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Article de revue

Carnet en main. Un outil ethnographique appliqué en psychiatrie hospitalière

Pages 19 à 30

Notes

  • (1)
    Dans cet article, j’utiliserai les terminologies d’anthropologie ou de recherche appliquée ; et cela davantage pour mettre l’accent sur l’application de l’anthropologie et de ses méthodes au réel de la psychiatrie hospitalière, que pour débattre des clivages entre anthropologie fondamentale et anthropologie appliquée (Baré, 1995).
  • (2)
    Je précise ici la valeur accordée, dans ce contexte hospitalier, aux « activités » dans la définition du rôle des soignants.
  • (3)
    Retenons ici que l’anthropologie et l’ethnographie sont des disciplines distinctes : l’une est philosophie du vivant, l’autre décrit le vivant. Elles se nourrissent l’une de l’autre (Ingold, 2013, 330).
  • (4)
    Les « trajets de soins » définis par l’administration de l’hôpital se réfèrent à des spécialisations psychiatriques et médicolégales. À leur admission, les patients sont ainsi orientés, puis transférés dans une unité associée à un trajet de soins correspondant le mieux à leur profil (juridique, symptomatologique, genré).
  • (5)
    Cette mesure est issue en Belgique de la loi de mise sous protection de la personne des malades mentaux du 26 juin1990. Elle suit les principes d’une mise en observation (40 jours maximum), puis d’une demande de maintien de l’hospitalisation par le directeur de l’établissement psychiatrique (2 ans maximum) ou d’une postcure (maximum 1 an), selon l’état clinique du patient. L’hospitalisation, ainsi sous contrainte, conditionne la nature des soins (cf. Lachappelle et Schepens, 2000).
  • (6)
    La question des mesures d’isolement (séparation en chambre fermée) ou de la contention des patients a en effet fait l’objet d’un travail d’équipe à partir de 2012. L’objectif visait à reconsidérer les pratiques d’enfermement et de contention, d’un point de vue thérapeutique, éthique et organisationnel, avec la volonté de rechercher des alternatives.
  • (7)
    Sujet d’une thèse en anthropologie.
  • (8)
    La « part maudite » renvoie à la place prise par l’intimité du chercheur dans les écrits scientifiques.
  • (9)
    L’unité compte un staff d’une trentaine de soignants, variant en fonction des nouveaux engagements et des arrêts maladie. Certains professionnels rattachés au service exercent également une partie de leurs activités dans d’autres lieux, à l’hôpital ou à l’extérieur (AS, ergothérapeute, kinésithérapeute, musicologue).
  • (10)
    La « salle » désigne l’espace central ouvert, autrement dit le couloir principal qui se prolonge par la salle commune et le fumoir donnant sur l’extérieur.
  • (11)
    L’enclicage souligne l’assimilation du chercheur à un groupe qui contribue à son insertion sur le terrain. Cette notion pose le problème des potentielles difficultés du chercheur dans l’accès aux autres groupes du milieu étudié, en raison même de ses affiliations de départ (Olivier de Sardan, 1995, 20). À l’unité A3, il est évident que mon recrutement à l’initiative des psychologues, ainsi que le fait d’occuper une place dans leur bureau, constituaient dès le départ une donnée à prendre en compte dans la réflexivité de l’enquête.
  • (12)
    À travers la notion d’espace intermédiaire, je m’inspire de la théorie clinique de Winnicott, qui évoque l’existence pour les humains d’une « aire intermédiaire d’expérience » désignant un espace potentiel de créativité, médié par des objets, qui se situe entre réalité intérieure et extérieure (Winnicott, 1971). À travers la notion d’espace intermédiaire, j’invite ainsi le lecteur à considérer le carnet comme un objet qui permet (potentiellement) de construire un espace d’échanges avec les patients.
L’auteure remercie chaleureusement l’ensemble de l’équipe de l’unité « Les Érables ». Et en particulier Lucie De Smet, Lionel Demilier, Mathieu Vandenbussche, Fabrice Jardon et Gregory Slusarenko, pour leur relecture et leurs commentaires.

