Couverture de LPS_201

Article de revue

Trois leçons sur le stigmate. Pour une utilisation concrète des matériaux ethnographiques

Pages 8 à 18

Introduction

1L’ethnographe, lorsqu’il est confronté quotidiennement à une population vulnérable « objet de ses observations » qui endure les effets pluriels des processus de stigmatisation, se trouve parfois dans des situations délicates qui l’amènent à vivre des conflits éthiques. La posture du chercheur voyeuriste mettant en évidence La misère du monde (Bourdieu, 1993) pour témoigner de tranches de vie difficiles, parfois dramatiques, voire sordides, trouve sa justification par la consignation de la souffrance, l’écriture de la douleur et, plus largement, par le fait de porter à la connaissance des autres – si peu nombreux soient-ils – ces expériences de vie malheureuses.

2Nous proposons ici de dépasser cette simple démarche consistant à écrire la réalité sociale pour la dévoiler. L’idée est d’insérer des matériaux issus de la recherche qualitative pour les étudier et tenter de les rendre didactiques, afin de les mettre au service de la pratique professionnelle et, plus précisément, de proposer cette recherche qualitative dans le champ de l’intervention du travail social.

3Pour ce faire, nous allons reprendre trois situations tirées d’une ethnographie réalisée dans le cadre d’un travail universitaire (Dargère, 2011). Cette recherche, conduite à partir d’une observation incognito dans une institution médicosociale, a montré comment la stigmatisation prend forme dans la vie sociale des adolescents placés en son sein. Elle a également mis l’accent sur les ressources dont les usagers disposent pour contrecarrer les effets du stigmate, afin de protéger leur identité sociale et de rendre vivable leur expérience du monde. Nous allons reprendre trois situations amenées par les usagers qui mettent en évidence leur rapport au stigmate : la première concerne le fait d’entrer et de sortir de l’institution ; la deuxième reprend l’exemple d’une jeune pensionnaire qui s’est fabriqué un cahier de devoirs ; la dernière repose sur l’évolution du groupe des usagers dans la rue.

1. Sortir et entrer de l’institution

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Manon : « Moi j’attends que tous les autres passent, je sors en dernier, avec les profs. »
Hakim : « Moi je sors en premier, je passe vite. » (Dargère, 2012, 181.)

5Afin d’éviter le flot insécurisant d’une sortie de la structure où une centaine de jeunes usagers annexent une rue du centre-ville en quelques dizaines de secondes – s’exposant ainsi à de multiples risques en termes de dramaturgie sociale (entre autres : bousculades et bagarres entre pairs, moqueries des passants, réprimandes des professionnels de l’institution, reproches des passants) –, certains usagers adoptent des comportements particuliers (ici, quitter l’institution en dernier, avec les salariés, ou quitter l’institution en premier, seul). Ces deux stratégies recherchent des effets similaires. Si elles sont manifestement opposées lorsqu’on les replace dans la chronologie et dans la manière dont se déroule la sortie de l’établissement, elles se rejoignent néanmoins en tout point dans les intentions des usagers. Décider de sortir en dernier ou décider de sortir en premier, c’est refuser de faire partie du groupe des pensionnaires qui annexent la place publique en quelques secondes lorsque l’institution déverse ses sujets dans la rue à la fin des cours. C’est exprimer le vif désir de se démarquer du flot des usagers et c’est, finalement, refuser une assimilation identitaire. Sortir en dernier – « avec les profs » comme le précise Manon – est une stratégie d’attente, puisque la jeune fille doit laisser filer ses camarades en « meublant » sa présence à l’intérieur des murs par des comportements frauduleux (Goffman, 1973a, 61) censés la justifier. Ainsi, elle produit l’acte d’une intrusion symbolique dans le groupe des travailleurs sociaux en étant la seule pensionnaire présente à cet instant avec les salariés, revendiquant par-là indirectement une place au sein de ce groupe. Le risque est conséquent, la présence de Manon dans l’enceinte institutionnelle pouvant s’avérer suspecte et donc sujette à remontrance.

