délibérément choisi l’éloignement de la vie parisienne pour offrir à la famille un environnement perçu comme privilégié. Cette dernière est présentée comme l’unité d’appréciation des besoins, le curseur sur lequel les décisions professionnelles sont jugées. En outre, cette centration sur la famille se traduit par un souci pour les enfants. Les enquêté-e-s présentent la qualité d’être fortement attaché·e·s au suivi (éducatif, social, etc.) de leurs enfants, le plus souvent très jeunes, qui sont abondamment commentés et décrits ; le temps passé avec eux est important et les propos tenus à leur égard sont toujours positifs.

19Ce rapport à la famille est dans le même temps « détaché ». En effet, en ce qui concerne les enfants par exemple, le suivi est visiblement serein, sans crainte ni surinvestissement ; il est « détaché » dans le sens où si un souci éducatif est présent, l’enfant n’est pas envisagé comme un capital à optimaliser. Les attentes envers les enfants sont modestes et ils sont décrits comme grandissant sans heurts. La question éducative n’est pas un enjeu aigu : pas de « politique d’encadrement » des dessins animés en direction des enfants par exemple. De la même manière, la prise en charge scolaire est centrale dans le quotidien mais elle ne fait pas l’objet d’inquiétudes. Enfin, la valorisation de la famille ne passe pas par un discours élaboré et démonstratif : cela va de soi pour ces enquêté·e·s qui ne revendiquent pas une mise en avant de la famille au détriment d’autres sphères de l’existence.

20Dans ce contexte, le rabattement sur la famille imposé par le confinement offre à ces personnes une heureuse opportunité pour se centrer sur celle-ci. Ainsi, Laurent a été placé dans une situation de prise en charge principale des enfants sans que cela ne lui pose de difficultés ; il a décidé de jouer ce rôle et il en retire des gratifications. Son activité professionnelle lui a permis de se libérer totalement pour ses enfants et il parvient même à trouver du temps pour lui. Fabienne et Audrey voient dans le confinement un moyen de passer du temps – jugé par elles de qualité – avec leurs enfants, et Bernadette insiste sur la joie d’avoir su organiser harmonieusement le temps des enfants, le « temps de l’imaginaire ». (Voir vignette 2.)

21Vignette 2. Bernadette, 42 ans (administratrice d’un musée) ; Bruno, 47 ans (ingénieur chef de projet) ; deux enfants (5 ans et 2 ans)

Bernadette (42 ans) est administratrice d’un musée. Son conjoint Bruno, (47 ans) est ingénieur chef de projets à temps plein. Ils habitent dans une maison avec jardin dans une banlieue résidentielle (25 000 habitants) proche d’une grande ville. Les parents de Bernadette vivent à proximité de son domicile (une trentaine de minutes en voiture) et passent régulièrement du temps avec leurs petites-filles. Bernadette et Bruno ont des horaires de travail « typiques » et accompagnent leurs enfants à la sortie de l’école ou à leurs activités (musique, gymnastique). Les enfants ont l’habitude de se tourner vers Bernadette. De son côté, Bruno s’occupe essentiellement du travail domestique (même si ce dernier est orchestré par son épouse). La famille se retrouve surtout le weekend, qui est l’occasion de différentes sorties à quatre pour voir des proches (notamment les parents de Bernadette), des ami·e·s, ou pour proposer des activités aux filles : sorties au parc, promenades sur la plage, piscine, bibliothèque ou ludothèque, spectacle de marionnettes, etc.
Durant le confinement, la charge de travail professionnel est structurée et prévisible, répartie dans la semaine (un jour sur deux de télétravail, avec une alternance conjugale – le télétravail est nouveau pour elle, routinier pour lui). Ce télétravail est effectué dans une pièce séparée du reste de la maison. Le rythme des enfants n’est pas un enjeu : les horaires sont plus souples que d’ordinaire. Bernadette apprécie de pouvoir « se relâcher ». Les travaux scolaires envoyés par les enseignants sont suivis mais si l’enfant ne s’y plie pas, il n’y est pas forcé. Si le rythme n’a pas été un enjeu, le quotidien a été rapidement ritualisé : les activités scolaires de l’aînée, les activités le matin (lecture, dessin), le « temps de l’imaginaire » avec son aînée pendant la sieste de la cadette, le temps du jardin quand sa deuxième fille est réveillée. Le confinement est vécu comme une parenthèse, un repli sur la sphère domestique, associé au volume et à la qualité du temps passé en famille, aux acquisitions des enfants (propreté, complicité, langage, etc.) et à la relation nouvelle qui s’est forgée selon elle entre son mari et les filles.