Introduction

1Le propos de cet article concerne une expérience anthropologique au sein d’une unité de soins psychiatriques PTCA (Patients présentant des Troubles sévères du Comportement et/ou de l’Agressivité) au Centre Hospitalier Jean Titeca (CHJT). De cette implication en qualité d’anthropologue associée à une équipe de soins pluridisciplinaire découle une réflexion sur les potentialités des méthodes ethnographiques classiques dans un processus de recherche appliquée  (1) où, dans le contexte décrit, l’anthropologie se présente comme une (nouvelle) discipline mise au service de l’hôpital. L’attention est alors plus particulièrement portée sur les rôles du carnet de terrain dans la production d’« activités » au sein de cette unité  (2), auprès des soignants et des patients.

2Dans le champ de la recherche fondamentale, le carnet de terrain constitue un outil important utilisé par l’ethnographe pendant l’enquête. Sous la forme d’un carnet ou d’un cahier vierge, cet objet matériel est l’un des supports de la démarche ethnographique qui consiste à « […] décrire la vie des hommes autres que nous-mêmes, avec une exactitude et une sensibilité aiguisée par une observation détaillée et une expérience de terrain prolongée » (Ingold, 2013, 307)  (3). Par ce statut méthodologique – l’un des différents pivots dans la production de données empiriques – le carnet fait l’objet au sein des disciplines concernées d’une réflexivité épistémologique constante à l’égard de ses valeurs et de ses limites.

3Les travaux issus de l’anthropologie appliquée – ou impliquée – ou de la recherche-action se révèlent en revanche bien moins prolifiques dans le traitement (appliqué ou réflexif) du carnet de terrain ; ils le sont davantage à propos des méthodes classiques en sciences sociales. Les réflexions concernent plutôt le renouvellement des méthodes aux demandes du terrain (Vidal, 2010 ; Massé, 2010). Aussi, si les frontières entre l’anthropologie fondamentale (ou « libre ») et l’anthropologie au service d’un milieu et de sa transformation sont poreuses à de nombreux égards (Baré, 1995), la marginalité des travaux sur l’usage du carnet de terrain (ou des méthodes classiques) dans la fabrique de la recherche commanditée rappelle également à la réalité de ces frontières.

4L’objet de ce travail, loin de ramener à un débat de légitimité, se donne plus pragmatiquement pour objectif de présenter, à partir du terrain de la santé mentale, les potentiels d’action(s) et de réflexivité d’un tel outil. Je questionne ainsi plus particulièrement la solidité de la comparaison du carnet à un actant, c’est-à-dire à un objet qui « fait faire » – ou plus précisément qui participe à l’action sans en être le principal auteur (Latour, 2007). Je propose alors l’hypothèse que cet outil méthodologique a joué des rôles importants dans la mécanique de la recherche appliquée, devenant ainsi le support d’autres applications ajustées aux logiques implicites du milieu.

1. Au PTCA : être anthropologue dans une unité de psychiatrie intensive

5Avant de présenter le carnet à travers ses différents rôles en situation, il est nécessaire pour le lecteur de comprendre les conditions qui ont prévalu à la présence d’une anthropologue au sein d’une unité de soins pour des malades en grande souffrance psychique et sociale. S’il est difficile de décrire le processus précis qui a conduit à cette démarche (sans l’avoir directement observé), il est possible cependant d’en exposer certains aspects constitutifs au regard du projet PTCA tel qu’il est mené par l’équipe soignante.