6Inversement, sortir en premier, le plus vite possible, est une stratégie qui consiste symboliquement à prendre la fuite, à quitter le navire avant un grand danger (dans cette situation, celui de l’exposition à la sanction sociale du flot des usagers dans la rue). Cette défilade, ce renoncement, la volonté de n’exister que furtivement pour sortir par un trou de souris voulu le plus petit possible, par la porte honteuse, celle qui est dérobée, bref la sortie « par la petite porte », indiquent ici aussi une forte conscience des risques en matière de stigmatisation. Dans ce cas, pour l’usager, c’est également le refus de subir les effets de la logique d’assimilation – à savoir être pris avec ses camarades dans le flot aliénant, désignant et stigmatisant de la sortie. Cette stratégie du « sortir en premier » marque l’empressement, indique avec force le départ à la sauvette comme volonté de protection identitaire ; tel le honteux rasant les murs, l’usager s’évade dès que la cloche retentit.

7La technique du « premier sorti » est peut-être plus risquée que la précédente : la précipitation peut s’avérer suspecte pour le personnel, qui peut se demander pourquoi l’usager quitte l’établissement aussi rapidement. Si les résultats sont identiques, d’importantes différences se profilent néanmoins entre ces stratégies. Le pensionnaire qui sort rapidement (Hakim, dans notre exemple), en voulant disparaître, désireux de se fondre promptement dans la foule des anonymes, adopte une stratégie qui mobilise une attitude relativement simple : partir au plus vite. Celui qui sort en dernier (Manon) use de comportements d’emprunt nécessitant un système d’actions plus affinées et plus calculées : feindre l’attente, se greffer au groupe des professionnels quittant à leur tour la structure, sans que cette attente et cette sortie commune ne soient considérées comme suspectes. Finalement, pour l’usager, sortir de l’institution en premier est une configuration mortifère animée par le désir de se rendre invisible ; quitter l’institution en dernier représente un excès de visibilité dans le but de s’afficher avec les travailleurs sociaux, au gré d’un système de représentations frauduleuses. Trouver la parade pour contourner le stigmate est à ce prix pour Manon et Hakim.

8Comment récupérer sur le plan éducatif et intervenir dans la relation à l’usager en ces circonstances ? Les informations que nous donnent Manon et Hakim sont précieuses, elles montrent à quel point la protection de l’identité sociale est une stratégie majeure dans leurs attitudes quotidiennes. Les erreurs fréquentes consistent, pour les éducateurs, à trouver suspects les comportements des deux jeunes pensionnaires. On s’interroge, on spécule sur leur manière de faire : Hakim n’a-t-il pas quelque chose à se reprocher en fuyant si précipitamment l’institution ? Quel mauvais coup a-t-il encore fait ? Que dire de Manon quittant sous escorte l’établissement ? Qui craint-elle à l’extérieur ? Pourquoi devrait-on lui en vouloir ? Et que mijote-t-elle dans les couloirs à attendre que les adultes sortent ? Des collègues ont songé à les punir, à les obliger à sortir en même temps que les autres. Le règlement institutionnel étant relativement flou à ce titre, tout est alors question de tact, de bienveillance, de tolérance. Que – et qui – Hakim et Manon dérangent-ils finalement ? Ne peut-on « laisser faire » en regardant tout cela avec finesse, en cherchant à comprendre les motivations et les enjeux de leurs actions, en leur accordant la faveur de « fermer les yeux » dans leur quête de normalité identitaire ? Les efforts qu’ils consentent au jour le jour et la qualité de l’analyse du contexte qu’ils produisent pour agir de la sorte ne méritent-ils pas cela ?

2. Le cahier de devoirs

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Manon : « Moi je les invente, j’invente des exos de maths. Tu te rappelles Christophe, je m’étais inventée un cahier de textes ? »
(Dargère, 2012, 191.)