22Troisième facteur : les couples concernés partagent une relative pratique égalitaire concernant le travail parental et domestique. La charge n’est pas symétriquement répartie, mais elle fait l’objet d’une division vécue comme équitable. Là encore, comme pour les enfants, on ne repère par de véritable revendication dans les propos tenus à ce sujet. La famille apparaît comme un bien commun envers lequel l’investissement est commun et collectif. Il ne s’agit pas de faire effectuer à tous les mêmes tâches, mais de s’assurer d’un investissement conjoint dans une sphère privilégiée de l’existence, qui concoure à un projet de vie partagé.

2. Un rapport malheureux au confinement

23D’autres interlocutrices expriment une expérience douloureuse de la période de confinement. Loin d’être un moment heureux, celui-ci est alors vécu comme un « enfermement », un « empêchement », une « surcharge », une « fatigue », un « stress », etc. Autrement dit, il génère plus de souffrances que de satisfactions. Ce vécu malheureux est observable chez une diversité de profils socioéconomiques, allant du milieu populaire, voire précaire, à celui des cadres supérieurs.

24Arya, anglophone d’origine, vit du RSA (revenu de solidarité active) et habite dans un logement social avec ses deux enfants (7 et 18 ans) dans une petite ville de la grande banlieue sud de Paris ; elle est séparée de leur père, lequel est aujourd’hui reconnu handicapé à 80 %.

25Saria (36 ans), sans emploi et étudiante universitaire en droit, est maman de trois enfants (6, 8 et 9 ans) ; elle est mariée avec Mehdi, infirmier à domicile à temps partiel.

26Sophie (30 ans) et son conjoint Arthur (38 ans) sont ingénieurs. Ils travaillent dans la même grande entreprise, vivent avec leurs deux enfants (3 ans et 1 an) dans une maison individuelle avec jardin et terrasse dans la périphérie nantie de Paris.

27Karine (41 ans) est cadre dans un groupe financier ; Georges, son mari, est consultant dans un cabinet de conseil. Ils ont deux enfants (5 ans et 8 ans) et en attendent un troisième (premiers mois de grossesse). Ils possèdent une maison avec jardin, non loin de Paris.

28Julia et Jacques possèdent un master à orientation économique. Ils sont cadres commerciaux dans deux grandes entreprises et ont un revenu ménage tournant autour de 8 000 euros net par mois. Ils habitent dans un appartement parisien de 80 m2, avec leurs deux enfants de 5 et 2 ans.

29Les raisons de la forte insatisfaction ne sont pas identiques en fonction des positions socioprofessionnelles. Pour Sophie, Karine et Julia, cadres dans des entreprises du secteur marchand, la tension principale provient de leur activité professionnelle : un télétravail très intensif qu’elles parviennent difficilement à accomplir dans les conditions de confinement, lequel alourdit fortement les charges parentales et ménagères dont une large partie était auparavant externalisée (recours à une « nounou », à une femme de ménage, repas pris à la cantine, etc.). Par exemple, le confinement propulse Julia dans une « double-journée » insoupçonnée. Elle et son mari sont en télétravail avec une charge de travail qui ne diminue pas, alors qu’ils doivent s’occuper des enfants qu’elle qualifie de « très énergiques » et prendre en charge les tâches ménagères. Ils essaient de diviser le travail domestique jusqu’ici sous-traité : Jacques prépare le dîner et elle le déjeuner, elle range et lui nettoie. Jacques, présenté comme « hypocondriaque », est très inquiet pour sa santé, c’est donc elle qui s’occupe des courses. Ils alternent les moments de télétravail pour assurer les travaux scolaires et divertir les enfants, mais si Julia essaie d’être totalement concentrée sur ces enfants pendant ce temps, son mari, lui, « garde son ordinateur ouvert dans le salon pour surveiller ses mails». Julia n’est pas tranquille et étouffe, tant spatialement que temporellement. Le seul moment de repos qu’ils trouvent est celui de la sieste des enfants de 14 h à 16 h le week-end ; en semaine, ce moment est consacré au télétravail, qui reprend une fois les enfants couchés (entre 20 h 30 et 21 h 30) et se termine vers 23 h ; et le lendemain, les journées reprennent dès 7 h. Julia a l’impression d’être « piégée » par le confinement : « On a juste l’impression d’être dans un tunnel sans sortie». Cette expérience les incite à quitter leur appartement parisien pour aller vivre dans une maison en province. Jacques a d’ailleurs consacré une partie de son temps à faire des recherches immobilières, et un rendez-vous est pris pour obtenir un emprunt hypothécaire.