6Cette unité – appelée communément le A3 – fait partie des neuf services de soins psychiatriques qui structurent l’organisation du CHJT, spécialisé dans la psychiatrie médicolégale. D’une manière générale, l’hôpital accueille ainsi des patients adultes et adolescents principalement sous statut médicolégal (2 % des patients seulement sont en hospitalisation volontaire). Les patients sont répartis dans les unités de soin selon des modalités juridiques, diagnostiques, thérapeutiques, genrées et organisationnelles complexes, modélisées par cinq grandes catégories d’accueil (avec dans certains cas une circulation intercatégorielle) : « trajets de soins » adolescents ; PPMM (protection de la personne des malades mentaux) ; internés (sous mesure de « défense sociale ») ; double diagnostic (se référant généralement à un handicap mental et à une psychose) ; PTCA  (4).

7Dans ce paysage hospitalier, l’unité PTCA relève alors historiquement d’un statut bien spécifique. Issu d’un projet pilote initié en 1995 par le ministère des Affaires sociales, de la Santé publique et de l’Environnement donnant naissance à trois unités de huit lits en Belgique, le PTCA, au CHJT, est le principal lieu d’accueil dans la région de Bruxelles-Capitale pour des patients – généralement sous mesure de protection de la personne des malades mentaux  (5) – dont les troubles impliquent des formes d’inadaptation à l’organisation d’autres unités spécialisées (du CHJT ou d’ailleurs).

8Institué ainsi comme une unité de prise en charge intensive (plus prosaïquement, celle de la « dernière chance »), le A3 possède un staff numériquement plus important que les autres unités de l’hôpital par rapport au nombre de patients hospitalisés (16 lits pour 30 soignants, toutes spécialités confondues), favorisant de la sorte des soins et un suivi plus individualisés. Au fil du temps, le A3 s’est également forgé une culture pluridisciplinaire définie selon des valeurs et des pratiques innovantes dans ce milieu de la psychiatrie hospitalière marquée par l’ambiguïté de son rôle, à la jonction inconfortable du médical et du judiciaire. Le PTCA est ainsi à l’initiative de projets, par exemple liés à la prise en charge de l’agressivité  (6).

9De ce point de vue, il n’est donc pas surprenant que l’équipe pluridisciplinaire qui compose cette unité ait pris la décision d’intégrer un(e) anthropologue (l’initiative venant plus précisément du staff de psychologues). L’opportunité d’un contrat de remplacement d’une année permit au projet de prendre effet à la mi-novembre 2018. Pour autant, la fonction de ce poste ne fut pas définie précisément ; elle s’est plutôt articulée autour de deux lignes principales de coopération : apporter un nouveau point de vue sur le soin au PTCA, et y être impliquée au quotidien avec l’équipe soignante – en faisant l’hypothèse que ce processus puisse être intéressant d’un point de vue clinique. Une question s’est dès lors imposée : comment agir en situation pour répondre aux attentes d’une posture spécialisée au sein de cette équipe de soins ?

10M’appuyant sur une précédente expérience dans le milieu de la santé mentale en Afrique de l’Ouest  (7) et sur les effets observés de ma présence sur le terrain (du point de vue du soin, dans son acception la plus large), je choisis de m’impliquer à travers une posture méthodologique « classique », en faisant l’hypothèse d’effets collatéraux « positifs » – en tous cas instructifs pour tous concernant le soin proposé. Dès lors, la pratique ethnographique fut appréhendée comme un mode d’être in situ. L’ethnographie mobilisant des méthodes indéniablement adaptées à une entreprise de compréhension, cet engagement était ainsi fondé sur l’idée qu’une meilleure connaissance du milieu était également nécessaire à la mise en place d’autres activités auprès des soignants et des patients de l’unité. Le carnet est alors entré en scène comme un objet incontournable du processus d’implication au PTCA.

2. S’immerger par écrit(s) : du carnet à la définition du rôle

11En me replongeant dans le contenu du premier carnet de terrain, j’en déduis en effet l’enjeu que représentait alors l’immersion dans ce milieu. Certes, toute personne nouvellement en fonction se confronte à cette épreuve, mais la différence est qu’ici elle fait expressément l’objet d’un travail de réflexivité. Effectivement, l’une des dimensions importantes du processus ethnographique consiste à penser, aux différentes étapes de la recherche, le déroulement du terrain. Le récit de l’enquête, où le chercheur apparaît avec ceux qu’il observe, participe alors d’un éclairage sur le milieu étudié.