10Manon était pensionnaire de l’établissement médicosocial en journée, et vivait dans un foyer d’accueil pour mineurs placés par les services sociaux le soir et le week-end ; elle avait donc un double cursus institutionnel. Elle s’inventait des exercices de maths qu’elle consignait dans un cahier de devoirs (ou cahier de textes) qu’elle avait « fabriqué », inventé de toute part – en effet, il n’existe pas de devoirs à faire à la maison au sein de l’école de la structure. La petite supercherie a été découverte lors d’une réunion de coordination entre les éducateurs de son foyer d’accueil et l’équipe en charge de son suivi au sein de l’établissement. Peu après le début de la réunion, une éducatrice du foyer me reproche poliment le trop grand nombre de devoirs que je donnais à Manon. Très étonné, je rétorque que je ne donne pas de devoirs à mes élèves. Manon sort alors, à la demande de son éducatrice, le fameux cahier de textes de son cartable ; une manœuvre qui produit le même effet qu’un magicien sortant un lapin blanc de son chapeau magique. Elle s’exécute avec un sourire malicieux, témoin du fait qu’elle avait bien saisi les divers enjeux de la situation.

11Il est envisageable de dégager trois raisons susceptibles d’expliquer « la fabrication » du cahier de textes. D’abord, placée le jour dans un endroit et la nuit dans un autre, et ainsi toujours séparée de ses parents, Manon avait un énorme besoin d’affection. Le temps qu’elle passait à faire ses devoirs dans une relation exclusive, avec près d’elle un adulte pendant de longues minutes, lui permettait de combler quotidiennement cette carence affective. Ensuite, faire des devoirs pouvait effectivement lui permettre de progresser sur le plan scolaire ; cela est indubitable puisqu’elle était très demandeuse et qu’elle désirait vraiment « s’en sortir ». La troisième raison s’inscrit davantage dans la dramaturgie sociale et convoque véritablement le stigmate goffmanien (Goffman, 1975, 14) : placée dans un foyer d’accueil « ordinaire », c’est-à-dire avec des jeunes non déficients, aux cursus scolaires classiques, Manon ne côtoyait que des adolescents scolarisés en collège ou en lycée qui avaient donc très régulièrement – voire quotidiennement – des devoirs. Afin de contrôler son identité sociale et d’entretenir en quelque sorte l’illusion de la normalité, Manon devait donc, dans sa stratégie de protection identitaire, avoir elle aussi des devoirs, afin de ne pas éveiller les soupçons sur sa scolarité en cursus spécialisé se traduisant par son placement en institution médicosociale.

12Pour Claude Javeau, nombre de mensonges s’avèrent être « de pieux mensonges » (Javeau, 1991, 157) qui sont destinés à conserver une ligne, une illusion pour entretenir un équilibre. Tel est le cas lorsqu’on en vient à épargner la candeur d’un enfant triste de voir un oisillon mort, en prétextant qu’il a gagné le paradis des oiseaux ; de la même manière, on préserve souvent la dignité, la santé mentale de celui qui est affecté d’une maladie incurable. Dans notre exemple, le placement institutionnel et les ravages qu’il provoque en matière de sanctions sociales permettent, semble-t-il, de qualifier de « pieux mensonge » celui de Manon. Cet exemple révèle somme toute une attitude relativement saine car il démontre qu’une pensionnaire, une jeune adolescente censée être « déficiente intellectuelle », peut de belle manière « se jouer » de deux équipes de salariés appartenant à deux institutions du secteur social. Manon a magistralement mené en bateau les personnels qui gravitent autour d’elle pour protéger son identité sociale et préserver l’équilibre entre identité réelle et identité virtuelle (Goffman, 1975, 57).

13Ici, la notion de « devoir » comporte une symbolique très importante qu’il convient d’examiner. Se « fabriquer » un cahier de textes, un objet qui présente la fonction de consigner des devoirs, c’est-à-dire des exercices, des leçons, n’est pas anodin. Avoir des devoirs à faire, c’est répondre à un système d’attentes ; donner des devoirs à quelqu’un, c’est lui attribuer une fonction et une compétence, considérer qu’il est capable de réaliser correctement une mission avec des exigences particulières. Or ce système d’attente, ces fonctions et compétences attribuées ne concernent pas l’usager de l’institution médicosociale : rien n’est attendu de lui en termes d’engagement contractuel, de conduite à tenir, de mission à produire.