30De l’autre côté de l’espace social, Arya et Saria sont sans activité professionnelle. Le confinement marque surtout un empêchement de poursuivre leurs activités extérieures qui étaient très structurantes de leur vie quotidienne, et surtout pleines de sens pour elles. Saria se retrouve dans l’incapacité de consacrer du temps à ses études juridiques, pour n’être à la disposition que du ménage et de ses enfants. Or, ses études sont en quelque sorte une promesse de sortir de sa condition précaire pour accéder au statut d’avocat qu’elle aurait dû avoir dans son pays d’origine si elle ne l’avait pas quitté. (Voir vignette 3.)

31Vignette 3. Saria, 36 ans (sans emploi et étudiante universitaire en droit ; Mehdi (infirmier à domicile à temps partiel) ; trois enfants (6, 8 et 9 ans)

Pour Saria, le confinement a alourdi le travail domestique, en même temps qu’elle a dû prendre en charge le travail scolaire de ses enfants au détriment de son implication universitaire. Elle vit avec son mari Mehdi dans un logement social de 60 m2, avec un revenu du ménage d’environ 1 700 euros par mois. Avant le confinement, Saria organisait ses journées autour de sa vie familiale – plus spécifiquement sa parentalité – et de son travail universitaire, avec le soutien partiel de son mari. Ayant peu d’autres activités et de relations sociales, son temps était saturé. Mais avec le confinement : « Il y a plus de travail puisque maintenant les enfants ils sont à la maison. […] Toute la journée avec les enfants… je deviens… la nuit je suis fatiguée, donc je n’ai pas les forces pour travailler la nuit. Et donc maintenant ils sont à la maison vous savez, ils se disputent, ils font-ci, ils veulent ça et donc c’est un peu difficile pour gérer tout ça ». Inquiète face au virus, elle est très attentive au nettoyage en général, y compris de tout ce qu’elle achète. Son mari semble peu impliqué. Pour elle, cette période représente un « stress » qui produit une grande fatigue et l’empêche de consacrer du temps à ses études auxquelles elle tient beaucoup – comme un espoir de sortir de sa condition sociale et économique actuelle.

32De son côté, Arya avait une vie communautaire très dense avant le confinement : elle s’impliquait quotidiennement dans une maison de quartier où elle donnait bénévolement des cours d’anglais aux enfants ; elle aidait les personnes âgées de son voisinage qui sont dans le besoin ; elle participait à différents ateliers organisés dans le milieu associatif. La situation du confinement est alors vécue comme un enfermement qui la coupe de ses liens sociaux et de solidarité et qui déstabilise son organisation temporelle : « Je dors vers deux heures du matin. Je ne vais plus dormir comme avant, tu vois ce n’est pas la même chiose, ce n’est pas la même dynamique, on ne bouge plus comme avant». En outre, le suivi scolaire du plus jeune enfant n’est guère aisé, d’autant que n’ayant plus d’encre pour les impressions des devoirs envoyés par la maîtresse, elle doit les recopier à la main. Son aîné a arrêté sa formation en alternance, ce qui l’oblige à rembourser les « 402 euros » d’aide qu’elle avait reçus pour la formation de son fils – une somme difficile à assumer avec son budget déjà insuffisant. Elle reçoit d’ailleurs une aide alimentaire.

33Malgré des différences majeures entre leurs conditions de confinement, le problème transversal rencontré par Saria et Arya se loge dans une difficile, voire impossible, conciliation des temps sociaux. Comme de nombreux travaux l’ont déjà souligné, cette conciliation est d’abord une affaire de femmes, de conjointes et de mères en particulier. Dans les cas ici étudiés, le confinement ne change pas la donne ; au contraire, il exacerbe les difficultés du fait de l’accroissement des tâches domestiques et parentales, et d’une réduction (voire d’une suppression) pour les femmes de leur capacité à poursuivre sereinement d’autres activités sociales ou professionnelles. Pour Karine, cette incapacité se double d’une inquiétude liée à sa grossesse dans un contexte sanitaire incertain. (Voir vignette 4.)