12La démarche ethnographique tient d’abord à l’action du chercheur vers une appropriation, parfois délicate, d’un environnement qu’il méconnaît au départ (au moins depuis cette posture d’anthropologue). La place de l’enquêteur est alors directement mise en jeu dans le processus de recherche. La littérature sur ce sujet est foisonnante ; elle comprend des restitutions d’enquêtes où sont exposés les enjeux de la place du « je » sur le terrain (Olivier de Sardan, 1994). Le traitement épistémologique de cette « part maudite » du chercheur dans l’écriture du carnet et des écrits qui en sont issus, objet de brûlants débats en sciences sociales (Perrot, 1987)  (8), constitue pourtant un outil utile du processus de recherche (Cefaï, 2014).

13L’ethnographie appliquée à cette unité de soins pose alors la question de la relation au terrain à partir de l’usage systématisé du carnet, et de son/ses rôle(s) dans le processus de définition de la fonction de l’anthropologue dans ce milieu professionnel. À ce titre, le carnet en tant que support d’écritures en situation s’est révélé un outil intéressant ; que faire concrètement, en effet, dans un espace délimité où les rôles de chacun sont clairement définis par des tâches quotidiennes relevant de statuts bien spécifiés ?

14L’espace et l’organisation du soin se sont imposés d’emblée à une réflexivité sur la posture anthropologique, car les modes d’occupation de l’unité sont en effet clairement liés aux statuts des soignants. En l’occurrence, de part et d’autre d’un long couloir se situent les chambres partagées des patients, et aux deux bouts de ce couloir le bureau des psychologues et le bureau vitré du « nursing ». Depuis celui-ci (occupé par plusieurs corps de métier : infirmier, éducateur spécialisé, aide-soignant et psychiatre)  (9), le couloir où circulent les patients est visible et reste l’objet d’une surveillance continue. Ce bureau du « nursing » constitue également un espace de discussions informelles et de convivialité pour l’ensemble de l’équipe. En définitive, en schématisant l’espace en fonction des statuts et des rôles de chacun, on trouve :

15

  • la « salle »  (10) principalement occupée par les patients ;
  • le bureau, qui fait face au couloir et où j’ai moi-même été accueillie par les psychologues, ces derniers exerçant un rôle de support clinique, administratif, moral à la vie quotidienne et au projet de réinsertion des patients ;
  • l’espace du « nursing », où se réunissent les soignants ayant des fonctions qui s’articulent davantage aux rythmes et aux normes hospitaliers (médication, hygiène, gestion des effets personnels, entrées et sorties, repas, etc.).

16Le quotidien de l’unité est dès lors marqué par une « visibilisation » quasi permanente des soignants pendant leurs activités. Dans ce milieu de la santé mentale, où les valeurs du travail sont définies par l’efficacité à répondre à l’urgence et à la gravité des situations, les soignants sont enclins à accomplir leurs tâches dans une posture marquée par un mode d’engagement au rôle censé traduire ces attentes normatives du milieu hospitalier (Goffman, 1991). Le « groupe presse » représente ainsi un contre-exemple intéressant : cet espace d’activités, qui invite les patients à un moment de convivialité autour de journaux et de boissons chaudes, est en effet gentiment moqué, justement en raison du relâchement (feint) se dégageant de la posture des soignants qui attendent, échangent ou lisent avec les patients.