14Dit autrement, être capable de faire des devoirs, c’est présenter une capacité de production d’un travail intellectuel autonome qui repose sur des compétences reconnues, validées, c’est pouvoir faire correctement des exercices qui nécessitent un savoir. Cependant qu’au sein de l’entité médicosociale, le pensionnaire n’a d’obligation envers personne, ne s’inscrit pas dans la catégorie des futurs citoyens potentiellement susceptibles de remplir une fonction sociale avec tous les enjeux que cela sous-tend. Dans ce lieu, en l’absence de devoirs, l’usager adolescent s’avère donc symboliquement écarté du fonctionnement sociétal, ne se trouvant ni stimulé par les effets de structuration qu’ils produisent, ni désigné par la confiance et la reconnaissance qu’ils engagent. En définitive, Manon, sans devoirs, n’est pas traitée en sujet, elle est une nouvelle fois la source d’un processus de mortification (Goffman, 1968, 56).

15En poussant un peu plus loin le raisonnement – et en considérant que la notion de « droit » est fréquemment associée à celle de « devoir » – si le pensionnaire est dépourvu de l’un, il est aussi implicitement, par voie de conséquence, dépourvu de l’autre… Aussi, dans une institution qui présente des contours totalitaires (Goffman, 1968, 46), comment conférer des droits à des usagers et leur demander de les respecter, alors que dans le même temps l’institution ne leur donne pas de devoirs et les prive régulièrement de certains droits ?

16Comment reprendre avec Manon cet épisode ? Que « répondre » à ce faux cahier de textes ? L’attitude bienveillante consistera ici à ne pas lui faire de reproche, mais aussi et surtout à comprendre les enjeux de la fabrication de l’objet. L’une des souffrances les plus ignorées par les travailleurs sociaux est relative aux effets du stigmate du placement en institution médicosociale ; ce que produit quotidiennement la dégradation identitaire est souvent mis sur le compte de la souffrance psychologique inhérente à l’adolescence, aux troubles mentaux, à l’histoire familiale, voire aux conséquences de l’enfermement institutionnel. Ici, il apparaît clairement que Manon prend de gros risques au quotidien pour préserver son identité auprès de ses camarades : des risques qui la placent dans une situation inconfortable mais qui méritent d’être pris. Il va de soi que toute sanction, toute remontrance seraient de graves erreurs pour le travailleur social, qui n’a pas à prendre pour de l’incompétence le fait que des choses aient pu lui échapper. Inversement, il s’agit de réfléchir avec Manon sur l’importance de son identité d’adolescente ordinaire, de l’aider à orienter ses comportements pour qu’elle reste au plus près de cette identité qu’elle revendique ; et sans doute aussi de veiller à protéger le soir dans son foyer son identité de jeune fille placée en institution médicosociale le jour.

17L’enjeu, dans ce type d’action éducative, consiste donc à bien comprendre le sens caché de la fabrication du cahier de textes et à saisir les effets recherchés par Manon, pour en tirer une signification dans son cheminement au sein de la dramaturgie sociale.

3. Faire un trou de trois mètres

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Manon : « On est allés au marché chercher des fruits, on était derrière, on a fait un trou de trois mètres. On faisait comme si on ne connaissait pas les autres. »
(Dargère, 2012, 183.)