34Vignette 4. Karine, 41 ans (cadre) ; Georges (cadre) ; deux enfants (5 ans et 8 ans), et ils attendent un troisième (premiers mois de grossesse)

Avant le confinement, la vie quotidienne de Karine et Georges était très structurée par leur carrière professionnelle et ils avaient une « nounou » pour s’occuper des enfants. Cela ne les empêchait pas d’être très attentifs à leur vie de famille. Néanmoins, Karine souffrait du rythme : « Ça ne peut pas continuer comme ça […] c’est un agencement assez pourri». Si au début « le confinement a pu un peu ralentir la machine», rapidement le télétravail s’est emballé. Georges a une charge de travail intense : il se lève à 6 h pour commencer à travailler et termine le soir vers 22 h. Karine peut avoir jusqu’à onze réunions par visioconférence en une journée et elle ne parvient pas à libérer du temps pour faire les devoirs scolaires avec les enfants. Elle se couche vers 21 h 30, « épuisée » dit-elle, et elle dort « très mal ». Elle lie aussi ses insomnies à sa grossesse et aux risques sanitaires qui lui font peur. Son mari « vit sa plus belle vie » car « il peut voir les filles alors qu’il a le sentiment de passer à côté habituellement ». Bien qu’elle ait pu prendre dix jours de vacances, ce qui était une obligation dans l’entreprise, Georges, qui devait les prendre simultanément, a dû annuler les siennes. Finalement, le médecin a accordé à Karine un congé médical jusqu’à la mi-juillet.

35Remarquons que dans les situations décrites, s’ils sont présents, les hommes paraissent se préserver, ou préserver leur engagement professionnel, et continuent à déléguer à leur partenaire l’essentiel de l’intendance de la maisonnée et des soins, qui deviennent plus prenants avec le repli sur l’unique sphère familiale. Dans le cas d’Arya, l’homme est absent (mais du fait de son handicap, s’il avait été présent, sans doute la situation aurait-elle été plus tendue) ; chez Karine, il est absorbé par le télétravail ; dans le témoignage de Saria, il est invisible ; du côté de Julia, il est un aidant hypocondriaque ; chez Sophie, il est juste de bonne volonté, mais pas en première ligne. (Voir vignette 5.)

36Vignette 5. Sophie, 30 ans (ingénieure) ; Arthur, 38 ans (ingénieur) ; deux enfants (3 ans et 1 an)

Sophie et Arthur adoptent des valeurs et font état d’un mode de vie spécifiques : vivre de façon moins matérialiste, acheter des produits de qualité, préparer les dîners de la semaine pendant le week-end, s’occuper à deux de leurs enfants, se partager les tâches ménagères, faire une journée de télétravail, recourir à une nounou du quartier pour le plus petit, se déplacer en transport en commun, etc. Le confinement va déstabiliser leur organisation sous la pression d’un télétravail intensif et d’une augmentation des charges familiales, les deux principalement du côté de Sophie. En effet, dans sa fonction de contrôleuse de gestion, elle doit produire des scénarios en suivant les incertitudes liées à la pandémie. De surcroît, elle est confrontée à un certain « présentéisme» de la part de ses collègues, qui montrent qu’ils sont bien là en envoyant de nombreux messages, y compris en horaires décalés et en étant continuellement en ligne sur l’application Teams ; et ses collègues sans enfants « travaillent plus que d’habitude ». Au fil du temps, Sophie voit sa charge de travail et les exigences de ses supérieurs s’accentuer. Elle se sent alors « au bord du burn-out ».
Dans le cas d’Arthur, la situation est moins tendue car il travaille au niveau de la production, laquelle a été gelée. Par ailleurs, pour cette famille, le nombre de repas à préparer en confinement a également crû fortement, on ne peut plus le faire à l’avance : cuisiner est donc devenu un travail quotidien qu’ils prennent en charge à tour de rôle. Pourtant, malgré un idéal d’égalité, Sophie constate que la division du travail parental s’est déséquilibrée avec le confinement : c’est elle qui a le plus souvent en charge les enfants, surtout que le plus jeune est encore allaité et qu’elle le porte régulièrement en écharpe. Même quand son mari prévoit des « plages de surveillance » pour permettre à Sophie de se consacrer à son travail professionnel, elle est souvent interrompue, perd alors patience et se culpabilise beaucoup.