17Écrire constitue alors dans ce milieu une tâche en tant que telle, à laquelle par ailleurs la plupart des soignants s’adonnent au quotidien pour rédiger les notes journalières sur les patients, les rapports cliniques ou d’activités et les comptes rendus de réunions. L’usage du carnet est également fréquent chez les stagiaires ou les nouveaux engagés. Pour autant, son usage systématisé aux situations quotidiennes – associé à une posture d’observation, de participation et d’interrogation vis-à-vis des pratiques qui s’y déroulent – a facilité la propre définition du rôle de l’anthropologue dans l’unité, là où l’organisation du travail pluridisciplinaire se structure autour des statuts et des rôles de chacun (Strauss, 1992). Le carnet est dès lors devenu un objet symbolique du travail anthropologique, et a permis au cours du temps une définition du rôle dans l’acte même d’écrire, les questions des patients devenant alors : « À quoi va servir ce que tu écris ? », « Qu’est-ce que tu écris ? » ; ou, sur un mode plus impliqué : « Écris telle chose sur ton carnet ! ».

18Enfin, le carnet s’est révélé être pour moi un moyen de circuler et d’occuper les différents espaces du service en jouant un rôle protecteur et facilitateur d’échanges. Par exemple, je m’asseyais sur une table dans la salle commune, sur une chaise dans le couloir, ou m’installais dans les différents espaces professionnels de l’unité. L’enjeu était en effet de dépasser – ou au minimum de limiter – les clivages inhérents au milieu des soignants et à la relation soignant-soigné, inévitablement facteurs « d’enclicage » (Olivier de Sardan, 1995)  (11).

3. Un espace intermédiaire pour les soignants et les patients

19L’analyse des rôles du carnet de terrain au sein de l’unité s’articule également à ce que cet objet « fait faire » aux autres. L’acte d’écrire, dans tous les espaces et de manière quasi systématique, suscita d’abord une certaine curiosité à propos du contenu. Pourtant, au fil du temps, ces cahiers trouvèrent des formes d’appropriation par les soignants et les patients au travers de la médiation de l’écriture.

3.1. Un espace critique : le carnet comme praxis

20L’une des formes d’appropriation par l’écriture est celle de la praxis du carnet, autrement dit de son investissement comme espace critique. La praxis est un concept qui définit une posture orientée vers la transformation du monde ; il est repris dans le champ des sciences sociales pour débattre par exemple de la portée critique dans le cours de l’enquête (Fassin et Bensa, 2009).

21Dans l’unité A3, le carnet de terrain a en l’occurrence été porteur d’un tel rôle pour certains membres de l’équipe soignante. Objet cathartique et critique du travail hospitalier et à la fois support d’empowerment(appropriation d’un pouvoir de dire et d’agir), le carnet utilisé à porte close a permis de recueillir la parole soignante dans ses dimensions critiques, ses frustrations et ses souffrances quotidiennes. Cet usage du carnet comme représentant un espace critique du milieu hospitalier au regard de l’organisation des soins, de la violence au travail, des tensions inhérentes à la vie en équipe, fut progressif et variablement investi. Pour autant, cette manne critique – sensibilisée par le projet d’un futur déménagement occasionnant des transformations importantes dans l’organisation du soin (projet « Titeca 2020 ») – constitua l’impulsion d’autres activités liées à la libération de la parole : des focus groups sur le soin, des entretiens semi-directifs et la mise en place d’une heure d’accueil libre. Les rôles cathartique et critique qu’a pu jouer le carnet au sein de cette unité ont contribué, de mon point de vue, à cerner les logiques et les enjeux des clivages hospitaliers, et plus spécifiquement des formes de négociations dans la définition du soin au PTCA. Ces modes d’appropriation ont ainsi permis de façonner un rôle et des activités autour de l’émergence d’une parole critique.