19Lorsqu’on se promène en ville, il est nous est facile de reconnaître un groupe de touristes japonais qui s’émerveillent devant la moindre curiosité, ou des cadres d’une entreprise qui cherchent à boire un verre dans un restaurant, ou une bande de jeunes issus des quartiers sensibles qui annexe un hyper-centre, le temps d’une virée. Pour ce faire, il nous suffit de mesurer, connaître, évaluer et identifier ce que Goffman nomme les « marqueurs », c’est-à-dire des éléments visibles, « les plus riches en information […] qui isolent des personnes “ensemble” dans le sous-ensemble des présents » (Goffman, 1973a, 193). Il est donc tout aussi facile de repérer un groupe d’usagers de l’entité médicosociale qui déambule étrangement, en ordre dispersé, dans les rues d’une ville. Il suffit alors d’identifier un marqueur de stigmate sur un pensionnaire pour que la projection, le transfert, l’assimilation se propagent sur tous ceux qui l’entourent. Cette contamination symbolique qui se répand sur l’ensemble des sujets d’un groupe est le résultat des effets combinés de l’alignement sur le groupe (Goffman, 1973b, 243) et de l’assimilation identitaire.

20Pleinement consciente de ce concept goffmanien qu’elle expérimente quotidiennement – dont le mécanisme est simple et les effets instantanés – Manon a développé, pour enrayer ce processus d’assimilation, une stratégie destinée à préserver intacte son identité sociale hypothétiquement normée, cela afin de ne pas être englobée dans le groupe déviant constitué par ses camarades. Les « signes du lien » (Goffman, 1973b, 181) produits par une progression collective (à savoir marcher ensemble) dans un espace commun (ici, la rue), aboutissent à une annexion collective de « la place » (Goffman, 1973b, 62) par un groupe de sujets potentiellement déviants. Marcher ensemble, dans la même direction, à la même vitesse, de manière rapprochée, tout en bavardant, en évoluant communément dans cette place : tels sont les éléments mis en jeu pour la construction et la structuration d’un « umwelt groupal » (Goffman, 1973b, 235).

21Dans le but de protéger leur identité sociale, certains usagers conscients de ces processus doubles et interdépendants (signes du lien + alignement sur le groupe = identité sociale menacée) mettent en place des stratégies de contournement. Ces formes de technique de couverture sont faciles à mettre en place : ainsi, il suffit de produire une scission entre le groupe d’appartenance et son propre territoire du « moi » en suivant le groupe de quelques mètres, soit une distance raisonnable pour rompre ce lien physique avec lui. L’usager va ainsi réguler un espace physique suffisamment grand afin de ne pas induire les effets de l’assimilation identitaire. D’une certaine manière, c’est aussi procéder à une rupture, comme si l’usager coupait le cordon le reliant à l’institution-mère. Cependant, cet espace ne doit pas être trop conséquent, sinon les « faiseurs de trou », pour reprendre l’expression de Manon, peuvent perdre de vue leur groupe et risquent de s’égarer. De même, et plus sûrement, cette légère mise à distance pourrait attirer l’attention des éducateurs, qui se demanderaient ce que mijotent ces retardataires qui risqueraient alors de se faire sermonner en public, avec un effet dévastateur et totalement inverse à ce qu’ils attendent ; leur stratégie démasquée, ils pourraient en effet voir s’écrouler leur identité virtuelle dans l’hypothèse où les passants, dans la rue, n’auraient pas remarqué leur statut social.

22Si l’on décline sémantiquement et symboliquement ce que « faire un trou » veut dire, on peut aussi évoquer l’idée de « faire son trou » comme « faire sa place » ; c’est-à-dire « faire son trou » dans la dramaturgie sociale, en visant une identité sociale acceptable donc normée, et ainsi éloignée de celle du pensionnaire de l’entité médicosociale. Si l’on pousse le concept de mortification à son paroxysme, « faire son trou » consiste aussi à disparaître, creuser sa tombe et vivre en l’occurrence sa mort dramaturgique en cas de révélation du stigmate. En effet, dans bien des cas, l’usager voudrait disparaître du groupe auquel il appartient socialement, contractuellement et administrativement. Le pensionnaire de l’institution médicosociale ne sait plus où se mettre dans cette procession risquée qui déambule dans la rue et constitue une activité occupationnelle, éducative et pédagogique – mais qui, sociologiquement, constitue une annexion de la place par le stigmate.