37On le voit, l’expérience malheureuse du confinement est associée à une asymétrie dans la répartition du travail domestique, en défaveur des femmes au sein de la sphère familiale. Pour Karine, Julia et Sophie, cela s’accompagne d’exigences professionnelles dans les grandes entreprises mentionnées, ces dernières faisant comme si, malgré le confinement, les employé·e·s gardaient leur disponibilité temporelle pour assurer leur travail (à domicile) sans plus de contraintes. Cette vision est genrée, et constitue l’un des principaux facteurs de l’inégalité entre les hommes et les femmes face à l’emploi et dans les carrières, puisque ce sont les femmes qui doivent le plus trouver des arrangements pour concilier leur vie professionnelle avec leur vie familiale. Avec le confinement, ces arrangements se trouvent désorganisés et la nouvelle équation temporelle non résolue. Le rapport malheureux au confinement des femmes cadres interviewées en est une illustration éclatante.

3. Un rapport mitigé au confinement

38Entre les deux pôles ci-dessus qui marquent de manière claire la tonalité du vécu du confinement, se distinguent des expériences plus nuancées où se mêlent des perceptions positives et d’autres négatives du confinement. Ce rapport « mitigé » à cette situation doit également s’entendre comme « dynamique » : si toutes les enquêtées ont signalé un phasage similaire du confinement (deux semaines de calage, un mois de croisière et dix jours plus angoissants à l’approche du déconfinement), c’est tout particulièrement au sein de ce groupe que nous avons observé, au fil des entretiens – et des semaines de confinement – des bascules : tantôt vers le pôle positif, tantôt vers le pôle négatif. Jennifer, Coralie, Nathalie, puis Myriam, Maud et Carole, relèvent principalement de cet ensemble. Les appartenances de classe se mélangent.

39Jennifer (34 ans) n’a pas de diplôme et reprend ses études de coiffeuse. Elle vit dans une maison louée avec Sylvain, son conjoint depuis qu’elle a 19 ans, chef de ligne dans une usine du Nord de la France. Leurs revenus sont de 1 800 euros et ont récemment augmenté au passage de Sylvain en tranche horaire « 3-12 »  (2). Ils ont quatre enfants, qui fréquentent chaque niveau du système scolaire, du lycée pour la plus grande à la maternelle pour la plus petite.

40Coralie (enceinte de huit mois au démarrage du confinement) et son mari Baptiste sont tous deux techniciens agricoles en Vendée et vivent, avec leurs deux enfants de 3 et 6 ans, dans une grange qu’ils ont achetée et entièrement réaménagée ; travaillant tous les deux à temps plein, ils gagnent ensemble entre 3 000 et 3 500 euros.

41Nathalie et Pol, quadragénaires, résident dans une petite ville du Nord de la France, où ils sont propriétaires d’une petite maison avec trois chambres. Ils ont trois enfants ensemble, scolarisés à l’école primaire, Pol étant par ailleurs le père d’un fils lui-même père de trois enfants. Nathalie, titulaire d’un diplôme de Bac +2, est fonctionnaire municipale à temps plein, et Pol, possédant une qualification professionnelle, est autoentrepreneur multiservices au moment du confinement.

42Maud (35 ans) vit avec son mari Guillaume (42 ans) dans une petite ville près de Saint-Nazaire, dans une « grande maison » de 200 m2 dont ils sont propriétaires. Ils ont trois enfants de 3, 6 et 9 ans. Maud est actuellement « autoentrepreneuse » et confectionne des vêtements et des éléments de puériculture avec des matériaux durables, dont elle tire quelques revenus ; son conjoint est chef opérateur dans une raffinerie.

43Carole (33 ans) est conseillère financière depuis plusieurs années dans une grande banque française, et son conjoint Aymeric (39 ans) est directeur d’une agence bancaire d’une enseigne concurrente. En couple depuis neuf ans, ils ont un enfant âgé de bientôt 4 ans et attendent un deuxième enfant (huit mois de grossesse). Ils vivent dans un pavillon avec jardin dans l’Essonne et dégagent un revenu ménage d’environ 4 000 euros.

44Enfin, tout juste trentenaire, Myriam est contractuelle de catégorie A dans la fonction publique, et son conjoint Antoine est professeur des écoles. Le jeune couple réside dans un appartement loué dans la première couronne parisienne (décrit comme spacieux et lumineux, avec deux chambres et un grand balcon). Ils ont un enfant d’un peu plus de 2 ans, ainsi qu’un chien présenté comme un membre à part entière de la famille. Le couple a un revenu mensuel de 4 000 à 5 000 euros.