3.2. Un support du soin : créer, se lier, se raconter…

22Dans certaines situations, les patients se sont également prêtés au jeu de la critique par l’intermédiaire du carnet, en m’imposant par exemple d’y coucher par écrit une réclamation à transmettre à d’autres membres de l’équipe. Ces formes d’adaptation au milieu, au travers de la négociation des règles, font partie du quotidien hospitalier, le carnet représentant seulement l’un des moyens mobilisés par les patients à cet effet. J’aborderai dès lors une autre dimension des modes d’appropriation du carnet par les patients, qui me paraît plus spécifique de leur condition d’être dans l’unité : la dimension où, tout en étant « visibilisés » (d’un point vue spatial et clinique), ils restent parfois inaccessibles. Tisser des relations avec les patients constitue ainsi un enjeu important partagé dans l’équipe de soins. Les raisons de ces difficultés pour les soignants sont multiples. Elles relèvent d’abord du statut juridique des patients placés sous la contrainte, mais aussi de dimensions cliniques ou thérapeutiques et d’autres facteurs qui relèvent du cadre de vie (tant matériel que du point de vue des normes hospitalières).

23J’évoquerai à ce propos deux types de situations pour lesquelles le carnet a joué un rôle dans l’émergence ou le maintien d’une relation aux patients ; j’interroge de cette manière la portée relationnelle de son usage ou, plus exactement, du carnet considéré comme un « espace-intermédiaire » entre le quotidien du patient et celui des soignants dans l’unité  (12). Il a ainsi constitué parfois un lieu de rencontre, là où les espaces conçus pour la convivialité ou l’échange sont peu réalisés. Dans le cours des situations, cet outil a été mobilisé spontanément et, pour ma part, simplement comme un moyen d’être avec les patients. Aussi, ce que j’appelle « espace-intermédiaire » se rapporte moins à un dispositif théorico-clinique de départ qu’au constat, dans le cours des situations quotidiennes, que le carnet a également un intérêt dans la découverte du monde des patients qui vivent dans l’unité.

24Le premier type de situation porte sur la relation avec un patient que j’appellerai B.D., peu connu des soignants (« Il ne partage pas ce qu’il vit » disait-on en réunion d’équipe). Concerné par ses troubles, et réservé avec le personnel, il faisait l’objet de discussions très modérées, la posture vis-à-vis du cadre hospitalier ne posant alors pas de difficultés majeures, et lui-même étant peu demandeur d’échanges. À cette période (fin de 2018), la salle Internet (située à côté du bureau des psychologues) pouvait être occupée par les patients seulement s’ils étaient accompagnés d’un membre du personnel. J’investissais alors cette activité de manière régulière ; or B.D., dont l’une des principales occupations dans l’unité était d’écouter de la musique, demandait régulièrement un « accompagnement » dans cette salle. Porte close, nous nous retrouvions dans cette petite pièce : lui maniant avec dextérité la souris et choisissant avec précision les morceaux qu’il souhaitait écouter, et moi, un peu en retrait, regardant les vidéos avec lui. Les éventuelles remarques ou questions que je formulais restant généralement lettre morte, je pris donc rapidement le parti de me taire, et donc simplement d’être avec lui. Néanmoins, la musique qu’il écoutait me plaisait, je découvrais de nouveaux morceaux et, afin de m’en rappeler, je lui demandais la permission de les consigner dans mon carnet. Progressivement, lors des rencontres qu’il continuait à solliciter (certainement aussi du fait ma disponibilité), il regardait mon carnet et vérifiait, parfois avec un léger sourire, que je notais bien les morceaux écoutés. Il y avait donc peu d’interactions – et sans doute y en avait-il dans d’autres situations avec d’autres soignants ou stagiaires – mais en tout cas le carnet joua dans ces moments de relations fragiles un rôle fondamental.

25Une autre situation, qui se répéta à l’initiative d’un patient, M.I., s’articule davantage au rôle du carnet comme espace d’expression. Lors de ces rendez-vous, seul M.I. tenait les rênes pour me faire écrire le contenu dont il décidait ou pour me l’interdire. Il avait en effet décrété que je devais consigner, à certains moments, des morceaux de son histoire, sans pour autant d’ailleurs en définir exactement la portée. Le jeu se définissait plutôt dans l’acte même de me faire écrire, mais aussi de contrôler le contenu exact – les écrits produits par l’hôpital échappant par ailleurs aux patients.