23L’éducateur se doit d’avoir saisi ces techniques de protection du « territoire du moi » pour analyser la situation de travail qui s’invite à lui. Il ne doit pas confondre l’attitude de protection avec un comportement frauduleux, suspect. Si les jeunes font mine de ne pas appartenir au groupe, ce n’est pas pour préparer un sale coup. Il importe que l’analyse soit débarrassée des affects qu’elle pourrait convoquer chez le professionnel (agacement, énervement…), pour se concentrer sur le bien-être des usagers et sur les effets recherchés par le décrochement du groupe. Croire qu’ils mijotent une sottise est une erreur ; répondre, par une analyse erronée, avec une réflexion à haute voix, devant la foule, ajouterait à la faute du salarié. Là encore, tact et bienveillance sont de rigueur : il suffit pour le travailleur de bien veiller à ce que les jeunes « faiseurs de trou » suivent le groupe et évoluent dans la même direction.

Conclusion

24La vie des pensionnaires de l’institution médicosociale est très régulée – sinon complètement soumise – aux aléas de la dramaturgie sociale. L’angoisse de la révélation du stigmate, de la bascule des identités, amène les adolescents à produire des analyses, penser des stratégies, adopter des comportements qui sont très éloignés des décisions administratives qui les ont conduits dans l’enceinte médicosociale. Ce qui justifie originellement le placement (à savoir des « limites » intellectuelles) est ici déconstruit par la faculté de saisir les subtilités des situations sociales et les enjeux de la protection identitaire. L’ethnographie réalisée à partir d’une observation clandestine permet le recueil de matériaux qui recoupent des réalités sociales croisées : par exemple, la logique de l’usager qui cherche à préserver son identité sociale ; ou le travailleur social qui scrute les manières d’être et de faire des pensionnaires, se montrant à l’affût de tout écart vis-à-vis des comportements normés et attendus pour des adolescents placés.

25L’erreur trop fréquente consiste à ne pas donner de sens sociologique aux actions des jeunes. Si Hakim souhaite sortir en premier ou en dernier de l’institution, si Manon se fabrique un cahier de textes ou « fait un trou de trois mètres » pour ne pas suivre ses camarades, ce n’est pas parce qu’ils répondent à une pathologie psychique susceptible d’expliquer un comportement par la psychologie clinique ; ce n’est pas non plus parce qu’ils ont décidé d’agacer le personnel, d’en tester les limites ; c’est encore moins pour jouer un sale tour à l’institution. Ici, l’ethnographie permet véritablement de saisir les vrais enjeux des actes produits par les jeunes adolescents placés. Elle relie, par nos exemples, la théorie sociologique à leurs analyses, stratégies et comportements qui en découlent. Sa force serait alors de parvenir à aiguiller le travailleur social dans sa pratique et sa relation d’aide en le dégageant des processus d’action usuels souvent sclérosés, stéréotypés et erronés, pour le diriger vers des concepts anthropologiques et sociologiques pouvant bonifier son engagement auprès de la population qui lui est confiée.

Bibliographie

  • Dargère, C. (2011). La violence institutionnelle comme mode d’ajustement de filière : ethnographie et lecture goffmanienne d’une institution médico-sociale. Thèse pour le doctorat. Lyon : Université Lumière Lyon 2.
  • Dargère, C. (2012). Enfermement et discrimination. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
  • Goffman, E. (1968). Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun ».
  • Goffman, E. (1973a). La mise en scène de la vie quotidienne – Tome 1 : La présentation de soi. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun ».
  • Goffman, E. (1973b). La mise en scène de la vie quotidienne – Tome 2 : Les relations en public. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun ».
  • Goffman, E. (1975). Stigmate, Les usages sociaux des handicaps. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun ».
  • Javeau, C. (2007). Anatomie de la trahison. Belval : Circé.

Date de mise en ligne : 12/04/2021

https://doi.org/10.3917/lps.201.0008

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