45Au lancement de l’enquête, ces femmes présentaient le confinement avant tout comme une expérience heureuse, offrant un « temps suspendu » leur permettant de retrouver du temps en famille. Pour la plupart, avant le confinement, le temps était en effet compté, en raison des temps de travail et de transport limitant celui passé au sein du foyer. Cette période leur a donc d’abord permis de souffler, dans un rythme quotidien d’ordinaire intense qui générait de la fatigue et des tensions. Ces familles retrouvent également un temps à passer ensemble qui est particulièrement apprécié, jusqu’à permettre parfois de « redécouvrir ses enfants ». Au-delà, c’est aussi une opportunité de faire le point sur le fonctionnement familial et d’éventuellement l’améliorer, comme le montre le cas de Maud. (Voir vignette 6.)

46Vignette 6. Maud, 35 ans, autoentrepreneuse ; Guillaume ; 42 ans (chef opérateur) ; trois enfants (9, 6 et 3 ans)

Infirmière de formation, Maud a dû interrompre son activité professionnelle lors de la mutation de son conjoint en Arabie Saoudite. Elle s’est depuis entièrement consacrée à la vie domestique et parentale, tout en reprenant depuis plusieurs mois une activité de couture dont elle constitue peu à peu son identité professionnelle. Maud se montre particulièrement attentive au temps passé en famille, et l’entrée en confinement est pour le couple l’occasion d’amender la vie familiale : des travaux d’aménagement sont mis en place, les écrans sont remisés et les injonctions à passer du temps en couple ou en famille pour jouer ou discuter sont nombreuses. Cependant, l’expérience est initialement mitigée, car Maud est très préoccupée au sujet de leur capacité à faire un bon usage du confinement. Elle s’inquiète notamment du suivi scolaire de ses enfants, craignant une perte de leurs repères. Elle souffre parallèlement de ne pas voir ses proches, qu’elle fréquente d’ordinaire au moins une fois par semaine. La routine qui s’installe, avec, en ce qui la concerne tout particulièrement, une accentuation des tâches domestiques, devient également de plus en plus pesante.
Mais d’autres points positifs émergent simultanément, et tendent à l’issue du confinement à prendre le pas sur les éléments plus négatifs. La volonté de Maud d’agir sur le fonctionnement familial semble porter ses fruits et le couple développe une réflexivité qui leur paraît bénéfique. Si l’égalité entre elle et Guillaume ne constitue pas un enjeu pour elle, elle apprécie la plus forte implication parentale de son conjoint : initialement peu présent dans la vie domestique, il a pris en charge une partie du travail scolaire des enfants. Maud a pu parallèlement développer son activité professionnelle, du fait d’une demande accrue de masques de protection. Elle se sent valorisée par cette activité qui lui donne un rôle « hors du foyer », même si son investissement domestique et parental demeure son engagement central.

47Parallèlement, d’autres facteurs ternissent l’expérience du confinement. Ainsi, le vécu du travail à domicile peut être difficile, en raison notamment d’une faible expérience du télétravail. D’un point de vue matériel d’abord, Myriam ou Nathalie, qui télétravaillent depuis leur domicile pendant tout le confinement, doivent d’abord créer un espace physique de travail avec les moyens dont elles disposent chez elles. L’irruption du travail dans l’espace privé génère ensuite des tensions que ces femmes doivent apprendre à gérer : tensions avec elles-mêmes mais aussi avec leur entourage professionnel et familial, du fait d’une porosité entre des sphères maintenues jusque-là bien séparées.

48Vignette 7. Myriam, 30 ans (contractuelle de la fonction publique) ; Antoine, 30 ans (professeur des écoles) ; un enfant (2 ans)

Myriam bénéficie d’un arrangement familial peu classique à l’entrée en confinement : Antoine était alors en arrêt maladie et prenait déjà en charge leur enfant à la maison. Si elle doit poursuivre le travail, l’activité professionnelle de son conjoint est quasi à l’arrêt et c’est donc lui qui continue à assurer la garde principale de leur fils pendant la journée. Mais Myriam est loin d’être totalement déchargée du travail parental : c’est d’abord elle qui trouve les activités pour l’enfant, Antoine étant « régulièrement à court d’idées ». Elle maintient par ailleurs l’allaitement de son fils, et celui-ci peine à comprendre qu’il ne peut pas disposer à sa guise du sein de sa mère. Ainsi, la gestion du petit génère de fréquents agacements, car Myriam est régulièrement interrompue au cours de ses journées de travail.
Au début du confinement, Myriam culpabilise beaucoup au regard de cet empiètement familial sur son temps de travail professionnel, et elle se surprend à rallumer régulièrement son ordinateur le soir ou le week-end, pendant les temps de sommeil de son jeune fils. Dans le même temps, elle cherche à réduire l’invasion du professionnel dans sa sphère privée, en limitant par exemple les coups de fil sur son téléphone personnel. Myriam fournit donc un travail important pour maintenir une séparation entre les sphères, qu’elle ne parvient à mettre en place que dans le courant du mois de mai. Et si elle apprécie alors pleinement l’allègement de son rythme quotidien, favorisé par la disparition des temps de transport, elle souffre de l’enchaînement des réunions à distance qui lui pose des difficultés de concentration et engendre une fatigue importante en fin de journée. Elle critique les problèmes techniques permanents et s’inquiète de ses difficultés à défendre ses positions dans ces réunions.