26Ces brèves situations où le carnet devient une occasion d’« être avec » sont chaque fois_singulières. Au-delà de sa portée clinique ou relationnelle, ce rôle du carnet, au sein de l’unité, renvoie aux facteurs qui structurent la distance entre soignants et soignés, et à la nécessaire réflexivité collective à ce sujet.

Conclusion

27Certains travaux en sciences sociales ont invité ces dernières années à (re)penser la place et le rôle des objets dans les situations de la vie sociale. Le terrain de la psychiatrie hospitalière, décrit dans cet article, interroge la place du carnet dans la fabrique de la recherche appliquée. Comme d’autres anthropologues s’y sont employés – à propos par exemple de l’enregistreur (Black, 2017) – l’enjeu méthodologique se situe bien ici dans la définition inductive et in situ de l’application d’un outil ethnographique à ce milieu. Ainsi, bien que de nombreuses situations au PTCA n’aient par ailleurs pas été médiées par cet objet, ou quoiqu’il ait été parfois peu porteur lors de moments de tensions ou d’inquiétudes – à ce titre, Taussig évoque les limites du carnet dans des situations de violence et de conflits (2003) – le carnet s’est révélé être aussi moteur de la démarche d’une anthropologie appliquée à l’unité PTCA.

28Pourtant, le carnet n’est évidemment pas l’apanage de l’anthropologue. Des expériences cliniques, porteuses de résultats intéressants, ont par exemple été menées par deux psychologues du PTCA avec un patient, le carnet permettant à ce dernier la (ré)appropriation symbolique par l’écriture de son histoire de vie. Nous pourrions aisément imaginer d’autres usages de cet outil par des professionnels de la santé (mentale), comme un support vierge à se réapproprier dans le soin avec les personnes malades.

Bibliographie

  • Baré, J.-F. (1995). Les applications de l’anthropologie. Paris : Karthala.
  • Black, S.P. (2017). Anthropological Ethics and the Communicative Affordances of Audio-Video Recorders in Ethnographic Fieldwork: Transduction as Theory. In American anthropologist, 0, 1-12.
  • Cefaï, D. (2016). L’enquête ethnographique comme écriture, l’écriture ethnographique comme enquête. In I. Melliti (dir.), La fabrique des sens. Écrire en sciences sociales. Paris : Riveneuve éditions, 1-21.
  • Fassin, D., & Bensa, A. (2008). Les politiques de l’enquête. Paris : La Découverte.
  • Goffman, E. (1991). Les cadres de l’expérience. Paris : Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun ».
  • Ingold, T. (2013). Marcher avec les dragons. Le Kremlin-Bicêtre : Zones sensibles.
  • Lachapelle, P., & Schepens, P. (2010). Loi de protection de la personne des malades mentaux du 26 juin 1990. In Louvain Médical, 119, 209-225.
  • Massé, R. (2010). Les nouveaux défis pour l’anthropologie de la santé. In Anthropologie et santé, 1. URL : https://journals.openedition.org/anthropologiesante/116#tocto3n1
  • Olivier de Sardan, J.-P. (2000). Le « je » méthodologique. Implication et explication dans l’enquête de terrain. In Revue française de sociologie, 41(3), 468-477.
  • Olivier de Sardan, J.-P. (2005). La politique du terrain. In Les terrains de l’enquête, 1, 1-31.
  • Perrot, M. (1987, novembre). La part maudite de l’ethnologue. Le Journal de Terrain. Paris : contribution présentée au colloque du Centre d’ethnologie française et du Musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP). URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs00505853/document
  • Strauss, A. L. (1992). La trame de la négociation. Paris : L’Harmattan.
  • Taussig, M. (2003). Law in a Lawless Land. Chicago: University of Chicago Press.
  • Vidal, L. (2010). Faire de l’anthropologie. Paris : La Découverte.
  • Winnicott, D.W. (1975). Jeu et réalité. Paris : Gallimard.