49Chez Myriam, comme chez la plupart des enquêtées de ce groupe, c’est la difficulté à articuler les temps de vie qui donne une coloration négative à l’expérience du confinement. Elle éprouve ainsi des difficultés à être dans le même temps et au même endroit la travailleuse performante et la mère impliquée qu’elle entend être et rester ; cela tout en regrettant de ne plus disposer de temps pour elle, ce que son conjoint parvient nettement plus à préserver, selon elle. Il en va de même pour Carole ou pour Maud et Nathalie, qui souffrent au fil du confinement de n’être plus que des pourvoyeuses de soins, quand les hommes parviennent davantage à entretenir les différentes facettes de leur vie. Ainsi, le conjoint de Carole, directeur d’une agence bancaire, maintient une forte activité professionnelle à l’extérieur quand elle, enceinte de huit mois, n’est plus qu’une mère au foyer qui ne se dégage plus aucun « temps pour soi». Et si Maud voit son identité professionnelle initialement chancelante se renforcer à travers son activité de couture, Nathalie se plaint de ne plus se voir qu’à travers le regard de ses enfants – or, dit-elle, « on est maman, on est femme et voilà. J’admire les mamans qui sont au foyer et qui élèvent les enfants, je les admire. C’est du sport quand même. […] À un moment donné on a besoin de se sentir exister autrement que par le regard de ses enfants ».

50Si ces premières analyses montrent que les conditions économiques ne suffisent pas à expliquer le vécu du confinement, il n’en reste pas moins qu’elles jouent un rôle important à cet égard, comme le montre le cas de Jennifer. Le passage au chômage partiel de son conjoint, seul pourvoyeur de revenus de la famille, a fortement affecté les finances déjà fragiles de cette famille de quatre enfants. (Voir vignette 8.)

51Vignette 8. Jennifer, 34 ans (apprentie coiffeuse), Sylvain, 35 ans (chef de ligne), quatre enfants

Jennifer et Sylvain se sont rencontrés au collège et vivent ensemble depuis près de 20 ans. Le couple se présente comme très solide dans une situation familiale d’union. Elle s’efforce de suivre au plus près les rythmes scolaires et insiste par ailleurs sur le plaisir pris par tous de partager du temps ensemble, au travers d’activités telles que la cuisine, les loisirs créatifs ou le visionnage de films et de séries. Toutefois, cette description initialement enchantée du confinement s’assombrit peu à peu : alors en reprise d’études, Jennifer voit l’accomplissement personnel investi dans cette activité extrafamiliale terni par le processus de validation de son diplôme à distance via des contrôles continus. Si elle s’efforce de suivre la scolarité de ses enfants, allant jusqu’à regarder des tutoriels consacrés aux cours de son fils collégien, elle le voit peu à peu décrocher de l’école, tandis qu’elle constate des difficultés jusque-là insoupçonnées chez leur troisième fille.
Enfin, le budget déjà serré de la famille est amputé par le passage au chômage partiel de son conjoint, qui lui fait perdre le bénéfice des heures mieux rémunérées durant les week-ends. Les revenus du couple passent ainsi de 1 900 à 1 200 euros, et ils sont en découvert bancaire dès la première quinzaine du mois. Jennifer commence alors à coiffer « au black» pour des voisines, espérant rééquilibrer en partie le budget du ménage. Elle signale que cela lui fournit également une excuse pour quitter la maison et se mettre à distance de son conjoint, avec lequel les relations se sont détériorées au fil des semaines de confinement ; elle envisage d’ailleurs une séparation au cours du dernier entretien.