Date de mise en ligne : 12/04/2021

https://doi.org/10.3917/lps.201.0019

Notes

  • (1)
    Dans cet article, j’utiliserai les terminologies d’anthropologie ou de recherche appliquée ; et cela davantage pour mettre l’accent sur l’application de l’anthropologie et de ses méthodes au réel de la psychiatrie hospitalière, que pour débattre des clivages entre anthropologie fondamentale et anthropologie appliquée (Baré, 1995).
  • (2)
    Je précise ici la valeur accordée, dans ce contexte hospitalier, aux « activités » dans la définition du rôle des soignants.
  • (3)
    Retenons ici que l’anthropologie et l’ethnographie sont des disciplines distinctes : l’une est philosophie du vivant, l’autre décrit le vivant. Elles se nourrissent l’une de l’autre (Ingold, 2013, 330).
  • (4)
    Les « trajets de soins » définis par l’administration de l’hôpital se réfèrent à des spécialisations psychiatriques et médicolégales. À leur admission, les patients sont ainsi orientés, puis transférés dans une unité associée à un trajet de soins correspondant le mieux à leur profil (juridique, symptomatologique, genré).
  • (5)
    Cette mesure est issue en Belgique de la loi de mise sous protection de la personne des malades mentaux du 26 juin1990. Elle suit les principes d’une mise en observation (40 jours maximum), puis d’une demande de maintien de l’hospitalisation par le directeur de l’établissement psychiatrique (2 ans maximum) ou d’une postcure (maximum 1 an), selon l’état clinique du patient. L’hospitalisation, ainsi sous contrainte, conditionne la nature des soins (cf. Lachappelle et Schepens, 2000).
  • (6)
    La question des mesures d’isolement (séparation en chambre fermée) ou de la contention des patients a en effet fait l’objet d’un travail d’équipe à partir de 2012. L’objectif visait à reconsidérer les pratiques d’enfermement et de contention, d’un point de vue thérapeutique, éthique et organisationnel, avec la volonté de rechercher des alternatives.
  • (7)
    Sujet d’une thèse en anthropologie.
  • (8)
    La « part maudite » renvoie à la place prise par l’intimité du chercheur dans les écrits scientifiques.
  • (9)
    L’unité compte un staff d’une trentaine de soignants, variant en fonction des nouveaux engagements et des arrêts maladie. Certains professionnels rattachés au service exercent également une partie de leurs activités dans d’autres lieux, à l’hôpital ou à l’extérieur (AS, ergothérapeute, kinésithérapeute, musicologue).
  • (10)
    La « salle » désigne l’espace central ouvert, autrement dit le couloir principal qui se prolonge par la salle commune et le fumoir donnant sur l’extérieur.
  • (11)
    L’enclicage souligne l’assimilation du chercheur à un groupe qui contribue à son insertion sur le terrain. Cette notion pose le problème des potentielles difficultés du chercheur dans l’accès aux autres groupes du milieu étudié, en raison même de ses affiliations de départ (Olivier de Sardan, 1995, 20). À l’unité A3, il est évident que mon recrutement à l’initiative des psychologues, ainsi que le fait d’occuper une place dans leur bureau, constituaient dès le départ une donnée à prendre en compte dans la réflexivité de l’enquête.
  • (12)
    À travers la notion d’espace intermédiaire, je m’inspire de la théorie clinique de Winnicott, qui évoque l’existence pour les humains d’une « aire intermédiaire d’expérience » désignant un espace potentiel de créativité, médié par des objets, qui se situe entre réalité intérieure et extérieure (Winnicott, 1971). À travers la notion d’espace intermédiaire, j’invite ainsi le lecteur à considérer le carnet comme un objet qui permet (potentiellement) de construire un espace d’échanges avec les patients.

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