Conclusion

52Nombre de chercheur·e·s de toutes disciplines ont lancé des enquêtes sur le confinement alors que celui-ci était en cours, et nombreuses seront encore les analyses à venir. Dans cet article, nous proposons les premiers résultats tirés d’une enquête qualitative conduite tout au long de cette période inédite ; enquête qui est encore en cours d’analyse et qui constitue les prémices d’un dispositif plus large, coordonné avec des collègues suisses et suédois  (3).

53Pour paraphraser Bernard Lahire  (4), s’il est vrai que le confinement renvoie les personnes à leurs conditions de classe sociale, celle-ci ne conditionne pas l’expérience du confinement. Elle joue bien sûr un rôle déterminant sur les conditions matérielles de vie, la précarité économique et sociale et le suivi scolaire, comme en témoignent plusieurs cas de notre enquête. Mais le vécu malheureux du confinement n’est pas réservé aux milieux populaires. En effet, il se noue aussi chez des personnes habitant une maison avec jardin, un appartement cossu ou un logement social, et chez des cadres supérieur·e·s comme chez des bénéficiaires du RSA. On ne peut dès lors pas simplement opposer les classes sociales, avec un confinement automatiquement heureux pour la classe aisée et douloureux pour la classe populaire. Manifestement, les situations sont plus complexes et d’autres facteurs agissent sur le vécu.

54L’un des premiers facteurs est celui du genre : la pression temporelle a été particulièrement forte pour les femmes, compte tenu d’une division sexuée du travail dont les effets se seraient alourdis pendant le confinement, comme en témoignent d’ailleurs les premières enquêtes quantitatives menées pendant le confinement  (5). Si les femmes sont, en temps ordinaire déjà, les principales responsables du travail domestique et parental (en plus, pour beaucoup, de leur engagement professionnel), elles peuvent en général s’appuyer sur des supports extérieurs (école, modes de garde, aides ménagères…) qui ont purement et simplement disparu avec les mesures gouvernementales. Ainsi, c’est dans les ménages les plus inégalitaires que le vécu du confinement est décrit comme le plus malheureux, tandis qu’une division du travail plus égalitaire favorise un rapport plus apaisé à cette situation.

55La place de la famille dans le projet de vie – en tout cas pendant la période du confinement – semble constituer également un facteur agissant sur le vécu de la réclusion : certaines familles se présentent ainsi comme des entreprises parentales à part entière, qu’il s’agit non seulement de faire fonctionner mais dans lesquelles des gratifications sont recherchées, notamment identitaires. La famille est alors une entité fournissant une structure de sens et un espace-temps procurant du bien-être. Dans cette perspective, le confinement permet en quelque sorte de se consacrer à entretenir et à faire fructifier ce bien-être.

56Enfin, la capacité à maîtriser son temps de travail, et plus largement son emploi du temps, constitue un levier majeur de satisfaction face au confinement. Cette autonomie n’est pas réservée aux travailleur·euse·s les plus favorisé·e·s, mais elle semble se distribuer d’abord selon le statut public ou privé de l’employeur. Les cadres du privé – et tout particulièrement les femmes qui restent aux prises avec les charges domestiques et parentales – subissent en la matière la plus grande pression, leur situation rendant bien compte de l’intrication des facteurs à prendre en compte pour comprendre cette expérience.

Notes

  • (1)
    Ce collectif est constitué des personnes suivantes, par ordre alphabétique : Pascal Barbier, Myriam Chatot, Bernard Fusulier, Julie Landour, Marianne Le Gagneur, Alexandra Piesen, Sebastián Pizarro Erazo, Bertrand Reau, Valerya Viera Giraldo. Personne de contact pour cet article : Bernard Fusulier (bernard.fusulier@uclouvain.be).
  • (2)
    Sylvain enchaîne ainsi trois plages de 12 heures de travail sur le week-end, lui assurant des horaires de travail mieux rémunérés.
  • (3)
    Enquête qualitative financée par l’Association nationale de la Recherche (ANR) « Fam.Conf », juillet 2020-juillet 2021, et coordonnée par Julie Landour (MCF Paris-Dauphine).
  • (4)
    Bernard Lahire, sociologue : « Chacun est renvoyé à sa condition de classe », ASH Actualités sociales hebdomadaires, publié le 7 avril 2020. https://www.ash.tm.fr/racine/societe/bernard-lahire-sociologue-chacun-est-renvoye-a-sa-condition-de-classe-550592.php
  • (5)
    On peut citer notamment le dispositif Coconel (Coronavirus et confinement : enquête longitudinale), dirigée par Anne Lambert à l’INED), ou l’enquête Camme de l’Insee (enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages).
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